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L'état d'urgence En Marche pour toujours

mardi 12 septembre 2017 à 15:49

Paris, le 12 septembre 2017 — Demain, la commission des lois de l’Assemblée nationale examinera le premier projet de loi sécuritaire du nouveau gouvernement Macron, qui entend rendre permanent un régime qui n’avait jusqu’ici jamais été appliqué en dehors des situations de l’urgence. Ce basculement est si dangereux qu’il ne saurait être tempéré par aucun amendement : tout député ne s’y opposant pas frontalement pourra être désigné comme co-responsable de ce désastre démocratique.

Le nouveau projet de loi sécuritaire entend intégrer dans le droit permanent les deux mesures principales que permettaient jusqu’ici l’état d’urgence : au nom de la lutte anti-terroriste, l’administration pourra fixer le lieu de vie des individus (assignations à résidence) et entrer par force dans leur domicile pour s’emparer de leurs biens (perquisitions), notamment leurs équipements informatiques.

Devenues permanentes, ces deux mesures viendront, dans les faits, recouper des mesures similaires que seul le droit pénal de la lutte anti-terroriste prévoyait jusqu’ici. Ce projet de loi vise ainsi à permettre au pouvoir exécutif d’écarter le droit pénal, avec ses garanties séculaires associées au pouvoir judiciaire, au profit d’un droit administratif neuf et nu qui déliera ses mains des attaches qui le retenaient de l’arbitraire.

Un affichage sécuritaire pour échapper à toute responsabilité

Pour défendre ce basculement du droit pénal à ce droit nouveau, le gouvernement prétend que le droit pénal ne permet pas de lutter efficacement contre le terrorisme.

Or, rappelons d’abord que le droit pénal anti-terroriste n’a pas pour seul but de punir les meurtriers : il punit aussi ceux qui préparent ou envisagent de commettre des attentats (en incriminant les associations de malfaiteurs à visée terroriste et entreprises terroristes individuelles ainsi que l’incitation, l’apologie ou le financement du terrorisme). En vérité, ici, le droit pénal prévient davantage qu’il ne punit (trois quarts des procédures anti-terroristes ouvertes le sont pour association de malfaiteurs, c'est-à-dire préalable à tout acte violent). Ensuite, la procédure pénale a été spécifiquement adaptée à la répression de ces actes préparatoires (les perquisitions, surveillance informatique et autres techniques sont élargies et les durées de garde à vue et de détention provisoire sont allongées). L’institution judiciaire s’est de même structurée pour s’y conformer aussi, en se centralisant à Paris et tissant des liens étroits avec les services de renseignement.

Le droit pénal a donc déjà largement évolué en un outil prompt et sévère de prévention des actes terroristes – au delà du raisonnable, même, comme La Quadrature du Net l’a déjà dénoncé avec d'autres associations de défense des droits. Ainsi, il n’est pas surprenant que, derrière son argument de façade, le gouvernement n’ait su produire aucun chiffre ou exemple véritablement détaillé révélant les lacunes structurelles du droit pénal existant qui aurait empêché de sauver des vies que l’état d’urgence aurait permis d'épargner. Tout se passe en fait comme si le gouvernement préférait s'asseoir définitivement sur les libertés, de peur que ses opposants politiques puissent un jour lui reprocher de ne pas avoir été assez loin dans la dérive sécuritaire.

Le motif de chaque mesure sera décidé arbitrairement

Un principe fondamental du droit pénal est des limiter les perquisitions et assignations à résidence à la lutte contre les infractions que la loi définit précisément et préalablement à leur commission. Dans le droit nouveau, comme dans l’état d’urgence, l’administration ne sera plus limitée par les définitions strictes que la loi donne d’un acte factuel précis, mais décidera seule des « comportements » qui, selon ses propres critères, laisseront deviner une « menace ».

Pour dissimuler le caractère particulièrement arbitraire d'une telle logique, le gouvernement a feint de tempérer son projet de loi : celui-ci prévoit que l’administration pourra désormais seulement agir pour « prévenir des actes de terrorisme », alors qu’elle peut agir contre toute « menace pour la sécurité et l'ordre publics » dans le cadre de l’état d’urgence, ce qui peut sembler plus large.

Ce tempérament n’est pourtant guère convaincant dès lors que, en droit français, il n’existe aucune définition de ce qu’est le « terrorisme ». La seule définition qui pourrait éventuellement limiter l’action de l’administration serait celle singulièrement large qu’en donne la directive européenne 2017/541. Celle-ci couvre des actes évoquant de simples pertes matérielles ou économiques, notamment informatiques, entrepris à des fins aussi vagues que d’inciter les pouvoir publics à faire certains choix ou de déstabiliser les « structures économiques fondamentales » d’un pays.

N’étant limitée par aucune définition suffisamment précise, difficile d’imaginer que l’administration puisse longtemps se retenir d’user de son pouvoir contre des acteurs des mouvements sociaux, tel qu’elle y avait si rapidement cédé pendant l’état d’urgence.

Le motif de chaque mesure n’aura pas à être démontré

Une garantie fondamentale de la procédure pénale est d’exiger que les actes reprochés aux personnes inquiétées soient démontrés par des preuves sérieuses et licites devant la justice. Cette exigence n’est propre qu’au droit pénal et disparaît dans le nouveau droit institué par ce texte : l’administration pourra démontrer la vraisemblance du « comportement dangereux » au moyen de simples « notes blanches » – d’ordinaires rapports des services de renseignement, non signés, n’indiquant pas la source de leurs informations, parfois extrêmement vagues et abstraites ou fondées sur de simples rumeurs et autres dénonciations vindicatives.

Dès lors que de si faibles preuves prennent valeur de vérité, les personnes assignées ou perquisitionnées seront contraintes, pour se défendre, de prouver ne pas avoir commis des faits que l’administration leur aura péremptoirement prêtés. La charge de la preuve est donc renversée, rompant avec un principe fondamental en matière pénale qui a pour corollaire la présomption d’innocence. Dans le droit nouveau qu'instaure ce texte sécuritaire, celle-ci deviendra donc en pratique une présomption de culpabilité.

Ici encore, pour dissimuler l’arbitraire de son nouveau pouvoir, le gouvernement a feint de tempérer son projet de loi en exigeant que la légalité de ses perquisitions soient préalablement vérifiée par le juge des libertés et de la détention. Ici encore, cette prétendue garantie est illusoire : aucun juge, quelque soit son indépendance ou son équité, ne peut concrètement évaluer une mesure qui se fonde sur des rapports vagues et abstraits et dont certains éléments, couverts par le secret, ne lui seront pas accessibles. Il peut d’autant moins le faire que, comme vu plus tôt, son évaluation porte sur un « comportement » susceptible de représenter une « menace terroriste », laquelle n’a aucune définition précise en droit.

La disparition des garanties sera irréversible

Ce basculement du droit pénal vers ce nouveau droit administratif s’inscrit dans la droite ligne du mouvement épousé par la loi de programmation militaire de 2013 et la loi renseignement de 2015. Ces lois avaient elles aussi permis à l’administration de prendre, selon ses propres critères et son propre mode de preuve, des mesures qui auraient dû rester dans le champ du droit pénal.

Leurs évolutions laissent clairement présager de la voie qu’ouvre ce nouveau projet de loi sécuritaire. D’une part, ces deux lois avaient permis que des mesures de surveillance administrative, jusqu’alors limitées à la lutte contre le terrorisme, puissent poursuivre des finalités bien plus larges – telles que la sauvegarde des intérêts économiques de la France, l’exécution de ses engagements européens et internationaux ou la lutte contre diverses infractions. D’autre part, elles avaient autorisé de nouvelles mesures destinées à lutter contre le seul terrorisme : les fameuses « boites noires » ainsi que l’accès en temps réel aux données de connexion. Désormais, il est à craindre que ces mesures, aujourd’hui propres au terrorisme, n’aient plus qu’à attendre une nouvelle loi sur le renseignement pour s’étendre à leur tour à d’autres finalités, le spirale sécuritaire poursuivant sa course.

Or, cette spirale est à sens unique et elle resserre l'étau du contrôle de la population. En effet, le courage politique requis pour supprimer des mesures présentées comme sécuritaires semble manifestement manquer ; et c'est bien par lâcheté politique que ces dispositifs s'empilent et s'étendent loi après loi. Il y a fort à parier que le sort des perquisitions et assignations administratives sera le même que celui du la surveillance administrative : ces deux mesures seront étendues à bien d’autres finalités que la lutte contre le terrorisme, et cette extension s’accompagnera de la création d’autres mesures encore plus dangereuses, limitées dans un premier temps à l’anti-terrorisme.

Ce basculement entraîne d’autres mesures dans sa course

Le basculement de principe d’un droit à l’autre entraîne dans sa course l’intégration d’autres mesures arbitraires dans le droit ordinaire.

