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Les MOOCs à la française laisseront-ils de côté l’ouverture juridique ?

mardi 22 octobre 2013 à 08:24

MOOCs : c’est sans doute le mot qui a le plus agité la sphère de l’enseignement en France depuis la rentrée et avec le lancement de la plateforme FUN (France Université Numérique) ce mois d’octobre, le gouvernement a montré sa volonté de donner un coup d’accélérateur au développement des cours massifs en ligne dans les universités françaises, afin d’essayer de rattraper le retard face aux États-Unis.

On assiste donc à l’éclosion d’une multitude de MOOCs francophones et ce mouvement devrait s’intensifier dans les mois à venir. Michel Briand sur la page "Autour des MOOCs" qu’il entretient dénombre déjà plus de 70 cours en ligne, ouverts ou annoncés.

Le potentiel disruptif des MOOCs soulève bien sûr beaucoup de questions, que ce soit au niveau des technologies mises en oeuvre, de l’impact sur les pratiques pédagogiques ou des conséquences économiques. On trouve cependant pour l’instant encore peu d’analyses abordant la question sous l’angle juridique, alors qu’il s’agit pourtant d’une dimension essentielle de l’équation.

Les MOOCs (Massive Open Online Courses) sont en effet des Cours Massifs En ligne Ouverts et ce dernier terme est susceptible de renvoyer à plusieurs significations. Olivier Ertzscheid, dans un billet de synthèse écrit il y a quelques mois, insistait sur l’importance de l’ouverture :

Le point clé de l’acronymie des MOOCS réside dans le "O" de Open. Cette ouverture est double : "open registration", pour la liberté offerte aux étudiants de "s’inscrire" pour suivre l’enseignement proposé, et "Open License" permettant de rediffuser et de redistribuer librement ledit MOOC.

L’ouverture au sens juridique du terme, si l’on s’en tient à une définition stricte, correspond en effet à la possibilité de réutiliser un contenu dans un cadre juridique sécurisé, par le biais d’une licence libre. Le terme "Open" dans les MOOCs devrait donc avoir le même sens qu’il a dans Open Source ou dans Open Data. Or lorsque l’on observe la manière dont le paysage des MOOCs est en train de se structurer en France, ce n’est pas un caractère qui ressort nettement des premières initiatives.

A oublier au démarrage cette dimension essentielle de l’ouverture, la dynamique des MOOCs en France risque bien de dévier du sens originel qu’elle avait aux États-Unis pour aboutir aux mêmes dérives qu’elle a rapidement connu outre-Atlantique, à savoir la constitution d’un écosystème fermé et propriétaire, là où les MOOCs pourraient constituer un levier pour le développement des ressources pédagogiques ouvertes et un renouvellement réel du rapport à la connaissance.

Flou juridique dans les conditions de réutilisation

Dans sa liste qu’il tient à jour pour recenser les MOOCs francopohones, Michel Briand a commencé à faire figurer les conditions de réutilisation des contenus. Certains cours en ligne sont placés sous des licences Creative Commons, parfois même très ouvertes comme c’est le cas pour ITyPA (Internet Tout y est Pour Apprendre), qui fut le premier MOOC en France et qui entame sa deuxième saison, sous licence CC-BY. On retrouve les licences Creative Commons sur les OpenClassRooms, le MOOC issu du site du Zéro, acceptant les 6 licences CC. Le MOOC Gestion de Projets de Centrale Lille, qui a rencontré un beau succès l’an dernier est sous CC-BY-NC-SA, tout comme celui sur les réseaux sans fil et les réseaux mobiles proposé par Telecom Bretagne et qui figurera sur la plateforme nationale FUN.

Closed Sign in Yellowstone. Par Brian Mills. CC-BY. Source : Flickr.

Mais dans la majorité des cas, la liste mentionne "pas de droits d’usage élargis indiqués", ce qui signifie que les cours ne précisent pas leurs conditions de réutilisation. Or en France, ne rien mentionner, c’est mécaniquement se placer du côté de la fermeture et du "Tous droits réservés", car le droit d’auteur s’applique automatiquement et "en bloc" à tous les contenus assimilables à des oeuvres de l’esprit (textes, vidéos, images, etc).

Pour autant, je ne pense pas cependant que l’on puisse parler d’une volonté explicite de fermeture des MOOCs en France. C’est plutôt que le paramètre juridique n’est pas encore pleinement appréhendé et que l’association n’est pas faite entre le concept de MOOC et la réutilisation des contenus. On le voit d’ailleurs à la définition que donne la plateforme FUN du terme "Open" :

Le "O" de Open signifie que le cours est ouvert à tous les internautes, sans distinction d’origine, de niveau d’études, ou d’un quelconque critère.

Dérive du concept de MOOC aux Etats-Unis

Le terme "Ouvert" peut renvoyer en fait à trois choses distinctes : 1) l’inscription ouverte sans condition, 2) la gratuité (même si les MOOCs peuvent reposer sur des modèles économiques) et 3) la possibilité juridique de réutilisation des contenus.

MOOC poster April 4, 2013 by Mathieu Plourde licensed CC-BY.

A l’origine, les trois dimensions de l’ouverture étaient réunies dans les initiatives pionnières qui ont vu le jour aux Etats-Unis, comme l’Open Courseware du MIT, le fameux Introduction to Artificial Intelligence de Stanford ou la Khan Academy. Mais avec le temps, à mesure que les MOOCs rencontraient de plus en plus de succès et qu’un écosystème de plateformes se constituaient autour d’eux (Udacity, Coursera), la dimension juridique de l’ouverture a commencé à s’effacer pour passer au second plan, voire disparaître.

En novembre 2012, Creative Commons a publié un billet important intitulé "Keeping MOOCs Open" pour tirer la sonnette d’alarme face à cette dérive graduelle. L’organisation rappelait l’importance de lier les deux facettes de l’ouverture : l’enregistrement ouvert et l’ouverture juridique garantissant la réutilisation des contenus. Par ailleurs, Creative Commons soulignait le lien à l’origine entre le développement des MOOCs et le mouvement des OER (Open Educational Resources – Ressources Éducatives Libres, soutenu par l’UNESCO) :

Les OER sont des ressources pour l’enseignement, l’apprentissage et la recherche, placées dans le domaine public ou publiées sous des licences qui permettent leur libre réutilisation et adaptation par d’autres. Pour qu’une ressource éducative soit considérée comme "ouverte", il faut à la fois qu’elle soit gratuite (mise à disposition sans paiement) et libre (tout le monde dispose du droit de l’adapter à ses propres fins).  Une Ressource Educative Libre ne peut pas être soit accessible gratuitement, soit placée sous licence libre. Il faut qu’elle soit les deux à la fois.

