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Documentaire : Quel a été le rôle des grands médias brésiliens dans l'assassinat d'une adolescente ?

lundi 22 mai 2017 à 20:26

L'image d'Eloá à la fenêtre, en train de pleurer pendant qu'on la séquestrait, reste gravée dans les mémoires collectives du Bésil. Capture d'écran de ‘Qui a tué Eloá?’

Si on pose la question à n'importe quel Brésilien sur “l'affaire Eloá”, il saura certainement de quoi il s'agit. En octobre 2008, le pays entier a été témoin en direct de la séquestration d'Eloá Cristina, âgée de 15 ans, qui a été gardée en otage pendant une semaine et ensuite assassinée par son ex-copain Lindemberg Alves, qui avait alors 22 ans.

Le 13 octobre 2008, Eloá était avec ses camarades de classe en train de faire un travail scolaire dans son petit appartement, à l'intérieur d'une résidence de Santo André, à proximité de São Paulo, quand Lindemberg est entré chez elle de force muni d'une arme. Le jeune n'acceptait pas que la relation avec Eloá soit terminée. Deux de ses amies furent libérées à ce moment mais Nayara, la meilleure amie de Eloá est restée. Elles ont alerté la police puis les médias sont ensuite venu sur les lieux.

Pendant que la police négociait avec Lindemberg, deux chaînes de télévision transmettaient les faits en direct. Un journaliste a même interviewé Eloá et Lindemberg à travers la même ligne téléphonique qu'utilisait la police pour négocier la libération des otages. Eloá a dû répondre à des questions telles que “Tu l'aimes encore ?”, pendant qu'ils analysaient son profil sur les réseaux sociaux. Dans un des programmes de télévision, un prétendu spécialiste a dit qu'il “espérait que cela se finisse bien”, qu'Eloá et Lindemberg résolvent leurs différends et se marient.

La réalisatrice Livia Perez, habituée à traiter ce genre de sujet, s'est centrée sur l'affairee cas afin de parler des violences machistes | Photo: Alf Ribeiro/Utilizé avec son autorisation

Même si Lindemberg a libéré Nayara le premier jour, la police a demandé à la jeune fille de revenir afin de faciliter la négociation avec l'agresseur.

Cinq jours après, le vendredi après-midi, la police est finalement entrée dans l'appartement. On entendit des coups de feu puis on vit Nayara sortir de l'appartement avec une blessure à la tête. Par contre Eloá était inconsciente, elle avait pris une balle dans la tête. Lindemberg s'est battu avec la police dans les escaliers à l'extérieur du bâtiment, sous les yeux de nombreux journalistes et curieux qui étaient aux alentours.

Tout a été transmis en direct à la télévision sous les yeux de millions de téléspectateurs.

L'image d'Eloá en train de pleurer à la fenêtre pendant qu'elle était retenue en otage par son ravisseur, à peine quelques jours avant sa mort, est devenue un symbole emblématique non seulement de la prise d'otage la plus longue de l'histoire du Brésil mais aussi de la pire gestion de prise d'otage et la plus sensationnaliste de l'histoire.

Huit ans après, la cinéaste brésilienne Livia Perez a décidé de faire une chronique sur ce qui est arrivé à Eloá. Mais elle n'a pas souhaité raconter l'histoire à travers d'interviews des proches d'Eloá, au contraire elle a voulu mettre en avant les reporters et la police, afin d'analyser comment les médias et la société idéalisent les histoires de violence contre les femmes.

Son documentaire sorti en 2016 et qui fut récompensé est intitulé “Qui a tué Eloá ?”. Il a été projeté dans les festivals de cinéma du monde entier, d'Uruguay au Mexique en passant par la France, des écoles de Corée du Sud aux prisons du Brésil. Dans un entretien avec Global Voices, Perez parle de sa motivation pour la réalisation de son projet, de la dure réalité de la vie quotidienne des Brésiliennes (Au Brésil, 13 femmes sont tuées chaque jour), et des sujets récurrents des médias lorsqu'ils traitent des cas de violence envers les femmes et les petites filles.

Le documentaire de 24 minutes est disponible avec des sous-titres en anglais et en espagnol :

Global Voices (GV): Qu'est-ce qui vous a motivé à raconter l'histoire de Eloá ?

Livia Perez (LP): O tipo de crime do qual Eloá foi vítima é também o crime que vitima milhares de mulheres brasileiras. A história de Eloá é também a história de muitas brasileiras. O Brasil é o 5º país em que mais se matam mulheres e apesar disso a imprensa não pauta a violência contra a mulher ao noticiar esse tipo de crime. Essa foi minha principal motivação: reconhecermos o crime contra Eloá como feminicídio.

Livia Perez (LP): Le type de crime dont a été victime Eloá affecte des milliers de femmes brésiliennes. L'histoire d'Eloá est l'histoire d'un grand nombre de Brésiliennes. Le Brésil occupe le 5ème rang en nombre de femmes assassinées, et malgré cela, la presse ne parle pas des violences faites aux femmes lorsqu'elle couvre ce genre de crimes. D'où ma motivation principale : faire reconnaître le crime contre Eloá comme un féminicide.

GV: Que fut la chose la plus difficile lors de votre travail sur cette histoire ?

LP:  O maior desafio foi não reproduzir os vícios do jornalismo tradicional nas formas estéticas do filme, ou seja, refletir sobre como contar sobre este crime utilizando imagens produzidas pelos meios de comunicação tradicionais mas também os criticando ou propondo outras perspectivas.