L’administration pourra définir un « périmètre de protection » autour d’un lieu ou d’un événement (tel une manifestation ou une occupation de place) dès qu’elle jugera que celui-ci, du seul fait de l’ampleur de sa fréquentation, s’expose à un risque terroriste. Aux abords et à l’intérieur de ce périmètre, la police, assistée d’agents de sécurité privé, pourra fouiller les sacs et palper toute personne, sans avoir à justifier du moindre indice que celle-ci représenterait une menace. Les individus refusant de se soumettre aux contrôles seront exclus du périmètre qui, dès lors, apparaît pour l’administration comme un outils efficace de régulation et d’entrave aux manifestations politiques.

Ensuite, le projet de loi renforce et pérennise le fichage de l’ensemble des passagers de transports aériens et maritimes (Passenger Name Record – PNR), alors même que ce fichage repose sur une logique de suspicion généralisée que la Cour de justice de l’Union européenne vient précisément de condamner dans un récent avis.

Enfin, l’administration pourra fermer des lieux de culte dès qu’elle suspectera – toujours selon ses propres règles de preuves – qu’une personne – n’importe laquelle – y a tenu des propos ou y a diffusé des écrits provoquant à la violence ou à des actes de terrorisme, ou en faisant l'apologie.

Le gouvernement entend déjà poursuivre sa spirale sécuritaire

Devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, le gouvernement vient déjà de proposer trois amendements venant renforcer ses pouvoirs de surveillance.

Un premier amendement réintégrerait l'obligation de livrer ses identifiants numériques sur demande de l'administration, disposition qui avait été retiré par le Sénat car constituant une violation manifeste du droit fondamental à ne pas s'incriminer soit-même.

Un deuxième viendrait repousser la durée de vie des « boites noires », que la loi renseignement n'avait autorisées que jusqu'à fin 2018 et qui se retrouveraient désormais permises jusqu'à fin 2020.

Un troisième amendement est une réaction à la victoire obtenue par La Quadrature du Net, FDN et FFDN le 4 août dernier devant le Conseil constitutionnel, grâce au travail des Exégètes amateurs. Le Conseil avait alors censuré l'accès en temps réel par les services de renseignement aux données de connexion de « l'entourage » des personnes susceptibles de représenter une menace terroriste. Malheureusement, le Conseil constitutionnel fournissait lui-même la clé de la constitutionnalité de cette mesure de surveillance particulièrement intrusive : en proposant l'instauration d'un quota limitant la surveillance de l'entourage.

Le gouvernement s'est donc empressé de réintroduire aujourd'hui par amendement la disposition censurée, ainsi modifiée : il propose que le nombre de personnes simultanément surveillées soit limité par un contingent qu'il fixera lui-même par décret. Cette auto-limitation ne saurait en rien constituer la moindre garantie contre son arbitraire et, dans tous les cas, la surveillance de l'entourage de personnes représentant une menace, qu'elle soit ou non limitée par un contingent, reste contraire à la Charte des libertés fondamentales de l'Union européenne, tel que récemment interprétée par la Cour de justice de l'UE dans son arrêt Tele2.

Face aux dangers que représente ce projet de loi, plusieurs députés de la majorité expriment « en off » le scepticisme voire le dégoût que leur inspire ces mesures, alors même qu'Emmanuel Macron feignait il y a quelques mois mettre fin à la dérive sécuritaire. Ils sont aujourd'hui placés devant un vote d'une importance cruciale, qui donnera le ton du quinquennat qui s'ouvre : la seule posture possible pour les élus minimalement attachés à la protection des libertés démocratiques consiste à rejeter ce texte. Toute tentative d'en corriger la logique ne ferait que poursuivre la stratégie des tempéraments de façade initiée par le gouvernement, lequel entend ainsi masquer les pouvoirs autoritaires qu’il s’attribue de façon permanente.

Réforme européenne du droit d'auteur : une nouvelle directive contre les libertés fondamentales !

lundi 11 septembre 2017 à 13:01

Paris, le 11 septembre 2017 — Ce ne sont plus seulement les organisations de la société civile qui affirment que le projet de directive sur le droit d'auteur, actuellement en cours de discussion au Parlement européen, contient des dispositions attentatoires aux libertés fondamentales. Six États-membres ont adressé la semaine dernière des observations au Conseil de l'Union pour attirer son attention sur les dangers de certaines mesures, et en particulier une obligation de filtrage automatisé des plateformes. Alors que se rapproche en septembre un vote important sur le texte, il importe que les citoyens se mobilisent et que toutes les conclusions soient tirées de cette nouvelle dérive répressive.

Belgique, République Tchèque, Finlande, Hongrie, Irlande, Pays-Bas : pour ces six États, l'article 13 du projet de directive soulève des problèmes de compatibilité avec le respect des droits et libertés fondamentaux reconnus au sein de l'Union. Ces dispositions prévoient d'imposer aux sites « qui stockent un grand nombre d'œuvres » d'installer des mesures automatiques d'identification et de filtrage des contenus. Cette obligation de filtrer devrait jouer à titre préventif, c'est-à-dire dès le chargement des contenus par les utilisateurs, et non seulement a posteriori.

Les six États estiment qu'un tel dispositif est susceptible de porter atteinte à la liberté d'expression et d'information, à la protection des données personnelles et à la liberté d'entreprendre. Il tend également à fragiliser le statut des hébergeurs protégés par la directive eCommerce et leur impose une obligation de surveillance généralisée des contenus, incompatibles avec la jurisprudence européenne.

Ces analyses rejoignent celles que La Quadrature du Net a plusieurs fois exprimées à propos de cet article 13, notamment en mars dernier. Les organisations de la société civile sont unanimes pour dénoncer les risques de dérives. La Wikimedia Foundation redoute les retombées sur l'encyclopédie collaborative Wikipédia . La Free Software Foundation y voit une menace pour le développement du logiciel libre. Les représentants du monde de la recherche pensent que le projet de directive aura des répercussions sur l'Open Access et l'Open Science.

En réalité, ce filtrage automatisé a priori des contenus entraînerait des conséquences plus graves encore que celles qui auraient découlé de la mise en œuvre de l'accord ACTA, pourtant rejeté comme liberticide en 2012 par le Parlement européen. On constate déjà les ravages que causent les filtres automatiques, comme ContentID sur YouTube, et la situation d'infériorité dans laquelle ils placent les internautes pour faire valoir leurs droits. Une généralisation de ces « machines à censurer » conduira à mettre le Web européen sous cloche.

Il importe pour les associations de la société civile de tirer les enseignements de ces dérives. La stratégie suivie depuis le rapport Reda en 2015 a consisté à abandonner les propositions positives comme la légalisation du partage non-marchand des œuvres, au profit de positions plus modérées, visant à faire simplement reconnaître de nouvelles exceptions au droit d'auteur. Cette approche s'avère aujourd'hui un échec, car il n'y a pas de compromis possible avec les maximalistes du droit d'auteur qui prétendent représenter les intérêts des créateurs et entraînent à nouveau les responsables politiques dans une spirale répressive.

La France, encore une fois, joue un rôle particulièrement trouble dans ce processus, les derniers changements politiques n'ayant pas modifié d'un iota les positions du gouvernement et des euro-députés français, toujours impeccablement alignés sur les désidératas des industries culturelles.

Un examen du texte de la directive doit avoir lieu cette semaine au Conseil de l'Union et un vote crucial est programmé pour le 29 septembre prochain au Parlement européen. Il reste peu d'opportunités à saisir pour influer sur le cours des choses. la Quadrature du Net appelle les citoyens à agir dès maintenant en contactant les eurodéputés via la plateforme FixCopyright mise en place par la fondation Mozilla.

[FranceCulture] Plaidoyer pour les libertés de Me Sureau, La Grande Table

mardi 5 septembre 2017 à 14:24

Interview de maître François Sureau, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, par Olivia Gesbert dans l'émission La Grande Table diffusée sur France Culture le jeudi 31 août 2017.

Libertés / sécurité : pourquoi nous ne devrions pas avoir à choisir ? Dans son avant-propos, François Sureau écrit : « Notre système des droits n’a pas été fait seulement pour les temps calmes, mais pour tous les temps. » Voilà pour l’idée directrice de cette réflexion.

https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/plaid...


Citation : « Après vingt ans, d'une expérience où je crois n'avoir refusé aucun des drames de l'époque, j'en suis venu à cette idée que la liberté était le plus haut et le plus sûr des biens. Non pas parce que cette valeur suffisait à créer les sociétés mais parce qu'elle permettait de les améliorer. Tandis que j'ai toujours pensé que la tyrannie ne le permettait pas. »

Olivia Gesbert : En ouverture de la semaine des ambassadeurs, Emmanuel Macron a rappelé que la priorité de la France en matière de politique étrangère restait la lutte contre le terrorisme. Oui, mais comment ? Et surtout, quelle résonance à l'intérieur de nos frontières.

