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Des étudiants thaïlandais aux manifestants de Hong Kong : “N'abandonnnez pas !”

lundi 27 octobre 2014 à 20:18
thai students

Capture d'écran du Hangout.

Lors d'un “hangout” de Google+ à grande échelle sur les conditions de vie en Thaïlande et sur l'Etat de droit, cinq étudiants et activistes thaïlandais de la cause démocratique ont envoyé un message aux aux activistes de Hong Kong : “N'abandonnez pas”.

Le nombre de participants, cinq, est symbolique car les rassemblements politiques de cinq personnes ou plus sont interdits en Thaïlande. De plus, toute personne organisant des manifestations via les médias sociaux risque d'être poursuivie pour sédition. Les étudiants se sont engagés contre la junte militaire qui a pris le pouvoir cette année à la suite d'un coup d'Etat.

J'ai organisé le hangout avec le groupe. Rick Rhian, activiste et étudiant en ingéniérie civile à l'université de Prommanusorn, veut partager ce message avec les étudiants protestataires :

Le message que je veux vous donner est :  n'abandonnez pas et ne vous laissez pas imposer le système thaïlandais.

D'autres étudiants ont montré leur soutien aux manifestants de Hong Kong et à la démocratie dans l'ensemble de la région. Ci-dessous se trouve un extrait de la vidéo de la discussion :   

Les manifestations à Hong Kong sont survenues suite à la décision du gouvernement chinois en septembre dernier de limiter le nombre de candidats aux élections de Hong Kong aux personnes sélectionnées par un comité de nomination dominé par Pékin.

Les activistes thaïlandais ont abordé de nombreux sujets comme les conditions de vie actuelles dans le pays, leurs récentes actions à l'université de Thammasat et ailleurs, et les efforts de la junte militaire pour supprimer toute référence dans les manuels d'histoire au précedent Premier ministre Thaksin Shinawatra.

En mai dernier un coup d'Etat militaire a renversé la Premier ministre Yingluck Shinawatra, soeur de Thaksin. La junte a abrogé la constitution, imposé la loi martiale, et a restreint drastiquement la liberté d'expression et les rassemblements. Le général Prayuth Chan-ocha, le chef de l'armée thaïlandaise, a été nommé Premier ministre. Chan-ocha a déclaré qu'il allait organiser des élections mais n'a pas donné de date, il a simplement précisé qu'elles auraient lieu d'ici deux ans.

Comment le président Xi Jinping et son parapluie jaune sont devenus un “mème” pro-démocratique à Hong Kong

lundi 27 octobre 2014 à 15:06
Xi s'oppose à la police anti-émeute à Mongkok. Image via Arm Channel sur Facebook.

Le président chinois Xi Jinping photoshoppé dans une scène de manifestants s'opposant à la police anti-émeute à Mongkok. Image via Arm Channel sur Facebook.

Des images retouchées du président chinois Xi Jinping tenant un parapluie dans plusieurs manifestations pro-démocratiques à Hong Kong sont les derniers “mèmes” politiques devenus viraux sur les réseaux sociaux.  

Tout a commencé avec l'annonce officielle du gouvernement qu'une photo de Xi visitant la province d'Hubei avait remporté le premier prix de photojournalisme du pays. Il tenait un parapluie et était en train de discuter avec des ingénieurs sous la pluie. Le bas de son pantalon était relevé afin d'éviter d'être mouillé. 

La photo du Président Xi Jinping visitant la province d'Hubei a remporté le premier prix de photojournalisme de Chine

La photo, qui rentre dans la lignée de la propagande politique chinoise en montrant ses leaders parmi le peuple, a rapidement attiré l'attention des internautes hongkongais. Ils ont retouché l'image, en plaçant Xi et son parapluie jaune dans des scènes de manifestations à Hong Kong, où des gens se sont rassemblés pour demander un système ouvert de nomination des candidats au poste de chef de l'exécutif au lieu du comité à grande majorité pro-Pékin.

