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La Quadrature du Net

source: La Quadrature du Net

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QSPTAG #291

jeudi 31 août 2023 à 14:20

Mouchards partout : le contrôle à distance des appareils numériques est légalisé

C’est une pratique de police judiciaire et des services de renseignement : retourner un téléphone contre son utilisateur, pour en faire une balise GPS ou un micro, voire une caméra espion. Une pratique banalisée par les fictions télévisées, qui la présentent à la fois sous l’angle de la prouesse technologique et de la normalité. C’est toujours pour attraper des méchants qui l’ont bien mérité, qui peut donc trouver ça scandaleux ? La réalité est différente.

Dans la réalité, l’Assemblée nationale et le Sénat viennent d’adopter, dans le cadre de la loi Orientation et programmation du ministère de la justice 2023-2027, une disposition autorisant la prise de contrôle à distance des objets connectés, pour que la police puisse exploiter leur géolocalisation, leur micro ou leur caméra intégrée.

Pour l’heure, la mise en œuvre de cette prise de contrôle à distance est assortie de conditions restrictives : l’enquête en cours doit par exemple concerner des faits passibles d’au moins 5 ans de prison. Mais c’est justement l’existence de conditions qui doit mettre en alerte. L’histoire est pleine de dispositions dont les conditions d’applications se sont doucement élargies, au gré des événements, pour autoriser les pratiques dans un nombre toujours croissant de cas.

On se souvient par exemple du fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), créé pour ficher les auteurs de crimes sexuels graves, et dans lequel se retrouvent aujourd’hui un tiers des Français (à lire ici : https://www.nextinpact.com/article/48209/plus-dun-tiers-francais-sont-fiches-dans-fnaeg). Dans le même ordre d’idée, on se souvient aussi des dispositions de lutte contre le terrorisme, adoptées dans l’urgence après les attentats de novembre 2015, qui ont aussitôt servi à réprimer les manifestations du mouvement écologiste lors de la COP 21 à Paris en décembre 2015.

Dans un contexte politique et social où les mobilisations politiques sont dorénavant traitées par les gouvernements comme des événements « anti-républicains » et « factieux », comment croire une seule seconde que l’accès aux appareils numériques sera toujours réservé aux vrais méchants de la fiction ? Comme le dit l’article : « Il n’y a jamais de retour en arrière ».

Surtout que la qualification pénale, à ce stade des enquêtes, revient aux procureurs, qui pourront user et abuser de leurs pouvoirs pour s’autoriser ces nouveaux pouvoirs d’enquête. Or, l’exemple de l’affaire de Tarnac montre bien que ce qui est présenté comme terroriste par la police ne l’est pas nécessairement pour la justice. En pleine urgence climatique, certaines actions de sabotage menées par des activistes écologistes pourraient déjà tomber sous le coup de ces mesures.

 »’Lire l’article complet du 25 juillet : https://www.laquadrature.net/2023/07/25/lassemblee-adopte-lactivation-a-distance-des-appareils-electroniques/  »’

Réseaux sociaux et boucs émissaires

Dans la bouche des personnalités politiques paresseuses, les réseaux sociaux sont responsables de tous les maux, sauf quand c’est la faute des jeux vidéo. Lors des révoltes urbaines qui ont suivi la mort du jeune Nahel à Nanterre, le 27 juin dernier, ça n’a pas raté : juste après avoir doctement affirmé que « certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués », le Président de la République (également sociologue, spécialiste des médias et analyste des comportements de foules), a pointé « celles et ceux qui utilisent ces réseaux sociaux pour appeler au désordre ou exacerber la violence ».

Pour le gouvernement, les émeutiers sont des gamins qui agissent uniquement par imitation et pour cumuler les vues sur TikTok et SnapChat. Belle analyse au doigt mouillé, qui accuse le mécanisme de propagation de la révolte sans interroger son origine sociale dans la profondeur ni dans la durée. On accuse le médium sans lire le message, c’est de l’escamotage politicien dans toute sa splendeur.

Mais au-delà de ce tour de passe-passe affligeant qui cache la démission de toute ambition politique, le gouvernement retombe une fois encore dans les réflexes sécuritaires qui en sont le complément habituel : on parle de censurer en urgence, et à la volée, les contenus qui « appellent à l’émeute », en particulier les vidéos tournées dans les rues. Cette censure administrative est un vieil ennemi de La Quadrature : utilisée à discrétion par la police et le gouvernement, sans décision judiciaire et au gré des errances politiques, elle donne paradoxalement un pouvoir démesuré aux grandes plateformes privées du web, qui appliquent les décisions de censure administrative avec le plus grand zèle et les devancent même volontiers.

Le gouvernement prépare pour cet automne une loi numérique qui devra adapter les mesures du Digital Service Act (DSA) européen. Sera-t-elle l’occasion pour le gouvernement de renforcer les pouvoirs des plateformes ? Ce sera un des grands enjeux de cette rentrée pour La Quadrature, qui soutient toujours l’obligation d’interopérabilité.

Une analyse détaillée de l’actualité et des enjeux à venir, à lire sur notre site.

 »’Lire l’article paru le 28 juillet : https://www.laquadrature.net/2023/07/28/revoltes-et-reseaux-sociaux-le-retour-du-coupable-ideal/  »’

Pourquoi nous n’accueillerons pas Meta dans le fédivers

L’interopérabilité que nous réclamons est en train d’advenir. Le fédivers, basé sur le protocole ActivityPub, a pris une ampleur intéressante dans la dernière année, avec une multiplication des services qui l’utilisent — et peuvent donc tous s’interopérer — et une forte hausse de la fréquentation du réseau Mastodon, provoquée par la déréliction de Twitter sous la direction erratique d’Elon Musk. La fin du monopole de Twitter sur le micro-blogging et le développement de nouvelles formes de réseaux sociaux attirent maintenant les appétits des autres grandes plateformes.

Meta a donc annoncé le lancement de Threads, qui devrait à terme se baser sur ActvityPub pour être interopérable avec le reste du fédivers. Le groupe a même engagé, sous couvert d’un accord de confidentialité, des discussions avec quelques-unes des plus grandes instances de Mastodon. Aussitôt, le débat a pris au sein de la communauté : faut-il ou non accueillir Meta et Threads dans le fédivers ? Notre réponse est non.

L’histoire enseigne que les grandes entreprises privées du web sont toujours intéressées par les technos et les idées qui les concurrencent. Elles commencent par s’en approcher, par s’interconnecter avec elles, puis elles développent de nouvelles fonctions qui redéfinissent le jeu, avant de le refermer en absorbant tout le monde. Pour fonctionner de manière équitable et résister à la recentralisation, à la force de gravitation des grands groupes, l’interopérabilité doit être formalisée et encadrée par des règles contraignantes, les mêmes pour tous les acteurs.