Logo officiel en français des Ressources Éducatives Libres.

Avec le temps, cette orientation initiale en faveur du libre s’est diluée, à mesure que les MOOCs étaient supportés par de grandes plateformes. Udacity par exemple a réussi à conserver ses contenus sous licence Creative Commons, mais avec une clause NC (Pas d’usage commercial). Ce n’est pas le cas de la plateforme Coursera qui s’est attirée de fortes critiques pour ne pas avoir mis en place de licences autorisant la réutilisation des contenus, faisant fi de la signification juridique de l’ouverture.

Dans son billet, Creative Commons rappelle également que la fermeture des MOOCs a pour conséquence de les couper de tout un ensemble d’usages. Sans licence permettant l’adaptation, il n’est pas possible par exemple pour les communautés en ligne de traduire les contenus en langue étrangère (les cours du MIT de son Open Courseware ont été traduits bénévolement en une dizaine de langues, assurant leur rayonnement international). A défaut d’une licence libre, les contenus des MOOCs ne peuvent pas non plus se connecter avec certaines plateformes comme Wikipedia qui constituent des carrefours aujourd’hui. Mais le plus grave, c’est que l’application d’un copyright "tous droits réservés" a pour conséquence de couper les MOOCs de la dynamique de réutilisation et d’enrichissement collaboratif qui devrait  le propre des Ressources Éducatives Libres, permettant au-delà des concepteurs à d’autres de s’emparer des contenus pour les faire évoluer.

Contrairement à une idée reçue, le recours aux licences ouvertes n’empêche pas la mise en place de modèles économiques (et les MOOCs auront forcément besoin d’en trouver un pour se maintenir dans le temps). Mais il faut passer pour cela d’une logique de revente de contenus ou d’enclosures d’accès à une logique de freemium, où des contenus ouverts sont associés à des services payants (modèle déjà à l’oeuvre depuis longtemps dans la sphère du logiciel libre). Un MOOC comme ITyPA par exemple est placé sous une licence Creative Commons très ouverte (CC-BY) et la participation reste gratuite. Mais il se finance en partie  par le biais de la vente de "badges" venant certifier l’acquisition des connaissances (développés en partenariat avec Mozilla).

MOOCs : la greffe prendra-t-elle en France ?

Si les MOOCs aux États-Unis ont connu une dérive graduelle, le risque existe en France qu’ils se ferment sans même être passés par la case "ouverture juridique". Tout n’est cependant pas encore joué. Le Ministère a fait le choix de la solution Open Source edX pour la plateforme FUN, qui proposera nativement d’utiliser des licences Creative Commons pour la diffusion des contenus, sans pour autant l’imposer. Mais l’annonce de partenariats public-privé pour le développement des MOOCs français peut faire craindre une fermeture rapide du modèle.

Il appartiendra avant tout aux communautés d’enseignants et de chercheurs de faire le choix ou non des licences ouvertes, ce qui n’est pas forcément en France le meilleur moyen de garantir l’ouverture. On sait par exemple que le mouvement de l’Open Access dans notre pays s’est assez largement "déconnecté" des licences libres, alors que celles-ci étaient explicitement prévues dans l’Appel de Budapest en faveur de l’Accès Ouvert et à nouveau dans la déclaration de Berlin de 2012. Pourtant en 2013, la plateforme HAL ne permet toujours pas nativement l’usage des licences Creative Commons, obligeant les auteurs à "bricoler" pour les utiliser. Open Access et ouverture juridique restent deux choses distinctes en France et c’est précisément ce qu’il faudrait éviter pour les MOOCs.

Il y en outre dans notre pays une autre difficulté à laquelle les concepteurs de MOOCs risquent de se heurter. Même s’ils choisissent d’opter pour des licences libres ou de libre diffusion, ils devront affronter les problèmes posés par l’étroitesse et la complexité de l’exception pédagogique et de recherche en matière de droit d’auteur. Construire des cours nécessite souvent de réutiliser des contenus préexistants, pouvant être protégés par des droits d’auteur. Or l’exception française, à la différence du fair use américain, n’est tout simplement pas compatible avec les usages en ligne de contenus protégés (sauf à de rares exceptions comme la mise en ligne de thèses). Une "réformette" est intervenue lors du vote de la loi Peillon, mais elle ne résout absolument pas la question des usages en ligne, et rien n’a été non plus modifié lors du vote de la loi sur l’ESR, alors que d’autres pays comme les États-Unis ou le Canada ont une vraie longueur d’avance en la matière.

Le rapport Lescure recommandait pourtant de refondre cette exception et des députés ont poussé pour obtenir des modifications, mais en vain. Ce sera un des enjeux de la loi sur la création annoncée pour 2014 par le Ministère de la Culture et il est indissociable de la question des MOOCs, car on ne pourra pas prétendre développer des pratiques innovantes en France en matière d’enseignement, tant qu’on n’aura pas desserré le carcan du droit d’auteur.


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Creative Commons se prononce pour une réforme globale du droit d’auteur

jeudi 17 octobre 2013 à 07:18

C’est un changement de position important que vient d’opérer l’organisation internationale Creative Commons, par le biais d’une déclaration officielle publiée hier, intitulée "Soutenir la réforme du droit d’auteur". Cette nouvelle orientation constitue l’une des décisions majeures adoptées lors du Sommet Global qui s’est tenu à Buenos Aires cet été.

Creative Beauty. Par Kalexanderson. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Je traduis ci-dessous en français le texte de la déclaration.

Creative Commons (CC) a ouvert une nouvelle approche dans la manière de faire fonctionner le droit d’auteur durant les dix dernières années. Les licences CC facilitent de nouvelles pratiques sociales, éducatives, technologiques et commerciales et soutiennent la production en réseau de la connaissance et de la culture.