LP: Le plus grand défi a été de ne pas reproduire les vices du journalisme traditionnel dans l'esthétique du film, c'est à dire réfléchir à la manière adéquate de raconter ce crime en utilisant les images transmises par les médias traditionnels, tout en les critiquant et en proposant un tout autre point de vue.

GV: Dans le documentaire il n'y a pas d'entretien avec l'amie d'Eloá qui a survécu à la prise d'otage, ni avec la famille, ni même avec l'enquêteur chargé de l'affaire, comme ça se fait normalement dans les documentaires d'affaires criminelles. Pourquoi avez-vous fait ce choix?

LP: Justamente porque o filme não é sobre este caso específico ainda que o utilize como base.  É preciso ver o cenário de forma relacional, e não individualizada. Não me interessava utilizar a mesma narrativa da qual lançou mão a imprensa, não me interessava espetacularizar o crime como algo isolado e único. A escolha pela narrativa enfocada na atuação da imprensa permitiu também questionar o posicionamento da polícia e da sociedade perante os feminicídios.

LP: Justement parce que même si le film ne traite pas de ce cas particulier même s'il l'utilise comme base. Il est nécessaire de voir le scénario de façon relationnelle et non individualisée. Cela ne m'intéressait pas d'utiliser le même récit que celui lancé par les médias, je ne cherchais pas à scénariser le crime comme un fait unique et isolé. Le choix d'une narration ciblée sur l'attitude des médias m'a permis également de remettre en cause le point de vue de la police et de la société face aux féminicides.

GV: La transmission en direct de son assassinat et le fait que les chaînes de télévision ont minimisé la situation de l'otage paraît complétement surréaliste, mais quelle partie de tout ça faites-vous ressortir ?

LP: Na minha opinião existem muitas irregularidades a começar pela difusão da notícia de sequestro o que no decorrer dos dias só fez com que o sequestrador se sentisse mais poderoso. Entre os absurdos do repórter que se diz ‘amigo da família’ e do advogado que torce para que ‘tudo termine em pizza e num casamento’ entre vítima e sequestrador acho que o fato da imprensa poder falar com o sequestrador pelo telefone é o mais problemático pois ela acaba por mediar uma situação de risco para a qual não tem competência. Também é muito nociva para a construção da narrativa romântica do crime e o enaltecimento da personalidade do criminoso que a mídia faz para tentar ganhar/manter a audiência.

LP: A mon avis, il y a eu de nombreuses irrégularités, à commencer par la diffusion en direct de la séquestration, qui au fur et à mesure que les jours passaient, ont donné de la puissance au preneur d'otage. Parmi toutes les absurdités, comme par exemple le journaliste qui a prétendu être un ami de la famille et l'avocat qui espérait que “tout finirait bien, avec un mariage en prime” entre la victime et le ravisseur, je crois que le plus problématique a été le fait que les médias ont réussi à communiquer par téléphone avec le ravisseur, et finirent en médiateurs dans une situation à haut risque pour laquelle ils n'étaient pas qualifiés. La construction d'un narratif romantique autour du crime et la glorification de la personnalité criminelle du ravisseur qu'ont créée les médias pour capter et maintenir l'audience ont également été nocives.

GV: Le documentaire questionne le narratif de “l'homme non conforme” et du “crime passionnel”, très utilisé par le journalisme pour justifier les féminicides. Cela a-t-il changé à ce niveau-là depuis 2008?

LP: Quero acreditar que sim, algumas coisas mudaram mas sei que outras nem tanto. Acho que as redes e as fontes de informações alternativas ficaram muito mais viáveis com a internet e levam cada vez mais gente a questionar os meios de comunicação tradicionais e consequentemente a difusão que fazem dos crimes de machismo (feminicídio, estupro, abusos, assédios…)

LP:  J'aime penser que c'est le cas, que certaines choses ont changé mais je sais que d'autres restent les mêmes. Les réseaux sociaux et les sources d'informations alternatives sont maintenant très viables grâce à internet et invitent de plus en plus les gens à se poser des questions sur les médias traditionnels, et par conséquent la manière d'informer des crimes sexistes (féminicides, viols, abus sexuels, harcèlement…).

Au moins trois médias ont réussi à interviewer le ravisseur pendant la prise d'otages, en utilisant la même ligne téléphonique que celle que la police utilisait pour négocier avec le ravisseur. Capture d'écran de ‘Qui a tué Eloá ?’

GV: Une enquête récente a révélé que 57% des Brésiliens sont d'accord avec la phrase “un bon délinquant est un délinquant mort”. Néanmoins quand il s'agit de féminicides, beaucoup de gens ont l'air de montrer plus d'empathie envers l'assassin qu'avec la victime. Pourquoi, à votre avis ?