C’est pourquoi les GAFAM ne seront pas les bienvenus dans le fédivers tant que l’interopérabilité ne sera pas obligatoire et strictement encadrée.

 »’Lire notre prise de position parue le 9 août : https://www.laquadrature.net/2023/08/09/larrivee-de-meta-sur-le-fedivers-est-elle-une-bonne-nouvelle/  »’

La Quadrature dans les médias

 »’Censure des réseaux sociaux »’

 »’Mouchards »’

 »’Meta et le fédivers »’

Agenda

La justice refuse de sanctionner la vidéosurveillance algorithmique marseillaise

mercredi 30 août 2023 à 14:37

Par un jugement rendu début juin, le tribunal administratif de Marseille a refusé de constater l’illégalité de la vidéosurveillance algorithmique (VSA) de la cité phocéenne. En se retranchant derrière des considérations procédurales contestables, et après trois ans de procédure, la justice administrative marseillaise déçoit. La Quadrature du Net a fait appel de ce jugement et compte bien rappeler à la cour administrative d’appel de Marseille – désormais saisie de l’affaire – que la VSA, mise en place par la ville sous l’ère Gaudin et soutenue aujourd’hui par le Printemps marseillais, est bien illégale.

Une ville tombée dans la facilité du technosolutionnisme

L’affaire remonte à fin 2019. Alors que nous venions de lancer la campagne Technopolice, un des premiers projets documentés était celui de la vidéosurveillance algorithmique (VSA) à Marseille. La mairie, sous l’ère de son ancien maire Jean-Claude Gaudin, a commencé à mettre en œuvre ses premières caméras de VSA vers la fin de l’année 2019, comme le révélait Télérama à l’époque. Nous avons donc attaqué ce dispositif mais le tribunal administratif a estimé que la procédure d’urgence alors choisie n’était pas adéquate, et a donc rejeté notre recours.

Les élections municipales qui ont suivi, en 2020, nous ont alors laissé penser qu’il ne serait peut-être pas nécessaire de saisir de nouveau la justice pour faire retirer la VSA de l’espace public marseillais. En effet, la droite a été battue aux élections municipales par la liste du Printemps marseillais, alliance de gauche ayant pris position pendant la campagne électorale contre ce projet de surveillance de l’espace urbain. Mais une fois élue, la liste qui voulait réinventer la politique à Marseille préféra poursuivre la politique de la précédente majorité en matière de sécurité. Faute de dialogue avec la nouvelle équipe municipale, nous avons alors attaqué, à nouveau, le contrat prévoyant cette surveillance. Plus précisément nous avons contesté devant le tribunal administratif de Marseille le contrat suite au refus de la ville de résilier le marché public de la VSA.

L’enfumage de l’équipe municipale marseillaise

Face à ce nouveau recours (voir également notre premier mémoire en réplique puis notre second), la ville a adopté une stratégie de l’enfumage. Alors qu’elle affirmait à qui voulait l’entendre, y compris à la justice, que ce projet serait suspendu, la réalité était pourtant toute autre : par « suspension », il ne fallait pas croire que les caméras de VSA déjà en place avait été retirées ou, a minima, désactivées. La ville a joué sur les mots pendant les trois années de procédure en affirmant que le projet était suspendu alors que seul le déploiement de nouvelles caméras étaient arrêté ; les caméras de VSA déjà en place (« une cinquantaine » indiquait la ville au tribunal administratif, se refusant à donner plus de détails) ont toujours continué de fonctionner. Non seulement la mairie a choisi de défendre la surveillance qu’elle dénonçait pendant sa campagne électorale, mais a également joué sur les mots pour essayer de s’en sortir à moindre frais.

Et cette stratégie s’est révélée payante puisque le tribunal administratif a considéré que, le projet étant soi-disant suspendu, et ce malgré nos éléments prouvant l’inverse, il n’y avait pas lieu d’exiger la résiliation du marché public.

Un dangereux signal adressé aux communes

Le cadre contentieux de cette affaire est particulier : parce que nous attaquons un contrat passé entre la ville et un industriel local (la société SNEF), la seule illégalité du contrat ne suffit pas. Il faut démontrer que cette illégalité porte une atteinte manifeste à l’intérêt général. Or, pour rejeter notre recours, le tribunal administratif estime, en substance, que surveiller l’ensemble des marseillais·es qui passeraient devant l’une des cinquante caméras de VSA ne suffit pas pour qualifier une atteinte manifeste à l’intérêt général, peu importe que cette surveillance puisse être illégale. C’est parce que nous refusons cette manière de voir les choses que nous avons fait appel.

Ainsi, le tribunal administratif n’a même pas eu à se pencher sur le fonctionnement concret de la VSA, ni sur la légalité des traitements de données qu’elle implique, pour maintenir cette surveillance. Et pour cause. À part le ministre Darmanin qui fait faussement le naïf en parlant d’un pseudo « vide juridique » de la VSA, tout le monde s’accorde à dire que la VSA est illégale1À l’exception, désormais, de celle autorisée par la loi JO lorsque les décrets d’application seront publiés, mais le cas de Marseille ne rentre pas dedans.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20963_2_1').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20963_2_1', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], }); : la CNIL2Dans son rapport sur la VSA, la CNIL retient l’absence de base légale de la VSA, donc son illégalité.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20963_2_2').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20963_2_2', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });, le Conseil d’État3Dans une étude de 2022 sur l’usage de l’IA par les administrations, le Conseil d’État rejoint la position de la CNIL en indiquant page 137 de son rapport que les bases légales du RGPD, de la directive « police-justice » et de la loi Informatique et Libertés ne sont pas mobilisables pour la VSA dans l’espace public.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20963_2_3').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20963_2_3', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });, ou encore la rapporteure de la loi JO au Sénat4Dans son rapport fait à la commission des Lois du Sénat, la rapporteure Agnès Canayer se range derrière l’avis de la CNIL et du Conseil d’État, et mentionne même un avis non publié de ce dernier qui confirmerait l’illégalité de ces dispositifs.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20963_2_4').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20963_2_4', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Il a simplement eu à se retrancher derrière la soi-disant suspension du contrat pour ne pas avoir à se prononcer sur le fond.

Ce faisant, le tribunal administratif de Marseille envoie un signal dangereux aux communes : cachez vos surveillances illégales dans des contrats, faites semblant de les suspendre, et personne ne pourra venir les contester. Ce qui est inconcevable dans un État de droit.

Bien entendu, nous continuons à penser que la ville de Marseille agit dans l’illégalité en maintenant en place son dispositif de VSA. Nous continuons de penser que cette VSA constitue une surveillance biométrique des personnes filmées. Combien de temps encore faudra-t-il pour que la ville de Marseille et, au-delà de cette affaire, l’ensemble des villes utilisatrices de dispositifs de VSA, soient contraintes de respecter les droits fondamentaux des habitant·es ?