Dans l'actualité des idées aujourd'hui, liberté / sécurité, pourquoi nous ne devrions pas avoir à choisir. Invité François Sureau, avocat au Conseil d'État et à la cour de cassation, représentant de la Ligue des droits de l'Homme, également écrivain, essayiste, vous publiez aujourd'hui "Pour la liberté", chez Tallandier, avec un avant-propos où vous ne négociez pas, ni avec le sens des mots, ni avec celui du droit : « notre système de droit n'a pas été fait seulement pour les temps calmes, mais pour tous les temps ». Voilà pour l'idée directrice de cette réflexion des grands principes aux cas pratiques, et il vous a fallu convaincre votre auditoire de l'importance de répondre au terrorisme sans perdre la raison, sous-titre de votre essai, qui rassemble trois plaidoiries, que vous avez prononcées devant le Conseil Constitutionnel, en défense des libertés publiques. Trois montées à la barre entre janvier et mai de cette année pour dénoncer la non-conformité à la constitution de disposition législatives contenues dans l'état d'urgence, et par certains aspects, écrivez-vous, nous serions selon vous, dans un univers pré-totalitaire. Bonjour à vous François Sureau.

Maître François Sureau : Bonjour,

OG : Merci d'être avec nous. Trois questions de droit dont on tirera ensuite quelques grands principes et peut être aussi quelques matières à discussion si vous le voulez bien. La première, pour nos auditeurs : une incrimination de consultation habituelle de site terroristes, quel axe de défense avez-vous eu sur cette question ?

FS : Alors il y a trois questions, j'vais essayer de les présenter en termes débarrassés de la technicité constitutionnelle. Dans l'état d'urgence, il y avait cette idée que si vous alliez (n'importe qui : vous, moi, un journaliste, un chercheur, n'importe quel citoyen), sur un site de type Djihad.com (enfin, qui n'existe pas, mais j'imagine qu'il pourrait exister) et bien vous étiez susceptibles de faire l'objet d'une poursuite pénale. Et ceci est une rupture pratiquement, avec, je ne dis même pas "les droits de l'Homme" tels qu'ils existent depuis la déclaration des droits, c'est une rupture avec une tradition antérieure dans le droit français, y compris dans le droit criminel français, l'Inquisition mise à part, qui consiste à dire qu'on ne peut pas être jugé à raison d'un acte purement cognitif, c'est à dire d'une démarche où le citoyen, où le journaliste, vise à s'informer. D'ailleurs, à l'issue de cette plaidoirie, et très franchement ce n'est pas parce que je les ai convaincus, je pense que les neufs juges du Conseil Constitutionnel en étaient aussi convaincus que moi car l'exercice de la plaidoirie, dans ce cadre là, ça ne sert pas à faire changer un juge d'avis, ça sert simplement à faire venir au jour ce qu'il y a d'essentiel derrière cette question, et évidemment les neufs juges du Conseil Constitutionnel ont déclaré qu'on ne pouvait pas interdire à quelqu'un d'aller consulter un site même s'il y avait des horreurs sur le site. L'un des exemples que je donne c'est : c'est évident qu'on aurait mieux fait de lire Mein Kampf avant la guerre pour savoir ce qui nous était réservé, c'est évident qu'on gagne toujours à (et c'était d'ailleurs la leçon d'Orwell dont on parlait tout à l'heure, c'est également ce que disait Simon Leys), on gagne toujours à en revenir au fait (c'est également ce qui disait Arthur Koestler) l'idée c'est bien, mais il faut aller s'informer, puiser les faits à leurs sources, voir ce que sont les djihadistes pour ce qu'ils sont, et la seule manière de le faire, c'est effectivement d'aller consulter des sites. Au delà, il y a une question de principe qui est fondamentale, c'est que quand vous avez autorisé l'État une fois à vous dire ce que vous pouvez aller lire ou voir, c'est fini pour toujours. C'est à dire qu'aujourd'hui, on vous dit : c'est pas bien d'aller sur les sites djihadistes, demain, une fois que ce verrou aura sauté, vous aurez des gens qui vous diront que c'est pas du tout bien d'aller sur des sites qui pensent que le capitaine Dreyfus était innocent par exemple, ou sur des sites qui critiqueraient le Front National. Et une fois que le premier verrou a sauté, vous n'avez plus aucune raison de principe pour vous opposer aux verrous ultérieurs. Je pense que c'est aussi ça quand le Conseil Constitutionnel a suivi.

OG : Donc en défense d'une certaine liberté intellectuelle, liberté d'aller lire ce que l'on veut, et de se faire un jugement par rapport à cela, en tout cas ce n'est pas en amont que l'on peut juger d'intention de, le fait d'aller lire, tant qu'il n'y a pas d'acte répréhensible, ce qui nous amène peut-être, au second cas pratique, à la seconde question de droit.

MS : Attendez, avant la seconde question, j'voudrais pouvoir revenir à la première. Est-ce que vous vous entendez parler ? Est-ce que vous vous rendez-compte que vous trouvez qu'il existe un objet normal de débat, qui est le point de savoir si un citoyen libre peut lire ce qu'il veut. Vous le posez volontairement à des fins pédagogiques, critiques et de discussion, mais ça a fini par faire partie de notre espace de pensée. Il a fallu arriver jusqu'au Conseil Constitutionnel pour que neuf juges viennent dire : « Il est inadmissible qu'on empêche les français de lire ce qu'ils veulent et de s'informer sur ce qu'ils veulent. » Est-ce que vous vous rendez-compte que le simple fait que ceci soit devenu un objet de débat, manifeste un point de dégradation civique probablement jamais atteint. On se pose la question. Est-ce que vous trouvez normal de me poser la question de savoir, par exemple, s'il ne faut pas revenir à une monarchie élective, ou si le catholicisme ne doit pas redevenir religion d'état ; vous trouveriez ça ahurissant. Et pourtant, vous venez de poser dans le débat une question que vous considérez comme normale, qui est la question que tout le monde se pose, que les politiques se posent, qui est : pour lutter contre le terrorisme, ne convient-il pas de supprimer la liberté d'information ? Le simple fait que cette question soit posée, qu'elle n'ait rencontré aucun obstacle sur son chemin, ni au gouvernement (qui était à l'époque un gouvernement de gauche, mais sur ces questions, la gauche et la droite c'est absolument pareil), ni au parlement, ni nulle part, jusqu'à la fin…

Henri Le Blanc : comment vous l'expliquez ça, parce que c'est ça finalement le plus surprenant, comme vous le dites.

FS : Je l'explique, et c'est à mon avis le nœud du problème, je l'explique pour deux raisons -- par deux ou trois raisons -- qui sont des raisons successives. La première raison, c'est que la question des libertés publiques n'est pas soluble dans le terrorisme : le recul des libertés publiques a commencé avant. Quand, à l'époque du président Sarkozy, on a créé la rétention de sûreté pour permettre de conserver en prison des gens après l'expiration de leur peine, on s'est déjà totalement assis sur les principes fondamentaux du droit pénal. En réalité, dans une société vieillissante et incertaine, le désir de sécurité emporte tout, et il emportait tout avant déjà le terrorisme. Le recul des libertés publiques en France ne date pas du terrorisme. Le deuxième élément, c'est le manque d'autonomie intellectuelle des ministres. C'est très frappant, je relisais l'autre jour les délibérations du Conseil Constitutionnel en 1977. Roger Frey est président. Roger Frey était un ancien ministre de l'intérieur du général De Gaulle, si je me souviens bien, et un type qui ne passe pas pour un humaniste bêlant, j'veux dire : Roger Frey c'est pas précisément Henry Leclerc ; bon, eh bien Roger Frey parle au Conseil Constitutionnel, ils examinent la loi sur les véhicules, et il dit aux membres du Conseil Constitutionnel :

- « Vous savez, j'ai été ministre de l'intérieur, il y a dans le Conseil Constitutionnel deux autres ministres de l'intérieur, il y a une chose que nous savons tous, c'est que à chaque fois qu'un nouveau ministre de l'intérieur arrive, il se trouve des gens dans les bureaux pour expliquer que ça irait quand même bien mieux si on supprimait les libertés, et nous autres, qui avons été ministres de l'intérieur nous savons qu'il ne faut pas les écouter. »

Et ça, ce qui est frappant, c'est qu'un type comme Roger Frey pouvait s'y opposer. Ce que j'ai observé dans les vingt dernières années, c'est la réduction du délai utile de prise en main des ministres de l'intérieur successifs et des gouvernements auxquels ils appartiennent, par la fonction publique, la police et le corps préfectoral. Il a fallu une semaine à Nicolas Sarkozy pour être pris en main par la police, quatre jours à Hortefeux, trois jours à Manuel Valls, deux jours à Caseneuve, 48h à Collomb. Quand j'étais jeune, c'était globalement le ministre de l'intérieur qui gouvernait les préfets, maintenant c'est le préfet qui gouverne les ministres de l'intérieur. La deuxième raison, c'est l'affaiblissement de l'autonomie intellectuelle du personnel politique. Et puis la troisième raison, c'est une raison purement, démagogique, face à la crainte provoquée par ces attentats abjects, c'est l'idée de présenter une réponse. Or en France, qui est un pays où globalement on ne sait plus réorganiser la police ou lui donner les moyens pratiques de son action, on préfère faire ce qu'on fait ailleurs : de la politique normative. C'est quand même beaucoup plus simple d'aller bidouiller quatre articles de loi qui s'asseyent sur la Déclaration, plutôt que d'expliquer qu'on va réformer la police nationale. Voilà les trois raisons et ces raisons sont affligeantes.