President Xi rejoint la révolution des parapluies à Hong Kong. Image créée par Andy Sum.

Le Président Xi fait la une du Time magazine. Image créée par Andy Sum.

Différents organes de presse chinois accusent les manifestations récentes, nommées Occupy Central par les média locaux ou encore “révolution des parapluies” par la presse étrangère, de chercher à nuire à l'autorité du gouvernement central, une accusation grave. Les “memes” politiques de Xi tenant un parapluie – le symbole de la manifestation – ont été une source d'apaisement teintée d'humour dans cette atmosphère politique tendue. 

Une image retouchée par Photoshop de la une du magazine américain Time's montrant Xi avec un parapluie au milieu des gaz lacrymogènes a a été republiée par 100most (cantonais), un magazine culturel populaire sur Facebook, a remporté plus de 10 000 “j'aime” et a été partagée plus de 800 fois. Ivan Wong commente avec sarcasme :

習總果然是我們的父母官啊,「一把遮、一個眼神、一邊摺褲」落區聽民意的習總為689作親身示範。

Le président Xi est comme un leader paternel : il a prouvé aux 689 [référence au chef de l'exécutif honkongais Leung Chun-ying qui a remporté seulement 689 des 1.200 voix lors de l'élection des membres du comité en 2012] comment se mêler aux communautés locales et écouter l'opinion du peuple avec “un parapluie, un regard à l'apparence sincère et un pantalon retroussé”. 

Le “mème” ci-dessous représente Xi au milieu d'une scène à Admiralty, le lieu clé d'Occupy Central, au centre de Hong Kong :

Xi sur le site de la manifestation à Admiralty. Image source: Leung Pak Kin via Facebook 100most.

Le président Xi sur le site de la manifestation à Admiralty. Source image : Leung Pak Kin via Facebook 100most.

C'est avec surprise que Patrick Li rapporte que (cantonais) le “mème” a pour l'instant survécu plus de 24h sur WeChat, l'application de messages et d'appels populaire en Chine, sans être censuré.  

Le “mème” de Xi et son parapluie s'opposant à la police anti-émeute sur le site de manifestation de Mongkok est peut-être le plus dramatique, car Mongkok est généralement bondé, c'est un quartier commercial où diverses classes laborieuses se côtoient, et il a été le foyer de violents affrontements (anglais) presque tous les jours depuis le 28 septembre, début des hostilités entre les manifestants et la police, ainsi qu'entre les groupes pro-Pékin et les contestataires pro-démocratiques. 

Malgré plusieurs essais de la police d'évacuer la zone, des protestataires dissidents ont conquis les rues (anglais) de Mongkok pacifiquement. Le site de Mongkok est généralement rempli d'une foule allant de la classe moyenne inférieure aux étudiants, professeurs et professionnels qui fréquentent Admiralty.

L'internaute Stephanie Lai pense (cantonais) que si les leaders chinois voulaient vraiment poser parmi le peuple, telle l'image de Xi à Mongkok, les Hongkongais seraient favorables à la réunification avec la Chine.  

Xi au somment du Rocher du lion. Via le Facebook de Tang Earthquake

Xi au somment du Rocher du Lion. Via le Facebook de Tang Earthquake

La dernière version du “mème” montre Xi au sommet du Rocher du Lion à Hong Kong. Le Rocher du Lion est un symbole de l'esprit travailleur du peuple suite à une série TV populaire dans les années 1970.  

Dans une interview récente avec le magazine New York Times, le chef de l'exécutif hongkongais Leung Chun Ying argumente que (anglais) le gouvernement n'acceptera jamais l'idée d'une nomination citoyenne des candidats car les classes populaires et ouvrières domineraient les élections. En réponse, le 23 octobre, un groupe de randonneurs ont décidé d'occuper le Rocher du Lion en y accrochant une grande bannière avec pour slogan “je veux un vrai suffrage universel”.

