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Statut du lien hypertexte : décision (hyper) décevante de la CJUE

jeudi 8 septembre 2016 à 16:47

Paris, le 8 septembre 2016 — La Cour de Justice de l'Union Européenne a rendu aujourd'hui une décision importante concernant le statut juridique des liens hypertexte, éléments essentiels du fonctionnement du web. Elle a hélas choisi de s'écarter des conclusions de l'avocat général, en considérant que poster un lien vers un contenu illégalement mis en ligne pouvait, dans certaines circonstances, constituer en soi une infraction au droit d'auteur. Cette jurisprudence contribue à fragiliser les liens hypertexte et le fonctionnement même du web, à un moment où la Commission européenne cherche elle aussi à remettre en question la liberté de lier.

copyright

Établir un lien hypertexte vers des photographies postées illégalement sur Internet constitue-t-il une infraction au droit d'auteur ? C'est en substance la question à laquelle la CJUE devait répondre dans cette affaire impliquant un site de presse aux Pays-Bas.

Le statut du lien hypertexte est longtemps resté incertain, car il ne constitue en lui-même ni une reproduction, ni une représentation, les deux actes auquel s'applique traditionnellement le droit d'auteur. Dans un arrêt Svensson rendu en 2014, la CJUE avait déjà eu l'occasion d'assimiler un lien hypertexte vers une œuvre protégée à une « communication au public », notion floue et équivoque contenue dans la directive de 2001 sur le droit d'auteur, qui portait déjà un risque d'extension du champ d'application du droit d'auteur.

Cependant, la Cour avait alors fortement limité la portée de sa décision en considérant que lorsqu'un lien hypertexte est établi vers une oeuvre mise en ligne avec l'accord de l'auteur, il n'y a pas de communication à un « nouveau public » et aucune autorisation supplémentaire n'était à demander. Ce faisant, la CJUE avait préservé la liberté de lier, sans laquelle le fonctionnement même du web serait compromis.

Mais sa décision laissait entière la question de savoir si faire un lien vers une œuvre postée sans l'autorisation de l'auteur (donc illégalement) constituait cette fois un acte de contrefaçon. L'avocat général Melchior Whatelet avait recommandé en avril dernier que ce ne soit pas le cas. Il estimait notamment que si les internautes courraient le risque d'être accusés de violation du droit d'auteur pour de simples liens hypertexte, les libertés d'expression et de communication risquaient d'être fortement entravées. En cela, il rejoignait des positions que défend la Quadrature du Net depuis plusieurs années, considérant que la liberté d'établir des liens devait être complète au nom de la légitimité de la référence.

Ce n'est hélas pas cette orientation que la Cour a retenue. Reprenant la logique de la décision Svensson, elle estime que l'établissement d'un lien hypertexte vers une oeuvre mise en ligne illicitement peut constituer un acte de communication au public, nécessitant l'accord préalable des titulaires de droits. Elle ajoute deux critères qui vont permettre de discrimer selon les situations :

Or ces deux critères vont créer une situation d'insécurité juridique préoccupante, en raison de leur caractère flou et indéterminé. Il existe de nombreuses situations où il est très difficile, pour un particulier, mais aussi pour un professionnel, de savoir si une oeuvre a été mise en ligne légalement ou non. Pour les sites professionnels, les règles posées par la CJUE seront problématiques et obligeront à des vérifications complexes, sachant par ailleurs qu'il peut être entièrement légitime pour un site d'information de pointer, par le biais d'un lien, vers un contenu illicite. Par ailleurs, savoir déterminer ce qui relève d'un but lucratif ou non sur Internet peut s'avérer très compliqué. Un blog affichant un simple bandeau publicitaire peut être considéré comme poursuivant un but lucratif et se retrouver soumis à un fort risque d'engagement de sa responsabilité.

L'introduction de la distinction « lucratif/non-lucratif » pour déterminer si un acte constitue ou non une contrefaçon n'est cependant pas inintéressante. La Quadrature du Net propose en effet depuis longtemps que le partage non-marchand entre individus soit légalisé. Mais la CJUE appplique ici ce critère aux simples liens hypertexte et non au partage des oeuvres. Et elle utilise un critère beaucoup plus flou que celui que la Quadrature propose pour délimiter la sphère du partage non-marchand.

