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Classer pour dominer : petite histoire critique du fichage en France

mercredi 7 septembre 2022 à 11:52

La campagne d’action collective contre la Technopolice se termine dans quelques semaines. Notre plainte contre le Ministère de l’Intérieur (que vous pouvez encore rejoindre ici) vise notamment deux fichiers étatiques massifs : le fichier TAJ et le fichier TES. À travers eux, nous attaquons des outils omniprésents et structurants de la surveillance policière. Car ficher, c’est organiser le contrôle et la domination de l’État sur sa population. Comment expliquer que ces pratiques aient pu émerger, se maintenir et s’ancrer si profondément dans les rouages de l’administration française au point qu’elles échappent désormais à tout véritable contrôle ?
Si on peut évidemment trouver une multitudes d’explications, nous proposons de revenir ici, sans prétention d’exhaustivité, sur l’évolution à travers le temps du fichage en France.

La création d’un savoir d’État

La volonté de l’État français d’identifier formellement sa population débute au XVIIIe siècle. Le but d’origine était formellement de « lutter contre la criminalité, la mendicité ou l’errance » en imposant à certaines personnes de s’enregistrer et de détenir des « papiers » contenant leur nom patronymique1Voir « L’extension des fichiers de sécurité publique » – Pierre Piazza, 2009<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_1').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_1', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Très vite, cette pratique est surtout utilisée dans un cadre judiciaire afin d’identifier les personnes mises en causes qui donneraient de fausses identités, empêchant ainsi la justice de restituer leur parcours criminel. C’est donc la poursuite et la reconnaissance des récidivistes – justification que l’on retrouvera à de nombreuses reprises au cours de l’histoire – qui incite à perfectionner les pratiques d’identification et notamment donner naissance à la police scientifique2Pour plus de détails, lire l’introduction du chapitre « Autour de la photographie par la contrainte » issu du catalogue de l’exposition « Fichés – Photographie et identification 1850-1960 » aux Archives de France<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_2').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_2', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });.

C’est motivé par cette obsession – juridique et scientifique – de la recherche de l’identité qu’Alphonse Bertillon, agent au service photographique de la préfecture de police de Paris, propose en 1883 une nouvelle technique d’identification : l’anthropométrie. Cette méthode vise à associer à l’identité civile une description d’attributs physiques et corporels spécifiques à une personne afin de la reconnaître. Sont ainsi détaillés méticuleusement dans le signalement le visage – front, profil, oreilles, nez, bouche, menton – les cicatrices, grains de beauté, tatouages ou encore la colorimétrie de l’iris. S’ajoutent quelques années plus tard les empreintes digitales, que la police voit comme une garantie plus « intangible » de l’identité. La photographie, alors en plein essor, est aussitôt utilisée pour faire évoluer ce système d’identification. L’apparition de la technique de l’instantané vers 1880, et la photographie en petit format, permettent ainsi d’alimenter les fiches avec portraits de face et de profil. Le bertillonnage évolue alors vers sa version la plus « sophistiquée », les policiers pouvant se reposer sur une vraie visualisation de la personne plutôt qu’une simple description3 Voir dans le même catalogue d’exposition, le chapitre « La photographie dans l’identité judiciaire. Alphonse Bertillon et le modèle de la préfecture de police » par Pierre Piazza et Ilsen About<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_3').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_3', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Déjà, on observe que la moindre invention technique est aussitôt utilisée par la police pour augmenter ses pouvoirs de coercition et de contrôle, phénomène qui se prolonge encore aujourd’hui avec notamment la captation vidéo ou l’intelligence artificielle. Dans l’opinion publique, des inquiétudes émergent à la fois sur les abus de la police mais aussi, déjà, sur la potentielle application de ce système anthropométrique à l’ensemble de la population. Des dessins et caricatures dénoncent ainsi le fait que toute personne soit perçu en criminel potentiel.

Ce perfectionnement du dispositif d’identification marque le début d’une pratique qui va se renforcer au sein de l’État, et pour les seuls intérêts de l’État, au cours des décennies suivantes. Fondé initialement sur la recherche des criminels, le bertillonnage est surtout à l’origine de la rationalisation des pratiques policières. Cette technique fait ainsi apparaître de nouveaux instruments de classement, telle que la fameuse fiche au format et au contenu standardisé, pour remplacer les signalements qui reposaient uniquement sur la mémoire des agents de police. Cette nouvelle « mémoire d’État » repose sur une organisation précise, et qui fonctionne désormais selon un « système réticulaire », conférant à la police la capacité de dominer visuellement un « matériau humain ». Elle dispose désormais d’un pouvoir facilité d’accéder et croiser des informations, organisé en réseau à travers les régions, alimentant le fantasme qu’aucune information ne puisse lui échapper. Le bertillonnage marque aussi la première étape de la biométrie en France, le corps devenant le principal élément d’identification et de contrôle. En maîtrisant les corps, l’administration peut localiser, inventorier, classer les humains4 Denis Vincent,« Une histoire de l’identité. France, 1715-1815», Revue d’histoire moderne & contemporaine », page 229.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_4').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_4', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });.

Si le bertillonnage a vu le jour à Paris, ces pratiques répressives se diffusent largement dans les administrations coloniales et préfigurent le fichage des juifs cinquante ans plus tard. Ainsi, dès la fin des années 1880, le fichage se perfectionne et s’institutionnalise au sein de l’Empire colonial français. Ce « laboratoire colonial français » dont parle bien Ilsen About dans ce texte permet de mettre en pratique et à grande échelle un processus d’identification administrative homogénéisé, qui rend possible la création de sujets inférieurs et de régimes juridiques distincts. Dépassant la seule recherche des criminels et délinquants, le fichage sera notamment appliquée pour la surveillance de catégories d’individus toujours plus vastes, considérés comme « subversifs », comme les anarchistes5Surveiller, sanctionner et prédire les risques : les secrets impénétrables du fichage policier, Virginie Gautron, 2019. <script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_5').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_5', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. et jouera un rôle crucial dans le contrôle et la répression de certaines populations.

Les fichages étatiques répressifs du XXe siècle

Les « nomades », c’est à dire les personnes n’ayant pas de résidence fixe, ont été le premier groupe social à être ciblé par les nouvelles méthodes de fichage, l’administration voulant à tout prix contrôler qui rentre et sort de son territoire. Créé dès 1907 pour remplacer une liste de « bohémiens », le système mis en place consistait à doter une large catégorie de personnes itinérantes d’un « carnet anthropométrique »6L’ensemble de cette partie est tirée du chapitre « Le contrôle des « nomades » par Emmanuel Filhol, Marie-Christine Hubert, Adèle Sutre issu du catalogue d’exposition cité plus haut.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_6').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_6', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Afin de surveiller et contrôler les déplacements, cette feuille d’identité contenait signalement, profession et photographie. Chaque modification du carnet (par exemple pour la notification d’un trajet, d’un vaccin mais aussi d’une infraction) faisait l’objet d’une notice individuelle, qui, par la suite, sont copiées et centralisées au sein d’un fichier. Ces différentes contraintes ont notamment conduit certaines familles à décider d’abandonner le mode de vie nomade qui pouvait être le leur depuis des siècles.