Pour que nous puissions continuer cette lutte, n’oubliez pas que vous pouvez nous aider en faisant un don ou en aidant à documenter ces dispositifs technopoliciers.

References

References
1 À l’exception, désormais, de celle autorisée par la loi JO lorsque les décrets d’application seront publiés, mais le cas de Marseille ne rentre pas dedans.
2 Dans son rapport sur la VSA, la CNIL retient l’absence de base légale de la VSA, donc son illégalité.
3 Dans une étude de 2022 sur l’usage de l’IA par les administrations, le Conseil d’État rejoint la position de la CNIL en indiquant page 137 de son rapport que les bases légales du RGPD, de la directive « police-justice » et de la loi Informatique et Libertés ne sont pas mobilisables pour la VSA dans l’espace public.
4 Dans son rapport fait à la commission des Lois du Sénat, la rapporteure Agnès Canayer se range derrière l’avis de la CNIL et du Conseil d’État, et mentionne même un avis non publié de ce dernier qui confirmerait l’illégalité de ces dispositifs.
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L’arrivée de Meta sur le fédivers est-elle une bonne nouvelle ?

mercredi 9 août 2023 à 11:31

Le fédivers (de l’anglais fediverse, mot-valise de « fédération » et « univers ») est un ensemble de médias sociaux composé d’une multitude de plateformes et de logiciels, où les uns communiquent avec les autres grâce à un protocole commun. Mastodon est un des logiciels qui permet de proposer une instance sur le fédivers1Pour en savoir plus sur le fédiverse : fediverse.party<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20919_2_1').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20919_2_1', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. En juin dernier, Meta a annoncé son arrivée sur le fédivers, à travers le lancement d’un concurrent à Twitter, nommé Threads, qui prévoit à terme de pouvoir s’intéropérer avec d’autres instances du fédivers. La Quadrature du Net réclame depuis plusieurs années une obligation d’interopérabilités pour ces grands réseaux sociaux. Alors l’interopérabilité d’un service proposé par Meta est-elle une bonne nouvelle ? Certainement pas.

Le fédivers est important

Depuis 2018, La Quadrature du Net défend le modèle vertueux du fédivers et réclame qu’il soit introduit dans le droit une obligation pour les plateformes de réseaux sociaux d’être interopérables, c’est-à-dire qu’ils puissent s’insérer dans l’écosystème du fédivers. L’objectif premier du fédivers et de notre revendication d’interopérabilité est de faire en sorte que les utilisateur·rices des grandes plateformes ne soient pas piégé·es par l’effet réseau, c’est-à-dire le fait que certaines plateformes deviennent aujourd’hui incontournables parce que les communautés sont dessus. L’interopérabilité permet ainsi de librement décider depuis quelle plateforme communiquer avec ses contacts, sans être poussé avec plus ou moins de force vers un site ou une application en particulier parce que tous·tes ses ami·es y seraient.

L’interopérabilité en matière de messageries interpersonnelles existe déjà depuis des décennies avec le courrier électronique. Avec une adresse chez un fournisseur A, il est possible d’écrire à ses contacts chez un fournisseur B.

Appliquée aux réseaux sociaux, l’interopérabilité permet à une personne sur une instance A d’écrire à une personne sur une instance B. Surtout, cela permet donc de quitter une plateforme sans se couper de ses ami·es, notamment face à un réseau social qui abuserait des données personnelles de ses utilisateur·rices ou qui aurait des politiques de modération ou de mise en avant de certains contenus problématiques.

La Quadrature du Net promeut depuis 2017 l’interopérabilité des réseaux sociaux. Nous pensons qu’il s’agit d’une réponse alternative à la problématique de la régulation des contenus en lignes. Face à des contenus racistes, antisémites, xénophobes, etc., mis en avant par certaines grandes plateformes, permettre à leurs utilisateur·rices de partir sans se couper de ses ami·es permet de faire émerger des alternatives plus vertueuses, au modèle économique différent.

Ainsi, depuis 2017, nous gérons une instance Mastodon, Mamot.fr. Avec cette instance, nous maintenons une petite pierre du grand réseau social fédéré qu’est le fédivers. Nos utilisateur·rices peuvent donc communiquer avec les autres instances du fédivers, sans avoir besoin d’un compte sur chaque autre plateforme, et en pouvant partir du jour au lendemain si notre politique de modération ne conviendrait pas. En sommes, un réseau social fédéré permet de redonner du pouvoir à l’internaute, en le retirant aux plateformes.

La beauté du fédivers est aussi qu’il ne s’arrête pas à du microblogging. Nous avons aussi une instance Peertube sur video.lqdn.fr, qui fait aussi parti du fédivers : chacun·e peut commenter et partager nos vidéos sans avoir de compte sur notre plateformes, mais simplement sur une instance quelconque du fédivers.

Mais voici que le géant Meta arrive

Qu’on l’appelle Meta ou Facebook, c’est bien le même géant qui est à la manœuvre. On rappellera que le réseau social de Mark Zukerberg à l’origine de nombreux scandales, sur la gestion des données personnelles et le non-respect du RGPD, ou encore le fait qu’il a servi, à travers le scandale de Cambridge Analytica, à des campagnes massives de manipulations électorales.

Meta est peut-être trop gros, sa position dominante et presque monopolistique dans le milieu des réseaux sociaux aujourd’hui lui octroyant une forme d’impunité. C’est bien en regroupant l’ensemble des internautes de Facebook, Instagram, WhatsApp, etc. que le groupe aux plusieurs milliards d’utilisateur·rices peut survivre à ses innombrables scandales.

Mais aujourd’hui Meta est face à un double souci. Premièrement, les réseaux sociaux ne durent pas éternellement et sont régulièrement abandonnés lors des migrations vers d’autres réseaux. Facebook en fait petit à petit les frais, concurrencé par d’autres plateformes qui ont su jouer sur les phénomènes d’addiction comme TikTok. Deuxièmement, sa taille fait de lui une cible prioritaire des différents États, qui cherchent à réguler les plateformes. Le Digital Markets Act (DMA), règlement européen qui, en tandem avec le Digital Services Act (DSA), vise à réguler les plateformes et l’économie numériques, a bien failli imposer aux réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. Si la France, sous l’impulsion de Cédric O, est venu, en toute fin de parcours législatif, retirer les obligations d’interopérabilités pour les réseaux sociaux du texte final, on voit bien que l’idée de la régulation par la décentralisation d’Internet fait son chemin parmi les décideur·euses public·ques et qu’une telle obligation finira probablement par arriver.

L’arrivée de Facebook sur le fédivers ressemble à la stratégie de prendre les devants, d’agir tant qu’il n’existe pas encore d’encadrement, afin de cannibaliser le fédivers en profitant de la circonstance de l’effondrement de Twitter.