La seule conclusion positive qu'il est possible de tirer de cet arrêt est que des systèmes de sanction automatisée (du type de ceux utilisés à propos des contenus, robocopyright etc.) ne pourront vraisemblablement pas être mis en place dans ce cadre, puisque la nécessité de vérification au cas par cas empêche toute systématisation de la sanction.

En conclusion, la CJUE prend la responsabilité avec sa décision de fragiliser une des briques de base du fonctionnement du web, en créant de fortes sources d'incertitude pour toute personne qui cherchera à établir un lien hypertexte, et notamment les acteurs professionnels. C'est d'autant plus regrettable que plusieurs États-membres, comme l'Allemagne, l'Espagne ou la France, ont déjà adopté des législations qui s'en prennent indirectement aux liens hypertexte à propos de l'indexation des contenus de presse ou des images par les moteurs de recherche. Et la Commission semble décidée à généraliser un tel système en créant un nouveau droit voisin au bénéfice des éditeurs de presse dans la prochaine directive sur le droit d'auteur.

Face à ces dérives, la Quadrature du Net réaffirme ce qu'elle écrivait déjà en 2012 à propos de l'impératif de protéger les liens hypertexte : « Internet se caractérise avant tout par la possibilité de rendre accessible à travers un lien tout contenu publié lorsqu'on connaît son URL. Cette possibilité est l'équivalent contemporain de la possibilité de référencer un contenu publié. Le fait de référencer à travers des liens des contenus accessibles est une condition primordiale de la liberté d'expression et de communication. »

Sur Facebook, les militant·e·s antiracistes victimes de censure

lundi 5 septembre 2016 à 18:17

Paris, 5 septembre 2016 — La Quadrature du Net publie ici une tribune de Félix Tréguer, co-fondateur et membre du Conseil d'orientation stratégique de La Quadrature du Net.

Sihame Assbague est l'une des têtes de proue des « antiracistes politiques », qui donnent un peu d'air frais à la lutte contre les discriminations, contre les violences policières ou contre le sexisme. Fin juin, Facebook lui signifie le retrait d'une publication intitulée « guide post-attentat », dont l'entreprise estime qu'elle est contraire à ses conditions d'utilisation :

Sihame Assbague Censure Facebook

Sans doute signalé comme « illicite » par de nombreux·ses utilisateur·rice·s hostiles aux propos de Sihame, les sous-traitant·e·s du géant californien en charge d'appliquer sa politique de censure décident alors de suspendre son compte pour 24 heures. Aucune information n'est donnée pour préciser lequel des « standards de la communauté Facebook » aurait ainsi été enfreint.

Le 11 juillet, rebelote pour cette analyse critique du traitement médiatique des meurtres de masse aux États-Unis :

Sihame Assbague Censure Facebook

Cette fois, outre le retrait du contenu, la sanction sera une suspension de son compte pendant 72 heures.

L'été allait réserver d'autres surprises. Fin juillet, c'est au tour de Marwan Muhammad, statisticien et militant du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), d'en faire les frais.

Censure Marwan Muhammad

Puis, il y a deux semaines, Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à Londres, est à son tour suspendu durant cinq jours pour avoir, à l'occasion de l'absurde polémique autour du burkini, défendu le droit des femmes à s'habiller comme elles l'entendent. Ce dernier a par la suite indiqué avoir eu des échanges avec un employé de Facebook aux États-Unis, qui lui aurait expliqué que son compte avait été désactivé car de « nombreuses personnes en avaient fait la demande »...

Comment en est-on arrivé là ?

On avait connu la censure pour atteinte au bonnes mœurs, avec l'interdiction de la diffusion des œuvres de grand·e·s peintres, de représentations de tétons, de la pilosité féminine, ou encore les robocopyrights déployés au nom du droit d'auteur. Mais pour le mouvement antiraciste, les plateformes Internet étaient jusqu'à ce jour restées des espaces de relative liberté d'expression. Et vu l'accent mis à renforcer la censure privée, notamment dans le cadre des politiques antiterroristes, le risque est réel de voir les choses empirer.