La surveillance s’intensifia ensuite avec la création d’un registre de visas apposé à l’entrée de chaque commune, classé chronologiquement et alphabétiquement, puis par un régime d’interdiction de déplacement d’abord pour les étrangers puis vis-à-vis de l’ensemble des « nomades » durant la Seconde Guerre mondiale. Facilitée par leur identification préalable à travers les carnets et registres instaurés depuis plusieurs décennies, l’assignation à résidence des personnes « nomades» se met en place, et sera rapidement remplacée par un internement à partir de 1940. Libérées en 1946, elles resteront cependant soumises au carnet jusqu’à son abrogation en 19697Le carnet est remplacé à ce moment là par le livret de circulation dont la suppression n’a été votée par l’Assemblée nationale qu’en 2015<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_7').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_7', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Le déplacement des populations et la connaissance de qui entre et sort dans un territoire reste une des justifications majeures de l’État pour le fichage.

Durant la Seconde Guerre mondiale, le fichage a joué un rôle majeur et continu dans la persécution et le génocide de la population juive. Après la découverte du « fichier juif » par Serge Klarsfeld dans les années 1990, une commission nationale fut chargée d’enquêter sur les pratiques de la police française pendant la guerre. La lecture du rapport est édifiante : y est décrit le savoir faire rigoureux et zélé de la police française, à la fois en zone occupée et au sein du régime de Vichy, pour identifier et réprimer les personnes juives en France.

Déjà, chaque processus de fichage était précédé d’une phase d’identification, par recensement ou à travers la généralisation, à partir de 1940, de l’obligation de disposer d’une carte d’identité sur laquelle était apposée la mention « Juif » . Comme il est énoncé dans le rapport, «le binôme recensement-fichier a presque toujours servi à mieux identifier pour surveiller, contrôler, et au fil des mois, arrêter, interner, voire déporter»8 Voir page 61 du rapport.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_8').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_8', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. C’est ainsi qu’en zone occupée, un recensement général a été entrepris dès l’automne 1940 afin de créer un fichier central couvrant Paris et les arrondissements de la Seine, sous la direction d’André Tulard, fonctionnaire de la préfecture de police passé par le service des étrangers et le bureau des passeports et des naturalisations. Un « dossier juif » était alors ouvert pour chaque famille et chaque personne célibataire, puis était ensuite classé méticuleusement selon quatre sous-fichiers : alphabétique (avec la lettre J sur le coin gauche) ; par nationalité (J sur le coin gauche, N sur le coin droite) ; par domicile (par rue et numéro) (J à gauche, D à droite) ; par profession (J à gauche, P à droite). La couleur des fiches permettait également de classer entre juifs français (fiche bleue) et étrangers ou apatrides (fiche orange et beige). La mise en œuvre du fichier « Tulard » impressionna à la fois les occupants allemands et les responsables de Vichy, ce qui poussa ces derniers à imposer aux préfets de la zone Sud un recensement de la population juive. Conçu sur un modèle similaire de couleurs et de catégories (français, étrangers, entreprises), le fichier de Vichy rassembla à la fin plus de 110 000 fiches.

Ces fichiers centraux étaient accompagnés d’une multitude de listes de personnes juives (par exemple, celles qui disposaient d’un appareil de télégraphie, étaient propriétaires d’une bicyclette ou avaient retiré l’étoile juive) tenues par l’administration pour contrôler le respect des lois restrictives et limiter les déplacements. Mais surtout, ils ont été un instrument direct des rafles et de la déportation à partir de 1942. S’il fallait un exemple, le sous-fichier des nationalités du fichier Tulard a permis de planifier les arrestations et internements pendant les rafles des juifs étrangers, les fiches étant extraites avant chaque action9Lors de la rafle du Vel’ d’Hiv, Tulard et les hommes de son service en sortirent 25 334 pour Paris intra-muros et 2 027 pour les communes de la proche banlieue, voir page 106 du rapport.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_9').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_9', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Si le processus de fichage a été multiple et varié au cours de la guerre, en aucun cas il n’a été ponctuel. Fruit du savoir-faire de l’administration française, le fichage était le vecteur d’une véritable politique de surveillance et de persécution des juifs, facilitant directement la déportation voulue par l’occupant allemand.

Dernier exemple de cette pratique d’État, le fichage de la population algérienne en France métropolitaine a démontré la multiplicité des manœuvres mises en place pour contrôler et surveiller des personnes à titre « préventif » en temps de conflit. Si aucun fichier central n’a vu le jour dans ce cas précis, ce n’est que faute de temps et de moyens, car plusieurs initiatives de l’administration et de la préfecture de police de Paris allèrent en ce sens. D’une part, la brigade des agressions et des violences, créée en 1953 sous le prétexte de la lutte contre la délinquance de rue, photographiait et identifiait les nord-africains interpellés à la suite de rafles, afin d’alimenter un fichier. Ensuite, pendant la guerre, une circulaire du 5 août 1957 organisait la création d’un fichier national des individus dangereux ou à surveiller résidant en métropole, appelé le « fichier Z ». Deux autres circulaires de 1957 et 1958 ont ensuite précisé les catégories d’individus à ficher, dont notamment les agents nationalistes que la police souhaitait éliminer, classés dans une sous-rubrique de ce fichier Z10Informations tirées du chapitre « Le fichage des émigrés d’Algérie (1925-1962) » par Emmanuel Blanchard dans le catalogue d’exposition précité.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_10').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_10', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });.

D’autre part, l’État français procédait à l’identification généralisée des Français musulmans d’Algérie en métropole. Prenant le prétexte du risque de fraude, il imposait l’obligation de détenir une carte d’identité permettant en réalité de mettre en place un vaste fichier à partir de l’enregistrement des demandes de carte, renforçant la surveillance administrative. Plusieurs rafles ont également eu lieu entre 1958 et 1961 afin d’inciter les Algériens à s’adresser au Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie (SAT-FMA). Officiellement créé pour leur apporter une aide, ce service visait en réalité à alimenter le renseignement et créer des dossiers individuels. Jusqu’à 100 000 dossiers ont ainsi été créés en région parisienne et plusieurs projets de grands fichiers mécanographiques et d’enquêtes sociologiques étaient dans les cartons de ce service. Ce fichier francilien a notamment été utilisé jusqu’en juillet 1962, chaque fois qu’un Français musulman d’Algérie était appréhendé par un service de police afin de déterminer s’il avait commis des « actions anti-françaises ».11Semblables et pourtant différents.. La citoyenneté paradoxale des « Français musulmans d’Algérie » en métropole, Alexis Spire, 2003<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_11').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_11', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });

Ces trois exemples illustrent à quel point les pratiques de fichage ont été omniprésentes dans les processus de répression, mais également comment l’administration les développaient en toute opacité. L’apparition de l’informatique fait passer le fichage à des échelles encore plus préoccupante, précipitant un nécessaire débat public.

Fichage informatisé et échec de la critique politique

Dès les années 1960, l’informatique était perçue comme un instrument de modernisation du pays et l’institution policière a rapidement voulu adopter ces nouveaux outils. Permettant de rationaliser et mettre de l’ordre dans la multitude de fichiers éparpillés, l’informatisation augmentait aussi les capacités de traitement et permettait les croisements entre fichiers là ou la mécanographie ne permettait que de simples tris12« Vers une remise en cause de la légalité du FNAEG ? », Ousmane Guey et François Pellegrini <script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_12').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_12', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Dans cette dynamique est créée en 1966 une « direction des écoles et techniques » afin de mener les réflexions au sein de l’institution et assurer l’unité de la formation et l’homogénéité des méthodes et techniques de la police. Ces réflexions, associées aux capacités récentes de recouper de façon automatisée un grand nombre d’informations, ont alors nourri un nouveau projet : celui d’attribuer un identifiant unique à chaque personne dans le Système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des individus (SAFARI)13« Le désordre assisté par ordinateur : l’informatisation des fichiers de police en France», Cahiers de la sécurité, Eric Heilmann, 2005 <script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_13').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_13', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });.