L’interopérabilité est importante

Afin de promouvoir le modèle vertueux du fédivers, nous réclamions avec la loi Avia qu’il soit imposée aux grandes plateformes de réseaux sociaux une obligation d’interopérabilité. En permettant aux utilisateur·rices de quitter un réseau social toxique sans se couper de ses ami·es, il s’agit de casser le monopole qu’ont les géants sur les communautés et de permettre aux internautes de choisir l’endroit qui les accueillera, en fonction des préférences, affinités et valeurs de chacun·es.

Alors que la loi Avia proposait comme manière de réguler les plateformes le contrôle, la censure et la confirmation de l’hégémonie des plateformes et de leur pouvoir, nous proposions l’obligation d’interopérabilité comme modèle alternatif à la censure. Si Twitter, Facebook ou TikTok sont nocifs, c’est (entre autres) que leur modèle économique les pousse à mettre en avant des contenus problématiques, haineux, qui fera réagir les internautes et maintiendra leur attention pour engranger plus de revenus publicitaires, au détriment du débat apaisé et du respect de l’autre.

Avec le DSA et le DMA, nous proposions l’obligation d’interopérabilité pour cette même raison : réguler les géants doit passer par leur retirer le contrôle de leurs communautés. Et nos efforts, épaulés par d’autres organisations comme EDRi, Article 19 ou l’Electronic Frontier Foundation (EFF), ont bien failli réussir puisque sans les efforts du gouvernement français et de son ministre de l’époque Cédric O, l’obligation d’interopérabilité des réseaux sociaux aurait pu devenir réalité puisque le Parlement européen avait voté en sa faveur.

Récemment, nous critiquions également l’attitude du gouvernement qui, sourd aux problèmes sociaux qui touchent les banlieues, préfère museler la liberté d’expression sur les réseaux sociaux avec la vieille rengaine de la censure, alors que cela ne résoudra pas les problèmes de fond et que la régulation des plateformes devrait passer par plus de décentralisation au lieu de plus de censure.

S’interopérer, oui, mais pas n’importe comment

Alors finalement, face à ce constat de nécessité de décentraliser les réseaux sociaux, le fédivers ne devrait-il pas accueillir à bras ouverts Meta ? L’histoire nous montre que non.

Déjà, notons que, au moment où nous écrivons ces lignes, Threads n’est pas interopérable. L’annonce a été faite par Meta que son service permettrait de communiquer avec le reste du fédivers, mais il ne s’agit à ce stade que d’une annonce. Notons également que Meta a restreint Threads aux internautes qui ne sont pas dans l’Union européenne, invoquant une incompatibilité avec le RGPD.

Ce contexte étant posé, il est nécessaire, pour comprendre l’ensemble du problème, de revenir sur l’épisode de GTalk et XMPP. XMPP est un protocole ouvert de messagerie interpersonnelle. De manière relativement similaire au courrier électronique, chaque utilisateur·rice a son compte sur un service et peut discuter avec ses ami·es qui peuvent être sur d’autres services. En 2005, Google lance son service de messagerie, GTalk, qui utilise le protocole XMPP et l’année d’après la fédération est activée : il était alors possible de discuter avec un·e utilisateur·rice de GTalk en ayant un compte ailleurs que chez Google. Mais en 2012, après avoir capté une partie des utilisateur·rices externes, l’entreprise annonça qu’elle comptait réorganiser ses produits et fusionner tous ceux de messagerie avec Hangouts. En 2013, Google annonçait que Hangouts ne serait pas compatible avec XMPP, refermant sur elle-même sa communauté qu’il avait fait grossir grâce à l’interopérabilité permise par XMPP.

On le voit, la taille de Google permettait d’imposer ce choix. Couper les internautes de leurs ami·es qui ne seraient pas chez Google n’est pas une décision en faveur des utilisateur·rices. Elle a pourtant été rendue possible par la puissance de Google sur sa communauté.

Lorsque les premières rumeurs sur l’arrivée de Meta sur le fédivers avec Threads (dont le nom de code à l’époque était « Project92 ») ont émergé2Meta a demandé à discuter avec des administrateur·rices d’instances Mastodon en exigeant au préalable qu’iels signent un accord de confidentialité (non-disclosure agreement). La méthode cavalière n’a bien entendu pas plu et c’est ainsi que certain·es administateurs·rices, sans connaître le contenu des échanges qu’a pu avoir Meta avec d’autres, ont révélé l’information en dénonçant au passage la méthode.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_20919_2_2').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_20919_2_2', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });, l’initiative du Fedipact a été lancée. Le principe est simple, les signataires de cet engagement s’engageant à bloquer les services de Meta en raison de la nocivité de l’entreprise pour le fédivers : « Je suis un·e administeur·rice/modérateur·rice sur le fédivers. En signant ce pacte, je m’engage à bloquer toute instance de Meta qui pourrait arriver sur le fédivers. Le Projet92 pose un risque sérieux et réel à la santé et à la longévité du fédivers et doit être combattu à chaque occasion. »

La Quadrature du Net partage les craintes mais ne signera pas cet appel

De nombreuses instances du fédivers, francophone ou non, ont décidé de signer cet appel. De nombreux arguments en faveur du blocage de Meta ont été développés (voir, par exemple, l’explication de Ploum et sa traduction en français). D’autres instances ont préféré attendre, ne voulant pas condamner par avance Meta mais ne fermant pas la porte à son blocage si le service venait créer des problèmes de modération.

Si nous ne signons pas le Fedipact, nous partageons les craintes exprimées et l’instance Mastodon que gère La Quadrature du Net, mamot.fr, bloquera Threads et tout service de Meta qui arriverait sur le fédivers tant qu’une obligation d’interopérabilité accompagnée d’un régulateur capable de tenir tête aux GAFAM et autres géants du numérique ne sera pas introduite en droit.

Nous pensons en effet qu’il est possible, et souhaitable, d’avoir Facebook et les autres réseaux sociaux commerciaux sur le fédivers. C’est une condition sine qua non à leur affaiblissement. En revanche, la démarche de Meta avec Threads est tout sauf une stratégie d’affaiblissement de l’entreprise : Meta ne compte pas se tirer une balle dans le pied, son invasion du fédivers vise à le cannibaliser.

Nous demandons toujours que ces réseaux sociaux aujourd’hui fermés par nature deviennent interopérables. Mais pas n’importe comment ni au détriment de l’écosystème existant ni, in fine, au détriment des droits et libertés des utilisateur·rices. Une telle obligation doit passer par un contrôle, un encadrement, pour que Meta ne puisse pas imposer ses choix au reste d’Internet.