En 2013, le collectif NumNow avait proposé d'inscrire dans le code pénal des dispositions générales réprimant le fait de porter atteinte à la liberté d'expression, reprenant une proposition défendue dès 1999 par Laurent Chemla. Cette mesure permettrait notamment d'éviter que les conditions d'utilisation des plateformes comme Facebook – qui bénéficient par ailleurs de protections spéciales du fait de leur statut de simple « intermédiaire technique » – ne servent à mettre à mal la liberté d'expression de leurs utilisateur·rice·s. Qu'ils ne se fassent pas juges à la place du juge, en imposant des règles contractuelles restreignant la liberté d'expression en-deçà de ce que réprime la loi de 1881 sur la liberté de la presse1. Couplé au recueil systématique des signalements de contenus illicites par les services de police, au renforcement des moyens policiers et judiciaires et à une procédure de « notice-and-notice » ouvrant la voie à des retraits de contenu à l'amiable, un tel dispositif permettrait de concilier la liberté d'expression avec la répression efficace de ses abus, dans le respect de l'État de droit2.

Mais soyons lucides : dans le contexte actuel, une telle proposition n'a pas grand espoir d'exister. À longueur de discours et de lois, les responsables politiques nous expliquent que les garanties élémentaires contenues dans la loi de 1881 sur la presse – et notamment la protection judiciaire de la liberté d'expression – sont trop généreuses pour trouver à s'appliquer sur Internet. L'option privilégiée est celle de la construction de partenariats public-privés en matière de censure afin de coutourner l'autorité judiciaire.

Le bilan désastreux du gouvernement

En 2004, lors de l'adoption de la Loi pour la Confiance dans l'Économie Numérique (LCEN), le Conseil constitutionnel faisait pourtant cet avertissement : « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste »3. Mais ces dernières années, l'État n'a eu de cesse de déléguer la censure de nouvelles infractions aux grandes firmes de l'Internet, avec le soutien de certaines associations de lutte contre les discriminations. Homophobie, sexisme, handiphobie, apologie de la violence, de la prostitution ou du terrorisme sont ainsi venus s'ajouter aux crimes contre l'humanité, à la pédopornographie et au négationnisme dans la longue liste des infractions dont la répression est privatisée4.

Dans le même temps, la loi de novembre 2014 sur le terrorisme a sorti le délit d'apologie du terrorisme de la loi de 1881 pour faire sauter les garanties procédurales que cette « grande loi » de la République offre à celles et ceux qui s'expriment (ce qui explique notamment les comparutions immédiates et les peines de prison ferme, suite aux attentats de janvier 2015, pour des propos à la dangerosité plus que contestable, et qui ont valu à la France les remontrances d'un organe du Conseil des droits de l'Homme de l'ONU). Le gouvernement a aussi étendu le blocage policier de la pédopornographie à l'apologie du terrorisme (mesure dangereuse et qui « ne sert à rien » dans la lutte contre le terrorisme).

En 2015, l'instrumentalisation politicienne des attentats a conduit à trois évolutions majeures pour les libertés publiques sur Internet. L'adoption de la loi sur le renseignement, tout d'abord, qui valide et normalise sous le sceau du secret les exactions passées et permet à l'État de tenter d’évacuer l'essentiel des controverses post-Snowden (encore élargie après l'attentat de Nice). L'état d'urgence ensuite, et les perquisitions informatiques sauvages pratiquées en son nom. Enfin, l'extra-judiciarisation de la censure de la propagande terroriste. L'an dernier Bernard Cazeneuve annonçait ainsi la création d'un partenariat en la matière entre le ministère de l'Intérieur et les entreprises de la Sillicon Valley. Dans le même temps au niveau européen, Europol a développé à l'abri de tout réel contrôle démocratique ses liens avec l'oligopole numérique, tandis qu'une directive européenne sur la lutte antiterroriste en cours d'examen, non contente d'encourager le blocage administratif de sites Internet, vient consacrer ces évolutions en appelant à une coopération renforcée entre acteurs privés et services de police.

La censure privée prend aujourd'hui une telle ampleur que les grandes entreprises délèguent à leur tour ces tâches à des prestataires au Maroc ou en Inde, dont les « modérateur·rice·s » ultra-précarisé·e·s ne sont nullement formé·e·s au droit des régions dans lesquelles ils et elles interviennent. Ces censeur·e·s à la chaîne s'appuient sur des algorithmes censés repérer la propagande terroriste, lesquels sont appelés à jouer un rôle croissant avec pour but d'automatiser les retraits de contenus.