LP: Sou totalmente contra o discurso “bandido bom é bandido morto” e repudio o justiçamento social e o populismo penal. O que acontece nestes crimes que ganham as mídias é que são noticiados de forma machista, ou seja, os autores de feminicídios são mostrados como como dignos de pena, enquanto as verdadeiras vítimas são recriminadas, culpabilizadas e ignoradas. Isso causa uma inversão de valores muito danosa e pior muitas vezes promovidas por empresas e grupos que operam em concessões públicas como é o caso das TVs abertas. Foi assim no sequestro e assassinado de Eloá, no sequestro e assassinato de Eliza Samudio, na repercussão do estupro coletivo de uma adolescente numa favela no Rio de Janeiro…

LP: Je suis totalement contre l'idée “qu'un bon délinquant est un délinquant mort” et je refuse que la société se fasse justice elle-même, de même que le populisme pénal. Ce qui se passe avec ces crimes, c'est qu'ils sont racontés de manière machiste, sexiste, c'est à dire que les auteurs de ces féminicides sont décrits comme des personnes dignes de pitié pendant que les véritables victimes sont ignorées, culpabilisées et vilipendées, ce qui génère un renversement des valeurs extrêmement nocif, et le pire c'est que ce renversement de valeurs est souvent promu par des entreprises et des groupes d'entreprises publiques, comme c'est le cas avec les chaînes de télévisions ouvertes. C'est ce qui s'est passé pendant la prise d'otage et l'assassinat d'Eloá, celui d'Eliza Samudio, ou encore lors de la couverture médiatique du viol d'une adolescente par un gang d'une favela de Rio de Janeiro…

GV: Depuis 2015, le féminicide est un terme légal dans le code pénal du Brésil. Par conséquent, c'est un délit dans notre législation, mais malgré cela le Brésil est toujours le cinquième pays pour le nombre de femmes assassinées. D'où vient le problème d'après vous ?

LP: Acho que falta um esforço coletivo para combatermos essa alta taxa de feminicídio. A meu ver o começo poderia ser pela reforma da mídia ou então pelo cumprimento do artigo 8.º, inciso III, da Lei Maria da Penha que prevê a responsabilidade dos meios de comunicação para a erradicação e prevenção da violência doméstica e familiar.

LP: Je pense qu'il manque un effort collectif afin de combattre l'important taux de féminicides. A mon avis cela devrait commencer par une réforme dans les grands médias du pays et par l'application de l'article 8, paragraphe III, de la Loi Maria da Penha, qui prévoit la responsabilité des médias de communication dans l'éradication de la violence domestique et familiale.

GV: Durant l'année dernière, l'Amérique Latine (une des régions au plus fort taux de féminicides de la planète) s'est mobilisée pour protester contre la violence machiste avec des campagnes telles que #PasUneDePlus. De quelle manière le percevez-vous ?

LP: São levantes fundamentais e esperançosos numa América Latina que ainda é muito machista. Agora acho que precisamos integrar o feminismo às pautas políticas e ainda tem uma luta grande por representatividade a ser conquistada.

LP: Ces manifestations sont fondamentales et donnent de l'espoir pour une Amérique Latine qui reste majoritairement machiste. Maintenant je crois que nous devons intégrer le féminisme dans les débats politiques et que nous devons encore lutter fortement pour conquérir une représentativité.

#NiUnoMás : “Tués pour avoir commis la grave erreur de vivre au Mexique et d'être journalistes”

dimanche 21 mai 2017 à 14:26
Fotografía de Héctor Vivas (@hectorvivas) para Derecho Informar. Usada con permiso.

Photographie de Héctor Vivas (@hectorvivas) pour Derecho Informar (). Utilisée avec sa permission.

Tous les liens de ce billet renvoient vers des pages en espagnol.

Journaliste récompensé et écrivain mexicain originaire de l’État du Sinaloa [situé sur la côte de l'océan Pacifique], Javier Valdez Cárdenas a été assassiné par balles en plein jour ce lundi 15 mai  dans une rue de Culiacán, ville du nord-est du pays. Le rédacteur en chef et reporter du média mexicain Riodoce était considéré comme l'un des meilleurs experts du narcotrafic mexicain.

Les reportages de prédilection de Valdez rendaient compte spécifiquement de sujets liés à la “guerre” menée par le gouvernement contre les cartels de la drogue, ainsi qu'à la corruption politique qui prospère parmi les gouvernants mexicains. Mais la plume de Valdez ne faisait pas la part belle aux chefs et aux criminels, elle visait bien plutôt à soutenir les premières victimes concernées, les déplacés, les orphelins et les veuves. Le nom des victimes lui tenait à coeur, pas le nombre. C'est dans ces mêmes termes qu'il s'exprima lors d’un discours à la fête du livre de Los Angeles en Californie en 2015 :

Seguimos con un déficit de genitales en el país, hay un déficit de genitales, al país le falta ciudadanía, le falta recuperar la calle, la dignidad y creo eso es hasta tarea de los periodistas, tenemos que dejar atrás el periodismo cuenta-muertos, el ‘ejecutómetro’, y contar historias de vida en medio de la muerte, historias de estoicidad, de lucha.

Muchos podemos morir, y muchos han muerto, y no están dentro del negocio (del narco), y no han estado dentro del negocio, y no son víctimas colaterales, ni son números, son personas.

Comme d'habitude, ça manque vraiment de cran dans ce pays, il n'y a pas assez de citoyenneté. Le pays devrait reprendre possession des rues et recouvrer sa dignité, et je crois que cela relève de la tâche des journalistes. Nous devons abandonner ce journalisme “exécutomètre”, comptabilisant le nombre de morts (“cuenta-muertos”), et raconter, avec certes la mort en toile de fond, des histoires vivantes, de résilience, des histoires de lutte.

Beaucoup d'entre-nous peuvent mourir et beaucoup sont déjà morts alors qu'ils sont étrangers au circuit du narcotrafic, ou l'ont été, et ces gens-là ne sont ni des victimes collatérales, ni un chiffre, mais bien des personnes.