Non seulement les “mèmes” politiques aident à promouvoir le symbole de la révolution des parapluies, mais ils servent aussi à rappeler le rôle que la Chine devra jouer dans l'avenir de Hong Kong. Le Président Xi ne cesse d'exprimer sa préoccupation pour le peuple. Cette préoccupation s'étend-elle aux souhaits démocratiques des Hongkongais ? 

Le Mexique dans le labyrinthe de sa solitude

dimanche 26 octobre 2014 à 23:27
15,000 people marched in downtown Mexico City against the disappearance of 43 students from Ayotzinapa. Photo taken on 8 October 2014 by Enrique Perez Huerta. Copyright: Demotix

Manifestation à Mexico (le 8 octobre 2014) pour les 43 étudiants d'Ayotzinapa qui ont disparu. Image de Enrique Perez Huerta. Copyright Demotix.

Le président du Mexique, Enrique Peña Nieto, s'est engagé, depuis le début de son mandat fin 2012, à donner l'image d'un pays qui va de l'avant. Le gouvernement a su promulguer des réformes structurelles avec le soutien de l'opposition. Cependant, le thème de la crise sécuritaire fait de nouveau débat depuis la disparition de 43 étudiants de l'État de Guerrero. La stratégie gouvernementale a été remise en question, tout comme l'attitude de la communauté internationale face aux violations des droits de l'Homme.  

Miguel Guevara, contributeur de Global Voices, a écrit un article intitulé Mexico’s Loneliness: Our drug wars are not over (traduction en français: La solitude du Mexique: nos guerres des drogues ne sont pas finies) pour le blog du site Harvard Kennedy School Review 

Aujourd'hui, de hauts fonctionnaires américains n'ont pas exprimé d'inquiétudes au sujet des événements au Mexique qui s'aggravent depuis le 26 septembre. La réaction des États-Unis face à la violation des droits de l'Homme dans le monde entier – y compris face à ce qui s'est passé récemment à Iguala – devrait être sans équivoque et logique. Se taire, c'est être complice.

La mort de “Baby Doc” laisse de l'amertume à de nombreux Haïtiens

dimanche 26 octobre 2014 à 23:22
Protests as 'Baby Doc' returns to Haiti, 18 January 2011, photo by Jean Jacques Augustin. Demotix.

Manifestation lors du retour de ‘Baby Doc’ en Haiti, 18 janvier 2011, Port-au-Prince, Haïti, photo Jean Jacques Augustin. Demotix.

[Billet d'origine publié en anglais le 21 octobre] L'ancien dictateur haïtien Jean-Claude Duvalier [fr] est décédé le 4 octobre, à l'âge de 63 ans, il a été enterré une semaine plus tard, lors de funérailles privées. Si de nombreux Haïtiens attendaient impatiemment un monde sans “Baby Doc”, son surnom, sa mort a été un événement particulièrement ambigü.

Jean-Claude Duvalier, alias “Baby Doc”, a succédé à son père, François “Papa Doc” Duvalier [fr], comme président d'Haïti en 1971, à la mort de celui-ci ; il n'avait que 19 ans – soit le plus jeune président au monde. Bien que considéré comme moins brutal que son père, “Baby Doc” a continué la même politique répressive. Plus grave encore, il a continué à utiliser les Tontons Macoutes, un groupe paramilitaire, pour réprimer par la force toute opposition politique. On estime que les Tontons Macoutes sont responsables de la mort de plus de 60.000 Haïtiens.

Jean-Claude Duvalier a été renversé par un coup d'état en 1986 et s'est réfugié en France, avec son épouse d'alors, Michelle, et au moins 300 millions de dollars US, volés au trésor haïtien. C'était une grosse somme d'argent à l'époque, bien sûr, mais il est difficile d'en mesurer l'impact dans le contexte d'Haïti. Selon des statistiques récentes, cet état insulaire est le pays le plus pauvre dans l'hémisphère occidental et la 20ème nation la plus pauvre du monde entier.