Peu à peu, la protection judiciaire de la liberté d'expression est donc battue en brèche au profit d'une alliance entre des services de police surchargés, des sous-traitant·e·s étranger·e·s et des filtres automatiques. Sans que l'on sache bien ni pourquoi ni comment, Sihame Assbague et de nombreux·ses autres internautes en ont donc fait les frais, alors que les propos visés étaient non seulement extrêmement salutaires, mais en plus tout-à-fait licites…

L'antiracisme à l'heure de l'antiterrorisme

Ces dérives sont d'autant plus graves que dans l'espace public dominant les antiracistes politiques sont souvent stigmatisé·e·s. Laurent Joffrin, directeur de publication de Libération, leur contestait encore récemment le droit de s'associer sur la base d'une identité partagée. Au gouvernement, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve, Najat Vallaud-Belkacem et avec eux beaucoup d'autres hommes et femmes politiques, ont osé affirmé qu'ils et elles « confort[ai]ent une vision racialiste et raciste de la société », ou qu'ils et elles étaient « partisans de tous les communautarismes ». Comme si la dénonciation du racisme – dont des organismes aussi subversifs que l'ONU, le Conseil de l'Europe ou Amnesty International se font les relais – faisait de ces militant·e·s les allié·e·s objectifs du terrorisme et des inégalités structurelles.

Sur les réseaux sociaux, ces mêmes militant·e·s font régulièrement l'objet de menaces et d’intimidations en tout genre. Ce fut encore le cas suite à l'attentat de Nice, où certain·e·s reprochaient sur Twitter à Sihame Assbague d'« avoir le sang de (…) Français sur les mains ». À l'image de celles et ceux qui, aux États-Unis, ont osé accuser le mouvement Black Lives Matter d'être responsable des meurtres de policiers au Texas et en Louisiane, certain·e·s en France n'hésitent pas à reprocher à ces militant·e·s de faire le jeu des terroristes en « radicalisant » une partie de la jeunesse, tout simplement parce qu'ils et elles l'invitent à faire valoir ses droits.

Même une associations antiraciste plus ancienne comme la LICRA -- par ailleurs l'une des associations anti-discriminations les plus actives pour demander l'extension de la censure privée sur Internet -- n'a pas hésité à comparer ces activistes au Ku Klux Klan suite à l'organisation d'un séminaire militant réservé aux victimes du racisme.

Les formes de censures dont ces militant·e·s font l'objet, alors que la parole raciste la plus décomplexée peut se faire jour dans les discours dominants, tend évidemment à conforter, si ce n'est à démontrer, la réalité des inégalités qu'ils dénoncent. Or, comme le rappellaient récemment le militant des droits humains Yasser Louati (ici), ou le politologue Jean-François Bayart (), ce sont plutôt celles et ceux de nos politicien·ne·s et éditocrates qui se livrent à la surenchère sécuritaire et raciste qui font le jeu des terroristes.

Favorisées par la démission intellectuelle des élites politiques ou médiatiques et par la montée du mythe du choc des civilisations (le second découlant largement du premier), les lois sécuritaires s'empilent depuis des années. Manifestement inefficaces, elles font cependant sentir leurs effets délétères sur des franges de la société identifiées comme de culture musulmane ou issues de l'immigration et déjà victimes de discriminations structurelles. Le racisme dont ces groupes sont victimes n'est évidemment pas en soi de nature à les pousser à l'action violente. Pour autant, il tend à renforcer la capacité de la propagande terroriste à faire système en présentant les sociétés occidentales - et notamment la France - comme incapables par nature de leur offrir une place de citoyen de plein droit et des perspectives d'avenir.

En face, les néo-fascistes de l'ultradroite préparent aussi le pire. Les dirigeants des services de renseignement prêchent dans le désert pour alerter contre la menace, présentée comme « inéluctable », de voir ces groupuscules faire déferler leur haine sur une partie de nos concitoyen·ne·s, pointant l'insuffisance des moyens alloués à leur suivi. Le tout dans un contexte où les digues continuent de tomber dans le discours politique, avec la complicité passive de nombreuses rédactions.