Nous sommes des ambassadeurs dévoués de nos licences et de nos outils, et nous faisons de la pédagogie auprès des utilisateurs, des institutions et des décideurs pour leur montrer les bénéfices positifs découlant de l’adoption des licences CC. Nos licences offriront toujours des options volontaires pour les créateurs désirant partager leurs oeuvres selon des conditions plus ouvertes que celles prévues par le système en vigueur du droit d’auteur. Mais la vision de CC – un accès universel à la recherche et à l’éducation, ainsi qu’une participation complète à la culture – ne pourra pas se réaliser seulement à travers des licences.

Autour du monde, plusieurs gouvernements nationaux sont en train de mettre à l’étude ou de s’engager dans des réformes de leurs lois sur le droit d’auteur. Certains proposent des modifications qui élargiraient le champ des usages possibles des oeuvres protégées sans la permission des titulaires de droits. En réaction, il a parfois été avancé que le succès significatif des licences CC signifiait que la réforme du droit d’auteur n’était pas nécessaire – que les licences étaient en mesure de résoudre tous les problèmes que les utilisateurs pouvaient rencontrer. Ce n’est certainement pas le cas. Les licences CC constituent un apport, mais pas une solution définitive aux problèmes du système du droit d’auteur (Creative Commons are a patch, not a fix, for the problems of the copyright system). Elles ne s’appliquent qu’aux oeuvres dont les créateurs décident consciemment d’accorder contractuellement le droit au public d’exercer des droits exclusifs que la loi leur attribue automatiquement. Le succès des licences ouvertes démontre les bénéfices que le partage et les usages transformatifs peuvent apporter aux individus et à la société dans son ensemble. Cependant, CC opère dans le cadre des lois sur le droit d’auteur, et d’un point de vue pratique, seule une petite portion des oeuvres protégées seront couvertes par nos licences.

Notre expérience a renforcé notre conviction que pour assurer des bénéfices maximum à la fois pour la culture et pour l’économie à l’heure du numérique, la portée et la forme du droit d’auteur avaient besoin d’être révisées. Aussi bien conçu que puisse être un système de licences, il ne pourra jamais pleinement réussir ce qu’un changement de la loi pourra accomplir, ce qui signifie que la réforme législative est toujours à l’ordre du jour. Le public tirera avantage de droits plus étendus d’utiliser l’ensemble de la culture humaine et de la connaissance pour le bien de tous. Les licences CC ne sont pas un substitut des droits des utilisateurs et CC soutient les efforts en cours pour réformer les lois sur le droit d’auteur dans le sens d’un renforcement des droits culturels et d’une extension du domaine public.

Lawrence Lessig. Par Joy Ito. CC-BY. Source : Flickr.

Pourquoi cette déclaration est-elle importante ? En réalité à l’origine, les Creative Commons ont été créés en lien avec un projet global de réforme du droit d’auteur. C’est très clair dans les ouvrages de Lawrence Lessig notamment, qui fut le principal instigateur de ce projet (relire L’avenir des idées, Free Culture, Remix). Après l’allongement de la durée du droit d’auteur opérée aux Etats-Unis par le Mickey Mouse Act et une défaite subie devant la Cour suprême dans l’affaire Eldred c. Ashcroft, Lessig et son entourage décidèrent de changer de tactique. Si la loi ne pouvait être réformée, alors on essaierait de "hacker" le système par le bas en donnant directement les moyens aux créateurs d’offrir des libertés plutôt que de poser des restrictions. C’est le tour de force accompli par Creative Commons, à partir du modèle des licences libres proposées dans le domaine des logiciels.

Mais avec le temps, le sens premier de cette entreprise s’est perdu (à mesure aussi que Lawrence Lessig se mettait progressivement en retrait de la direction de Creative Commons). Et une autre conception a fini par prendre le dessus au sein même de la communauté Creative Commons. L’idée s’est généralisée que CC ne faisait que proposer des licences aux créateurs, mais que l’organisation n’avait pas à prôner en tant que telle une réforme du droit d’auteur. Il revenait aux individus de choisir et Creative Commons n’avait rien à imposer. C’est d’ailleurs une tendance que l’on retrouve au-delà de Creative Commons dans la sphère de la Culture libre et des licences libres.

Pour Creative Commons, les choses allaient assez loin, car ses représentants qui étaient souvent investis dans des actions de lobbying pour pousser des réformes, devaient respecter une sorte de "devoir de réserve" et faire une claire distinction entre leurs propres positions et la "neutralité" de l’organisation. C’est à présent une chose qui va pouvoir changer, puisque Creative Commons se prononce en faveur de la réforme globale du droit d’auteur, renouant avec ses racines politiques.

Ce changement a été débattu lors du sommet global de Buenos Aires où Lawrence Lessig est intervenu pour donner une conférence brillantissime, intitulée "Ces lois qui restreignent la créativité".

A l’occasion de cette présentation, Lessig a envoyé un message très clair à la communauté :

Nous devons partager davantage et pouvoir le faire légalement. Mais pour que cela puisse advenir, il faut que la loi change. Nous devons obtenir des changements effectifs dans la loi pour que ces libertés soient garanties.

A vrai dire, Lessig n’a jamais changé de cap à ce sujet. Dans L’avenir des idées, livre publié en 2001, Lessig faisait déjà une série de propositions de réformes législatives dont la principale était la réduction de la durée du droit d’auteur et le rétablissement d’un enregistrement obligatoire des oeuvres, afin de redonner sa place au domaine public. Mais il prônait également clairement la légalisation du partage assortie de la mise en place de financements mutualisés :

Le Congrès devrait autoriser l’échange de fichiers en créant un système de licence obligatoire. Cette taxe ne devrait pas être fixée par une industrie dont l’intention délibérée est de saper ce nouveau mode de diffusion. Elle devrait être mise en place, ici comme ailleurs, par des régulateurs publics cherchant à installer un équilibre.

Ce point  de vue rejoint les propositions avancées par la Quadrature du Net de légalisation du partage non-marchand accompagnée de la mise en place d’une contribution créative, dont le but est justement de faire échapper ces financements à la main mise des intermédiaires pour redonner le pouvoir au public. Les Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées contiennent un programme global de réforme du système en 14 points, porteur d’une alternative réelle aux dérives actuelles.