Par sa taille, en effet, Threads deviendrait d’office la plus grosse plateforme du fédivers, sans pour autant prendre d’engagement sur le respect du fonctionnement et de la pérennité de la structure interopérable de l’écosystème. Meta pourrait par exemple chercher à influencer le protocole sur lequel repose le fédivers, ActivityPub. Il pourrait même refuser d’utiliser ce protocole, forçant les autres plateformes à s’interopérer avec lui. Ou adopter la stratégie du Embrace, extend and extinguish.

En somme, sans régulateur fort qui puisse empêcher Meta de prendre ce qui l’arrange dans le fédivers sans participer à son développement (le fédivers repose, rappelons-le, sur une conception radicalement opposée à la logique commerciale de Meta), c’est bien un danger de mort qui pèse sur le fédivers.

Tout comme Google a pris ce qui l’arrangeait dans XMPP, sans contrôle externe Meta prendra ce qui lui convient dans le fédivers puis s’en ira, ou fera en sorte de laisser se dégrader la partie interopérée de son service, par exemple en réservant certaines fonctionnalités à ses seul·es utilisateur·rices uniquement. Comme nous l’écrivions par le passé, « en quelques années, les géants se refermèrent sur eux-même et cessèrent de communiquer, même entre eux. Ils n’avaient plus de raisons de permettre de communiquer avec l’extérieur, « tout le monde » était déjà là, prisonnier et ne pouvant s’échapper sous peine de voir un pan de sa vie sociale disparaître. » Nous ne voulons pas revivre cette situation avec le fédivers.

Nous prenons souvent l’exemple du courrier électronique pour montrer la faisabilité technique de l’interopérabilité. Mais en matière d’email aussi, les géants imposent leurs règles. Framasoft écrivait il y a déjà six ans qu’« Être un géant du mail, c’est faire la loi… ». Et pour cause : par leur captation de la majorité des utilisateur·rices, les géants du net peuvent imposer aux plus petits leurs règles, leurs standards techniques, faire en sorte de forcer les petits à s’adapter aux gros, et non les gros à s’adapter aux petits. Le même risque pèse sur le fédivers sans un régulateur pour les en empêcher.

Les conséquences pour les utilisateur·rices de Mamot.fr

Face à ces incertitudes, pour préserver notre possibilité d’agir à l’avenir et pour nous protéger d’un risque que nous jugeons réel, nous pensons que les actions de Meta doivent être observées avec la plus grande prudence.

Pour les raisons évoquées précédemment, Mamot.fr procédera, jusqu’à nouvel ordre, au blocage préventif de Threads ainsi que de tout autre service de Meta qui viendrait sur le fédivers.

Les personnes ayant un compte sur Mamot.fr ne pourrons donc pas être vues ou suivies par celles ayant un compte chez Threads, et vice versa. Si des personnes que vous connaissez sont sur cette instance et aimeraient vous suivre, nous recommandons qu’elles mettent leur données entre les mains de collectifs et d’associations de confiances, notamment les instances gérées par les CHATONS, par exemple.

Un tel blocage n’est bien évidemment pas idéal : c’est l’internaute, in fine, qui se retrouve victime de cette situation. Mais la balle est dans le camp du législateur. Notre position n’a pas changé : nous pensons qu’il est nécessaire que les grosses plateformes soient interopérable, sur des bases techniques et sociales communes, ce qui ne peut se réaliser qu’avec une obligation d’interopérabilité contrôlée par un régulateur qui aura les pouvoirs suffisants pour empêcher les gros d’écraser les petits. Ce qui, aujourd’hui, n’est malheureusement pas le cas. Le projet de loi Espace numérique, qui a été voté au Sénat en juillet et sera débattu à l’Assemblée nationale en octobre, est l’occasion pour le législateur d’introduire cette obligation d’interopérabilité. Nous reviendrons prochainement sur ce texte. En attendant, n’hésitez pas à faire un don à La Quadrature du Net, afin que nous puissions continuer ce combat pour un Internet décentralisé et bénéfique aux internautes.

Illustration : « NoisePlanet_Asteroid belt_2.0 », par Samuel YAN, CC BY-NC-SA 3.0.

References

References
1 Pour en savoir plus sur le fédiverse : fediverse.party
2 Meta a demandé à discuter avec des administrateur·rices d’instances Mastodon en exigeant au préalable qu’iels signent un accord de confidentialité (non-disclosure agreement). La méthode cavalière n’a bien entendu pas plu et c’est ainsi que certain·es administateurs·rices, sans connaître le contenu des échanges qu’a pu avoir Meta avec d’autres, ont révélé l’information en dénonçant au passage la méthode.
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Révoltes et réseaux sociaux : le retour du coupable idéal

vendredi 28 juillet 2023 à 11:53

Les mouvements de révoltes qu’ont connues de nombreuses villes de France en réaction à la mort de Nahel ont entraîné une réponse sécuritaire et autoritaire de l’État. Ces évènements ont également réactivé une vieille antienne : tout cela serait dû au numérique et aux réseaux sociaux. On aimerait railler cette rhétorique ridicule si seulement elle n’avait pas pour origine une manœuvre politique de diversion et pour conséquences l’extension toujours plus dangereuse de la censure et du contrôle de l’information.

« C’est la faute aux réseaux sociaux »

Aux premiers jours des révoltes, Emmanuel Macron a donné le ton en annonçant à la sortie d’une réunion de crise que « les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours ». Aucune mention des maux sociaux et structurels dans les quartiers populaires depuis plusieurs décennies, rien sur l’écœurement d’une population vis-à-vis des violences policières. Non, pour le président, c’est Snapchat, TikTok et les autres réseaux sociaux qui participeraient à « l’organisation de rassemblements violents » et à une « forme de mimétisme de la violence » qui conduirait alors à « une forme de sortie du réel ». Selon lui, certains jeunes « vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués ». Il est vrai que nous n’avions pas vu venir cette sortie d’un autre temps sur les jeux vidéos, tant elle a déjà largement été analysée et démentie par de nombreuses études.

Mais si le jeu vidéo a vite été laissé de coté, les critiques ont toutefois continué de se cristalliser autour des réseaux sociaux, à droite comme à gauche. Benoît Payan, maire de Marseille, a ainsi expliqué que les réseaux sociaux « sont hors contrôle et ils permettent à des bandes organisées qui font n’importe quoi d’être extrêmement mobiles, de se donner des rendez-vous ». Éric Dupont-Moretti, ministre de la Justice, s’est quant à lui taillé un rôle paternaliste et moralisateur, dépolitisant les évènements et essentialisant une jeunesse qui aurait l’outrecuidance d’utiliser des moyens de communications. Selon lui, « les jeunes » utilisent les réseaux sociaux et se « réfugient derrière leurs téléphone portable », se pensant « comme ça en toute liberté dans la possibilité d’écrire ce qu’ils veulent ». Car pour Dupont-Moretti, le jeune doit « rester chez lui » et les parents doivent « tenir leurs gosses ». Et si le jeune veut quand même « balancer des trucs sur Snapchat », alors attention, « on va péter les comptes ».