Contre la haine, pour la liberté d'expression

Dans ce contexte, le discours porté par les antiracistes politiques a une importance cruciale. Même si l'on peut bien sûr être en désaccord avec certaines analyses ou certains modes d'action, il contribue le plus souvent à déconstruire les raisonnements simplistes sur le choc des civilisations, dont les néo-conservateur·rice·s comme les terroristes font leur miel depuis 2001. Il nous rappelle justement que les grilles de lecture culturalistes, islamophobes ou simplement étroitement sécuritaires auxquelles donnent lieu les meurtres de masse valident les délires paranoïaques des marchand·e·s de haine. Il aide à rendre visible les expériences quotidiennes de celles et ceux placé·e·s entre le marteau du terrorisme islamiste et l'enclume xénophobe.

Les publications de Sihame Assbague, Marwan Muhammad ou Philippe Marlière censurées par Facebook visaient justemment à dénoncer le racisme latent dans la réponse politique et médiatique faite aux attentats. Chacun a évidemment le droit de critiquer ces analyses (ou même considérer que tenter d'expliquer ces réponses politico-médiatiques serait déjà un peu les excuser…), mais de là à nier leur légitimité et plus encore à les censurer, il y a un fossé qu'une société démocratique ne devrait pas franchir.

Alors certes, il existe d'autres canaux d'expression que Facebook sur Internet5. Mais les effets de réseaux sont puissants. Ils assurent la domination des grandes plateformes et leur maîtrise de pans entiers de l'espace public. Un tel magistère n'est pas tolérable s'il ne s'accompagne pas d'obligations minimales visant à garantir la liberté d'expression.

Ces épisodes de censure privée peuvent également sembler être des cas isolés, un épiphénomène qui ne justifierait pas qu'on s'en inquiète. Mais même si l'on ne bénéficie d'aucune information transparente s'agissant des retraits de contenus décidés pas ces entreprises, d'autres cas symptomatiques ont fait surface ces derniers mois. Le journaliste de RFI David Thomson, spécialiste du djihadisme, a par exemple écopé de nombreuses censures et punitions en tout genre sur Facebook (suspension du compte, interdiction d'envoyer des messages privés pendant plusieurs jours), pour des publications qui avaient directement trait à son activité journalistique.

Surtout, compte tenu des politiques actuelles, il y a fort à parier que ces dérives iront croissantes. Or, ni l'antiterrorisme ni la lutte contre les discriminations ne justifient qu'on se dispense de l'État de droit. La liberté d'expression est aussi précieuse à la démocratie qu'elle est fragile. À l'heure où l'on censure celles et ceux dont le débat public a pourtant grand besoin, on mesure un peu mieux les effets antidémocratiques de l'état d'exception qui gagne Internet.

Réforme du droit d'auteur : la Commission européenne pouvait-elle faire pire ?

vendredi 2 septembre 2016 à 12:34

Paris, le 2 septembre 2016 —  Une étude d'impact et un projet de directive européenne ont fuité ces jours derniers, qui révèlent les intentions de la Commission européenne en matière de révision du droit d'auteur. Après des années de tergiversations, la Commission reste enfermée dans une conception du droit d'auteur centrée sur la défense des industries culturelles. Ses propositions sont toujours largement décalées par rapport aux besoins d'adaptation aux pratiques numériques et elles recèlent même plusieurs menaces préoccupantes.

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Quatre années ont passé depuis le rejet de l'accord ACTA suite à un vote historique du Parlement européen, mais les projets de réforme de la Commission restent invariablement centrés sur une vision dépassée du droit d'auteur, ignorante des attentes exprimées à plusieurs reprises par des centaines de milliers d'européens. Les documents qui ont fuité ces dernières semaines ressemblent encore une fois à un catalogue de mesures poussées par le lobby des industries culturelles.

La proposition la plus caricaturale est celle de créer un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse, censé leur permettre d'obtenir une meilleure position face aux moteurs de recherche et autres agrégateurs de nouvelles. Cette approche a déjà été tentée en Allemagne et en Espagne, avec des résultats désastreux, mais la Commission persiste dans cette voie et va même encore plus loin avec un droit d'une durée de 20 ans, applicable au-delà des seuls moteurs de recherche, avec des interférences probables sur la liberté de faire des liens hypertexte.