“Los matan por haber cometido el gran error de vivir en México. Y ser periodistas”. Palabras de Javier Valdez #UnDiaSinPeriodismo 🏴. Ilustración de Pictoline. Usada con permiso.

“Tués pour avoir commis la grave erreur de vivre au Mexique et d'être journalistes” selon les mots du dernier livre de Javier Valdez “Narcoperiodismo” (“Narcojournalisme”). Illustration de Pictoline, montrant que la disparition, la torture et la mort des journalistes ne relèvent pas de la seule décision des narcotrafiquants, mais s'étendent aux hommes politiques, aux policiers, aux agents intermédiaires, aux fonctionnaires, aux militaires. Utilisée avec leur permission.

A son grand regret, Valdez a toujours su que l'exercice de sa profession au Mexique mettait sa vie en danger, comme beaucoup de ses collègues l'ont risquée. En 2009, en guise de menace, une grenade à fragmentation avait d'ailleurs explosé sur le seuil [des locaux de son hebdomadaire] Ríodoce. Les seuls dégâts furent matériels et les motifs de l'attaque n'ont jamais été éclaircis. Malgré tout, son désir d'informer et de donner la parole à ceux que la violence fait taire était plus fort que ses appréhensions. Dans la rubrique Malayerba dans Ríodoce, il écrivait les lignes suivantes sous le titre “Ils vont te tuer“, reflétant de cette impression [de danger imminent] :

Pero él tenía en el pericardio un chaleco antibalas. La luna en su mirada parecía un farol que aluzaba incluso de día. La pluma y la libreta eran rutas de escape, terapia, crucifixión y exorcismo. Escribía y escribía en la hoja en blanco y en la pantalla y salía espuma de sus dedos, de su boca, salpicándolo todo. Llanto y rabia y dolor y tristeza y coraje y consternación y furia en esos textos en los que hablaba del gobernador pisando mierda, del alcalde de billetes rebosando, del diputado que sonreía y parecía una caja registradora recibiendo y recibiendo fajos y haciendo tin en cada ingreso millonario.

Mais lui portait sur le péricarde un gilet par-balles. Dans son regard, la lune ressemblait à un phare qui rayonnait même de jour. La plume et son carnet étaient à la fois sortie de secours, thérapie, crucifixion et exorcisme. Écrivant sans relâche sur la feuille blanche ou son ordinateur, l'écume jaillissait de ses doigts et de sa bouche, éclaboussant tout. Sanglots, rage et douleur, tristesse et courage, consternation et furie [se bousculaient] dans ces textes dans lesquels il était question du gouverneur piétinant dans la merde, du maire amassant les billets, du député souriant, ressemblant à une caisse enregistreuse engrangeant sans arrêt des liasses et dont chaque million encaissé faisait claquer le tintement.

En 2011, il reçu le Prix International pour la liberté de la presse décerné par le Comité de protection des journalistes (CPJ – Commitee to protect journalists). Dans son discours de réception, il rappelait  (à partir de la minute 5:13) le danger qu'entraîne l'exercice du journalisme au Mexique.

“Non au silence”

Des reporters, des militants et des lecteurs ont fait part de leur peine de perdre une voix si engagée, et beaucoup d'entre eux se souvenaient des mots mêmes de Valdez :

Les larmes coulent de mes yeux à l'annonce du meurtre de Javier Valdez Cardenas à Culiacan, l'un des meilleurs écrivains journalistes du Mexique. Une TRAGEDIE.

… chaque fois que j'allais au Sinaloa, je prenais un verre avec lui. Javier était un type super. Sa perte nous afflige tous profondément.

“Le bon journalisme, courageux, honnête, ce n'est pas faire équipe. ça se mène seul” Javier Valdez. Ils l'ont tué

La dédicace de son dernier livre -
Narcojournalisme de Javier Valdez.

Pantallazo del post público de Ximena Antillón.

Capture d'écran de la publication de Ximena Antillón sur Facebook.

Le pire serait qu'ils nous empêchent de rêver, d'avoir des illusions, de nous améliorer, de souhaiter la justice et la paix et de préserver la dignité. Le pire serait de cesser de viser les étoiles. Et ça, nous ne pouvons pas le laisser passer. Peu importe que l'on n'en atteigne aucune.

El Mañanero Diario, un portail récemment mis en ligne, a rendu compte des manifestations qui se sont tenues pour dénoncer le meurtre de Valdez :

Periodistas de todo el país se manifestaron en protesta por el asesinato del periodista sinaloense Javier Valdez. Sinaloa, Ciudad de México, Guerrero, Baja California y Jalisco fueron algunos de los estados en los que los profesionales de la información salieron a las calles para condenar el asesinato de Valdez y exigir mayor seguridad y un alto a la violencia contra el gremio.

En el Ángel de la Independencia [en la capital mexicana], se reunió un grupo de fotoperiodistas quienes, sobre la glorieta, con gis blanco, escribieron: “En México nos están matando” y “No al silencio”, con palabras formadas por los retratos de reporteros asesinados, como Gregorio Jiménez y Miroslava Breach.

Des journalistes de tout le pays ont manifesté pour protester contre l'assassinat du journaliste de Sinaloa Javier Valdez. Sinaloa, Mexico, Guerrero, la Basse Californie et Jalisco comptaient parmi les États où les professionnels de l'information sont descendus dans les rues pour condamner l'assassinat de Valdez et exiger davantage de sécurité et de mettre un terme à la violence contre la corporation [des journalistes].