OG : Merci pour cette première plaidoirie Maître. Si vous le permettez, je vais quand même revenir sur les trois cas que vous avez eu à plaider ou à défendre.

FS : Non mais parce que les deux autres sont tout aussi délirants hein…

OG : c'est juste pour donner, à ceux qui n'ont pas encore lu votre livre, et qui peut être auront envie d'aller plus loin, quand même l'idée des thématiques sur lesquelles vous avez dû vous engager et monter au créneau. Donc la première : une incrimination de consultation habituelle de sites terroristes, avec cet axe de défense qui serait pour vous la liberté de penser ; la seconde sur le délit d'entreprise individuelle et terroriste, avec cet axe de défense qui serait pour vous : ce n'est pas l'intention qui compte (on pourrait résumer ça quelque part comme ça) ; la troisième enfin : des interdictions de séjour à la discrétion du préfet dans un périmètre donné à toute personne cherchant à entraver l'action des pouvoirs publics, et là quel était le problème ?

FS : Le deuxième c'est assez simple, ça veut dire que globalement l'autorité de poursuite, dès lors que vous avez chez vous (et c'est un cas pratique que je cite), dès lors que vous avez chez vous deux bouteilles d'eau d'Évian cachetées avec du scotch tape, que vous avez laissé trois posts sur des sites malencontreux expliquant qu'il fallait "bousiller les mécréants", eh bah on peut vous fourrer au ballon. C'est à dire l'idée qu'avant tout commencement de passage à l'acte, la simple expression d'une opinion jointe à la détention chez vous d'objets dangereux (et par objet dangereux, ça pouvait être la bouteille d'eau d'Évian, c'était le cas) eh bien ça permettait de vous envoyer en garde à vue ou en détention préventive. Alors ça, c'est très intéressant parce que c'est la fin d'un principe qui a pratiquement mille ans dans notre droit criminel, mille ans hein, il ne s'agit plus de la déclaration des droits de l'Homme, c'est l'idée qu'avant l'acte criminel, il n'y a rien. Il faut qu'il y ait un commencement de passage à l'acte, il faut qu'il y ait un commencement d'exécution. Alors vous me direz, bah c'est ce que tout le monde dit : mais enfin quand même, ces types c'est des affreux, si on peut les gauler avant, tant mieux. Oui, sauf que ce texte ne s'applique pas qu'aux affreux. Dans la répression des lois anarchistes à la fin du siècle, les textes visaient expressément les anarchistes, c'est pas brillant mais au moins on sait qui c'est. Non, par une espèce d'hypocrisie où le néo-totalitarisme se mêle au politiquement correct, on ne vous dit jamais dans le texte qu'il s'agit de rechercher des terroristes islamistes, donc on fait un texte général, susceptible de s'appliquer absolument partout.

HLB : Donc il faudrait le préciser selon vous ?

MS : En tout cas il faudrait le préciser d'une manière suffisante, par exemple l'adhésion à une idéologie de telle nature (de nature religieuse, qui, que, etc., etc.) c'est comme pour les assignations à résidence, qui éviteraient de laisser penser que pour la totalité des citoyens français, on a ruiné la théorie classique selon laquelle on n'est pas criminel avant d'avoir essayé d'être criminel. Et puis le troisième élément est encore pire, c'est la possibilité donnée au préfet d'assigner à résidence (ça veut dire : vous restez chez vous) à toute personne susceptible d'entraver l'action des pouvoirs publics. Là c'est le surréalisme le plus absolu, car en réalité, ça vous permet d'assigner à résidence la totalité des journalistes critiques, la moitié du personnel politique d'opposition, toute personne -y compris les juges- qui remettrait en question...

HLB : Mais par atteinte à l'action des pouvoir publics vous dites… (je ne comprends pas bien là)

MS : Le texte dit : Le préfet peut assigner à résidence toute personne cherchant à entraver l'action des pouvoirs publics. C'est une notion éminemment subjective.

OG : Entraver matériellement, a priori.

MS : Ah mais pas du tout, le texte ne dit pas "entraver matériellement", on est dans le droit pénal, le texte dit : entraver l'action des pouvoirs publics.

HLB : Donc ça peut aller jusqu'à quelle situation vous dites ?

FS : Entraver l'action des pouvoirs publics, je vous cite deux exemples dans lesquels ça a été fait :

  • cherchent à entraver l'action des pouvoirs publics des supporters de l'équipe de foot de Bastia qui s'apprêtent à péter le stade de football, et on les assigne à résidence, le lien avec le terrorisme islamiste est quand même assez faible ;
  • et le deuxième, c'est les écologistes qui manifestaient contre la COP21, et qui cherchaient à entraver l'action des pouvoirs publics.

Demain, les gens qui cherchent à entraver l'action des pouvoirs publics en manifestant contre la loi travail, pourraient être tous assignés à résidence dans le douzième arrondissement de Paris, ou dans l'arrondissement du choix du préfet. Ceci objectivement, montre une perte de sang froid collective, qui est extrêmement inquiétante. À la fois une perte de sang froid et une prise en main de la machine répressive, et de la machine gouvernementale… par des corps administratifs particuliers.

OG : et ça montre aussi, ça montre aussi François Sureau qu'il faut quand même s'interroger sur la réponse qui peut être donnée au terrorisme aujourd'hui. Or en se limitant, et c'est le cas dans le deuxième et le troisième point que vous évoquez, au passage à l'acte, on condamne toute possibilité pour les pouvoir publics d'élargir le champ de la prévention, c'est quand même étonnant que cette prévention on la mette en avant dans tous les domaines (la santé, l'environnement), et pas pour le terrorisme. Donc il faut toujours attendre que l'acte ait lieu, que l'attentat ait lieu pour pouvoir faire quelque chose.

FS : Ah oui, c'est ce qu'on a voulu faire au dix-huitième siècle, sans ça y'a une autre solution, c'est comme ça que Mussolini a démantelé la mafia, c'est comme ça que Staline a réduit le taux de criminalité à l'intérieur de Moscou à partir de 1930. C'est sûr que si à chaque fois qu'un sous préfet ou un agent de police délégué par lui peut vous juger un tout petit peu inquiétant on pourrait effectivement vous fourrer au ballon à titre préventif. Notre système, et je le dis parce que je suis extrêmement convaincu de la gravité des actes terroristes (parmi les gens qui défendent les libertés publiques, vous en avez certains qui minorent la gravité de ces actes, voire qui leur trouvent des excuses, ça n'est pas du tout mon cas, je trouve ces actes absolument abominables) ce que je pense profondément c'est que ces actes ne peuvent être efficacement combattus que si nous ne cédons rien des raisons au nom desquelles nous les combattons. Si nous ne cédons rien, sur nos principes, alors le reste est une question d'application pratique. La détection, je vous donne un exemple… pour répondre à ce que vous disiez…

OG : Y'a une différence entre ne rien céder et ne rien changer. Ne pas s'adapter. Ne pas adapter notamment notre arsenal judiciaire et législatif à l'époque et aux menaces d'aujourd'hui.

FS : Notre arsenal judiciaire est tout à fait suffisant. Le principe de base de notre arsenal judiciaire, c'est que si quelqu'un s’apprête à commettre un attentat et qu'il y a suffisamment de preuves vous allez trouver un juge anti-terroriste et vous lui demandez un mandat. On a jamais vu un juge anti-terroriste refuser un mandat.

HLB : Oui eh bien reprenons l'histoire de la bouteille d'Évian par exemple, comment savoir si la bouteille d'Évian est véritablement un explosif ou pas. Ça peut être difficile, pourquoi ne pas s'y prendre un peu en amont malgré tout.

FS : Eh bien, si vous pensez que parce qu'il a fait quatre posts inquiétants sur un site particulier, et qu'il a chez lui un couteau, des armes à feux, etc., ou que vous le pensez en général sur dénonciation des voisins, et bien le droit existant (ce n'est pas la peine de l'adapter), vous offre toutes les possibilités d'aller voir un juge, de mettre le monsieur sur écoute, par décision d'un juge, et ensuite d'aller trouver le même juge en lui demandant un mandat de perquisition pour voir s'il y a un risque de passage à l'acte. Ce qui est inadmissible dans cette affaire c'est que ce soit lié à la décision d'un préfet, contrôlé par personne. Notre droit a été fait pour ça. À qui fera-t-on croire que les déclarants de 89 vivaient dans un monde tranquille. À l'époque où les déclarants de 89 écrivaient, on ne pouvait pas traverser la forêt de Bondy sans escorte armée. Les gens qui ont créé notre système de droit l'on fait en pensant que quelque soit la gravité des atteintes portées à l'ordre public, il y avait un certain nombre de principes auxquels on ne pouvait pas toucher, sauf à sombrer dans quelque chose qui n'était pas la démocratie des droits, et nous en sommes exactement là.