Une même logique délétère est à l'œuvre en ce qui concerne le « partage de la valeur » entre les ayants droit et les grandes plateformes. La Commission n'est pas allée jusqu'à remettre directement en cause le régime de responsabilité des hébergeurs prévu par la directive eCommerce de 2000, vieille obsession des ayants droit. Mais elle prévoit que les plateformes susceptibles de diffuser des contenus sous droits postés par leurs utilisateurs devront chercher à conclure des accords avec les titulaires de droits pour améliorer la rémunération et mettre en place des systèmes pour éviter les infractions. Or ce faisant, la Commission pousse à la généralisation de solutions de filtrage automatisé des contenus, telles qu'on peut déjà les voir à l'œuvre sur Youtube ou Facebook. Ces accords, qui resteront nécessairement opaques, achèveront de transformer ces intermédiaires en une « police privée du droit d'auteur », comme la Quadrature du Net le dénonce depuis des années.

La Commission a néanmoins laissé sur sa feuille de route quelques exceptions au droit d'auteur, qu'elle entend rendre obligatoires pour les États membres. Ces dispositions concernent la copie pour conservation dans les institutions patrimoniales, la fouille de textes et de données (Text and Data Mining) ou l'usage de contenus à des fins pédagogique et de recherche, y compris sur Internet. On peut se réjouir de voir la Commission s'emparer enfin de ces questions, qui ont fait l'objet d'une campagne de dénigrement sans précédent de la part des ayants droit. Mais même sur ces sujets, les propositions de la Commission restent très largement en-deça des attentes des utilisateurs. Pour l'exception pédagogique, elle prévoit par exemple une clause que les États pourront faire jouer pour faire prévaloir des licences sur la loi, ce qui équivaudrait à une régression pour un pays comme la France.

Mais surtout, ces maigres éléments « positifs » sont très inférieurs aux propositions du Rapport Reda, lui-même déjà fruit de nombreux compromis. La liberté de panorama, soutenue par un demi-million d'européens, est ainsi évacuée et renvoyée au bon vouloir des États-membres. Rien n'a été retenu sur le prêt de livres numériques en bibliothèque, alors que le Parlement européen avait invité la Commission à se saisir de cette question. Et ne parlons même pas des vraies questions posées par le numérique pour la création : le partage des œuvres, les usages transformatifs (citation audiovisuelle, remix, mashup, fanart, etc), toujours obstinément ignorés par la Commission, alors qu'ils constituent la réalité des pratiques culturelles de millions d'européens.

Que les auteurs ne s'y trompent pas : ces orientations ne sont pas destinées à améliorer leur condition. Les seules mesures en faveur de la rémunération des auteurs figurant dans le projet de directive demeurent vagues et peu contraignantes pour les producteurs et éditeurs. Pire, en ouvrant la boîte de Pandore d'un droit voisin pour les éditeurs, la Commission introduit un risque majeur de fragilisation des auteurs. Pour contrer la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union Européenne, elle va même jusqu'à prévoir un partage complètement illégitime de la rémunération des exceptions entre auteurs et éditeurs !

La Quadrature du Net s'opposera aux dérives figurant dans ces propositions, au nom de la défense des libertés dans l'environnement numérique. Elle mettra en parallèle l'accent sur un travail de fond, conduit directement avec les auteurs et les créateurs pour les aider à mieux faire valoir leurs droits, à expérimenter de nouveaux modèles de diffusion de leurs œuvres et de nouvelles pistes pour un financement durable de la création.

Si vous êtes le produit, ce n'est pas gratuit

mercredi 17 août 2016 à 12:16

Paris, 17 août 2016 — La Quadrature du Net publie ici une tribune de Laurent Chemla, membre du Conseil d'orientation stratégique de La Quadrature du Net.

Le sempiternel « si c'est gratuit vous êtes le produit » est devenu si commun désormais que c'en est devenu un mantra. Une idée toute faite. Ce qui devrait toujours inciter à la méfiance.

À raison dans ce cas, parce que c'est tout simplement faux.

Même si la phrase est jolie et pratique pour convaincre sans débattre, comme tout slogan sorti de l'esprit d'un bon communicant, elle est fausse.