En substance, il menace d’identifier les personnes qui auraient publié des vidéos de violences pour les retrouver, quand bien même ces contenus seraient totalement licites. À l’image d’un surveillant courant avec un bâton après des enfants, dépassé par la situation, le ministre de la justice se raccroche à la seule branche qui lui est accessible pour affirmer son autorité. Les récits de comparution immédiate ont d’ailleurs démontré par la suite la violence de la réponse judiciaire, volontairement ferme et expéditive, confirmant la détermination à prouver son ascendant sur la situation.

Le clou du spectacle a été prononcé par Emmanuel Macron lui-même le 4 juillet, devant plus de 200 maires, lorsqu’il a évoqué l’idée de « réguler ou couper » les réseaux sociaux puisque « quand ça devient un instrument de rassemblement ou pour essayer de tuer, c’est un vrai sujet ». Même avis chez Fabien Roussel « quand c’est chaud dans le pays », car celui-ci préfère « l’état d’urgence sur les réseaux sociaux que sur les populations ». Pour rappel, couper internet à sa population est plutôt apprécié par les régimes autoritaires. En 2023, l’ONG Access Now a recensé que ce type de mesure avait été utilisé en Inde, Birmanie, Iran, Pakistan, Éthiopie, Russie, Jordanie, Brésil, Chine, Cuba, Irak, Guinée et Mauritanie.

Quelques semaines plus tard, le président annonçait le projet : restaurer un « ordre public numérique », ranimant la vieille idée sarkoziste qu’Internet serait une « zone de non-droit ».

La censure au service de l’ordre

L’ensemble de ces réactions révèle plusieurs des objectifs du gouvernement. D’abord, il attaque les moyens de communication, c’est-à-dire les vecteurs, les diffuseurs, les tremplins d’une expression populaire. Ce réflexe autoritaire est fondé sur une erreur d’appréciation majeure de la situation. Comme avec Internet à sa création, l’État semble agacé que des moyens techniques en perpétuelle évolution et lui échappant permettent aux citoyens de s’exprimer et s’organiser.

Depuis sa création, La Quadrature l’observe et le documente : le réflexe du blocage, de la censure, de la surveillance traduit en creux une incapacité à comprendre les mécanismes technologiques de communication mais surtout révèle la volonté de limiter la liberté d’expression. En démocratie, seul un juge a l’autorité et la légitimité pour décider si un propos ou une image enfreint la loi. Seule l’autorité judiciaire peut décider de retirer un discours de la sphère publique par la censure.

Or, sur internet, cette censure est déléguée à des entités privées dans un cadre extra-judiciaire, à rebours de cette protection historique. L’expression et l’information des utilisateur·rices se heurtent depuis des années aux choix de plateformes privées auto-désignées comme entités régulatrices du discours public. Ce mécanisme de contrôle des moyens d’expression tend en effet à faire disparaître les contenus militants, radicaux ou alternatifs et à invisibiliser l’expression de communautés minoritaires. Alors que ce modèle pose de sérieuses questions quant à la liberté d’expression dans l’espace démocratique, c’est pourtant bien sur celui-ci que le gouvernement compte pour faire tomber les vidéos de violences et de révoltes.

Ensuite, cette séquence démontre l’absence de volonté ou l’incompétence de l’État à se confronter aux problématiques complexes et anciennes des quartiers populaires et à apporter une réponse politique et sociale à un problème qui est uniquement… politique et social. L’analyse des évènements dans les banlieues est complexe, difficile et mérite de se pencher sur de multiples facteurs tels que le précédent de 2005, l’histoire coloniale française, le rapport des habitant·es avec la police ou encore le racisme et les enjeux de politique de la ville. Mais ici, le gouvernement convoque les réseaux sociaux pour contourner la situation. Comme à chaque crise, la technologie devient alors le usual suspect préféré des dirigeants : elle est facile à blâmer mais aussi à maîtriser. Elle apparaît ainsi comme une solution magique à tout type de problème.

Rappelons-nous par exemple de l’application TousAntiCovid, promue comme l’incarnation du progrès ultime et salvateur face à la crise sanitaire alors qu’il s’agissait uniquement d’un outil de surveillance inefficace. La suite a montré que seules des mesures sanitaires étaient de toute évidence à même de résorber une épidémie. Plus récemment, cette manœuvre a été utilisée pour les Jeux Olympiques, moment exceptionnel par ses aspects logistiques, économiques et sociaux mais où la réponse politique apportée a été de légaliser un degré supplémentaire de surveillance grâce à la technologie, la vidéosurveillance algorithmique.

Ici, le gouvernement se sert de ces deux phénomènes pour arriver à ses fins. Désigner les réseaux sociaux comme le coupable idéal lui permet non seulement de détourner l’opinion publique des problématiques de racisme, de pauvreté ou de politique des quartiers mais également de profiter de cette séquence « d’exception » pour asseoir sa volonté de contrôle d’Internet et des réseaux sociaux. Ainsi, les ministres de l’intérieur et du numérique ont convoqué le 30 juin les représentants de TikTok, Snapchat, Twitter et Meta pour leur mettre une « pression maximale », selon les mots du ministre du numérique Jean-Noël Barrot, et renforcer ainsi la main mise et l’influence politique sur ces infrastructures de communication.

Une collaboration État-plateformes à son paroxysme

Comment le gouvernement peut-il alors faire pour réellement mettre les réseaux sociaux, des entreprises privées puissantes, sous sa coupe ? Juridiquement, il dispose de leviers pour demander lui-même le retrait de contenus aux plateformes. Certes cette censure administrative est en théorie aujourd’hui réservée à la pédopornographie et à l’apologie du terrorisme, mais cette dernière, notion vague et indéfinie juridiquement, a notamment permis d’exiger le blocage du site collaboratif et militant Indymedia ou de faire retirer une caricature de Macron grimé en Pinochet. Ces pouvoirs ont d’ailleurs été récemment augmentés par l’entrée en vigueur du règlement « TERREG », qui permet à la police d’exiger le retrait en une heure de contenu qualifié par elle de « terroriste ». Cependant, il ne semble pas que le gouvernement ait utilisé ces dispositions pour exiger le retrait des vidéos de révoltes. D’ailleurs, et peut-être plus grave, il n’en a probablement pas eu besoin.

Conscient des limites juridiques de son pouvoir, l’État peut en effet miser sur la coopération des plateformes. Comme nous l’avons évoqué, celles-ci ont le contrôle sur l’expression de leurs utilisateur·ices et sont en mesure de retirer des vidéos de révoltes et d’émeutes quand bien même ces dernières n’auraient absolument rien d’illégal, simplement en invoquant leurs larges pouvoirs issus des conditions générales d’utilisation.