Sur la place de l'Ange de l'indépendance (“Ángel de la Independencia”) [de la capitale mexicaine], un groupe de photojournalistes s'est réuni, écrivant à la craie sur le rond-point “Au Mexique ils nous tuent” et composant un “Non au silence” avec le portrait photo de reporters assassinés, tels que Gregorio Jiménez et Miroslava Breach.

Fotografía de Héctor Vivas (@hectorvivas) para Derecho Informar. Usada con permiso.

“Au Mexique ils nous tuent. Non au silebnce”. Photographie de Héctor Vivas (@hectorvivas) pour Derecho Informar (). Utilisée avec leur permission.

[En haut, le président Enrique Peña Nieto]
Le gouvernement mexicain condamne le meurtre du journaliste Javier Valdez. Mes condoléances à sa famille et ses camarades.
[En bas, @epigmenioibarra] Monsieur PeñaNieto, vos condoléances ne suffisent pas pour l'assassinat de Javier Valdez. Soit vous arrêtez ce massacre, soit vous partez !

Javier Valdez Cárdenas est le sixième journaliste qui meurt assassiné cette année. Un peu plus tard le même jour, le reporter Jonathan Rodríguez de l'hebdomadaire El Costeño est mort dans une attaque ayant aussi blessé sa mère.

Une justice défaillante

L'État mexicain dispose d'un service dédié exclusivement, du moins en théorie, à obtenir justice lorsque des crimes sont commis contre ceux qui exercent une activité journalistique ou déclarent exercer un droit à l'information et à la liberté de la presse et d'expression. Dépendant du bureau du Procureur Général de la République (PGR), le nom officiel de cette administration est le parquet chargé des crimes commis contre la liberté de la presse (FEADLE, Fiscalía Especial para la Atención de Delitos Cometidos en Contra de la Libertad de Expresión).

Cependant, la FEADLE est une branche du confus réseau bureaucratique du pays, employant des millions d'argent public pour des résultats nuls. Concernant les cas d'homicides commis contre les journalistes, il suffit de savoir que, pour l'année en cours, pas une seule personne n'a été arrêtée, c'est-à-dire qu'aucun suspect n'a même été placé en garde à vue pour ce type de faits.

Le portail indépendant mexicain Animal Político en a livré aussi le détail :

En algo más de seis años -de julio de 2010 al 31 de diciembre de 2016- se registraron 798 denuncias por agresiones contra periodistas.

Pues bien, de esas 798 denuncias, de las cuales 47 fueron por asesinato, la FEADLE informó en respuesta a una solicitud de transparencia que solo tiene registro de tres sentencias condenatorias: una, en el año 2012; y otras dos en 2016. O en otras cifras: el 99.7% de las agresiones no ha recibido una sentencia.

En un peu plus de 6 ans, du 2 juillet 2010 au 31 décembre 2016, on signale 798 plaintes pour des agressions contre des journalistes.

Or, de ces 798 plaintes, dont 47 sont des assassinats, le parquet a indiqué, dans un souci de transparence, qu'il ne compte que 3 condamnations : une en 2012 et deux autres en 2016. En d'autres chiffres : 99,7% des agressions n'ont pas fait l'objet de condamnations.

De manière consistante depuis qu'on a des statistiques, les causes du dessaisissement des enquêtes par ce parquet relèvent de “l'incompétence” et du “non-exercice de l'action pénale”, termes technico-juridiques entraînant à la fois le renvoi du plaignant vers une autre autorité et le dessaisissement de l'enquête, sans pour autant que la juridiction n'ait formulé une quelconque accusation formelle devant un juge dans de tels cas, entraînant ainsi l'impunité pour les délinquants et un déni de justice pour les victimes.

Concernant ces sombres données citées ci-dessus, le portail Sin Embargo a déclaré :

En 2010, mediante acuerdo, se creó la FEADLE en las entrañas de la PGR y con el antecedente de otro órgano, la Fiscalía Especial para la Atención de Delitos cometidos contra Periodistas (FEADP). Los delitos en contra de los periodistas se incrementaron sin que se supera de un solo proceso [juicio] que concluyera en sentencia penal.

Ése es el organismo al que el Jefe del Ejecutivo [el Presidente de México] le ha pedido que apoye en Sinaloa para esclarecer el asesinato de Valdez Cárdenas, un periodista que se distinguió por un conocimiento profundo de la región norte donde han operado grupos de narcotraficantes desde los años treinta del siglo pasado.

En 2010, moyennant accord, on a créé la FEADLE à partir des entrailles du bureau du PGR et d'un précédent organisme, la FEADP, le parquet chargé des crimes commis contre les Journalistes (“la Fiscalía Especial para la Atención de Delitos cometidos contra Periodista”). Les crimes contre les journalistes se sont multipliés sans même que soit remporté un seul procès [jugement] conclu par une condamnation pénale.

Voilà l'organisme auquel le chef de l'exécutif [le président du Mexique] a demandé de l'aide pour mettre au clair l'assassinat de Valdez, un journaliste qui s'est distingué par sa connaissance approfondie du nord du pays, où opèrent des groupes de narcotrafiquants depuis les années 1930.

Malgré tous ces précédents, dans les jours qui suivirent le meurtre de Valdez, l'Etat mexicain a annoncé un ensemble de mesures pour protéger les journalistes, dont la principale est d'alourdir le corps bureaucratique de la FEADLE en la dotant d'un peu plus de personnel.