Après le tremblement de terre de 2010 qui a dévasté Haïti, “Baby Doc” a fait un retour d'exil controversé [fr]. Malgré les accusations portées contre lui pour corruption et violations des droits humains, les procédures judiciaires formelles ne sont jamais allées bien loin [fr] et il est mort en homme libre. Toutefois des funérailles nationales lui ont été refusées – une petite victoire pour ceux qui avaient espéré le voir rendre des comptes pour ses crimes.

Pierre Joel a écrit un billet en fournissant une liste incomplète [fr] en français sur Facebook des victimes des régimes Duvalier (tant de “Papa” que de “Baby” Doc), au cours de la période allant de 1957 à 1986. Amnesty International a également publié une vidéo sur les victimes du régime Duvalier :

Dès que la nouvelle de la mort de Jean-Claude Duvalier s'est répandue, plusieurs membres de la diaspora haïtienne, dont beaucoup ont quitté Haïti à cause de la persécution, ont voulu partager leurs sentiments. L'américano-haïtien Patrick Gaspard, ambassadeur des Etats-Unis en Afrique du Sud, a tweeté ses pensées :

La mort de Duvalier me rappelle le regard de ma mère lorsqu'elle parlait de son frère que le dictateur a fait disparaitre

Certaines personnes ont fait remarquer sur Twitter que les États-Unis ont contribué à soutenir les Duvalier, en dépit de leurs politiques violentes contre les opposants à l'intérieur du pays :

Les États-unis ont fermement soutenu les Duvalier parce qu'ils tenaient la grande majorité des Haïtiens sous contrôle. De plus il était anti-communiste.

D'autres ont critiqué le président haïtien actuel, Michel Martelly, pour sa complicité avec Duvalier et ses partisans :

Mais le silence de Martelly à propos des atrocités des Duvalier et ses condoléances au nom du peuple haïtien sont inadmissibles

Nous devons – en tant que Haïtiens qui luttons pour la justice – EMPÊCHER le gouvernement illégitime de Martelly de cacher le terrible héritage des Duvalier 

Bien que Duvalier soit maintenant sous terre, certains utilisateurs de Twitter acceptent difficilement que beaucoup de personnalités des jours sombres de la dictature circulent toujours librement :

Haïti : La plus grande concentration de criminels de droite a assisté aux funérailles de Duvalier à Saint-Louis de Gonzague

Les funérailles de Duvalier nous rappellent que de nombreux criminels circulent en Haïti

Les Duvalier n'ont jamais payé pour leurs crimes lorsqu'ils étaient en vie ; en effet, le fait que justice n'ait jamais été faite reste toujours une épine dans le pied de nombreux Haïtiens. Certains espèrent néanmoins en d'autres formes de justice, en cherchant le réconfort dans un vieux proverbe haïtien :

Frères haïtiens, alors que le dictateur Duvalier a été inhumé, rappelez-vous de notre proverbe : “Un bel enterrement ne garantit pas le ciel”

Devenir une ville post-soviétique : les logements sociaux et l'aménagement urbain à Erevan

dimanche 26 octobre 2014 à 23:02
Looking south across contemporary Yerevan with a mixture of new construction sites and Soviet social housings.  Image credit: Hachikyan Alina.

Vue sur le sud d'Erevan, où règne un mélange de nouveaux chantiers de construction et de logements sociaux soviétiques. Crédit photo : Hachikyan Alina.

[Tous les liens sont en anglais]

Cet article, paru le 5 octobre sur Global Voices en anglais, a été publié à l’origine sur le site du Média Collectif Ajam. L’auteur, Sina Zekavat, est un étudiant en aménagement des espaces urbains qui vit entre Téhéran, Londres et New York. Le Média Collectif Ajam documente et analyse les tendances culturelles, sociales et politiques parmi les diverses communautés iraniennes et d’Asie Centrale.