Creative Commons cite d’ailleurs à la fin de sa déclaration La Quadrature du Net comme une des organisations, aux côtés d’EFF, l’Open Knowledge Foundation ou l’Open Rights Group, dont elle soutient l’action en faveur d’une réforme. En France, d’autres collectifs agissent aussi dans ce sens. Nous avons porté devant la mission Lescure avec SavoirsCom1 des propositions globales pour promouvoir les biens communs de la connaissance, dont certaines commencent à produire effet. Les citoyens se mobilisent également et une action exemplaire est sur le point d’aboutir pour envoyer aux députés des livres comportant un programme de réforme du droit d’auteur. Le 31 octobre, SavoirsCom1 organise également une journée sur le domaine public à l’Assemblée nationale pour engager le débat sur cette question essentielle dans le prolongement du rapport Lescure.

Le changement de politique de Creative Commons constitue donc une avancée très positive, qui favorisera l’engagement de la communauté dans l’action en direction des pouvoirs publics. L’an dernier, j’avais chroniqué sur OWNI les 10 ans de Creative Commons en terminant ainsi :

Au bout de 10 ans, les Creative Commons ont fait leur preuve quant à leur capacité à organiser la circulation et la réutilisation des contenus en ligne, tout en apaisant les relations entre les auteurs et le public. Certaines propositions de réforme du droit d’auteur vont à présent plus loin, en suggérant de placer tous les contenus postés sur le web par défaut sous un régime autorisant la réutilisation à des fins non-commerciales des oeuvres.

Une telle proposition avait été appelée Copyright 2.0 par le juriste italien Marco Ricolfi et elle aurait abouti dans les faits à faire passer par défaut le web tout entier sous licence CC-BY-NC. Pour revendiquer un copyright classique (tous droits réservés), les titulaires de droits auraient eu à s’enregistrer dans une base centrale.

On retrouve une logique similaire dans les propositions qui visent à faire consacrer la légalisation du partage non-marchand entre individus des oeuvres, qu’il s’agisse des Éléments pour la Réforme du droit d’auteur de la Quadrature du Net ou du programme du Parti Pirate.

Si de telles réformes venaient à être mises en oeuvre, c’est l’ensemble du système du droit d’auteur qui serait modifié dans la logique des Creative Commons. Le régime juridique de base d’Internet deviendrait grosso-modo la licence CC-BY-NC et les auteurs pourraient toujours choisir d’aller plus loin en employant des licences encore plus ouvertes (CC-BY, CC-BY-SA, etc).

Les Creative Commons ont montré la voie ; à nous à présent de changer la loi !

PS : certaines communautés en France, notamment orientées autour du logiciel libre, peuvent être hostiles à la fois aux Creative Commons et aux propositions de légalisation du partage non-marchand. Rappelons à leur intention que Lessig et Creative Commons ne sont pas les seuls à appeler de leurs voeux ces réformes de la loi. Richard Stallman défend lui aussi la légalisation du partage et la mise en place de financements mutualisés pour la création :


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Construisons ensemble la Pi-bliothèque de la Quadrature du Net ! Rendez-vous le 26 octobre au Garage !

vendredi 11 octobre 2013 à 07:44

Le 26 octobre prochain, la Quadrature du Net participe au Festival Villes en biens communs en proposant un atelier Bookscanner, de 14 heures à 22 heures, au 19 rue Richard Lenoir à Paris.

Car dans les profondeurs du Garage de la Quadrature se trouve depuis quelque temps une fascinante machine, introduite par Benjamin Sonntag, alias Vincib, l’un des co-fondateurs de la Quadrature du Net. Il raconte d’ailleurs son histoire sur le site "Un Bookscanner à Paris", que je vous recommande de visiter.

La "bête" est en réalité un DIY BookScanner, qui se présente sous la forme de pièces de bois à monter soi-même. Cette machine est développée et utilisée par une communauté très active, qui a pour ambition de mettre un scanner à livres dans tous les hackerspaces, à côté des imprimantes 3D. Cette communauté travaille notamment en relation aux États-Unis avec Internet Archive, pour alimenter de manière décentralisée leur bibliothèque numérique (voir la section Community Texts).

La Quadrature milite pour la défense des libertés numériques, mais aussi pour l’appropriation (ou la réappropriation) citoyenne des technologies (les deux étant intrinsèquement liées). En matière de numérisation, les grands projets sont soit d’origine privée (Google Books), soit d’origine publique, mais il existe clairement aussi une branche des Communs engagée dans la numérisation des livres (Projet Gutenberg, Internet Archive, Wikisource). La diffusion de technologies comme celle de ces scanners à monter soi-même pourrait-elle contribuer à bouleverser ce paysage, en renforçant cette troisième voie de la numérisation ?

C’est ce que nous vous proposons de venir expérimenter et discuter le 26 octobre au garage de la Quadrature. Apportez vos livres et venez essayer cette machine. Nous ferons plusieurs démonstrations du scanner dans la journée, pour montrer les différentes étapes du processus et discuter des aspects techniques.

Mais au-delà, nous voudrions aussi débattre avec les participants (autour d’un bon thé, une des spécialités méconnues de la Quadrature) de l’avenir de ce DIY Scanner. Qu’en ferons-nous ? Pourquoi ? Comment ? Avec qui ? A quoi pourrait ressembler la Pi-Bliothèque de la Quadrature du Net, en somme ? ;-)

Ci-dessous, vous trouverez un prospectus réalisé par Vincib, qui raconte l’histoire du scanner et détaille le programme de la journée. N’hésitez pas à le faire circuler et à l’imprimer pour diffuser la nouvelle. Et si vous comptez venir, vous pouvez nous laisser un commentaire sous ce billet, afin que nous ayons une idée du nombre de participants !

***

Cet atelier s’inscrit dans le cadre de Villes en biens communs, un festival qui dure tout le mois d’octobre, pour découvrir, expérimenter, créer des biens communs, partout en France et au-delà. Consulter la liste des événements sur le site de Villes en biens communs. Et vous pouvez aussi prendre connaissance ici des événements organisés par le collectif SavoirsCom1.


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Révolutionnaire ! Et si la célèbre photo de Che Guevara était dans le domaine public ?

jeudi 10 octobre 2013 à 02:16

Beaucoup considèrent qu’il s’agit de la photographie la plus célèbre de tous les temps : Guerrillero Heroico, le portrait de Che Guevara, réalisé en 1960 par le photographe cubain Alberto Korda, constitue sans doute une des icônes culturelles les plus marquantes – un mème avant les mèmes – illustrant la puissance de la viralité.