Révélé et dénoncé en 1974 par le journal Le Monde dans l’article intitulé « « Safari » ou la chasse aux Français », le projet suscita de fortes réactions. Pour l’auteur de l’article, Philippe Boucher, la base de données donnerait une « puissance sans égal » à celui qui la posséderait, mettant au cœur du débat la question de la détention et de la centralisation par l’État d’informations sur l’ensemble de sa population. Finalement abandonné face à la controverse, le projet SAFARI déboucha sur une commission d’enquête qui donna naissance à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et à la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, socle de la protection des données personnelles encore en vigueur aujourd’hui. Au-delà de la création d’un encadrement juridique, cet épisode marque une amorce de politisation sur le sujet. Cette réflexion avait d’ailleurs débuté avant ce scandale, le directeur du « service des écoles et techniques » mentionné plus haut écrivait lui-même en 1969 :

« La mise en mémoire d’un certain nombre de données n’est-elle pas attentatoire à la liberté et même à la dignité de l’homme ? Ne présente t-elle pas des dangers si nous connaissons à nouveau comme naguère la férule d’un État totalitaire, le joug d’une police politique orientée non vers le maintien de l’ordre public, la prévention et la répression des crimes, mais vers l’asservissement des citoyens libres, privés par une minorité de leurs moyens d’expression ? Le problème vaut qu’on y réfléchisse longuement et profondément.14 Cité dans l’article d’Eric Heilmann<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_14').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_14', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });

Il apparaît alors de plus en plus évident que si une administration peut disposer, organiser, classer des informations sur les personnes, cela n’est pas politiquement neutre. Elle retire de cette connaissance un pouvoir, une possibilité de contrôle qui doit nécessairement être limitée. Cette prise de conscience et la politisation collective des enjeux, assortie d’institutions et d’un encadrement juridique novateurs, auraient pu laisser penser que la problématique du fichage avait été cernée de manière suffisamment forte par la société pour être maîtrisée, afin d’empêcher les dérives. Malheureusement ce ne fut pas le cas, ces pratiques d’identification de surveillance étant probablement bien trop ancrées dans les rouages de l’institution policière.

Dès les années 1980, avec la généralisation des ordinateurs, la police commençait à collecter des informations de façon massive et désordonnée. Plutôt que de limiter ces pratiques, il fut au contraire décidé de rationaliser et d’organiser cette quantité de données au sein de fichiers centralisés pour en tirer une utilité. C’est dans ce contexte qu’est apparue l’idée du fichier STIC (Système de traitement des infractions constatées), visant à intégrer toutes les informations exploitées par les services de police dans une seule et même architecture, accessible à tous les échelons du territoire15« Défavorablement connus », Jean-Marc Manach, Pouvoirs, 2018<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_15').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_15', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Finalement mis en œuvre et expérimenté dans les années 1990, le fichier STIC cristallisa de nombreuses tensions entre le Ministère de l’Intérieur et la CNIL qui durent négocier pendant plusieurs années afin d’en fixer le cadre légal. Si la CNIL a obtenu des garanties dans un accord à l’arrachée en 1998, cette victoire a paradoxalement signé la fin de son influence et de sa légitimité. En effet, dans les années qui suivirent, toutes les réserves qu’elles avait pu obtenir ont été ostensiblement bafouées. Mais surtout, cette longue bataille qui avait concrètement ralenti et empêché le développement du fichier souhaité par le Ministère poussa le gouvernement à supprimer par la suite le pouvoir d’autorisation attribué à la CNIL afin de ne plus être gêné dans ses projets. C’est pourquoi, en 2004, la modification de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) acta la suppression du pouvoir de contrainte de la CNIL pour le transformer en simple avis consultatif. Cela signifie qu’elle ne dispose plus de l’autorité nécessaire pour empêcher ou limiter la création de fichiers de police par le gouvernement. Cette modification législative marque un tournant dans le droit des fichiers et des données personnelles ainsi que dans la pratique policière. Les garde-fous ayant sauté, l’espace politique pour parvenir à une surveillance massive se libère, les limites légales devenant purement cosmétiques.

Malgré l’encadrement légal, le fichage s’emballe

Aujourd’hui, la dérive du fichage est vertigineuse et plusieurs phénomènes peuvent en témoigner. Déjà, l’inflation ahurissante du nombre de fichiers : plus de 70 fichiers créés entre 2004 et 201816Chiffre issu du rapport des députés Didier Paris et Pierre Morel-À-L’Huissier, à partir de l’annexe faisant état de 106 fichiers mis à disposition de la police<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_16').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_16', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Ensuite la déconstruction progressive des principes protecteurs de la loi Informatique et Libertés, comme la proportionnalité et la nécessité, a vidé de toute effectivité les contre-pouvoirs censés limiter et encadrer les fichiers. Prenons quelques exemples symptomatiques de cette lente artificialisation du cadre protecteur des libertés.

La première illustration est une pratique législative devenue banale : un fichier est créé pour une finalité très restreinte, liée à des circonstances exceptionnelles, ce qui lui donne une apparence de proportionnalité en termes juridiques. Cependant, des réformes successives vont élargir son objet et son périmètre, transformant sa nature et son échelle La légalité originelle se retrouve alors obsolète et artificielle. L’exemple le plus significatif et affolant est celui du fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Créé en 1998, suite à l’affaire Guy Georges, ce fichier avait pour vocation d’identifier les personnes récidivistes des infractions sexuelles les plus graves à l’aide de leur ADN, ainsi que les personnes disparues et les corps non identifiés. Mais seulement trois années plus tard, en 2001, la loi pour la sécurité quotidienne élargit la collecte de l’ADN aux crimes graves aux personnes (crimes contre l’humanité, tortures, homicides volontaires,proxénétisme…)17voir Article 56 de la loi n°001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne <script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_17').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_17', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. C’est ensuite la loi sur la sécurité intérieure de 2003 qui l’étend à de simples délits d’atteinte aux personne et aux biens (tels que les vols ou les tags)18 La loi n°2003-239 du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure (dite loi Sarkozy), dans son article 29, élargit l’usage du FNAEG à de simples délits (vol, tag, arrachage d’OGM, etc.) et permet aussi d’inclure des personnes simplement soupçonnées d’avoir commis des crimes contre l’humanité, violences volontaires, menaces d’atteintes aux personnes, trafic de stupéfiants, de traite des êtres humains, de proxénétisme, d’exploitation de la mendicité, d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation, d’actes de terrorisme, de fausse monnaie, d’association de malfaiteurs, mais également de vols, d’extorsions, d’escroqueries, destructions, dégradations, détériorations ou menaces d’atteintes aux biens.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_18').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_18', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], }); et permet aussi d’inclure la collecte de l’ADN des personnes simplement soupçonnées d’avoir commis une de ces infractions. Alors qu’il était conçu pour des situations exceptionnelles, le FNAEG contenait en 2020 les données de 4 868 879 de personnes, soit plus de 7 % de la population française, et en 2015, 76 % de ces profils concernent des personnes non condamnées19« Vers une remise en cause de la légalité du FNAEG », Ousmane Guey et François Pellegrini, cité plus haut, page 10.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_19').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_19', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. En prenant en compte la parentèle, c’est-à-dire les personnes partageant des éléments non codants d’ADN pouvant révéler des liens familiaux, ce chiffre peut être quintuplé. Conservé jusqu’à 40 ans pour les personnes condamnées, 25 ans pour les mis en causes, l’ADN peut également être partagé au niveau européen dans le cadre de la coopération permise par le Traité Prüm. Aujourd’hui l’ADN est relevé très fréquemment par la police sur toute personne en garde à vue et peut même l’être après condamnation, le refus de le donner pouvant être sanctionné par la loi.