OG : Sur la consultation habituelle des sites terroristes, le premier cas que vous avez eu à plaider, quelle différence pour vous par exemple dans le fait que puisse être répréhensible aujourd'hui la production de contenus pédo-pornographiques et la consultation de ces sites, et la même chose pour des sites terroristes.

FS : Alors il y a deux choses totalement différentes, c'est que la production et la diffusion de contenus pedo-pornographiques en réalité porte atteinte à des personnes réelles, à savoir les personnes des enfants qui sont utilisés pour produire les images, et pour être représentés dans ces images, ce qui permet d'incriminer les auteurs sur le terrain de la complicité, et ça me parait parfaitement justifié. La simple consultation est une consultation cognitive, qui n'implique pas d'adhésion positive à un réseau de trafic particulier. Au surplus d'ailleurs, je dois vous dire, au risque de vous faire bondir, que j'ai des doutes et j'ai toujours eu des doutes, mais qui n'engagent que moi, y compris en matière de pédo-pornographie, sur le lien ténu qui existe entre la simple consultation et l'exploitation des enfants, voilà.

HLB : Ça signifie quoi ce que vous dites là à l'instant ?

FS : Ça veut dire que globalement, regarder des images, même blâmables pour en tirer une satisfaction sexuelle…

OG : N'entraine pas forcément de passage à l'acte…

FS : Pour moi, ne correspond pas à un passage à l'acte réel au sens des grands principes de droit pénal.

OG : Et vous diriez pareil pour la consultation de sites terroristes ?

FS : Je dit naturellement pareil pour les sites terroristes, je veux pouvoir, en tant que citoyen libre, continuer de regarder (ce que je fais de temps en temps pour m'informer) les grands sites djihadistes connus, c'est quand même très utile de savoir ce que ces gens pensent.

HLB : Alors je voudrais revenir sur cette phrase que vous avez dites : « avant l'acte, il n'y a rien ». Mais l'acte, où commence-t-il, et où s'termine-t-il ? Est-ce que, justement, le débat ne peut pas avoir lieu, de savoir si les préparatifs d'un acte ne sont pas déjà l'acte, et cette frontière, que vous l'air de présenter comme absolument évidente, n'est-elle pas quand même floue ?

FS : Vous avez raison et il y a une réponse à ça, c'est qu'on ne peut pas l'apprécier de manière générale, parce que ça dépend beaucoup des circonstances, et de temps, et de lieu et d'espèce, et du pedigree de la personne qu'on soupçonne de vouloir passer à l'acte et ainsi de suite, et c'est la raison pour laquelle, nos constituants, et la totalité de la tradition juridique française ont remis cette appréciation entre les mains d'une personnalité indépendante du gouvernement, et qu'on appelle : un juge. La caractéristique des lois d'exception, c'est qu'en réalité on se passe de la personnalité indépendante du gouvernement, et qu'on prend un fonctionnaire aux ordres. Le fonctionnaire aux ordres, eh bien il peut penser que vous là, êtes susceptibles de passer à l'acte, et il peut le penser simplement parce que son ministre lui aura donné l'ordre de le penser. C'est précisément la caractéristique d'une société non démocratique. C'est la raison pour laquelle le rôle de l'institution judiciaire, dont la constitution nous dit quelle est gardienne des libertés publiques, est un rôle absolument fondamental. Je vous rappellerai d'ailleurs sur le plan archéologique quand même quelque chose d'intéressant, c'est que cette disposition de constitution qui prévoit que l'autorité judiciaire est la gardienne des libertés publiques c'est exactement pour ça, il faut que cette appréciation à laquelle vous pensiez soit faite par un juge indépendant. Cette disposition a été écrite par Michel Debré, qui lui non plus n'était pas plus que Roger Frey un humaniste bêlant, et a été introduite par Michel Debré dans la constitution de 58, au moment de la guerre d'Algérie, où entre les attentats du FLN, les attentats de l'OAS et les morts au combats, il y avait peut être, et certainement même, plusieurs morts par jours. Ça ne l'a pas amené à dévier de cette idée fondamentale, que dès lors qu'il s'agit de porter atteinte à la liberté individuelle, ça ne peut être fait que par un juge indépendant.
C'est quand même pas compliqué à faire. Le juge indépendant n'est pas lui non plus un humaniste bêlant. Vous avez déjà rencontré des magistrats anti-terroristes, ce ne sont pas des gens qui pensent qu'il faut se montrer mou sur la répression. La clé de notre liberté, c'est qu'un juge indépendant doit décider.

OG : François Sureau est notre invité pour « Pour la liberté » édité chez Tallandier. Il est 13h15 sur France Culture.

[Intermède musical]

OG : À travers ces trois points de droit, ces trois plaidoiries François Sureau vous portez une interrogation sur l'état de notre démocratie et surtout sur celui de nos libertés et de nos libertés publiques. Et si nous traversions tous une crise de principes, c'est une autre dimension qui vous inquiète, c'est cette anesthésie, voire cette indifférence à la privation progressive de nos libertés et de citer Simone Veil à l'appuie : « L'esclavage avilie l'Homme jusqu'à s'en faire aimer. La vérité, c'est que la liberté n'est précieuse qu'aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement. »

Avec nous Frederika Amalia Finkelstein qui était restée avec nous, invitée de la première partie de l'émission pour son roman "Survivre" édité chez l'arpenteur où vous vous interrogez sur les conséquences, sur ce traumatisme des attentats, notamment du Bataclan, en novembre 2015, sur cette vie d'après, comment vivre avec toute cette violence, et surtout survivre à cette violence, et vous écrivez : « nous voulons être libres, parfois pour le meilleur et parfois pour le pire ».

Est-ce que vous seriez prête, vous, à accepter un compromis sur la question des libertés, est-ce que ça a été une des réactions premières que vous avez sentie vous-même, aussi la génération que vous racontez dans ce roman, à rogner un peu sur les libertés pour plus de sécurité, comme on dit aujourd'hui.

Frederika Amalia Finkelstein : En vérité, j'ai déjà l'impression que le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui qui est quand même dominé par le règne du virtuel est déjà une privation de liberté. Donc quand il y a eu des décisions politiques au moment des attentats, par exemple l'état d'urgence, cela ne m'a pas vraiment choquée. J'ai déjà l'impression d'être dans un état d'urgence, et j'ai déjà l'impression qu'en étant née dans ce monde où la technologie est notre quotidien, qu'il y a déjà une privation énorme de liberté.

HLB : Peut être qu'on peut dire pourquoi ?

FF : Parce que tout le monde devient son propre geôlier en quelque sorte. Il y a différent paramètres mais savoir par exemple que quand vous vous connectez ça va rester dans une banque de données, que vos moindres faits et geste sont archivés, c'est pour moi une énorme privation de liberté.

OG : François Sureau, un corps social endolori et quelque part endormi…

FS : J'suis d'accord avec ça. Y'a un élément qu'on oublie quand même assez souvent, mais c'est vrai que j'y suis sensible professionnellement, c'est quand on parle du couple "sécurité et liberté", d'abord on fait comme si c'était antinomique, alors que le rêve de notre démocratique politique c'est que les deux vont ensemble, la liberté et la sûreté, c'est le rêve de notre démocratie politique. On peut choisir d'y renoncer parce que 300 criminels font sauter une boîte de nuit, on peut choisir de renoncer au rêve de notre démocratie politique, celui qui nous anime, mais j'aimerais qu'on le sache et qu'on ne se paye pas de nous. Le deuxième élément c'est : y'a un tiers dans ces affaires, entre les individus (le corps social), et les terroristes (et c'est sans cesse oublié par les français), c'est l'état. En réalité, quand on augmente la partie "sécurité", ce qu'on augmente simplement c'est le pouvoir de l'État sur chacune de nos vies, à nous qui ne sommes pas des terroristes, ça n'est pas nécessairement qu'on diminue la sécurité dont les terroristes jouissent. Et c'est très très frappant parce que cette question de l'État comme tiers entre la liberté et la sécurité, c'est une question qui a été très bien vue par les révolutionnaires anglais de 1689, elle a été très vue par les déclarants américains (Jefferson et Hamilton), elle était très bien vue par les rédacteurs de la déclaration des Droits, et compte-tenu de la place symbolique très importante prise par l'État dans le système politique français, elle a fini par être légèrement oubliée. La vérité de tout cela c'est, encore plus à l'époque de l'interconnexion des fichiers, à l'époque du numérique et ainsi de suite, toute augmentation des prérogatives sécuritaires des pouvoirs publics aboutit simplement à la mise en place d'une société de surveillance par l'État, et je trouve qu'il est quand même un tout petit peu temps de s'en rendre compte.