De nos jours, il est impossible de marcher dans Erevan sans remarquer la présence mélancolique d’une typologie de bâtiments à travers ce paysage urbain en mutation constante : l’immeuble de logements sociaux soviétiques. Loin d’être une rupture radicale avec le passé, l’héritage soviétique demeure encore très présent et influent dans l’expérience quotidienne d’Erevan. 

Ces bâtiments gris, et le plus souvent délabrés, constituent la plus grande part de l'habitat en Arménie. A l’inverse de quelques pays au long héritage capitaliste, où les logements sociaux deviennent marginalisés car synonyme de lieu de résidence des pauvres, de nombreuses villes eurasiennes, comme Bakou, Tbilissi et Tashkent, proposent encore des immeubles, qui demeurent l’alternative la plus commune et accessible pour la plupart des citoyens.

Grâce à une observation attentive de l’héritage immobilier soviétique d’Erevan ainsi que de ses transformations actuelles, cet article cherche à examiner le lent déclin du socialisme comme un processus complexe et composé de plusieurs strates, qui ne symbolise pas seulement la mort d’une utopie ou d’une idéologie particulière, mais également l’émergence de nouvelles notions, souvent conflictuelles, d’appartenance et de sentiment national.

Erevan est la capitale et la plus grande ville d’Arménie. Avec une population d’1,117 million d’habitants, elle concentre environ 34 % de la population arménienne et 54 % de la population urbaine. Les origines de la ville remontent au VIIIème siècle avant Jésus-Christ, lorsque des colonies ont émergé le long des rives de la rivière Hrazdan, au nord-est du mont Ararat. Des années de transformations politiques, de dominations, d’invasions et de guerres entre les chefs d’Etat arabes, perses, ottomans et russes ont laissé une trace physique dans l’histoire de la ville. Chaque empire a modelé Erevan dans le but de satisfaire son identité idéologique. L’année 1920 a néanmoins marqué un tournant dans l’histoire urbaine d’Erevan – lorsque la ville est devenue la capitale de la République soviétique socialiste d’Arménie, l’une des quinze républiques de l’Union Soviétique.

Map 1: First official map of Yerevan published in 1920 prior to the implementation of Tamanian’s radial plan.

Carte 1: Première carte officielle d'Erevan, publiée en 1920, avant la mise en place du plan radial de Tamanian.

L’urbanisation soviétique

Map 2: Tamanian’s general plan of Yerevan. Note the change in map orientation from East-west to North-South. Perhaps this plan laid the foundations of North-South axial orientation for urban Yerevan. Numbers: 1- Stalin Sculpture 2- The Opera House 3- Northern Avenue 4- Lenin Square. Image credit: hovikcharkhchyan’s blog.

Carte 2: Le plan général d'Erevan, par Tamanian. Notez le changement dans l'orientation de la carte, d'Est-Ouest à Nord-Sud. Peut-être ce plan a-t-il jeté les fondations dans l'orientation axiale Nord-Sud pour l'Erevan urbain. Numéros: 1- Statue de Staline 2- Opéra 3- Avenue du Nord 4- Place Lénine. Crédit image : hovikcharkhchyan’s blog.

 

Le premier plan général d’Erevan lors de l’époque soviétique a été approuvé en 1924, et fut développé par l’architecte arménien d’origine russe Alexander Tamanian. Inspiré par la cité-jardin, tendance en vogue à l’époque, le plan radial été conçu pour accueillir les 150 000 habitants et a été superposé sur la structure déjà existante. De nombreuses zones du tissu urbain existant ont été incorporées dans le nouveau plan. Mais pas toutes. En raison de l’approche idéologique internationaliste des Soviétiques envers la religion et l’histoire, de nombreux bâtiments n’ont pas survécu à cette transformation majeure. Ainsi, des centaines de maisons, de bâtisses historiques comme des églises, des mosquées, des bains, des souks, des caravansérails et l’ancienne forteresse d’Erevan ont été détruits. A l’instar des autres villes socialistes, une combinaison idéale d’efficacité économique et de travail, une justice sociale en termes d’accès aux biens urbains et aux services, et une grande qualité de vie communautaire pour les populations urbaines constituaient les visions typiques de l’Erevan urbain.