Deuxième méthode pour étendre l’emprise d’un fichier : l’élargissement au cours du temps du nombre de personnes ayant accès au fichier ou de la nature des données collectées. Par exemple, trois fichiers de renseignement administratif (dont vous nous parlions ici) ont récemment été amendés pour que soient ajoutées aux éléments collectés les opinions politiques, l’état psychologique ou encore les informations postées sur les réseaux sociaux. Parallèlement, si les fichiers ne sont pas automatiquement croisés ou interconnectés, des interfaces ou logiciels permettent de favoriser leur lecture simultanée. L’information originellement collectée change nécessairement de nature quand elle peut être recoupée avec une autre recueillie dans un contexte totalement différent. Parmi ces outils, nous pouvons citer le système Accred (Automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données) qui permet la consultation automatique et simultanée de 11 fichiers dits « généraux »,20Plus précisément les fichiers EASP, PASP, GIPASP, FPR, N-SIS II, le FSPRT, le fichier des véhicules volés ou signalés (FoVES), CRISTINA, GESTEREXT, SIREX et le fichier de la DGSE.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_20').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_20', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], }); dans le cadre d’enquêtes administratives (quand on postule à un emploi lié au secteur public) ou pour une demande d’un premier titre de séjour, un renouvellement de titre de séjour ou une demande de nationalité française.

Enfin, le troisième symptôme de cette dérive est la perte de pouvoir et d’influence de la CNIL, déjà évoquée plus haut. Alors qu’elle est tenue dans ses missions officielles de vérifier la « bonne » tenue des fichiers, elle s’est progressivement désinvestie de tout contrôle de leur usage a posteriori par la police. Pourtant, par le passé, la CNIL avait pu effectuer des contrôles généraux et demander l’effacement de presque 20 % des données du fichier STIC en 200721« Défavorablement connus », Jean-Marc Manach, cité plus haut.<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_21').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_21', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], }); ou, après avoir constaté les multiples erreurs et inexactitudes des fiches, à exiger une refonte des données avant sa fusion avec le JUDEX dans le TAJ en 2011. Mais aujourd’hui, la Commission a changé ses priorités et semble se consacrer principalement à l’accompagnement des entreprises et non plus au contrôle de l’administration étatique. Les seules vérifications de fichiers font suite à des demandes individuelles reposant sur le droit d’accès indirect des particuliers, soit quelques milliers de cas par an, sur plusieurs millions de fiches (ce que la CNIL commente sommairement dans ses rapports annuels22Voir par exemple, p48 du rapport annuel 2021 de la CNIL, mai 2022<script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_22').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_22', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });).

Ainsi, en pratique, les contraintes censée empêcher le fichage massif et injustifié sont devenues dérisoires face à la masse d’informations collectées et exploitées au quotidien. À travers notre plainte collective, nous voulons pousser la CNIL à retourner à son rôle originel, à imposer les limites de la surveillance d’État et à s’ériger en véritable contre-pouvoir. Le fichier TAJ — qui contient 20 millions de fiches de personnes ayant eu un contact avec la police — est l’exemple même d’un fichier devenu tentaculaire et démesuré, tout agent de police et de gendarmerie pouvant potentiellement y avoir accès. Le fichier TES, quant à lui, est l’incarnation du rêve d’identification biométrique de Bertillon, puisqu’il contient la photographie de toute personne disposant d’un titre d’identité en France, soit la quasi-totalité de la population. Officiellement créé à des fins d’authentification et de lutte contre la fraude, son modèle centralisé et son échelle constituent à eux seuls des sources de risques23L’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), avait publié une intéressante étude sur le fichier TES et les architectures alternatives qui auraient pu être choisies <script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_23').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_23', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });, ce qui a longtemps justifié qu’il ne soit pas mis en place (alors que sa création était souhaitée depuis des années, comme l’explique Jean-Marc Manach dans cet article). Par son existence même, ce fichier fait naître la possibilité qu’il soit utilisé comme base de données policière à des fins d’identification de la population et c’est pourquoi nous en demandons la suppression (plus d’informations sur ces deux fichiers sont développées sur le site de la plainte collective).

Le fichage, porte d’entrée vers la reconnaissance faciale généralisée

L’évolution du fichage en France conduit à un constat amer : la question de l’identification de la population par l’État a été consciencieusement dépolitisée, laissant toute liberté aux pouvoirs publics pour multiplier la collecte d’informations sur chacun d’entre nous, sous prétexte de prévenir tous les dangers possibles. Les limitations pensées dans les années 1970 sont aujourd’hui balayées. Aucune remise en question des moyens et finalités n’est effectuée et les rares fois où le fichage est questionné, il est systématiquement validé par le Conseil d’État qui ne voit jamais rien à redire.La seule réponse juridique aujourd’hui semble individuelle et consisterait à ce que chacun demande le retrait de son nom dans les fichiers d’État (pour cela, la caisse de solidarité de Lyon a fait un excellent travail de recensement des fichiers de police, vous pouvez lire ici leur brochure et utiliser leurs modèles de courrier afin de demander si vous êtes fichés !).

Avec l’apparition des techniques d’intelligence artificielle, et principalement la reconnaissance faciale, ce système de fichage généralisé fait apparaître de nouvelles menaces. Les deux obsessions qui ont motivé le développement du fichage tout au long du XXe siècle, à savoir la capacité d’identifier les personnes et de contrôler leurs déplacements, pourraient aujourd’hui être satisfaites avec le stade ultime de la biométrie : la reconnaissance faciale. En France, la police est autorisée depuis 10 ans à comparer quotidiennement les visages contenus dans la base de données du fichier TAJ à ceux captés par les flux de vidéosurveillance ou provenant de photos sur les réseaux sociaux. En parallèle, le système européen de contrôle d’entrée/sortie, dit EES, dont la création a été décidée en 2017 dans le cadre du projet « frontières intelligentes » (« smart borders ») et qui devrait être mis en œuvre d’ici la fin de l’année 2022, contient une base de données de visages des personnes arrivant de pays tiers. Il a pour but de de remplacer le cachet sur le passeport et rendre automatique le passage aux frontières via reconnaissance faciale24Voir la description du projet sur le site de Thalès : « La biométrie au service des frontières intelligentes » <script type="text/javascript"> jQuery('#footnote_plugin_tooltip_18832_2_24').tooltip({ tip: '#footnote_plugin_tooltip_text_18832_2_24', tipClass: 'footnote_tooltip', effect: 'fade', predelay: 0, fadeInSpeed: 200, delay: 400, fadeOutSpeed: 200, position: 'top right', relative: true, offset: [10, 10], });. Toujours au niveau européen, les projets de réforme des base de données Eurodac (concernant les personnes exilées demandeuses d’asile et qui permet déjà aujourd’hui la comparaison des empreintes digitales) et Prüm II (qui prévoit l’interconnexion des fichiers de police des États membres) ont pour but d’inclure l’image faciale.

La généralisation de cette technologie ne pourrait avoir lieu sans la préexistence de mégafichiers et d’une culture de la collecte d’informations, qui sont désormais toutes deux bien établies. Le fichage généralisé est aujourd’hui la porte d’entrée vers la reconnaissance faciale et l’identification des masses par les États. Au-delà de la capacité de surveillance qu’il confère à la police par l’exploitation et la transmission d’informations, c’est la fin de l’anonymat dans l’espace public et le contrôle total des déplacements individuels qui seront permis par le fichage numérique.