HLB : Justement, on peut, peut être associer ces deux discours parce que là, effectivement on va pouvoir peut être grâce au développement du virtuel et de la connaissance des actes de chacun, précisément avoir une idée de ce qui est potentiellement réalisable par certains… on en arrive à Minority report et c'est sans doute quelque chose qui est aussi une question de technique et de technologie… pas une question politique.

FS : Exactement. Oui, c'est une question de technologie, bien sûr. Cela dit, je trouve qu'on a quand même intérêt, y compris dans ces hypothèses là, à rester ferme sur les principes. De même, c'est vrai que c'est très gênant, que mes habitudes de consommation soient repérées par la Société Générale, et soit transmise par la Société Générale à…

HLB : Si vous achetez trop de bonbonnes de gaz par exemple…

FS : Voilà… non mais ou même transmises en dehors de la sphère étatique, c'est vrai que ça me gêne. Après tout je pourrais envisager à ce moment là une sorte de rétractation individuelle qui ferait que je consommerais moins de Facebook, de fichiers, de Google, de machins, dans le souci de me préserver à l'égard d'acteurs privés. En revanche, une fois que vous avez consenti à l'État lui-même la possibilité de rentrer chez vous la nuit, c'est tout à fait autre chose. La lecture des comptes-rendus des 6000 perquisitions administratives effectuées sous l'empire de l'état d'urgence à certains égards est absolument fascinante, hein y compris la porte du kebab fracassée, le malheureux qui a mis un portrait de Léonard De Vinci dans son entrée, auquel on dit : « Qui est ce barbu ? » ; c'est un tout petit peu autre chose que Facebook tout de même, à un moment.

OG : François Sureau, je vais aux sources de votre inquiétude, vous nous rappelez qu'il est beaucoup plus long de construire un État de droit, un système de droit, que de le détricoter. Et c'est sans compter que nos libertés ne seront pas comme la queue du lézard, elles ne repoussent pas, elles ne reviennent pas. Et vous dites il ne faut pas procurer à nos adversaires une victoire sans combat. Vu de Raqqa ce serait quoi par exemple cette victoire pour l'État Islamique ?

FS : Si vous voulez quand vous avez une certaine familiarité avec l'islamisme et sa propagande, vous vous rendez-compte que le discours islamiste est principalement fondé sur l'imposture des sociétés occidentales. Ce discours consiste par exemple à dire aux français de confession musulmane ou d'origine arabe de leur dire : au fond vous savez les français ne vous considèrent pas comme de vrais français, et tout ce qu'on vous raconte, c'est des blagues. En premier élément, cet élément de propagande se trouve justifié par des perquisitions administratives effectuées sans contrôle judiciaire, où sur 6000 perquisitions administratives vous n'aboutissez pas à 2 mises en examens, mais quand vous regardez les patronymes des gens qui font l'objet de ces perquisitions administratives vous vous rendez compte qu'il y a de quoi nourrir un soupçon sur le discernement des auteurs des perquisitions. Donc le premier élément c'est que ces violations de nos principes en réalité crédibilisent une partie du discours islamiste. Et puis ces violations crédibilisent aussi, et ça c'est beaucoup plus grave, la deuxième partie du discours islamiste, qui consiste à dire : au fond, les droits de l'Homme, c'est une religion de substitution, en Occident, et pire encore, c'est une religion de substitution à laquelle les gens ne croient même pas. La preuve, quand ça les atteint dans leurs intérêts, eh bien ils sont prêts à suspendre leur religion de substitution (les droits de l'Homme), alors que nous, il ne nous viendrait pas à l'idée de suspendre le Coran par exemple. Eh bien ça c'est une formidable victoire sans combat. C'est déjà suffisant de laisser aux terroristes les victimes, de leur abandonner les victimes qui sont faites, si en plus on leur abandonne nos principes par dessus le marché, non seulement les victimes sont, d'une certaine manière, mortes pour rien, mais nous avons tout perdu.

HLB : Il y a les trois cas dont vous parlez dans votre livre, mais il y a en a beaucoup d'autres de ces situations aujourd'hui, par exemple, d'atteinte aux libertés sur lesquelles il faudrait faire attention ?

FS : Oui, d'abord il va y avoir une loi à laquelle il va falloir se montrer particulièrement attentif sur la sortie du terrorisme, mais si vous voulez c'est moins des lois particulières qu'un état d'esprit, nous sommes, chacun d'entre nous, les gardiens de la démocratie politique. Et en réalité ce que montre l'expérience récente, c'est que nous ne pouvons pas attendre de nos gouvernements, de droite ou de gauche, de nos parlements, et même dans certains cas de la magistrature et en particulier de la magistrature répressive, qu'ils se montrent des gardiens aussi vigilants que nous. Et précisément parce que nous sommes rentrés dans le combat anti-terroriste, nous devons nous montrer particulièrement vigilants. Ça ne veut pas dire ne pas nous montrer particulièrement sévères, le droit français permet des peines d'une extrême sévérité, et permet tous les moyens d'investigation, mettons les en œuvre avec la plus grand rudesse, mais sans rien céder de ce qui nous constitue. Et cette idée là, elle devrait être vivante dans le cœur de chacun de nous. Vous savez ce qui me frappe, c'est que, moi je fais partie des gens qui sont nés en 57, comme tous les gens qui sont nés en 57 et qui, en fonction des histoires familiales des uns et des autres, se sont demandés comment les choses du passé avaient été possibles (hein, je ne suis pas un partisan du point heu du théorème de Machin, heu Godwin ou de la répression…) enfin, quand même, j'ai passé ma jeunesse à me demander comment ça avait été possible. Je me suis demandé, qu'à fait grand papa pendant la guerre, qu'à fait l'oncle machin et toi, pourquoi tu n'as rien dit au moment de, hein ?

OG : Vous avez pouvez regarder Frédérika Amalia Finkelstein au moment où vous dites ça car elle a aussi écrit son précédent, son premier roman qui s'intitulait l'Oubli, était justement sur cette question aussi, de la mémoire pour les jeunes générations, qui n'étaient pas nées en 1957.

FS : Et ça, si vous voulez on a tous été élevés la dedans. La découverte douloureuse, des dix dernières années que nous venons de vivre, ça a été de voir la facilité avec laquelle ces principes cédaient chez ceux qui avaient la charge de les défendre. Ceux qui avaient été mes maîtres, ceux qui avaient été mes éducateurs, ceux avait été ceux que j'admirais quand j'étais jeune, ceux qui avaient été premier ministre, ministre, président du parlement, président de la chambre criminelle, le vice-président du Conseil d'État, etc. En réalité, l'option policière est rentrée là dedans comme dans du beurre, ce qui fait que je n'ai plus, en réalité maintenant je n'ai plus de surprise attristée quand je lis les récits du passé et je dis simplement : voilà, c'est à nous de faire ce que nos anciens n'ont pas toujours fait, ceux que certains d'entre eux ont fait avec héroïsme d'ailleurs et ceux à quoi ma génération est confrontée maintenant.

OG : Terroriste potentiels, population à risque, musulman déguisé, stigmatisation dit le politologue François Burgat, dans une tribune récente dans Libération, condamnait cette ornière, l'ornière de la vieille stratégie politicienne qu'Emmanuel Macron viendrait à son tour de ré-installer selon lui, celle qui combat bruyamment le terrorisme d'une main et le nourrit discrètement de l'autre, celle qui préfère capitaliser sur l'émoi populaire en le berçant d'une lecture unilatérale des responsabilités sans jamais oser, même si cela est cruellement nécessaire de le contrecarrer. À votre manière aussi François Sureau vous proposez, incantez qu'on réagisse de manière raisonnable en expliquant que le bon curseur n'est pas facile à trouver mais qu'il doit y avoir un juste milieu. J'avais envie de vous demander, juste pour terminer, est-ce qu'il y a aussi, dans ces dernières semaines, mois, années des signes qui sont apparus pour vous que cette liberté que vous jugez menacée aujourd'hui, est redevenue désirable à nos yeux.

FS : Oui d'une certaine manière mais c'est une question d'interprétation, je trouve en réalité que le caractère relativement paisible du corps social tranche avec l'agitation démagogique de la classe politique. C'est à dire qu'à chaque fois que j'ai l'occasion d'en parler autour de moi, à des gens d'origine et d'opinion très variée, je suis frappé de voir que ce discours de la raison, en matière de lutte contre le terrorisme rencontre un assez large assentiment, et qu'en dehors de quelques franges extrêmes, personne n'est prêt à rouvrir le bagne de Cayenne ou à se livrer à des activités invraisemblables. En revanche, c'est la classe politique toute entière sur ces questions qui semble aller comme un canard auquel on a coupé la tête. Mais je tire un grand encouragement au spectacle de la résilience comme on dit maintenant, ou du sang froid d'un corps social affronter à des situations de quasi-guerre, auxquelles rien ne semblait l'avoir préparé.