Si c'est gratuit, c'est sans contrepartie.

C'est la définition de la gratuité.

Vous n'êtes pas le « produit » de l'amour de vos proches, de la gentillesse d'un inconnu ou, pour rester sur le terrain du numérique, vous n'êtes le « produit » ni de Wikipédia, ni du logiciel libre, ni des (à la louche) centaines de milliers de blogs publiés sur des sites sans publicité.

Si vous êtes le produit, alors ce n'est pas gratuit.

Ce n'est pas forcément vous qui payez, en tous cas pas consciemment, mais votre utilisation du service n'est pas sans contrepartie : vous acceptez l'utilisation de vos données personnelles, vous acceptez des contrats d'utilisation léonins qui font de vous une main d’œuvre sans droit ni titre, vous acceptez d'être pistés, tracés, traqués pour que le client final (généralement une régie publicitaire) sache tout de vous pour mieux vous cibler.

Rien de tout ça n'est gratuit, et au final c'est toujours le consommateur (donc vous, et ce d'autant plus que vous êtes bien ciblé) qui paie la publicité. Il est sans doute utile de le rappeler.

La guéguerre Facebook/AdBlock+

Dans une conférence d'il y a longtemps, j'expliquais que Facebook était le plus grand voleur que je connaisse1. Pour résumer : Facebook publie vos contenus (sans vous payer) pour attirer du public vers les écrans de publicité qu'il vend. Il revend (sans les payer) vos données personnelles à ses clients (les régies publicitaires) pour qu'elles puissent mieux vous cibler. Puis il vous propose – à vous – de payer pour que vos contenus soient plus visibles que les autres (et donc pour attirer plus de visiteurs vers les écrans de pub de ses clients), avant finalement de vous proposer d'acheter ses actions pour espérer enfin toucher une part du fric que votre travail rapporte.

Et vous en redemandez.

Du pur génie.

Évidemment, Facebook n'est pas le seul à baser son modèle économique sur ce système du « pas gratuit mais qu'on dirait que si ».

L'actualité dans ce domaine, si vous l'avez loupée, c'est que Facebook est entré en guerre contre les ad-blockers. En utilisant des bidouilles techniques, Facebook fait en sorte de rendre « invisibles » aux ad-blockers les publicités de ses clients (vous, vous les voyez toujours, rassurez-vous), qui du coup passent au travers des murs que ces petits outils si pratiques avaient érigés.

Soyons clairs : je n'aime pas la publicité (qui aime ça ?), mais c'est une activité économique légitime.

Winner takes it all

Comme toute activité économique, elle tend à remplir tout l'espace qui lui est disponible. L'espace numérique étant infini et la régulation de cette activité économique particulière inexistante, autant dire qu'elle est devenue envahissante au point d'avoir suscité l'émergence des dits ad-blockers. C'est la vie.

Ce n'est d'ailleurs qu'un épiphénomène : le modèle économique « publicité contre fausse gratuité » est devenu tel qu'il remet en cause un tas de libertés fondamentales, si galvaudées de nos jours, comme la liberté d'expression (il faut que l'espace publicitaire reste assez propre pour attirer les annonceurs, cachez ce sein qu'ils ne sauraient voir), ou comme la vie privée (les publicitaires vont là où l'audience est la plus grande, donc les plus grands gagnent beaucoup plus de fric que les autres, donc deviennent encore plus grands, et finalement assez pour disposer d'informations sur tout un chacun qu'ils peuvent vendre au plus offrant ou offrir aux agences des gouvernements qui, oh bah ça alors, ne régulent pas leurs activités). Je simplifie, je sais.

Et je dérive. Pardon.

Bref. Donc le débat est de nouveau sur « ces méchants ad-blockers qui empêchent nos pauvres services de vivre de la publicité alors que vous les vilains utilisateurs refusez de payer autrement donc c'est trop injuste bouhouhou vive Facebook ».

C'est l'argument que vous lirez bientôt dans tous les journaux « gratuits » qui traiteront de ce sujet.

Je m'inscris en faux, bien entendu. Et je vous pose une seule question, simple : est-ce que TF1 risque de disparaître si vous allez pisser pendant la pub ?

Voilà.