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Guerrillero Heroico. Par Alberto Korda. Domaine public (?). Source : Wikimedia Commons.

Mais cette oeuvre a aussi connu une destinée juridique particulièrement singulière. En effet, Alberto Korda ne toucha lui-même aucun droit d’auteur pour l’usage de sa photo, même lorsqu’après 1967 et la mort de Che Guevara, elle commença à être reprise frénétiquement partout dans le monde, puis détournée, surexploitée et déclinée à toutes les sauces, comme c’est le cas aujourd’hui. Ce n’est qu’à la fin de sa vie, en 2000, qu’Alberto Korda agit en justice contre la marque Smirnoff pour s’opposer à l’utilisation de son oeuvre dans le cadre d’une campagne publicitaire pour de la vodka, estimant qu’il s’agissait d’une "atteinte au nom et à la mémoire du Che". Après sa mort en 2001, ses héritiers devinrent titulaires des droits sur la photo. Assez rapidement, ils se mirent à multiplier les procès, à tel point que certains estimèrent qu’ils étaient partis "en croisade" (10 décisions de justice depuis 2006). Au-delà des seuls usages publicitaires, ces ayants droit ont également attaqué des réutilisations à des fins commerciales (par des restaurants, des éditeurs, des clubs sportifs), voire même par des organisations à but non lucratif, comme Reporters Sans Frontières.

Or la juriste Joëlle Verbrugge, sur son blog Droit & Photographie où elle a consacré une série de billets à ces affaires depuis plusieurs années, a commenté cette semaine une nouvelle décision de justice, rendue en mars dernier par le TGI de Paris, dans laquelle les ayants droit de Korda attaquaient pour contrefaçon un fabricant de plaques émaillées et de magnets, vendant sur eBay ces objets à l’effigie du Che. Les juges dans cette affaire ont reconnu qu’il y avait à la fois violation du droit moral pour "dénaturation de l’oeuvre", mais aussi "atteinte portée aux droits patrimoniaux d’auteur", ce qui signifie que cette photo n’est pas à leurs yeux dans le domaine public, mais toujours protégée par le droit d’auteur.

Et c’est là que les choses deviennent fascinantes…

Hiatus juridique…

Car si vous allez sur l’article de Wikipédia consacré au Guerrillero Heroico, vous constaterez que la notice sur les droits attachées à l’image indique pourtant que l’oeuvre est dans le domaine public : "This file is in the public domain. The photo was used for the first time internationally in 1967. It is in the public domain by Decree Law no. 156, September 28, 1994, to amend part of Law no. 14 December 28, 1977, Copyright Act (Article 47) which states that the pictures fall into the public domain Worldwide, 25 years after its first use."

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Notice des droits sur Wikimedia Commons, attachée à la photographie Guerrillero Heroico.

Les wikipédiens notent qu’un décret est intervenu en 1994 à Cuba, qui a fixé la durée des droits pour les photographies à 25 ans après la publication de l’image. La photo de Korda ayant été publiée pour la première fois à Cuba en 1961, elle serait donc dans le domaine public depuis 1987. Par ailleurs, ayant été publiée avant 1972, sans avoir fait l’objet d’un enregistrement aux États-Unis alors que c’était à l’époque requis, la photo est également dans le domaine public aux États-Unis.

Mais alors, comment expliquer ce hiatus ? Comment la photographie peut-elle être dans le domaine public à Cuba et dans le même temps, reconnue encore aujourd’hui comme protégée par le droit d’auteur par les juges français ? Car en matière de calcul de la durée des droits, c’est bien en principe la durée du "pays d’origine de l’oeuvre" (entendu comme pays où a eu lieu la première publication) qui s’applique, comme l’indique l’article L. 123-12 du Code de propriété intellectuelle :

Lorsque le pays d’origine de l’oeuvre, au sens de l’acte de Paris de la convention de Berne, est un pays tiers à la Communauté européenne et que l’auteur n’est pas un ressortissant d’un Etat membre de la Communauté, la durée de protection est celle accordée dans le pays d’origine de l’oeuvre sans que cette durée puisse excéder celle prévue à l’article L. 123-1.

Des pellicules d’Alberto Korda, sur lesquelles on voit (en bas) le cliché original de Guerrillero Heroico, avant recadrage. Source : Wikimedia Commons. Domaine public.

Les contorsions des juges français

Pour comprendre la cause du problème, il faut se tourner vers un jugement rendu par le TGI de Paris en 2008, dans lequel les juges ont considéré que la photographie n’était pas dans le domaine public. L’affaire opposait la fille de Korda au Front national, qui avait détourné et réutilisé la photo du révolutionnaire dans une de ses affiches. Or parmi plusieurs moyens de défense, le Front national avait soulevé celui selon lequel la photographie était déjà dans le domaine public lorsque Cuba a finalement adhéré à la Convention de Berne en 1997.

Les juges français ont écarté cette argumentation, sur la base du raisonnement suivant (accrochez-vous). Ils estiment en effet qu’une ancienne loi espagnole sur le droit d’auteur de 1879 était toujours en vigueur lorsque la photographie du Che a été prise par Korda en 1960. En effet, Cuba était à l’origine une colonie espagnole, cédée aux États-Unis en 1898 et reconnue indépendante en 1902. Mais la loi espagnole sur le droit d’auteur n’ayant pas été formellement abrogée, le TGI de Paris estime qu’elle était toujours valide en 1960 et elle prévoit une protection de 80 ans après la mort de l’auteur, ce qui signifie que Guerrillero Heroico ne rentrerait dans le domaine public qu’en… 2082 !

Mais ce n’est pas tout. Les juges notent bien qu’en 1977, une nouvelle loi sur le droit d’auteur a été mise en place à Cuba, qui instaure une protection de 50 ans après la mort de l’auteur en principe. Mais le TGI indique que la constitution cubaine énonce un principe général de non-rétroactivité des lois civiles. Une loi peut cependant déroger à ce principe, mais il faut qu’elle le prévoit explicitement, or ce n’est pas le cas pour la loi de 1977.