La passivité ou l'inefficacité avec laquelle l'État répond à la violence contre les professionnels de l'information encourage de façon perverse tous ceux trouvant intérêt à faire taire certaines voix, quitte à recourir à la violence, et peut même conduire les voix menacées à finalement choisir l'autocensure et cesser de faire leur travail. C'est précisément cela qu'a refusé Javier Valdez en disant “non au silence” et c'est la raison pour laquelle nous nous unissons à l'appel #NiUnoMás (“pas un journaliste mort de plus”).

Au Guatemala, un appel international à la justice rassemble les artistes

dimanche 21 mai 2017 à 14:01

Indira Jarisa Pelicó Orellana, une des victimes de la tragédie de la “Maison d'accueil”, elle avait 17 ans quand elle est morte. Portrait de l'artiste mexicaine Claudia Navarro. Utilisé avec autorisation.

La journée internationale de la femme 2017 a été un jour tragique pour le Guatemala quand 41 jeunes filles sont mortes brûlées dans un incendie dans un foyer géré par l'Etat dans la banlieue de la capitale Guatemala. Après les avoir enfermées dans leurs chambres pour avoir tenté de fuir les mauvais traitements, quelques jeunes filles auraient provoqué un incendie pour obliger les gardiens à ouvrir la porte, mais ces derniers ont refusé.

Parmi les nombreux abus commis dans le lieu, sur lesquels porte l'enquête, il y a la torture et d'autres châtiments cruels. Il est évident que ces jeunes filles mineures étaient de ce fait sous la responsabilité de l’État. Deux mois après ce que beaucoup de Guatémaltèques ont appelé le massacre du foyer d'accueil, les autorités semblent agir lentement et dans l'opacité pour que justice soit rendue et que soient dédommagées les victimes et leurs familles.

Ceci a été le point de départ pour quelques membres de la société civile au Guatemala qui ont lancé une campagne mondiale le 15 mai, avec le hashtag #NosDuelen56 (#NousSouffronsPourLes56). Les participants ont publié 56 portraits, un pour chaque jeune fille morte ou blessée dans l'incendie, réalisés par des artistes du monde entier afin d'exiger des autorités guatémaltèques qu'elles agissent.

Image : Haut dans mon coeur, ton nom brûle.

11. Yohana Desiré Cuy Urízar avait 15 ans quand a eu lie le massacre de la Maison d'Accueil, illustration : Baku Estrada-Guatemala

Image : #NosDuelen56 (#NousSouffronsPourLes56)

Action mondiale pour les jeunes filles

#NosDuelen56, plus de 68 médias alternatifs numériques, radios et télévisés se sont associés à l'action mondiale pour les jeunes filles

58 artistes de 6 pays ont participé à #NosDuelen56, ; ils ont dessiné les visages des jeunes filles de Guatemala

On peut retrouver tous ces portraits sur Flickr, Instagram et Facebook. Plusieurs organisations se sont jointes à l'appel à l'action, parmi lesquelles l'agence d'information du Guatemala Prensa Comunitaria qui en a pris la tête, et sont réparties simultanément entre 50 médias et des milliers de comptes de réseaux sociaux. Toute personne peut diffuser les images, les imprimer ou les montrer lors des manifestations pour demander justice. Sur sa rubrique dans Medium, Prensa Comunitaria a expliqué:

#NosDuelen56 es un grito por la justicia desde el arte, el periodismo, el medioactivismo y los feminismos. Es un ejercicio de memoria colectiva y de dignificación por las 56 niñas que fueron encerradas y quemadas en un hogar estatal en Guatemala el pasado 8 de marzo del presente año. De ellas, 41 murieron como resultado de este crimen femicida y 15 están con heridas de gravedad.

#NosDuelen56 est un cri pour la justice avec comme support l'art, le journalisme, l'activisme médiatique et les féminismes. C'est un exercice de mémoire collective et de dignité pour les 56 jeunes filles qui ont été enfermées et brûlées dans un foyer d'accueil étatique au Guatemala le 8 mars dernier. Parmi elles, 41 sont mortes suite à ce crime féminicide et 15 ont encore des blessures graves.

Le Guatemala a un taux alarmant de féminicides et de violence faite aux femmes –6 000 femmes ont été victimes de torture, de mutilation ou assassinées depuis 2000. Selon les statistiques présentées par le groupe de défense Femmes pour la Justice, Education et Reconnaissance, une à deux femmes sont assassinées chaque jour.

Hollandais de première et seconde génération, ils se demandent s'ils seront considérés un jour comme de ce pays

dimanche 21 mai 2017 à 13:46

Linawati Sidarto a vécu presque aussi longtemps à Amsterdam qu'en Indonésie, mais doute de jamais pouvoir se sentir Néerlandaise. Crédit photo : Venetia Rainey

Cet article de Venetia Rainey, initialement paru sur PRI.org le 16 mai 2017, est reproduit ici dans le cadre d'un partenariat entre PRI et Global Voices.

Linawati Sidarto parcourt les rayons d'un petit toko, ou épicerie indonésienne, à Amsterdam.

“Il me faut évidemment du sambal, la sauce piquante”, dit Sidarto en choisissant le pot grand modèle d'une pâte rouge vif communément utilisée dans la cuisine indonésienne.