Afin de mettre un coup d’arrêt à ce système de surveillance avant qu’il ne soit trop tard, rejoignez la plainte collective sur plainte.technopolice.fr

References

References
1 Voir « L’extension des fichiers de sécurité publique » – Pierre Piazza, 2009
2 Pour plus de détails, lire l’introduction du chapitre « Autour de la photographie par la contrainte » issu du catalogue de l’exposition « Fichés – Photographie et identification 1850-1960 » aux Archives de France
3 Voir dans le même catalogue d’exposition, le chapitre « La photographie dans l’identité judiciaire. Alphonse Bertillon et le modèle de la préfecture de police » par Pierre Piazza et Ilsen About
4 Denis Vincent,« Une histoire de l’identité. France, 1715-1815», Revue d’histoire moderne & contemporaine », page 229.
5 Surveiller, sanctionner et prédire les risques : les secrets impénétrables du fichage policier, Virginie Gautron, 2019.
6 L’ensemble de cette partie est tirée du chapitre « Le contrôle des « nomades » par Emmanuel Filhol, Marie-Christine Hubert, Adèle Sutre issu du catalogue d’exposition cité plus haut.
7 Le carnet est remplacé à ce moment là par le livret de circulation dont la suppression n’a été votée par l’Assemblée nationale qu’en 2015
8 Voir page 61 du rapport.
9 Lors de la rafle du Vel’ d’Hiv, Tulard et les hommes de son service en sortirent 25 334 pour Paris intra-muros et 2 027 pour les communes de la proche banlieue, voir page 106 du rapport.
10 Informations tirées du chapitre « Le fichage des émigrés d’Algérie (1925-1962) » par Emmanuel Blanchard dans le catalogue d’exposition précité.
11 Semblables et pourtant différents.. La citoyenneté paradoxale des « Français musulmans d’Algérie » en métropole, Alexis Spire, 2003
12 « Vers une remise en cause de la légalité du FNAEG ? », Ousmane Guey et François Pellegrini
13 « Le désordre assisté par ordinateur : l’informatisation des fichiers de police en France», Cahiers de la sécurité, Eric Heilmann, 2005
14 Cité dans l’article d’Eric Heilmann
15 « Défavorablement connus », Jean-Marc Manach, Pouvoirs, 2018
16 Chiffre issu du rapport des députés Didier Paris et Pierre Morel-À-L’Huissier, à partir de l’annexe faisant état de 106 fichiers mis à disposition de la police
17 voir Article 56 de la loi n°001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne
18 La loi n°2003-239 du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure (dite loi Sarkozy), dans son article 29, élargit l’usage du FNAEG à de simples délits (vol, tag, arrachage d’OGM, etc.) et permet aussi d’inclure des personnes simplement soupçonnées d’avoir commis des crimes contre l’humanité, violences volontaires, menaces d’atteintes aux personnes, trafic de stupéfiants, de traite des êtres humains, de proxénétisme, d’exploitation de la mendicité, d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation, d’actes de terrorisme, de fausse monnaie, d’association de malfaiteurs, mais également de vols, d’extorsions, d’escroqueries, destructions, dégradations, détériorations ou menaces d’atteintes aux biens.
19 « Vers une remise en cause de la légalité du FNAEG », Ousmane Guey et François Pellegrini, cité plus haut, page 10.
20 Plus précisément les fichiers EASP, PASP, GIPASP, FPR, N-SIS II, le FSPRT, le fichier des véhicules volés ou signalés (FoVES), CRISTINA, GESTEREXT, SIREX et le fichier de la DGSE.
21 « Défavorablement connus », Jean-Marc Manach, cité plus haut.
22 Voir par exemple, p48 du rapport annuel 2021 de la CNIL, mai 2022
23 L’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), avait publié une intéressante étude sur le fichier TES et les architectures alternatives qui auraient pu être choisies
24 Voir la description du projet sur le site de Thalès : « La biométrie au service des frontières intelligentes »
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Financement régional de drones policiers : l’Île-de-France dans l’embarras

lundi 5 septembre 2022 à 15:44

En début d’année, La Quadrature du Net s’associait aux élu·es de la région Île-de-France mobilisé·es contre le subventionnement illégal de drones municipaux par la région. Mise sous pression, la majorité régionale, embarrassée, commence à admettre l’illégalité de cette subvention, mais tente de gagner du temps.

Le 13 décembre dernier, le Conseil régional d’Île-de-France ouvrait les financements régionaux à l’équipement en drones des polices municipales. À la clé : 300 000 € à disposition des communes franciliennes qui voudraient équiper leurs polices municipales de drones de surveillance. Mais deux obstacles à cela : premièrement, une région n’est pas compétente pour subventionner l’équipement de police municipale car elle ne dispose d’aucun pouvoir en matière de sécurité ; deuxièmement, l’usage de drones par les forces de police municipale a été censuré par le Conseil Constitutionnel et la loi ne les autorise donc pas.

Si juridiquement cette subvention est entièrement illégale, la méthode politique pour la faire passer n’en est pas moins affolante, puisque la majorité régionale n’hésite pas à mentir, affirmant lors des débats sur le budget que de tels drones seraient légaux (alors qu’il n’en est rien, voir notre article).

Face à ce tour de force contraire aux libertés publiques et individuelles, La Quadrature du Net et le groupe de la Gauche Communiste, Écologiste et Citoyenne ont engagé une démarche commune et porté en début d’année un recours devant le tribunal administratif de Montreuil pour tenter de faire respecter l’État de droit.

La droite régionale divisée entre rétropédalage et maintien de ses mensonges

Plusieurs mois après la dénonciation de cette délibération illégale, l’exécutif régional se retrouve embarrassé. D’un côté, Frédéric Péchenard, le vice-président du Conseil régional chargé de la Sécurité et de l’Aide aux victimes, a admis publiquement en commission permanente que ces drones sont bien illégaux et que la région Île-de-France n’engagerait pas les fonds prévus. Mais, de l’autre côté, Vincent Jeanbrun, maire de L’Haÿ-les-Roses et président du groupe régional majoritaire, maintenait ses mensonges en soutenant que le droit actuel autoriserait l’usage de drones par des polices municipales. Peut-être a-t-il oublié l’interdiction, par deux fois, des drones par le Conseil d’État, bien que les élu·es communistes le lui rappellent systématiquement (voir ici et )…

Quoiqu’il en soit, cette concession de l’exécutif de la région Île-de-France constitue bien une première victoire contre les projets sécuritaires de la droite régionale, très sensible aux lobbys de la Technopolice.

Nouvelle stratégie de la droite régionale : gagner du temps pour sauver son « bouclier de sécurité »

Derrière le financement des drones par la région Île-de-France se cache une autre bataille : celle du programme sécuritaire régional, le « bouclier de sécurité ». Depuis 2016 et l’arrivée de Mme Pécresse à la tête de la région, le Conseil régional finance massivement les équipements de polices municipales et autres programmes sécuritaires. Le financement des drones que nous avons attaqué n’est qu’un minuscule bout de cette technopolice francilienne : armes létales, vidéosurveillance dans les lycées ou encore centre de supervision XXL des caméras de vidéosurveillance.

Et ce recours dérange la région bien au-delà de la question des drones : nous avons mis en évidence l’incompétence d’une région pour financer des équipements de police municipale. Fin 2020, le tribunal administratif de Marseille avait déjà annulé une partie du budget de la région PACA en raison de cette incompétence. Le tribunal administratif de Montreuil pourrait faire de même et mettre fin au financement technopolicier régional, posant ainsi le principe, pour toutes les régions, qu’elles ne peuvent pas financer la Technopolice.