Memorial Che Guevara, à la Havane. Par Songkran CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Les juges français en tirent la conclusion que la loi de 1977 ne vaut que pour l’avenir. Or c’est à celle-ci qu’est rattachée le décret de 1994 qui a instauré une durée de 25 ans seulement de protection pour les photographies. Dès lors, ils appliquent la vieille loi espagnole de 1879, avec ses 80 ans post mortem de protection et en déduisent que la photo de Korda est toujours protégée.

Résultat, si l’on s’en tient là, on serait fondé à penser que la notice de Wikipedia est fautive et qu’elle n’a pas fait une interprétation correcte du droit cubain. Mais la communauté des wikipédiens, contrairement à des idées trop souvent répandues, est particulièrement attentive aux questions de droits et elle comporte un fort niveau d’expertise sur ces sujets (comme j’avais essayé de le montrer ici). La photographie de Korda a d’ailleurs fait l’objet de plusieurs discussions et a même déjà été retirée, pour finalement être rétablie après décision de la communauté.

Un raisonnement aberrant

Si l’on réfléchit bien, on se rend compte en effet que le raisonnement suivi par le TGI de Paris est assez aberrant. En effet, les juges français sont allés déterrer une ancienne loi espagnole de 1879,  pour l’appliquer à une photographie prise en 1960, dans un pays qui n’avait plus rien à voir avec l’ancienne colonie. Il est en effet notoire que le régime de Cuba rejetait le concept de propriété intellectuelle, comme étant un "concept bourgeois". Même sans avoir été formellement abrogée, la loi de 1879 n’avait tout simplement plus cours au moment où cette photo a été réalisée et il est grossièrement abusif d’un point de vue historique de l’avoir retenue comme une norme applicable.

Ce n’est que plus tard, lorsque le régime de Cuba, en pleine déroute économique, eut besoin de faire venir des investisseurs étrangers, qu’il introduisit une loi sur le droit d’auteur, puis finalement adhéra à la Convention de Berne en 1997. Du point de vue de la cohérence, l’analyse faite par les Wikipédiens me paraît donc plus cohérente que celle des juges français.

Les wikipédiens appliquent la règle des 25 ans après la publication à toutes les photos issues de Cuba. Celle-ci est donc également considérée comme appartenant au domaine public. (Ernesto Guevara en Santa Clara. Diciembre 1958. Source : Wikimedia Commons)

Cette thèse est par ailleurs accréditée par un article "Copyrighting Che : Art and Authorship under Cuban Late Socialism" publiée en 2004 par la chercheuse Ariana Hernández-Reguant. Elle y explique que les allégations des héritiers de Korda sont en réalité plus que fragiles, car par exemple, le photographe était employé par un magazine d’Etat lorsqu’il a pris la photo et que cela peut jouer sur la titularité initiale des droits. Elle estime également que les droits sur cette photo ont bien expiré 25 ans après la publication comme le prévoit la législation actuelle.

Dès lors, je pense qu’il est tout à fait possible que les Wikipédiens aient raison et que la photographie la plus célèbre de tous les temps appartiennent au domaine public !

Hypocrisie du droit moral

Ceci étant dit, même en admettant cette thèse, tous les problèmes ne sont pas réglés. Car les héritiers de Korda attaquent souvent en faisant valoir le droit moral sur l’oeuvre, qui en France est perpétuel, c’est-à-dire qu’il dure même après l’expiration de la durée de protection des droits patrimoniaux, quand l’oeuvre est dans le domaine public. Les ayants droit de Korda pourraient donc continuer à multiplier les procès, même si l’interprétation retenue par Wikipédia était validée par les juges français.

Sans doute me direz-vous que ce n’est pas une mauvaise chose, notamment pour empêcher des réutilisations abusives, comme ce fut le cas avec l’affiche du Front national. Je n’en disconviendrai pas. Mais il y a eu d’autres actions en justice beaucoup plus contestables et surtout, beaucoup plus éloignées des volontés exprimées par Korda de son vivant. En 2011, l’affiche du film pornographique "Dirty Diaries" s’était ainsi inspirée de la photographie du Che. Ce film se revendiquait comme un manifeste féministe, destiné à "repenser la pornographie". Les descendants de Korda avaient attaqué en invoquant une "dénaturation de l’oeuvre" et en première instance, les juges les avaient débouté en considérant qu’il s’agissait d’une parodie, protégée par une exception au droit d’auteur. Mais en appel, la décision fut renversée et les juges refusèrent de faire prévaloir la liberté d’expression sur le droit d’auteur. On est là dans un cas beaucoup plus problématique que précédemment, où le droit d’auteur est utilisé à des fins qui frisent la censure.

korda2

L’affiche du film Dirty Diaries.

Dans les commentaires du blog Droit & Photographie, on trouve pourtant des points de vues qui approuvent cet usage du droit moral. Mieux encore, Didier Vereeck fait un parallèle avec les licences libres :

Pourquoi une telle position est-elle dangereuse ? Eh bien parce que c’est celle des tenants des licences libres, qui voudraient à l’avance décider d’autoriser tous les usages, et s’interdire de revenir dessus.

Précisément, les licences libres sortent de la légalité sur ce point, car elles reviennent à limiter le droit moral, or rappelons qu’il est perpétuel, inaliénable et transmissible aux héritiers [...]

Sur le plan moral, on peut faire remarquer que l’héritier doit pouvoir gérer comme il lui semble le droit moral, y compris s’il profite de la situation, ou au contraire interdit tout par exaspération (vu l’exploitation commerciale). Certains estimeront que c’est une entrave à la liberté, j’estimerais pour ma part que c’est leur droit, et ça l’est en effet au plan littéral.

Che Guevara Trademark

Pourtant, si on y réfléchit bien, Alberto Korda avait une position sur son oeuvre qui n’était pas si éloignée de l’application d’une licence libre : en principe, la réutilisation est possible, mais certaines interdictions sont maintenues, comme la dénaturation de l’oeuvre, dès lors que l’usage porte atteinte à la mémoire du Che. Les descendants de Korda ont manifestement été très au-delà de ce qui avait été exprimé par leur aïeul.