D’un coté, les autorités peuvent compter sur le zèle de ces réseaux sociaux qui, après avoir longtemps été accusés de mauvais élèves et promoteurs de la haine en ligne, sont enclins à se racheter une image et apparaître comme de bons soldats républicains, n’hésitant pas à en faire plus que ce demande la loi. Twitter par exemple, qui a pendant longtemps résisté et ignoré les demandes des autorités, a drastiquement changé sa discipline depuis l’arrivée d’Elon Musk. Selon le media Rest of World qui a analysé les données du réseau, Twitter ne refuse quasiment plus aucune injonction de blocage ou réquisition de données d’identification provenant des différents États dans le monde.

Concernant les récents évènements en France, le ministre Barrot a ainsi confirmé que les « demandes » du gouvernement avaient été « entendues ». Le Commandement de la Gendarmerie dans le cyberespace exposait fièrement que 512 demandes de retrait avaient été adressées aux modérateurs de réseaux sociaux, quand Olivier Veran annonçait quant à lui que « ce sont plusieurs milliers de contenus illicites qui ont été retirés, plusieurs centaines de comptes qui ont été supprimés, plusieurs dizaines de réquisitions auxquelles les plateformes ont répondu ».

Et en effet, Snapchat ne se cachait pas d’avoir fait plus que le nécessaire. Un porte-parole affirmait à l’AFP faire de la « détection proactive » notamment sur la carte interactive qui permet de retrouver des contenus en fonction des lieux et « et plus particulièrement le contenu lié aux émeutes » qui serait supprimé s’il « enfreint [leurs] directives ». La responsable des affaires publiques de l’entreprise assumait quant à elle devant l’Assemblée nationale avoir travaillé avec le ministère de l’intérieur pour filtrer les contenus et ne laisser en ligne que ceux mettant en scène des personnes se plaignant des violences. Les représentants de Tiktok ont pour leur part annoncé : « Nous menons une modération automatique des contenus illicites, renforcée par des modérateurs humains. En raison de la nécessité urgente en France, nous avons renforcé nos efforts de modération ».

De l’autre coté, si les réseaux sociaux refusent de se plier à ce jeu diplomatique, alors le gouvernement peut menacer de durcir leurs obligations légales. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et hébergeurs bénéficient d’un principe européen d’irresponsabilité, créé dans les années 2000 et reposant en France sur l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Ils ne sont responsables de contenus que s’ils ont connaissance de leur caractère illicite et ne les ont pas retiré « promptement ». Mais alors que les soirées d’émeutes étaient toujours en cours dans les villes de France, le sénateur Patrick Chaize profitait de l’examen du projet de loi Espace Numérique pour proposer un amendement qui voulait modifier ce régime général et imposer aux plateformes le retrait en deux heures des contenus « incitant manifestement à la violence ».

Si cet amendement a finalement été retiré, ce n’était pas en raison de désaccords de fond. En effet, Jean-Noël Barrot a, dans la foulé de ce retrait, annoncé le lancement d’un « groupe de travail » interparlementaire pour réfléchir à une « évolution législative » de l’encadrement des réseaux sociaux. Sont envisagées pour l’instant des restrictions temporaires de fonctionnalités telles que la géolocalisation, des mesures de modération renforcées ou encore la levée de l’anonymat, éternelle marotte des parlementaires. Demande constante de la droite française depuis de nombreuses années, cette volonté de lier identité virtuelle et identité civile est cette fois-ci défendue par le député Renaissance Paul Midy. De quoi agiter le chiffon rouge de futures sanctions auprès de plateformes qui rechigneraient à en faire suffisamment.

L’impasse de la censure

Déjà voté au Sénat, le projet de loi « Espace Numérique » devrait être discuté à la rentrée à l’Assemblée. Outre plusieurs dispositions problématiques sur lesquelles nous reviendront très prochainement, ce texte a comme objet initial de faire entrer dans le droit français le Digital Services Act (ou DSA). Ce règlement européen adopté en 2022 est censé renouveler le cadre juridique des acteurs de l’expression en ligne.

Contrairement à ce qu’affirmait avec aplomb Thierry Breton, commissaire européen en charge notamment du numérique, ce texte ne permettra en aucun cas d’« effacer dans l’instant » les vidéos de révoltes ni d’interdire d’exploitation les plateformes qui n’exécuteraient pas ces injonctions. Non, ce texte donne principalement des obligations ex ante aux très grosses plateformes, c’est-à-dire leur imposent des efforts sur leur fonctionnement général (transparence des algorithmes, coopération dans la modération avec des tiers certifiés, audits…) pour prévenir les risques systémique liés à leur taille et leur influence sur la démocratie. M. Breton est ainsi prêt à tout pour faire le SAV du règlement qu’il a fait adopté l’année dernière, quitte à dire des choses fausses, faisant ainsi réagir plus de soixante associations sur ces propos, puis à rétropédaler en catastrophe en voyant le tolé que cette sortie a déclenché.

Cependant, si ce texte ne permet pas la censure immédiate rêvée par le commissaire européen français, il poursuit bien la dynamique existante de confier les clés de la liberté d’expression aux plateformes privées, quitte à les encadrer mollement. Le DSA légitime les logiques de censure extra-judiciaire, renforçant ainsi l’hégémonie des grandes plateformes qui ont développé des outils de reconnaissance et de censure automatisés de contenus.

Des contenus terroristes aux vidéos protégées par le droit d’auteur en passant par les opinions radicales, c’est tout un arsenal juridique européen qui existe aujourd’hui pour fonder la censure sur internet. En pratique, elle permet surtout de donner aux États qui façonnent ces législations des outils de contrôle de l’expression en ligne. On le voit en ce moment avec les vidéos d’émeutes, ces règles sont mobilisées pour contenir et maîtriser les contestations politiques ou problématiques. Le contrôle des moyens d’expression finit toujours aux mains de projets sécuritaires et anti-démocratiques. Face à ce triste constat, de la même manière que l’on se protège en manifestation ou dans nos échanges militants, il est nécessaire de repenser les pratiques numériques, afin de se protéger soi-même et les autres face au risque de détournement de nos publications à des fins répressives (suppression d’images, de vidéos ou de messages, flouter les visages…).

Enfin, cette obsession de la censure empêche surtout de se confronter aux véritables enjeux de liberté d’expression, qui se logent dans les modèles économiques et techniques de ces plateformes. À travers leurs algorithmes pensés pour des logiques financières, ces mécanismes favorisent la diffusion de publications violentes, discriminatoires ou complotistes, créant un tremplin rêvé pour l’extrême droite. Avec la régulation des plateformes à l’européenne qui ne passe pas par le questionnement de leur place prépondérante, celles-ci voient leur rôle et leur influence renforcé·es dans la société. Le modèle économique des réseaux sociaux commerciaux, qui repose sur la violation de la vie privée et la monétisation de contenus problématiques, n’est en effet jamais empêché, tout juste encadré.