Le préfet de région ne s’était pas non plus trompé sur ce point : par un recours gracieux (c’est-à-dire adressé à la région et non à un tribunal) contre une autre partie de ce « bouclier de sécurité », il mettait en avant l’incompétence de la région pour financer l’équipement d’une police municipale (voir son recours gracieux).

À ce jour, la région n’a toujours pas défendu l’affaire des drones devant le tribunal administratif, c’est-à-dire qu’elle n’a pas répondu aux critiques que nous lui faisons, alors même qu’elle a déjà fait connaître sa position au préfet de région. Ainsi, la droite régionale gagne du temps, afin de retarder le moment où l’affaire sera jugée. Or, tant que l’incompétence de la région ne sera pas formellement affirmée par la justice, et bien que l’exécutif se soit engagé à ne pas utiliser les fonds alloués aux drones, l’ensemble du « bouclier de sécurité » restera en place.

Voilà le niveau de respect démocratique de la droite régionale : l’exécutif francilien sait que la région a prévu un financement de drones illégaux et l’admet, mais s’abstient de le dire au tribunal administratif pour retarder le moment où ce système sécuritaire devra être arrêté.

Ces dernières années, de plus en plus de pouvoirs sont offerts aux polices municipales, dans une logique toujours plus sécuritaire. Le « continuum de sécurité » théorisé par le ministère de l’Intérieur et dans lequel s’engouffre Mme Pécresse n’est qu’un appel du pied à la Technopolice, qui bénéficie alors de multiples financements. Ce recours contre les subventions de drones par la région Île-de-France aura permis de mettre en lumière des années d’illégalité de ces financements franciliens. Dans quelques semaines, La Quadrature lancera une nouvelle étape de lutte contre ces dérives sécuritaires en déposant, à l’occasion du festival Technopolice à Marseille qui se déroulera du 22 au 24 septembre prochains, une plainte collective contre la vidéosurveillance, le fichage et la reconnaissance faciale. Il est encore temps de signer la plainte et de participer à l’action collective !

Festival Technopolice Marseille

mardi 23 août 2022 à 16:13

Il y a trois ans, La Quadrature lançait l’initiative Technopolice avec le soutien d’une vingtaine d’associations. Cette initiative avait pour but de donner les outils aux habitantes et habitants des villes pour se saisir de la lutte contre la surveillance localement. Le premier groupe militant que nous avons vu naître est le collectif Technopolice Marseille, qui enchaîne conférences, expositions artistiques, cartographies de caméras et actions de rue contre les dispositifs de surveillance de la ville.
Aujourd’hui, à l’initiative du collectif Technopolice Marseille, nous sommes heureux de vous annoncer la première édition du Festival Technopolice.

Il se déroulera du 22 au 24 septembre à Marseille et consistera en des séances de projections de films sur la surveillance des villes et la lutte contre la Technopolice. Les séances seront suivies de discussions croisées avec des chercheureuses, des réalisateurices, les militants et militantes contre la Technopolice, notamment Technopolice Belgique, Technopolice Paris et la Share Foundation, association serbe, qui se bat contre la reconnaissance faciale dans les rues de Belgrade. Au cours du festival vous pourrez participer à une promenade cartographique pour apprendre à repérer les caméras et discuter avec d’autres militants.
Le 24 septembre à 21h30, nous déposerons ensemble la plainte collective contre la Technopolice lancée le 24 mai dernier. Pensez bien à rejoindre la plainte avant cette date !
Le dépôt de la plainte sera suivi d’un concert du groupe de musique marseillais Technopolice et son garage groovy aux accents surf.

Retrouvez le programme du festival sur technopolice.fr/festival

Généralisation de la censure automatisée : le Conseil constitutionnel est saisi

vendredi 29 juillet 2022 à 13:11

L’Assemblée nationale a adopté définitivement la proposition de loi relative à la « diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne », issue du règlement européen de censure terroriste que nous avons longuement combattu ces dernières années. En réaction, des député·es viennent de saisir le Conseil constitutionnel. Il s’agit de l’ultime recours pour empêcher l’application de ce dispositif déjà jugé attentatoire à la liberté d’expression et qui mettrait fin à l’internet décentralisé.

La dernière étape d’un long combat

Entre 2019 et 2021, aux cotés de nos allié·es européen·nes, nous avons mené campagne contre le règlement de « censure terroriste ». Poussé par l’Allemagne et la France, ce texte affichait l’objectif de la lutte contre le terrorisme pour imposer un régime de censure administrative à l’ensemble des acteurs du Web, y compris les petites infrastructures qui construisent l’internet décentralisé. Adopté rapidement, malgré l’opposition de nombreuses associations, le contenu du règlement doit aujourd’hui rentrer dans le droit national français.

Que prévoit exactement ce texte ? Il donne au pouvoir administratif, et donc à la police, la capacité d’ordonner à tout hébergeur de retirer en une heure un contenu qu’elle aura identifié comme à caractère « terroriste ». Ces demandes pourront concerner une multitude de services en ligne, qu’il s’agisse de plateformes, réseaux sociaux, hébergeurs de vidéos ou de blogs, peu importe leur taille dès lors qu’ils sont localisés dans l’Union européenne. Cette injonction sera directement transmise à ces fournisseurs de services, sans que l’intervention d’un juge ne confirme ou non le bien-fondé de la demande. Si des recours sont possibles, ils n’arrivent qu’a posteriori, une fois la censure demandée et exécutée. Et si un contenu n’est pas retiré, une sanction allant jusqu’à 250 000 € par contenu non-retiré, ou 4% du chiffre d’affaires mondial annuel en cas de récidive, pourra être prononcée en France.

En France, l’autorité en charge d’envoyer ces demandes sera l’OCLCTIC, autorité déjà autorisée à demander le blocage de site en 24h depuis 2014 pour apologie et provocation au terrorisme. De plus, les hébergeurs seront tenus, et pourront être forcés par l’ARCOM (nouvelle institution fusionnant le CSA et la HADOPI), de lutter contre la diffusion de ces contenus à caractère « terroriste » sous peine de sanction de 4% du chiffre d’affaire mondial annuel. L’ARCOM pourra notamment demander de mettre en place des « mesures techniques », et les plateformes pourront utiliser des filtres fondés sur l’intelligence artificielle capables de détecter de façon automatisée certaines images ou certains textes dès leur publication.

Un texte dangereux et liberticide

Nous avons dénoncé depuis longtemps les nombreux dangers que présente ce texte. Non seulement la censure n’est ni le procédé le plus utile ou efficace pour lutter contre le terrorisme, mais sa généralisation aura des dommages collatéraux considérables sur le fonctionnement actuel d’internet. Il est évident qu’imposer une obligation de retrait en une heure à des acteurs de petite taille, ayant peu moyens humains et techniques, est irréaliste. Afin d’échapper aux sanctions, ils n’auront pas d’autre choix que d’avoir recours aux outils de détection et de censure automatisée de contenus développés par les géants du web. Ce nouveau mécanisme aura ainsi pour effet de renforcer la place dominante des grandes plateformes qui sont les seules à pouvoir mettre en place ces mesures techniques aujourd’hui.

Aussi et surtout, l’automatisation et la rapidité exigée de la censure renforceront l’invisibilisation d’expressions politiques contestataires et radicales. En effet, la notion de terrorisme est si largement définie dans le règlement qu’elle pourra servir à justifier la censure de discours radicaux ou de toute expression favorable à des actions politiques offensives ou violentes – tels que le sabotage ou le blocage d’infrastructures. Des exemples concrets ont démontré ces dernières années les abus auxquels pouvait mener une interprétation large du « terrorisme » par la police française. Le régime existant de censure administrative en 24h a ainsi pu conduire à bloquer un site militant (décision annulée par la justice l’année d’après) ou à demander le retrait d’une caricature d’Emmanuel Macron sans que l’on ne sache sur quel fondement cette demande zélée avait été faite .