Che Guevara. Revolutionary and Icon. Par claudioruiz. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Pire, ils ont participé activement à la marchandisation de cette image et à sa dégénérescence progressive. C’est ce qu’explique très bien David Bollier, juriste travaillant sur la question des biens communs, dans cet article "Che Guevara, the trademark", où il soutient que la photo de Korda est aujourd’hui devenue une véritable marque de commerce, tout comme le logo de Coca-Cola et de MacDo. Or les descendants de Korda ont pris une part active à ce processus :

Korda died nine months later, however, and his daughter, Diana Diaz, eventually inherited Korda’s worldly treasures, including the rights to the Che image. Diaz began to aggressively enforce the copyright, and successfully sued Swiss t-shirt makers, Mexican burger chains and French perfume makers, according to the reporter Casey. (The Che image is protected under copyright, but its iconic status makes it tantamount to a trademark in commercial usage.)

Diaz also began to sell the rights to the Che image to foreign vendors of Che-themed merchandise. This resulted in new revenue streams to Diaz while relieving her of the burden of enforcing her copyright around the world. But it also drained the revolutionary meanings associated with the Che image. After all, how seriously can anyone take an image that is sold on millions of Zippo lighters, but is prohibited on posters protesting Cuba’s imprisonment of journalists. (Diaz shut down this use of the Che image by the nonprofit group, Reporters Without Frontiers.)

Par Poetografie. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Alors que Korda lui-même n’avait jamais cherché à toucher de royalties et s’était opposé à des réutilisations commerciales qu’il estimait abusives, ses ayants droit ont cédé les droits à des marques pour faire profit de la photographie et attaqué des organisations à but non lucratif. Pire encore, le fils de l’épouse de Korda, ne se satisfaisant visiblement plus des seuls droits d’auteur, a carrément enregistré l’image comme marque de commerce européenne (mais cette dernière a finalement été annulée). Il est donc clair qu’on est très loin des beaux idéaux du droit moral, mais face à une démarche mercantile qui n’a plus rien à voir avec la volonté de Korda lui-même. Que reste-t-il de "moral" dans cet usage du droit moral ?

Dès lors, il aurait mieux valu pour Korda qu’il ait été en mesure de déposer son oeuvre sous licence libre. Car ainsi les libertés qu’il entendait donner au public pour la réutilisation de son oeuvre auraient été garanties, tout en lui permettant de poser des limites, selon le type de licence qu’il aurait retenu. L’histoire de la photo du Che rappelle ici furieusement celle de la nouvelle "L’homme qui plantait des arbres" de Giono, que l’auteur avait voulu laisser librement circuler, mais qui est repassée sous l’emprise complète du droit d’auteur après sa mort, par l’action d’intermédiaires qui ont trahi ses volontés.

Par ailleurs, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, en matière de défense du droit moral d’une oeuvre, le public est parfois plus efficace que les ayants droit (et parfois même que l’auteur lui-même !) pour préserver l’intégrité des oeuvres. C’est un phénomène que l’on avait pu constater par exemple lorsque des affiches de mai 68, avaient été réutilisées lors de campagne publicitaire pour une chaîne de  supermarchés.

***

Cette photo du Che, au destin déjà incroyable, soulève de profondes questions juridiques et au terme de cette analyse, il me plaît de penser qu’elle appartient au domaine public et que c’est là qu’elle est le mieux, quoi qu’en disent les juges français.

PS : en lisant la notice des droits de la photo sur Wikipédia, j’ai appris une autre chose, particulièrement explosive :

In 1994, the World Trade Organization (WTO) implemented the Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights Agreement (TRIPS), which allows the 150 WTO member countries to exclude photographs from the realm of protection provided for intellectual property.

Les accords TRIPS autoriseraient les états membres de l’OMPI à exclure les photographies complètement du champ de la protection du droit d’auteur, qui iraient ainsi rejoindre la cuisine ou la parfumerie au rang des activités créatives appartenant au Domaine Public Vivant.

Voilà qui constituerait pour le coup une vraie révolution ! Hasta siempre, Copyright ! ;-)

PPS : on accuse souvent les commonistes (défenseurs des biens communs, au rang desquels je me range volontiers) d’être en réalité des sortes de "communistes", avec tout ce que ce terme peut comporter de péjoratifs. Mais la loi sur le droit d’auteur cubaine montre bien la différence fondamentale qui existe entre le communisme et le commonisme. La loi cubaine prévoit que lorsqu’une oeuvre entre dans le domaine public, l’Etat peut décider de transférer le droit d’auteur à son profit et la protection devient alors perpétuelle :

Notwithstanding the conditions set above, the state of Cuba may decide to transfer to the state the copyright on works when the copyright term for the creator of it has expired, as set by the 48º article of Cuban Copyright law. Such works would not be free of copyright, and may be deleted at any time.

De mon point de vue de "commoniste", attaché aux biens communs de la connaissance, un tel régime constitue une véritable monstruosité, car en effet, une fois que l’oeuvre a fini d’être soumise à un système de propriété privée, elle passe sous le contrôle de l’État, qui la fait sienne comme une propriété. Cette "collectivisation" constitue donc une négation absolue de l’idée même de domaine public et une enclosure d’origine publique posée sur un bien commun.

Là où le communiste défend l’idée que tout doit appartenir à l’Etat, le commoniste souhaite que la connaissance appartienne à tous (et donc à personne). C’est profondément différent.


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Le domaine public des semences : un trésor menacé

samedi 5 octobre 2013 à 11:30

Il existe une dimension du domaine public dont je n’avais pas encore clairement pris conscience avant de lire cet excellent article de Shabnam Anvar, consacré à la question des "semences libres". J’avais déjà écrit un billet, il y a quelques temps, à propos d’un projet visant à créer une licence Open Source sous laquelle placer des graines, afin de les rendre réutilisables à la manière des logiciels libres.

Seed Freedom. Commons Fest. CC-BY-SA.

Mais il existe aussi un domaine public des semences, de la même manière que les oeuvres de l’esprit que sont les livres, la musique ou les films, peuvent finir par entrer dans le domaine public à l’issue de la période de protection du droit d’auteur. Vous allez me répondre que cela paraît paradoxal, dans la mesure où l’on peut difficilement concevoir que quelqu’un soit "l’auteur" d’une graine. Mais le problème vient en réalité d’autre part, car il existe des titres de propriété intellectuelle, brevet (notamment pour les OGM, façon Monsanto) ou certificat d’obtention végétale (COV), qui peuvent porter sur des végétaux et conditionner l’usage des semences.