OG : Merci beaucoup, François Sureau, Pour la liberté, répondre au terrorisme sans perdre la raison, voilà comme un canard sans tête, c'est édité donc chez Tallandier, merci beaucoup à vous, demain à votre place, Emmanuel Todd sera avec nous dans la deuxième partie de la Grande Table. Grande Table qui maintenant se referme et se rouvre immédiatement sur FranceCulture.fr où vous pouvez retrouver toutes les références en lien, avec l'émission et notamment les références sur votre livre Frédérika Amalia Finkelstein. Merci beaucoup, d'être restée avec nous jusque dans la deuxième partie de l'émission. Vous pouvez également vous abonner au podcast de la Grande Table, à la programmation/ préparation Claire Mayot, Chloé Leblond, Clémence Mary et Henri Leblanc, avec Julien Rosa à la réalisation, Peire Legras accompagnée de David Féderman. Une très belle après midi à tous sur France Culture.

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Gravity, Skyline : les groupes de presse s'alignent sur les géants du Web pour exploiter la vie privée de leur lectorat

jeudi 6 juillet 2017 à 18:14

Paris, le 7 juin 2017 - Des groupes industriels de presse ou détenant des titres de presse ont annoncé le lancement d'un nouveau projet conjoint baptisé « Alliance Gravity »1. Deux jours après, Le Monde et Le Figaro annoncent leur propre alliance, nommée « Skyline ». Sous couvert de lutter contre Google dans le partage des revenus publicitaires liés à la presse, ils comptent créer des plateformes communes pour centraliser les données personnelles de leurs lecteurs, afin de mutualiser l'achat d'espaces publicitaires. Cette annonce fait suite à des tribunes communes contre le règlement européen ePrivacy en cours de négociation (protection des communications en ligne), au lobbying pour instaurer un droit voisin pour les éditeurs de presse dans la directive européenne de réforme du droit d'auteur, et plus généralement à des années d'action pour aller toujours plus loin dans l'exploitation des données à des fins publicitaires, et l'extension du droit d'auteur.

Ces futures plateformes concentrent tous les échecs d'une industrie de la presse française incapable de respecter ses lecteurs et de se renouveler assez pour profiter de la récente refonte de la législation européenne de protection des données et créer, à partir de celle-ci, des modèles de financement innovants, respectueux des lecteurs et des journalistes, et sortant du couple néfaste « exploitation des données / publicité ».

Ce n'est pas parce qu'un projet est français et se présente comme une réponse à la captation de données et de valeur opérée par Google et d'autres géants numériques états-uniens qu'il est acceptable. Contrer un mauvais modèle par un mauvais modèle ne rend pas ce dernier vertueux, et l'Alliance Gravity comme Skyline portent en elles à la fois des dangers pour la vie privée et la sécurité des données personnelles des Français (comme tout silo centralisateur de données personnelles), et une inquiétante absence de vision d'avenir.

La Quadrature du Net invite les journalistes de ces groupes de presse à refuser que leur travail soit associé à la marchandisation de la vie privée de leurs lecteurs. Nous appelons également les lecteurs à boycotter les titres de presse utilisant cette surcouche d'exploitation des données, qui viendra s'ajouter à une publicité omniprésente et à la concentration industrielle qui nuit depuis des années au pluralisme et à la qualité de la presse en ligne française.

Afin de comprendre les enjeux qui sous-tendent ce projet, et plus généralement l'offensive des groupes de presse et opérateurs Internet contre la législation européenne sur la protection des données, il convient de rentrer plus en détail dans l'analyse de la situation :

Analyse

Le règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté l'an passé par l'Union européenne et qui entrera en vigueur en mai 2018, prévoit deux choses :

Il s'agit là d'une avancée déterminante, consacrant le principe fondamental selon lequel une liberté (ici, la vie privée) ne doit jamais être assimilée à une contre-partie économique (de même qu'on ne peut pas vendre nos organes, notre droit de vote, celui de fonder une famille etc.).

Pourtant, de nombreux sites internet (dont les plus importants éditeurs de presse français) s'opposent à cette avancée et entendent profiter du débat en cours sur le règlement ePrivacy pour la faire disparaître du droit européen.

Le lancement de projets tels que l'Alliance Gravity et Skyline montre, s'il en était besoin, qu'ils continuent à envisager leur modèle économique comme si le RGPD et ePrivacy n'existaient pas, ce qui est particulièrement inquiétant.

Une position contraire à la qualité de l'information

Le modèle économique de la presse repose historiquement sur la vente et l'abonnement. Ce modèle demande de fidéliser un lectorat en lui donnant l'assurance de retrouver sur son média des analyses et des investigations de qualité. Or, il est brutalement remis en cause depuis quelques années par l'apparition d'acteurs concurrents qui proposent gratuitement sur internet des informations d'actualité ou de divertissement, simples et variées, demandant généralement peu de temps de lecture et destinées au plus large public possible. Ce nouveau modèle économique repose uniquement sur la publicité ciblée, dont les revenus dépendent de la quantité de visiteurs touchés et non de la qualité de l'information4.

La concurrence imposée par ces nouveaux acteurs a poussé une part importante de la presse traditionnelle à faire évoluer (non sans douleur) son modèle économique et la façon qu'elle a de produire de l'information – en investissant plus dans l'information « spectacle » et moins dans l'analyse et l'investigation, par exemple.

Cette évolution nuit forcément à la qualité du débat public, mais peut être limitée en interdisant qu'un site puisse empêcher son accès aux utilisateurs qui refusent la publicité ciblée. Une telle protection des internautes remettrait profondément en cause le modèle économique fondé sur la publicité ciblée et, par effet de balancier, rendrait bien plus viables les modèles traditionnels fondés sur la fidélisation du lectorat et la qualité de l'information. Surtout, cette protection réconcilierait durablement le modèle économique de la presse avec le respect de droits fondamentaux de ses lecteurs5.

Des arguments fallacieux

Il est donc très problématique que les éditeurs de presse, à l'encontre de leurs intérêts à long terme, se mettent en situation de dépendance vis-à-vis des régies publicitaires et ne cherchent que très marginalement à repenser leur modèle économique, alors même que l'opposition des internautes à l'envahissement publicitaire et à l'exploitation de leurs données personnelles se fait de plus en plus visible.

Outre le lancement de ces Alliance Gravity et Skyline, qui peuvent s'assimiler à une véritable provocation à l'adresse du législateur européen, ces groupes de presse -- soutenus par des opérateurs tels que SFR, eux-mêmes impliqués dans le secteur des médias -- font un intense lobbying auprès des institutions européennes et du grand public, qu'il s'agit de démonter méthodiquement tant il est nocif. Ces éditeurs et groupes coalisés ont par exemple écrit à trois reprises aux décideurs européens pour lutter contre la mise en place d'un consentement explicite et libre des internautes à l'exploitation de leurs données personnelles.

Une première lettre, signée par divers groupes de presse, dont celui du Figaro et Lagardère Active (qui comprend europe1.fr, parismatch.fr, lejdd.fr, doctissimo.fr...), ainsi que par des fédérations d'éditeurs de presse, dont le GESTE (qui comprend Le Monde, Le Point, L'Obs, Le Parisien, L'Express, L'Equipe...), exige simplement, sans véritable argument, de pouvoir exclure des sites les internautes refusant de se soumettre au pistage et à la publicitée ciblée.

Une deuxième lettre a été signée par des groupes de presse, dont celui du Monde, du Figaro, de L'Equipe et des Echos/Le Parisien, ainsi que par des journaux, dont L'Humanité et Libération. Ceux-ci y prétendent que « en privant les éditeurs de presse de proposer des publicités ciblées à leurs lecteurs, ePrivacy favorise la réorientation des annonceurs publicitaires de la presse vers les plateformes numériques dominantes, et diminue donc l’investissement possible dans le journalisme de qualité ».

Cet argumentaire se rapproche de celui avancé pour justifier la création de l'Alliance Gravity et de Skyline : les éditeurs de presse prétendent vouloir s'opposer aux plateformes numériques telles que Google ou Facebook et, pour cela, réclament de pouvoir elles aussi s'adonner à une collecte et exploitation sans entrave de la vie privée de leurs lecteurs.

Ici encore, cet argument est totalement fallacieux : les « plateformes dominantes » seront soumises aux mêmes réglementations que les éditeurs de presse. Si le RGPD et ePrivacy améliorent les conditions de consentement des utilisateurs, et par là compliquent l'exploitation des données personnelles par les entreprises, les plateformes telles que Google et Facebook seront autant concernées que les éditeurs de presse, et devront s'adapter de la même façon. Faire croire que le RGPD et ePrivacy affecteront seulement la presse et pas les plateformes est faux. Faire croire que la publicité ciblée est seule garante de l'investissement pour un journalisme de qualité est une erreur également.