Plus récemment, différentes demandes du gouvernement de dissolution administrative d’association ont illustré l’instrumentalisation de la notion de terrorisme. Ainsi, en avril dernier, le Conseil d’État a annulé la dissolution de deux associations de soutien à la Palestine voulues par le ministère de l’Intérieur. Les juges ont estimé que la manifestation de soutien à une association palestinienne et à des personnes condamnées pour des faits de terrorisme ne constituait pas des « agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger ».

De façon similaire, si le Conseil d’État a validé la dissolution du CCIF (notamment pour des contenus postés par des tiers sur leurs réseaux sociaux) il a retoqué le gouvernement sur l’invocation du terrorisme comme motif de dissolution. Pour les juges, les faits avancés (tels que liens « avec la mouvance islamiste radicale», la contestation d’une arrestation du président d’une association faisant l’objet d’une dissolution ou le maintien en ligne de commentaires antisémites ou haineux) ne pouvaient constituer des « agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme  ». Cette jurisprudence est d’ailleurs citée dans le dernier rapport de la « personnalité qualifiée », c’est-à-dire l’autorité chargée d’évaluer la validité des demandes de retrait envoyées à l’OCLCTIC (d’abord rattachée à la CNIL et maintenant à l’ARCOM), signifiant que cette décision pourra servir de critères pour l’analyse des contenus qui lui sont transmis.

Ces exemples sont la preuve que l’administration, dès qu’on l’autorise à qualifier des actes de terrorisme, interprète cette notion de façon trop large et à des fins politiques. À chaque fois c’est l’intervention d’un juge qui permet de corriger ces abus. Pourquoi en serait-il autrement avec ce nouveau mécanisme de censure ?

Le pouvoir décisif du Conseil constitutionnel

Les dangers de ce nouveau régime sont grands et peuvent encore être contrés par le Conseil constitutionnel. Celui-ci n’a d’ailleurs qu’à s’appuyer sur sa propre jurisprudence pour censurer ce texte. En effet, en 2020, alors que le règlement européen de censure n’était pas encore définitivement adopté, le gouvernement français avait voulu forcer l’arrivée d’un compromis sur ce texte en anticipant son application. Il avait alors introduit au dernier moment dans la loi de lutte contre la « haine en ligne » (ou loi Avia) un régime identique de censure administrative en une heure. Mais ce tour de force s’est avéré être un pari perdu : le Conseil constitutionnel l’a jugé contraire à la liberté d’expression, sans ambiguïté.

Pour fonder sa décision, le Conseil estimait, d’une part, que la détermination du caractère illicite des contenus était soumise à la seule appréciation de l’administration. D’autre part, il constatait que si l’hébergeur voulait contester cette décision devant un tribunal, cela ne pouvait avoir d’effet « suspensif » puisqu’il est impossible qu’un juge se prononce en moins d’une heure. Il a ainsi estimé que le pouvoir de retrait et de blocage confié à l’autorité administrative portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et de communication.

Deux ans plus tard, des dispositions ayant les mêmes lacunes (qualification par une administration et absence d’intervention d’un juge avant le retrait) sont de retour devant le Conseil constitutionnel. Logiquement et afin d’être cohérent, il devrait appliquer le même raisonnement pour censurer ce dispositif. Mais, le Conseil constitutionnel refusant de contrôler, en principe, la conformité d’un texte européen à la Constitution, le risque ici est fort qu’il se défausse sur le fait que cette loi est directement issue d’un règlement européen et qu’il ne peut vérifier sa constitutionnalité. Néanmoins, il existe quelques exceptions de droit qui lui permettent de jouer pleinement son rôle : nous espérons donc que le Conseil constitutionnel aura le courage politique de mobiliser ces exceptions.

Le Conseil constitutionnel se doit d’examiner la constitutionnalité de la loi qui lui est soumise et juger, de façon identique à sa décision d’il y a deux ans, que le régime de censure administrative voté par le Parlement est inconstitutionnel. S’il s’y refuse, il acceptera que le gouvernement contourne la Constitution et se moque de l’État de droit.

Ferons-nous tomber la Hadopi devant le juge européen ?

mardi 5 juillet 2022 à 08:00

La Quadrature du Net contre la Hadopi, une histoire qu’on pourrait croire vieille comme le monde… vieille comme La Quadrature en tout cas, puisque c’est dans la lutte contre la création de cette autorité administrative de protection des droits d’auteurs et droits voisins sur Internet qu’est née l’association. Autant dire que symboliquement, le dossier est fort pour nous ! Quinze ans plus tard, La Quadrature persiste dans son combat, avec ce matin une audience majeure devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), dans le cadre d’un contentieux que nous avons débuté en 2019 contre la Hadopi avec FDN, FFDN et Franciliens.net. On vous résume ici l’affaire, et surtout ses derniers rebondissements, et un live-tweet de l’audience sera disponible.

Petit retour historique

28 octobre 2009 : la loi Hadopi 2 ( « relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet ») vient d’être promulguée. Elle fait suite à la loi « favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet », adoptée quelques mois plus tôt (dite loi Hadopi 1). Ensemble, ces deux lois créent la Hadopi (pour « Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet ») et, avec elle, le système de la « riposte graduée ». Au 1er janvier 2022, la Hadopi a fusionné avec le CSA : leur nom est devenu Arcom, mais le fond reste le même.

Avec ce système, l’objectif affiché par le gouvernement est d’« assurer le respect du droit d’auteur sur Internet, d’abord par l’envoi d’avertissements et, en cas d’échec, par la transmission à l’autorité judiciaire du dossier révélant des faits de nature à caractériser une infraction ». Pour nous, il s’agit surtout de mettre en place une surveillance massive d’Internet pour cibler les internautes partageant de la musique ou des films sans autorisation (si vous voulez un aperçu des débats, un historique du dossier et la liste des articles publiés par La Quadrature sur le sujet entre 2008 et 2012, on vous renvoie à cette archive).

La Hadopi, comment ça marche ?

Pour fonctionner, c’est-à-dire avertir puis éventuellement sanctionner les internautes qui partagent des œuvres sans autorisation, la Hadopi a besoin de :

Sans tout ceci, aucun moyen pour l’autorité de remonter à l’identité de la personne ayant partagé une œuvre. Et donc aucun moyen de la contacter et de lui envoyer les emails d’avertissement.

Juridiquement, ce système se base sur différents textes :

2019, La Quadrature contre-attaque

En 2019, La Quadrature repartait au front, aux côtés de la Fédération des fournisseurs d’accès Internet associatifs (FFDN), de French Data Network (FDN) et de Franciliens.net. Ensemble, nous avons déposé un recours devant le Conseil d’État pour demander l’abrogation d’un décret d’application de la Hadopi, celui qui autorise le traitement relatif à la riposte graduée. Ce fameux fichier, géré par la Hadopi elle-même, regroupe les informations obtenues auprès des ayants-droits (les adresses IP) et des FAI (l’identité civile). Notre avis était que si ce décret tombait, la Hadopi ne pourrait alors plus continuer sa répression, et la fameuse « riposte graduée » serait vidée de toute effectivité.

Nous appuyions notre recours sur le fait que la riposte graduée est doublement contraire au droit de l’Union européenne. D’une part, elle repose sur un accès à l’adresse IP des internautes accusés de partager des fichiers. D’autre part, elle implique l’accès à l’identité civile de ces internautes. Or, la CJUE estime que seule la criminalité grave permet de justifier un accès aux données de connexion (une adresse IP ou une identité civile associée à une communication sont des données de connexion). L’accès par la Hadopi à ces informations est donc disproportionné puisqu’il ne s’agit pas de criminalité grave.