Nous espérons que les débats autour du projet de loi Espace Numérique seront enfin l’occasion de discuter de modèles alternatifs et de penser la décentralisation comme véritable solution de la régulation de l’expression en ligne. Cet idéal n’est pas utopique mais existe bel et bien et grandit de jour en jour dans un écosystème fondé sur l’interopérabilité d’acteurs décentralisés, refusant les logiques de concentration des pouvoirs de censure et souhaitant remettre les utilisateurs au cœur des moyens de communications qu’ils utilisent.

L’Assemblée adopte l’activation à distance des appareils électroniques

mardi 25 juillet 2023 à 16:00

La semaine dernière, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice pour les années 2023-2027. Parmi de multiples dispositions, ce texte prévoit l’introduction dans le droit français la possibilité pour la police d’activer des appareils et objets électroniques à distance, que ce soit les fonctionnalités de géolocalisation, des micros ou des caméras.

Nous vous en parlions il y a quelques semaines, après avoir fait un tour au Sénat, le voila désormais voté par l’Assemblée. Ce projet de surveillance, défendu par le gouvernement comme une simple « évolution technologique » des mesures d’enquête, modifie en réalité profondément la nature même d’objets du quotidien pour accéder à l’intimité des personnes. Il transforme des appareils supposées passifs et contrôlés par leurs propriétaires en des auxiliaires de justice pour s’immiscer dans tous les recoins de nos espaces privés. Alors que la police était jusqu’à présent tenue d’une démarche active et matériellement contraignante pour surveiller quelqu’un, ces dispositions du projet de loi sur la justice permettront de transformer un objet tel qu’un smartphone en dispositif de surveillance, en le compromettant.

Sans trop de surprise, les discussions à l’Assemblée n’ont apporté que peu de changement. Pour l’activation à distance des appareils électroniques à des fins de géolocalisation, permettant d’obtenir l’emplacement de leurs propriétaires, les députés de la majorité – réunis avec la droite et l’extrême droite – ont ramené le texte à sa version initiale. Ainsi, cette mesure pourra être mise en œuvre sur des personnes poursuivies pour des délits et crimes punis de 5 ans d’emprisonnement seulement, alors que les sénateurs avaient rehaussé ce seuil à 10 ans. Pour l’activation du micro et de la caméra des objets connectés permettant de filmer ou d’écouter tout ce qui se passe à leurs alentours, aucune modification substantielle n’est à noter. Prévue pour la criminalité et la délinquance organisées, l’application future de cette technique extrêmement intrusive nous fait craindre le pire. Actuellement déjà, un grand nombre d’actions peuvent tomber dans le champ de la délinquance et la « criminalité organisée », comme par exemple la « dégradation en bande organisée » pour laquelle sont poursuivies les militant·es écologistes arrêtées pour avoir participé à l’action contre l’usine Lafarge.

Mais surtout, il est très probable que cette technique de compromission des appareils s’étende ou se banalise d’ici à quelques années. La dernière décennie, qui a bouleversé en profondeur la réglementation pénale et antiterroriste, démontre par l’exemple quel pourrait être le chemin d’une telle généralisation. En effet, les techniques spéciales d’enquête, particulièrement intrusives, étaient historiquement réservées aux enquêtes et affaires les plus graves, données au seul juge d’instruction. Ce n’est que depuis la réforme pénale de 2016 que ces possibilités ont été élargies aux officiers de police judiciaire et aux procureurs dans le cadre d’enquête de flagrance et préliminaire. Avec cette loi, le procureur pouvait alors ordonner des écoutes téléphoniques, des sonorisations de lieux, des poses de balise GPS, de la vidéosurveillance, des captations de données informatiques ou des perquisitions de nuit.

Cette extension était fortement critiquée au regard des pouvoirs inédits donnés au parquet, hiérarchiquement dépendant de l’exécutif. Le journal « Le Monde » parlait à l’époque de « la loi antiterroriste la plus sévère d’Europe » et s’inquiétait, comme nous aujourd’hui, du « glissement régulier des méthodes du renseignement vers l’antiterrorisme, celles de l’antiterrorisme vers le crime organisé, celles du crime organisé vers la délinquance ordinaire » et de conclure « les procédures d’exception finissent par dissoudre le principe même d’un droit commun ».

Ces prédictions se sont révélées exactes puisque dès 2018, le gouvernement a voulu élargir ces possibilités fraîchement données au procureur à l’ensemble des crimes dans le cadre d’une enquête en flagrance ou d’une enquête préliminaire, et non plus à la seule délinquance et à la criminalité en bande organisée. On ne pourrait donner meilleur exemple de fuite en avant sécuritaire, révélant la volonté de s’arroger toujours plus de pouvoirs dont on pouvait pourtant se passer auparavant. Néanmoins, les gardes fous institutionnels ont plutôt fonctionné à ce moment là : le Conseil constitutionnel a censuré cet appétit grandissant de prérogatives de surveillance. Celui-ci a ainsi estimé que la mesure était excessive et que le juge des libertés et de la détention (JLD), désigné pour autoriser et contrôler ces techniques, ne constituait pas une garantie suffisante. Pour le Conseil, puisque le JLD n’a pas accès à l’ensemble des procès-verbaux de l’enquête ni au déroulé des investigations, cela l’empêche d’assurer un contrôle satisfaisant de la nécessité et la proportionnalité des mesures de surveillance. Pourtant, alors que ces limites sont connues, c’est ce même JLD qui a été choisi dans le PJL Justice 2023-2027 pour contrôler les nouvelles techniques d’activation à distance des objets connectés (hors information judiciaire).

Toutefois, rien ne permet de croire à un coup d’arrêt similaire contre ces nouvelles mesures. À l’heure où l’antiterrorisme est mobilisé pour réprimer des militant·es politiques, ce renforcement des pouvoirs policiers ne fait que souligner les dérives autoritaires du gouvernement. Cette volonté de faire tomber les barrières qui empêchent l’État d’accéder à l’intimité des citoyens rejoint aussi l’offensive actuelle contre le chiffrement des conversations, que nous avons documentée à travers l’instruction de l’affaire dite du « 8 décembre ».

Le projet de loi sera prochainement transmis à une commission mixte paritaire qui tranchera les derniers arbitrages. Les équilibres politiques actuels font qu’il n’y a quasiment aucune chance que les parlementaires reculent et fassent retirer ces mesures de surveillance. Pourtant, si ces dernières sont votées, elles offriront une possibilité de contrôle de masse à faible coût et feront basculer le rapport que peuvent avoir les citoyens à la technologie en transformant radicalement la nature des objets qui nous entourent.