Sidarto, 51 ans, vient souvent dans ce toko acheter la nourriture qui lui rappelle son pays d'origine. Née à Jakarta, elle vit à Amsterdam depuis 19 ans, presque aussi longtemps que son temps passé en Indonésie. Elle a un mari néerlandais et deux filles adolescentes qu'elle décrit comme “très hollandaises”. Et elle parle couramment le néerlandais — pourtant elle ne se sent toujours pas tout à fait à sa place.

“Il y a un mot un peu péjoratif pour les immigrés [non-occidentaux] : allochtoon“, explique Sidarto. “Mes filles répètent toujours, ‘On sait maman, mais tu es une allochtoon, tu ne pourras jamais comprendre'”.

Elle rit avant d'ajouter : “C'est une plaisanterie récurrente, mais il y a du vrai derrière. Dans ma sensibilité, je ne me sentirai jamais une Hollandaise. Je ne pourrai probablement jamais me dire Hollandaise”.

La question de qui est hollandais — et de ce que veut dire être hollandais, et de qui peut en décider — a été âprement débattue aux Pays-Bas ces derniers mois, avec les élections clivantes de mars centrées sur les thèmes de l'identité, de l'intégration et de l'islam. Le politicien d'extrême-droite Geert Wilders a joué un rôle primordial pour attiser le sentiment anti-immigrés. Ses éléments de langage ont été repris à son compte par le Premier Ministre Mark Rutte. Celui-ci avait invité dans un lettre ouverte la population des Pays-Bas à “se conduire normalement ou à s'en aller”, ce qui a été généralement interprété comme une injonction aux immigrants à s'intégrer — voire à s'assimiler — au maximum.

Pour des arrivants relativement récents comme Sidarto, ce n'est pourtant pas toujours aussi simple.

“[Les Néerlandais] ne laissent pas forcément entrer les autres dans leur cercle rapproché”, explique-t-elle, se rappelant ses premières années ici, quand elle était trentenaire. “Ils ne vous invitent pas à venir prendre un verre ou dîner à la maison. Ils sont polis avec vous au travail, puis ils vous laissent. Ç'a été très difficile à vivre pour moi au début”.

Venue d'Indonésie, une ancienne colonie hollandaise, Sidarto parlait parfaitement la langue avant même d'arriver, et avait de la famille installée aux Pays-Bas. Malgré cela, elle a eu du mal à s'y sentir chez elle. Encore aujourd'hui, la plupart de ses amis sont d'autres immigrés ou des Hollandais qui ont vécu à l'étranger.

Pour Kami Zarker, 42 ans, essayer de devenir hollandais a été encore plus semé d'embûches.

Zarker est arrivé d'Iran comme demandeur d'asile en 1994 ; il avait alors 21 ans, et aucune connaissance ni de la langue ni du pays. Dans un jardin botanique d'Amsterdam, qu'il fréquente pour retrouver un peu de son pays natal, il raconte comment, dans ses premières années ici, il a travaillé d'arrache-pied pour apprendre le néerlandais et se faire des amis. Sa demande d'asile a été refusée, mais il a réussi à obtenir un visa d'étudiant à la place, et s'est finalement vu accorder la nationalité.

Zarker a maintenant une épouse iranienne et deux enfants à Amsterdam. Quand il retourne en Iran, il dit qu'il ne s'y sent plus chez lui — sans pour autant se sentir tout à fait chez lui aux Pays-Bas. Il se dit avec humour 60 pour cent hollandais et “40 pour cent moi”.

“Je pense que même si je reste ici plus de cent ans, je ne serai pas vraiment hollandais”, dit Zarker en haussant les épaules. J'essaie de l'être, mais ne le suis pas”.

Pour les immigrés de deuxième génération, la question de jusqu'à quel point ils sont hollandais est encore plus épineuse.

“On me renvoie tout le temps la question”, dit Huda Abu Leil, une étudiante assistante sociale de 22 ans née aux Pays-Bas. Son père vient de Palestine et sa mère, du Maroc. “‘Tu te sens quoi ? palestinienne ou marocaine ou hollandaise ?'”

“Il m'arrive de me sentir hollandaise, mais avec tout ce qui se passe dans le monde, certains Hollandais ne me voient pas [comme] hollandaise”, ajoute Huda Abu Leil, une note de frustration dans la voix. “Je pense toujours, ‘Ah bon, que suis-je ?'”

La jeune femme a fréquenté une école musulmane et noue un foulard sur ses cheveux. Elle dit que toutes ses amies sauf une sont musulmanes, ce qu'elle admet trouver “bizarre”. Malgré tout, elle ne s'est jamais sentie obligée de justifier son identité à quiconque, à une exception près.

Versant du thé sucré marocain, une denrée de base dans sa maison, elle évoque un incident pendant sa première année à l'université, quand ses camarades d'études lui ont reproché, à elle et ses amies musulmanes, leur trop fort “esprit de clan”. Huda Abu Leil ne voyait pas ce qu'il y avait de mal à cela — elle dit que tout le monde dans son université était dans un clan d'une sorte ou d'une autre. La tension est devenue si palpable qu'un professeur est intervenu et a demandé à Huda Abu Leil et ses amies ce qu'il y avait.

“Nous étions en colère, parce que nous pensions, ‘Pourquoi est-ce à nous que vous vous adressez, et pas [aussi] aux autres camarades de classe ? Pourquoi c'est toujours nous ? Qu'avons-nous fait de mal ?’ Quand j'y repense, ça me fâche et me déstabilise”.

L'idée que le nouveau-venu doit faire un effort supplémentaire pour s'ajuster est répandue aux Pays-Bas, comme d'ailleurs dans de nombreux pays.