Nous sommes pour ceux qui rêvent d'une banque

Financer un service par la publicité, c'est une chose. Mauvaise, mais acceptable. Plein de bonnes choses sont financées par la publicité. Par exemple, le salaire des publicitaires. Si c'est un tant soit peu régulé pour, disons, garantir que le « winner » ne puisse pas « take it all », ça peut même être justifié. Après tout personne ne vous force à regarder, et vous pouvez même décider (c'est ce que je fais souvent) de boycotter les marques dont les campagnes vous gonflent.

Sur le Web, utiliser un ad-blocker, c'est exactement comme décider d'aller pisser pendant la pub. Ça ne regarde que vous, et l'annonceur qui sait que son spot ne sera pas vu par une partie de la population. En aucun cas le diffuseur, qui a fait ce pour quoi il a été payé (diffuser le spot).

Le jour (proche, ou déjà là : je ne suis pas au courant des dernières innovations dans ce domaine) où ma télé mettra la pub en pause pendant que j'irai aux chiottes pour la reprendre à mon retour, le jour où elle vérifiera que le son est réglé assez fort pour que j'entende le jingle à la con, et où elle informera l'annonceur de mon degré d'attention, du nombre de personnes assises en face d'elle ou de la couleur du tissu de mon canapé, je la balance aux ordures.

Parce que faire ça, ce n'est pas diffuser de la publicité pour financer un service. C'est m'imposer un contenu que je ne veux pas voir. C'est une atteinte insupportable à ma liberté.

Les services qui vous expliquent que si vous refusez de voir les publicités de leurs clients, alors ils vont crever sont, soit des menteurs, soit des entrepreneurs ayant choisi un mauvais modèle économique (ou de mauvais clients). Vivre de la diffusion de la publicité est possible (la preuve : TF1), voire acceptable.

Vivre de la garantie que la campagne de publicité de ses clients sera affichée, et vue, et rapporter combien l'ont vue, en usant pour ce faire de ce qu'il faut bien appeler de l'espionnage (les cookies tiers, la détection des ad-blockers, la mise en pause d'une vidéo si vous passez à un autre onglet...), ce n'est pas la même chose. Et c'est absolument, définitivement, totalement inacceptable.

Alors cessez de l'accepter. Et allez voir ailleurs. Les contenus passionnants ne manquent pas, sur le Web, qui n'utilisent aucune de ces techniques.

Il en existe même des gratuits.

C'est vous qui choisissez le monde dans lequel vous voulez vivre.

La Quadrature du Net soutient Reporters sans Frontières contre la loi de surveillance allemande

vendredi 12 août 2016 à 12:35

Paris, 12 août 2016 – La Quadrature du Net apporte son soutien à Reporters sans frontières dans son action contre le projet de loi allemand sur la surveillance du BND, qui autoriserait le service de renseignement extérieur allemand à espionner les journalistes étrangers. Ce projet de loi est une atteinte caractérisée à la liberté d'information, et donc à la démocratie et à l'exercice des droits fondamentaux. Les parlementaires allemands doivent refuser de céder, en ce qui concerne la surveillance à l'étranger, sur les valeurs qu'ils défendraient pour les mesures de surveillance nationale. Les droits fondamentaux ne sont pas à géographie variable.

La Quadrature du Net rappelle à cette occasion que les atteintes aux droits des journalistes, si elles sont inacceptables, ne doivent cependant pas laisser tolérer à côté les atteintes massives aux droits fondamentaux de l'ensemble des citoyens qui sont contenues dans les différentes lois relatives à la surveillance votées ces dernières années dans les pays de l'Union européenne, et qui bien trop souvent sont en contradiction avec les principes de la Charte européenne des droits fondamentaux.

De même, les lois portant sur la surveillance à l'étranger doivent alerter sur les conditions d'échanges de renseignement, individuel ou massif, et les accords relatifs au partage ou aux accès aux dispositifs d'interception entre pays européens et avec les pays extra-européens : généralement totalement absentes des lois portant sur la surveillance internationale (en France ou ailleurs), ces dispositions font courir un danger grave de surveillance collatérale dans la plus grande opacité et sans le moindre recours.

Signer la pétition contre l'espionnage des journalistes étrangers en Allemagne