En outre, ce régime français d’accès aux données de connexion est rendu possible grâce à l’obligation de conservation généralisée des données de connexion qui a cours en France. Celui-ci impose aux FAI et aux hébergeurs de conserver pendant un an les données de connexion de l’ensemble de la population. C’est à partir de ces données, et notamment de l’adresse IP, que la Hadopi peut identifier les internautes « contrevenant·es ».

Or, ce régime de conservation généralisée des données de connexion est tout simplement contraire au droit de l’Union européenne. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu en 2014, en 2016, en 2020 et en 2022 quatre arrêts qui s’opposent clairement à toute conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion. En 2021, la CJUE a également rappelé que l’accès à ces données par les autorités ne peut se faire qu’à deux conditions cumulatives : s’il s’agit d’affaires de criminalité grave et à la condition qu’il y ait un contrôle préalable de ces accès par une autorité indépendante (pour plus de détails, voici comment nous avions présenté l’affaire début 2020).

Histoire d’enfoncer le clou, nous avions aussi profité de ce recours pour poser une question prioritaire de constitutionnalité relative au régime légal d’accès aux données de connexion (adresse IP et identité civile) par la Hadopi. Le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) permet de demander au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité à la Constitution d’une loi lorsque celle-ci est cruciale pour la résolution d’un litige. Ici, le décret de la Hadopi qui crée le fichier servant à collecter des adresses IP et l’identité civile dépend de la légalité de la loi qui autorise une telle collecte. Le Conseil d’État a donc transmis notre QPC au Conseil constitutionnel début 2020.

2020, une censure partielle et boiteuse par le Conseil constitutionnel

En mai 2020, le Conseil constitutionnel rend sa décision suite à notre question prioritaire de constitutionnalité. Et le moins qu’on puisse dire c’est que cette décision est tordue. Accrochez-vous, ça n’est pas simple à comprendre au premier abord…

Au lieu de simplement déclarer notre fameux article de loi « conforme » ou « non conforme » à la Constitution, le Conseil constitutionnel a décidé de le réécrire. Cet article (que vous pouvez aller lire ici si le cœur vous en dit) autorisait en effet dans ses alinéas 3 et 4 la Hadopi à pouvoir accéder à « tous documents » nécessaires à sa mission répressive, avant de préciser dans le dernier alinéa que les agents de la Hadopi « peuvent, notamment, obtenir des opérateurs de communications électroniques l’identité, l’adresse postale, l’adresse électronique et les coordonnées téléphoniques de l’abonné [ciblé] ». Dans sa décision, le Conseil constitutionnel a réécrit cet article en censurant l’alinéa autorisant l’accès à « tous documents » ainsi que le terme « notamment ». À première vue, cela pourrait sembler plutôt cosmétique… mais cela revient en réalité à ne laisser à la Hadopi que l’accès aux données cités juste après le « notamment » censuré, c’est-à-dire l’identité, l’adresse postale, l’adresse mail et le numéro de téléphone de la personne concernée. Lors de la publication de cette décision le 20 mai 2020, nous avions d’abord cru à une victoire franche, avant de réaliser après quelques heures d’analyse et de débats que cette victoire n’était pas forcément immédiate. La décision restreignait certes la liste des données accessibles aux agents de la Hadopi mais elle ne se prononçait pas explicitement sur les conséquences de cette restriction quant à la possibilité ou non pour la Hadopi de continuer à fonctionner.

Petit couac pour la Hadopi : cette liste n’évoque pas l’adresse IP dans les données auxquelles l’autorité est autorisée à accéder. Est-ce à dire que l’accès par la Hadopi aux adresses IP des internautes « contrevenant·es » serait illégal, et que le décret qui permet d’enregistrer ces adresses IP ne reposerait plus sur rien suite à cette censure partielle du Conseil constitutionnel ? C’est ce que nous affirmons aujourd’hui devant les juridictions.

La Hadopi peut-elle encore faire son travail légalement ?

Suite à la décision du Conseil constitutionnel, notre interprétation est qu’en l’état la Hadopi ne peut plus faire légalement son travail, en accédant aux adresses IP alors même que la loi telle que censurée ne le permet plus. Mais ça n’est pas l’avis du gouvernement ni de la Hadopi qui persistent à affirmer que l’article censuré par le Conseil constitutionnel ne concernait pas la collecte par les agents assermentés (les ayants-droit) des adresses IP.

En tout cas, en mai 2021, le Conseil d’État a programmé l’audience de notre recours en catastrophe, ne nous prévenant qu’une semaine à l’avance. Nous avons alors produit, en urgence, un nouveau mémoire, basé sur deux points :

Après un premier report d’audience, le Conseil d’État a décidé de botter en touche et de transmettre à la Cour de justice de l’Union européenne une « question préjudicielle » (c’est-à-dire une question relative à l’interprétation du droit de l’UE) sur l’accès par la Hadopi à l’identité civile à partir de l’adresse IP d’une personne. Rien concernant l’accès à l’adresse IP préalable à l’accès à l’identité civile. Rien non plus concernant la conservation de ces données, alors même que la question de l’accès est intimement liée à celle de la conservation. Par cette démarche, le Conseil d’État demande en réalité à la CJUE d’assouplir sa jurisprudence concernant l’accès à l’identité civile. Cela nous rappelle un triste précédent : en 2018, le Conseil d’État avait également préféré, par une question préjudicielle, demander à la CJUE d’assouplir sa jurisprudence relative à la conservation des données de connexion plutôt que de déclarer le droit français contraire au droit de l’UE, et avait fini, lorsque celle-ci refusa de se plier aux souhaits sécuritaires français, par opter pour un Frexit sécuritaire plutôt que de respecter le droit de l’UE.

L’audience concernant cette question préjudicielle est prévue devant la CJUE aujourd’hui, mardi 5 juillet, et elle revêt pour nous différents enjeux.

D’abord, nous espérons que la CJUE réintégrera dans sa décision les enjeux de la conservation des données de connexion et de l’accès à l’adresse IP des internautes, que le Conseil d’État a mis de côté. Et pour cause : il n’a pas respecté la décision prise par la CJUE sur ce sujet en octobre 2020 ! Nous avons donc besoin que la CJUE profite de cette occasion pour rappeler au Conseil d’État que la conservation généralisée des données de connexion existante en France est contraire au droit de l’Union européenne, et que l’exception créée par la France pour contourner ce point n’a pas lieu d’être.

Nous espérons aussi que cette décision ne laissera pas la possibilité au Conseil d’État de créer une « exception Hadopi » en France. Nous craignons pourtant qu’il veuille contourner l’exigence selon laquelle un accès aux données de connexion (ici l’adresse IP et l’identité civile associée à une communication) n’est possible qu’aux fins de lutter contre la criminalité grave, de même que l’exigence d’un contrôle préalable indépendant à l’accès à ces données.

Si cette affaire a pris une ampleur assez surprenante (en 2019, nous n’imaginions pas forcément arriver devant la CJUE), elle nous offre une opportunité assez exceptionnelle de faire d’une pierre deux coups, et pas des moindres ! Priver notre adversaire originelle de son pouvoir de nuisance puis, en rebondissant vers nos luttes plus récentes, rétablir notre droit à l’anonymat sur l’ensemble du Web (pas uniquement contre la Hadopi mais aussi contre la police et les services de renseignement). Face à une opportunité aussi rare qu’étonnante, ne le cachons pas : l’enthousiasme est au rendez-vous.