Or comme c’est le cas pour tous les titres de propriété intellectuelle, le COV est limité dans le temps, ce qui fait que les variétés végétales passent dans le domaine public, une fois le délai de protection écoulé. C’est ce qu’explique très bien l’article auquel je faisais référence plus haut :

Il existe un système de droit d’obtention végétal sur les variétés végétales en France depuis 1970. Un droit de propriété intellectuelle est toujours limité dans le temps (aujourd’hui de 25 et 30 ans pour une variété végétale). Il existe donc automatiquement le domaine public. Une fois le délai  écoulé les variétés « tombent » dans le domaine public. Elles ne tombent pas dans l’oubli ; elles deviennent libres d’utilisation… en principe.

La vidéo ci-dessous "Le droit de semer", produite dans le cadre du projet Open Solutions conduit lui aussi par Shabnam Anvar, permet de comprendre les enjeux fondamentaux qui sont liés à l’existence de ce domaine public des semences. Vous vous rendrez compte par exemple que la principale différence entre les pommes de terre de variété Charlotte ou celles de variété Amandine est d’ordre… juridique ! Les premières appartiennent au domaine public, alors que les secondes sont protégées par la propriété intellectuelle.

Mais il y a une différence majeure entre le domaine public de la Culture, celui des oeuvres de l’esprit, et ce domaine public de la Nature, lié aux semences et aux variétés végétales. En effet, théoriquement, l’usage des oeuvres, une fois qu’elles sont entrées dans le domaine public est libre, dans le sens où il n’est plus nécessaire de demander d’autorisation, ni de payer les titulaires de droits pour les réutiliser, même à des fins commerciales. Bien sûr, il existe des pratiques de copyfraud ou des tentatives de réappropriation du domaine public, que je dénonce souvent dans S.I.Lex, mais au moins, le principe de la libre réutilisation est encore la règle dans la loi. Ce n’est plus le cas pour les semences appartenant au domaine public. En effet, la réglementation européenne a imposé des conditions de mise en marché, qui font que l’usage des semences du domaine public n’est plus libre :

A la différence des livres et des logiciels, les semences sont un marché soumis à autorisation de mise sur le marché (AMM), comme les médicaments. Les variétés doivent satisfaire des critères pour être commercialisables et être « inscrites au Catalogue officiel » ; mêmes les variétés du domaine public (nb : avant 1960, ce n’était pas le cas ; seules les variétés nouvelles devaient obtenir une AMM).

L’enjeu : une variété ne peut être commercialisée « à titre gratuit ou onéreux » que si elle est inscrite dans un Catalogue officiel. C’est une barrière importante à l’utilisation du domaine public : sachant qu’il y a un coût d’inscription et de maintien au Catalogue, aucune personne privée n’a un intérêt financier à obtenir l’AMM pour une variété qui peut être commercialisée par tous.

Alors que les semences du domaine public devraient constituer un bien commun, on se trouve ici en présence d’une enclosure qui a été reconstituée par la règlementation, avec pour conséquence de favoriser certains gros acteurs commerciaux, au détriment de ceux qui maintiennent les variétés paysannes et les semences traditionnelles, dans le but de préserver la bio-diversité.

L’infographie ci-dessous montre que si le domaine public a encore un sens pour les semences, il a été "neutralisé" en ce qui concerne l’usage commerciale des graines. Et même les pratiques d’échanges ou de partage de graines sont menacées, tout comme la culture privée de plantes issues de variétés non-enregistrées pourrait l’être à terme.

Pour réagir contre cette dérive très inquiétante de la propriété intellectuelle, l’article de Shabnam propose des pistes de solutions, qui sont à la portée des citoyens. Il est possible par exemple dans nos achats de privilégier les variétés qui appartiennent au domaine public (une première liste est proposée ici – l’idéal serait de pouvoir disposer d’une application sur smartphone !). On peut également acheter des semences du domaine public pour les planter dans nos jardins et encourager les agriculteurs et les biocoops à privilégier ces variétés.

Une autre façon d’agir consiste à se mobiliser pour faire changer la réglementation européenne afin qu’elle reconnaisse et respecte le domaine public des semences. Une campagne "Seed Freedom" a été lancée à ce sujet, et vous pouvez signer la pétition dont je reproduis ci-dessous un passage, faisant le lien avec la notion de biens communs :

La pétition Seed Freedom à signer.

La pétition Seed Freedom à signer.

Seeds are a common good. They are a gift of nature and the result of centuries of hard work of farmers around the planet who have selected, conserved and bred seeds. They are the source of life and the first link in our food chain.
This common good is in danger. European legislation has been increasingly restricting access to seeds in the past decades, with industrial agriculture becoming the dominant model of farming. Only seed varieties which fit this model may be marketed in the EU.

A noter également que le 14 octobre prochain, dans le cadre du festival Villes en biens communs, aura lieu à la BPI un débat "Biens communs : de la nature à la connaissance", où ces enjeux seront abordés.

***

Ce qui s’est passé avec le domaine public des semences pourrait également un jour survenir avec le domaine public de la Culture, si les propositions d’instauration d’un "domaine public payant" devaient un jour se concrétiser… La tragédie des Communs serait alors totale.

Mise à jour du 17/10/2013 : L’association Kokopelli lance une campagne pour s’opposer au nouveau règlement européen sur le commerce des semences et demander que le domaine public des semences soit exclu du champ de cette législation. Vous pouvez participer en envoyant un mail aux députés européens. Extraits :

Aucune règle spécifique n’a jamais été prévue pour les variétés appartenant au domaine public, notre patrimoine commun, lequel ne correspond pas aux critères de l’autorisation de mise sur le marché/DPI. Cela a conduit à rendre nos variétés anciennes du domaine public illégales et à appauvrir considérablement notre biodiversité cultivée, ainsi que l’a relevé la FAO à d’innombrables reprises (80% de la biodiversité agricole a disparu depuis 1950). Cela est inacceptable : nous refusons que nos biens communs soient rendus illégaux. Aucune justification de type sanitaire ou environnemental n’a jamais été donnée pour cela.

[...] C’est pourquoi nous vous demandons, en tant que membre de la Commission Agriculture, de plaider pour que toutes les variétés à pollinisation ouverte du domaine public soient exclues du champ d’application de cette législation. Il s’agit de la solution juridique la plus simple, car d’innombrables amendements seraient nécessaires pour rendre la proposition de Règlement compatible avec les objectifs susvisés.


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