L’industrialisation rapide a catalysé la migration massive de gens venus des campagnes pour s’installer à Erevan. Les logements d’Etat ont vite émergé, et l’urbanisation est devenue un outil important pour le gouvernement socialiste pour transformer les populations arrivantes en une force de travail unifiée. 

 

Après la mort de Staline en 1953 – et du début des années 1960 jusqu’à l’effondrement de l’Etat soviétique en 1991 – l’urbanisation se poursuivit à un rythme effréné, basée sur des idéologies nouvelles. Rationalisme, fonctionnalisme et production de masse ont remplacé les ornements « dépensiers » et les planifications monumentales de l’ère stalinienne. Les architectes ont ainsi reçu l’ordre de se concentrer sur des plans simples, reproductibles et à bas coût, et d’augmenter la vitesse de construction. La préfabrication en béton et les systèmes modulaires de construction sont les aboutissements notables de ces changements.

L’assouplissement relatif de Khrouchtchev quant aux limitations sociales et culturelles ont permis de faire renaître un certain nationalisme arménien et la recomposition stratégique de la diaspora comme une partie intégrante de l’identité nationale arménienne. Le rapatriement d’Arméniens en 1960 ainsi que l’augmentation des migrations rurales-urbaines ont abouti à une pénurie de logements dans tout le pays, et plus particulièrement à Erevan. Malgré la campagne de logements de Khrouchtchev, cette pénurie a perduré jusque dans les années 1980, atteignant un pic en 1988, après les déplacements massifs causés par le conflit ethnique du Haut-Karabagh avec l’Azerbaïdjan, suivis du séisme dévastateur la même année.

A prefabricated building after the 1988 earthquake. Creative Commons.

Un immeuble préfabriqué après le séisme de 1988. Creative Commons.

Soviet housing prototype systems. Image credit: Pedro Alonso.

Des systèmes prototypes de logements soviétiques. Crédit image : Pedro Alonso.

Soviet housing along Hrazdan River. Photo by Sina Zekavat.

Des logements soviétiques le long de la rivière Hrazdan. Photo  Sina Zekavat.

Une création de lieux à travers l’appropriation spatiale

Un aspect important et pourtant oublié de l’histoire urbaine arménienne est la domestication des espaces appartenant à l’Etat, fruit d’actes de création de lieux et d’appropriation de l’espace physique.

Tout au long de ces décennies d’ajout, d’expansion et de réagencement intérieur ad hoc, de nombreux Arméniens ont transformé leurs maisons préfabriquées d’Etat en espaces domestiques distincts. Une réponse spontanée aux lacunes spatiales de ces espaces pour abriter les styles de vie ruraux et patrilocaux. La promotion cohérente de l’Etat soviétique et l’application de la famille nucléaire comme une forme idéale d’organisation sociale constituait l’une des directives principales du design architectural. Mais en réalité, à travers cette architecture précautionneusement conçue, l’Etat soviétique prévoyait de démanteler les liens multigénérationnels et patrilocaux développés par les familles arméniennes avant leur migration des campagnes. Ce qui signifiait pour les urbanistes et les architectes que le design modulaire n’était pas uniquement un moyen de construire plus vite, mais également un outil pour créer une société urbaine homogène de petites familles.

An elderly couple spending their afternoon in the communal courtyard of a Soviet housing block. Photo by Sina Zekavat.

Un couple âgé passant leur après-midi dans la cour communale d'un immeuble soviétique. Photo Sina Zekavat.