Mais jusqu'à quel point doit aller celui ou celle qui a bâti sa vie ici pour être soi-même et pourtant sentir son appartenance ?

Venetia Rainey a écrit cet article depuis Amsterdam.

En souvenir d'Anna, infatigable militante de la justice pour l'Afrique, et immense perte pour Global Voices

samedi 20 mai 2017 à 10:45

Anna Guèye par Rezwan via Flickr

Anna Guèye : Partie trop tôt.

C'est avec une grande tristesse que j'ai appris le décès d'Anna Guèye, auteure et traductrice à Global Voices en français, et voix puissante de la communauté africaine francophone en ligne. Parmi ses nombreuses activités, Anna a participé à la création d’Africtivistes, un réseau de militants africains pour la démocratie. Un grand nombre de ses amis proches et membres de sa famille ont déjà décrit beaucoup mieux que je ne saurais le faire ce qu'Anna a représenté pour la Toile africaine. Anna et moi avons commencé à collaborer à Global Voices quand GV en français avait à peine quelques mois.

Anna était originaire de Dakar, au Sénégal, mais incarnait la génération de troisième culture. Voici comment elle décrivait une vie de voyage et de découverte :

Je vis aujourd'hui aux Pays-Bas (La Haye est ma 12e ville de résidence et les Pays-Bas mon 8e pays). J'ai passé mon adolescence en Éthiopie et ma fille est née aux USA. Son père est français avec des origines italo-siciliennes. Moi-même je suis née en Bretagne d'un père sénégalais et d'une mer à moitié guinéenne. Ma mère est née en Guinée et mon père vient de Guinée-Bissau.

Les hommages à son travail inlassable se multiplient en ligne, signe de l'empreinte qu'elle a laissée sur les observateurs des médias en ligne. Elle disait que Twitter était sa plate-forme préférée pour le militantisme. La concision de ce média correspondait bien à sa personnalité active mais pudique. Elle a maîtrisé les “twitterstorms” avant que les twitterstorms soient à la mode. Mais sa voix se faisait aussi entendre sous la forme rare mais percutante de ses articles longs. Comme sa démolition de la description récurrente mais erronée des conflits africains comme dérivant tous de “tensions ethniques” :

Dans la plupart des cas, les Africains n'avaient que très peu allégeance à ce qui peut désormais être considéré comme une « tribu » selon des critères objectifs de la génétique, de l'homogénéité linguistique ou culturelle dans une région géographique donnée. Les groupes ethniques sont en grande partie un héritage colonial, qui ont émergé comme des instruments pour contrôler les personnes et se partager leurs ressources.

Les colons européens ont encouragé l'assimilation des Africains en groupes, par la création d'unités administratives qui ont ensuite été étiquetés en termes ethniques, comme cela s'est produit en Ouganda avec la classification obligatoire des populations locales en fonction de leur «tribu », comme cela s'est produit aussi au Rwanda. En Zambie, un catalogue étonnant de stéréotypes avait été fait : les Ngoni étaient « forts et belliqueux », le Lamba quant à lui était « paresseux et indolent », et ainsi de suite pour les 70 et quelques « tribus ».

Les administrateurs coloniaux qui ne pouvaient être physiquement partout, avaient également besoin « d’hommes importants », les soit disant chefs traditionnels. Ces chefs étaient responsables de l'exécution de la politique coloniale dans leur région. Lorsque les communautés ethniques existantes étaient fragmentées (ce qui était le cas pratiquement partout), elles ont été fusionnées ou affectées à d'autres groupes, et un chef unique a été choisi pour toutes les représenter. Par exemple les Yoruba au Nigeria (sont composés d’au moins 12 sous-groupes importants), les Akan au Ghana ou les Xhosa en Afrique du Sud ont été artificiellement regroupés en « tribu » parce qu’ils ont des caractéristiques linguistiques et culturelles similaires.

La plupart d'entre nous se rappellent son incessant combat pour la justice et l'égalité, et en particulier pour la place de l'Afrique dans le le Word Wide Web. Quelques-uns de ces hommages en ligne :

Je pense toujours aux premiers temps du blogging africain, dont tu étais une pionnière ; si pleine d'enthousiasme et d'espoir pour le continent

De ma fenêtre limitée de rédacteur de la région francophone depuis 2009,  le travail et l'expertise d'Anna ont été cruciaux pour expliquer aux lecteurs de Global Voices les nombreux conflits apparus ces dix dernières années en Afrique de l'Ouest. De la guerre civile en Côte d'Ivoire au conflit actuel au Mali et aux effets persistants des luttes religieuses en République Centrafricaine, Anna était toujours exacte et refusait les explications paresseuses et simplistes de ces situations complexes. Sous cet aspect, elle incarnait les valeurs qui sont au cœur de Global Voices. Elle était inébranlable dans ses convictions et ses propos. Nous nous heurtions souvent sur les corrections de ses articles pour Global Voices, mais la fréquente franchise de ces échanges m'a rendu meilleur. Et donc il y a trois principales leçons que je me rappellerai d'Anna en essayant de me résoudre à son décès subit :

Sa vision intransigeante, le feu qu'elle a apporté à notre communauté et sa façon de nous pousser, moi comme chacun de nous, à devenir plus acérés sur les nombreux thèmes en provenance du continent africain vont me manquer.

Rest in Power, Anna.

Anna laisse sa jeune fille Emma.