Une troisième lettre enfin, notamment signée par des syndicats d'éditeurs de presse français (SPIIL, SPQN, SEPM, FNPS, GESTE), reprend les arguments précédemment développés et en ajoute deux autres, qui sont particulièrement fallacieux et dont l'objectif consiste à se passer purement et simplement du consentement des utilisateurs (et non plus seulement d'exclure les lecteurs ayant refusé de donner leur consentement). Pour cela, ils prétendent que « le RGPD n’impose pas le consentement préalable des personnes » pour exploiter des données personnelles ayant été pseudonymisées, « en ce qu’une telle pseudonymisation peut constituer une garantie de licéité suffisante ». Ceci est tout simplement faux : s'il est vrai que des débats intenses ont eu lieu sur ce sujet il y a un an, le législateur européen a heureusement rejeté cette dangereuse exception au consentement, qui n'aurait apporté aucune garantie en matière d'exploitation ciblée des données personnelles6.

Alors pourquoi prétendre l'inverse, si ce n'est pour embrouiller le débat et justifier la création de ce type d' « alliances » dont l'objectif est bien l'exploitation centralisée et massive des données personnelles des internautes ?

En outre, dans la même lettre, les syndicats d'éditeurs affirment que « les entreprises européennes sont libres d’utiliser de nombreux cookies pour fournir des services adaptés aux utilisateurs finaux ». Et de poursuivre : «  si ces derniers souhaitent refuser certains cookies, les entreprises soumises au RGPD doivent mettre à leur disposition un ou plusieurs liens permettant de les désactiver le cas échéant ». Là encore, cette interprétation est totalement fausse : le RGPD conduit clairement à l'interdiction pure et simple de déposer des cookies sans le consentement explicite de chaque utilisateur. Les entreprises ne pouront pas « librement » déposer des cookies en étant seulement tenues de permettre leur désactivation7. Les signataires de la lettre font comme si le RGPD prévoyait un régime d'opt-out alors qu'il prévoit très clairement un régime d'opt-in8. Encore une fois, difficile d'attribuer de telles erreurs à l'ignorance ou de savoir s'il y a intention de tromper par désinformation.

Conclusion

Ces différentes prises de position des groupes de presse sur le droit européen des données personnelles sont directement liées aux annonces récentes d'alliances visant à centraliser les données des utilisateurs. Cette concentration de moyens -- qui s'ajoute à la concentration inédite des médias entre les mains de quelques acteurs, eux-mêmes de plus en plus souvent liés aux opérateurs télécoms tels que SFR / Altice -- entraîne la création de silos de données. Elle poursuit un mouvement de plus en plus rapide vers une information qui n'est plus qu'un prétexte à la captation de données à des fins publicitaires. Ce modèle est absolument délétère pour la presse, et à rebours complet du rôle fondamental qu'elle devrait jouer en démocratie pour assurer le respect du droit à l'information et son corrolaire, la liberté d'expression. Dans le modèle actuel de ces éditeurs de presse, le droit au respect de la vie privée passe ainsi par pertes et profit, au mépris de l'esprit et de la lettre de la législation européenne qui rentrera en vigueur dans quelques mois.

Au delà, c'est le modèle de développement basé sur la publicité ciblée qui est, une fois encore, à remettre en question. Il n'est pas et ne doit pas être une fatalité. Les groupes de presse français et européens doivent prendre appui sur la législation européenne, encore imparfaite mais qui propose probablement un des meilleurs cadres de protection au monde, pour construire des modèles économiques respectueux de leurs lecteurs et de leurs journalistes.

Certaines entreprises de presse l'osent, et portent un modèle qui veut respecter les lecteurs et la qualité des contenus publiés. Ainsi, LesJours.fr, media en ligne sur abonnement, rejoint notre analyse :

Il est crucial pour la presse de recréer un lien de confiance avec ses lecteurs notamment en étant très attentif au respect de leurs données. Ainsi, la création de l'alliance Gravity, qui annonce ouvertement vouloir mettre en commun des données personnelles sans précision sur la question du consentement préalable et éclairé des utilisateurs, qui risquent de ne pas avoir conscience de l'ampleur de la centralisation de leurs données entre les mains d'un acteur aux objectifs purement publicitaires, nous semble très dommageable pour l'image de la presse auprès du grand public. La commercialisation des données de ses lecteurs doit-elle vraiment devenir le modèle économique d'une partie de la presse ?9 ».

D'autres groupes de presse fonctionnent sur des modèles vertueux et doivent prendre leur part dans les débats actuels sur les modèles économiques de la presse, et s'inscrire dans la tradition d'une presse libre, engagée en faveur des droit fondamentaux. Par leurs actions et leurs réussites, ils peuvent à leur tour rappeler que d'autre modèles existent, et qu'il n'y a donc aucune raison que le financement de la presse en passe par l'exploitation de la vie privée des lecteurs.

État d’urgence : de l’exception à la permanence, les parlementaires au pied du mur

mercredi 5 juillet 2017 à 15:18

Paris, le 5 juillet 2017 — Douze organisations, des avocats et des universitaires (liste ci-dessous) appellent les députés à ne pas voter la loi de prorogation de l’état d’urgence et tous les parlementaires à rejeter la loi renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure. Elles dénoncent la dangereuse logique du soupçon qui imprègne les deux textes. Les parlementaires ne doivent pas se laisser abuser par l’idée que la France va sortir d’un régime d’exception alors même qu’il s’agit de l’inscrire dans le marbre de la loi permanente.

Photo Vox Public

Photo Vox Public

Le discours du Président de la République, lors du Congrès à Versailles, a été l’occasion d’un nouveau tour de passe-passe : prétendre à une sortie de l’état d’urgence, quand, en même temps, le Sénat examinait une sixième loi de prorogation de ce dispositif d’exception, suivie du projet de loi antiterroriste qui pérennisera l’état d’urgence pour l’inscrire dans le droit commun.

Le 30 juin, lors d’une rencontre avec le Président de la République, notre collectif « état d’urgence / antiterrorisme » s’est employé à mettre au jour ces incohérences entre les annonces et les faits. Face à ces contradictions, le Président de la République n’a pas montré d’ouverture pour modifier le fond de ces projets de loi. Les perquisitions et assignations administratives, mesures phares de l’état d’urgence, aussi inefficaces qu’excessives, ne disparaîtront ainsi pas en novembre 2017. Elles seront pérennisées ; les assignés et perquisitionnés de l’état d’urgence d’aujourd’hui seront, sans nul doute, les assignés et perquisitionnés de la loi antiterroriste de demain.

En prétendant aujourd’hui réserver aux seuls terroristes ces mesures, le gouvernement reconnaît en creux l’usage arbitraire et dévoyé de l’état d’urgence. Autre preuve de duplicité du discours officiel : les interdictions dites « de séjour » (valant interdiction de se déplacer pour participer à une manifestation), censurées par le Conseil constitutionnel, ont été réintroduites par le gouvernement et aussitôt adoptées en commission des Lois du Sénat. Cette disposition spécifique pourra être utilisée contre des manifestants ou militants, sans lien avec le terrorisme, comme cela été le cas ces derniers mois.

Nos organisations alertent les parlementaires sur la nouvelle loi antiterroriste qui vise à normaliser la logique du soupçon. L’objectif fondamental, subjectif et donc potentiellement arbitraire, demeure la neutralisation d’individus dont on pourrait anticiper les « comportements non conformes » et la « radicalisation » supposée. Le texte ambitionne ainsi de pérenniser des dispositifs qui accuseront les personnes sur la base de critères flous (notamment d’appartenance à l’entourage de personnes ou d’organisations, l’adhésion, même privée, à des idées ou doctrines religieuses…) et bien en amont de toute preuve de la commission ou la préparation d’un acte de terrorisme, laquelle, rappelons-le, est d’ores et déjà prise en charge au plan pénal. La nature de la contrainte demeure elle aussi inchangée. Le contrôle par un juge, fût-il judiciaire, exercé selon des critères vagues et sur la base de notes blanches fournies par les services de renseignement, ne sera, par essence, pas plus effectif que sous l’état d’urgence.

Entre l’état d’urgence qu’on s’apprête enfin, nous dit-on, à quitter, et l’état de soupçon permanent dans lequel il s’agirait d’entrer, il n’y a pas de différence de nature. Tandis que l’état d’urgence se voulait temporaire et ses mesures exceptionnelles, les fouilles indifférenciées, les assignations et les perquisitions de la loi à venir seront permanentes. Les atteintes aux libertés d’aller et de venir, de se réunir et de manifester, la stigmatisation des personnes de confession musulmanes ou supposées telles, et avec elles, la division de la société, prendront, elles aussi, un tour permanent, par l’effet de cliquet propre aux législations antiterroristes, comme le montre l’expérience de celles accumulées, presque sans débat, ces dernières années.

Le réseau « état d’urgence / antiterrorisme » est composé :