De nombreux liens familiaux ont été brisés mais toutes les familles arméniennes n’ont pas joué leurs rôles prescrits d’habitants passifs de ces espaces. En enfermant les balcons extérieurs et en retirant les murs intérieurs, les familles souhaitaient agrandir la surface du plancher de leurs maisons, créant ainsi des aménagements spatiaux alternatifs. Les balcons enclavés devenaient généralement des chambres pour enfants ou pour jeunes mariés. Ces espaces intérieurs changeaient presque à chaque naissance, décès ou mariage afin de s’ajuster aux structures familiales en changement constant. La plupart des lieux destinés au sommeil n’avaient pas de fonction permanente ou d’agencement particulier depuis leur transformation en espaces partagés.

Alors que de nombreuses sources occidentales et soviétiques attestaient de la diminution des traditions de familles élargies durant l’ère soviétique, la poursuite de ces transformations spatiales montre que les idéologies des réseaux familiaux traditionnels ont joué un rôle actif et central dans les mutations d’Erevan jusqu’à nos jours. En réalité, les modèles d’interdépendance intensive entre les proches et les voisins résultaient de limites moins définissables entre la parenté et le voisinage. 

(Left) The façade of the soviet housing block. (Right) Left open or enclosed, balconies are still an important aspect of life at soviet social housing apartments. Photo by Sina Zekavat.

(A gauche) La façade d'un immeuble soviétique. (A droite)Ouverts ou fermés, les balcons constituent toujours un aspect important de la vie dans les appartements sociaux soviétiques. Photo Sina Zekavat.

Devenir une ville globale : inventer la hiérarchie

Avec l’effondrement de l’Union Soviétique, Erevan est devenue la capitale de la République indépendante d’Arménie, en 1991. Depuis lors, la ville est sujette à un processus complexe de construction nationale postcoloniale, tandis qu’elle adopte dans le même temps les tendances d’urbanisation mondiales. La mise en œuvre de hiérarchies sociale, économique et spatiale est devenue la première étape nécessaire pour introduire la ville aux marchés mondiaux. Les espaces de ces nouveaux Arméniens ont été bâtis sur le modèle urbain socialiste existant. A l’instar de plusieurs autres villes qui s’embourgeoisent, la démolition ou le déplacement deviennent une pratique banalisée. De nouveaux projets multinationaux de construction sont présentés et se justifient comme étant des actes de construction nationale, tandis que l’élite émergente attend du reste de la population, majoritairement modeste, qu’elle consente à des sacrifices, pour le bien de la nation.

La construction de l’Avenue du Nord représente l’un des exemples les plus récents de ce processus conflictuel. Le projet, imaginé par l’architecte urbaniste Tamanian au milieu des années 1900, se devait d’être un axe reliant la statue de Mère Arménie (anciennement la statue de Staline), l’opéra et la Place de la République (auparavant Place Lénine) (voir la carte 2). Mais le plan a été seulement exécuté au début des années 2000, quand les responsables municipaux ont compris le potentiel transformatif du projet. Dès lors, des centaines de logements sociaux ont été achetés puis détruits. Les parcelles de terrain ont été regroupées en parcelles plus grandes pour être vendues aux enchères à des promoteurs russes et arméniens, afin de faire place à un nouveau terrain de luxe polyvalent, mélangeant résidence et commerces.

Left image: View of the low income housing prior to their demolition. Tamanian’s Opera house and the Mother Armenia statue are visible in foreground. Image credit: HovoYerevan Right image: Same view in 2013 after the opening of Northern Avenue. Image credit: Hayk Bianjyan.

Image de gauche: Vue sur les logements pour les personnes à faible revenu, avant leur démolition. L'Opéra de Tamanian et la statue de la Mère Arménie sont visibles au premier plan. Crédit photo : HovoYerevan
Image de droite: Même vue en 2013 après l'ouverture de l'Avenue du Nord. Crédit photo : Hayk Bianjyan.

Mais alors que les officiels présentent le projet comme l’occasion d’offrir une “nouvelle image”, grâce à ses centaines de logements et d’espaces commerciaux, les résidents déplacés continuent de s’en prendre à l'administration, arguant que celle-ci ne les a pas payés suffisamment pour l’acquisition de leur logement, à l’inverse des autres quartiers de la ville.

C’est à l’occasion de ces processus de globalisation que les anciens ordres centro-périphériques ont été remplacés par des formes plus complexes de hiérarchies socio-spatiales. En d’autres termes, le centre vieux, décrépit et démodé a été repensé comme le cœur « basé sur la tradition nationale » mais pourtant global et cosmopolite de la ville. Les immeubles d’appartements soviétiques, autrefois précurseurs de modernité, sont dorénavant relégués à la périphérie géographique et mentale. Pour les résidents déplacés, les vendeurs ambulants et les propriétaires de petites boutiques, la périphérie constitue aujourd’hui la réalité socio-spatiale quotidienne auparavant inimaginable durant l’ère soviétique.

Il est important de mentionner que les visions diasporiques idéales d’Erevan comme ville natale ont également joué un rôle critique dans l’émergence de tels projets de développement. Ainsi, chaque année, le Hayastan All Armenian Fund, une organisation à but non lucratif basée à Los Angeles, sollicite des millions de dollars de donation de la diaspora arménienne pour les projets immobiliers en Arménie. Dans une vidéo du téléthon de l’organisation, en 2013, les immeubles de l’Avenue du Nord symbolisent une nouvelle Arménie tandis que des groupes de jeunes arméniens courent entre ces mêmes immeubles, exprimant avec joie leur espoir et leur optimisme. 

Un dialogue avec le passé ?

During the past twenty years, lack of public management has in many cases left communal spaces to their own fate. In some places individuals or groups of residents have taken on the responsibility of improving their conditions. In this case a new playground has been added to the communal courtyard.

Au cours des vingt dernières années, l'absence d'aménagement public a le plus souvent abandonné les espaces communaux à leur sort. Dans quelques lieux, des individus ou des groupes de résidents ont décidé d'améliorer leurs conditions. Ici, une nouvelle aire de jeux a été ajoutée à la cour communale. Photo de Sina Zekavat.

Les logements soviétiques, produits en masse, ne ressemblent pas seulement à un unique chapitre de l’histoire urbaine de l’Arménie, mais aussi aux souvenirs collectifs et aux esthétiques culturelles d’un passé récent qui luttent pour être reconnus et être intégrés à la transformation du pays.

Harch Bayadyan, un critique culturel et professeur arménien spécialiste des Médias et des Etudes Culturelles à l’Université d’Etat d’Erevan, a considérablement écrit sur les complexités de la transition postcoloniale et nationale dans le contexte des esthétiques arméniennes et de l’identité collective. Requérant « le besoin de dialoguer avec le passé soviétique », Bayadyan se montre critique envers les plans sociaux et économiques du nouveau gouvernement, de l’éducation à l’urbanisation, qui n’ont aucune ressemblance ni lien avec les expériences historiques de l’Arménie.

Des logements soviétiques aux projets d’aménagement à usage mixte haut de gamme du nouveau gouvernement arménien, les déclarations formulées par l’Etat sur la modernité, la mondialisation, la citoyenneté et l’identité nationale trouvent forme dans l’environnement urbain en mutation d’Erevan. Avec l’essor d’une mentalité portée par l’idée que « le développement implique le progrès » est survenu un aplatissement des imaginations culturelles ainsi que des possibles futurs d’Erevan comme une métropole richement diverse et complexe de multiples histoires. Une ville qui pourrait abriter tous les Arméniens, en dépit de leur statut social et économique.

An aerial view of contemporary Yerevan.(Image credit: Bing Maps).

Une vue aérienne de l'Erevan contemporain. (Crédit image : Bing Maps).