PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

source: S.I.Lex

⇐ retour index

Comprendre le principe des licences à réciprocité en 5 minutes

lundi 22 septembre 2014 à 08:16

A l’occasion de sa venue à Paris, Michel Bauwens, le fondateur de la P2P Foundation, a donné la semaine dernière au Centre Pompidou une conférence avec Bernard Stiegler sur la « Transition vers une économie du partage et de la connaissance ouverte ». Cette intervention fut l’occasion pour lui de faire le point sur les résultats du projet FLOK (Free Libre and Open Knowledge) lancé par le gouvernement d’Équateur pour faire travailler un groupe de chercheurs sur les scénarios de transition vers une telle « Économie des communs », à l’échelle d’un pays tout entier.

Or l’un des résultats les plus intéressants du projet FLOK est d’insister sur l’importance de mettre en place de nouvelles formes de licences, dites « à réciprocité », dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises sur S.I.Lex, qu’il s’agisse de la Peer Production Licence ou de la proposition plus récente de Reciprocity Commons Licence.

Pier-Carl Langlais, sur son blog « Sciences ouvertes » consacre un billet de synthèse intéressant sur les différentes propositions faites à ce jour pour mettre en oeuvre cette idée de réciprocité : « Rendre aux communs le produit des communs : la quête d’une licence à réciprocité » :

Comme leur nom l’indique, ces licences visent à restaurer une relation de réciprocité entre le secteur commercial et le mouvement des Communs. Elles établissent ainsi un mécanisme de réversion dès lors qu’une organisation capitalistique fait usage d’un bien commun.

Michel Bauwens de son côté a enregistré la vidéo ci-dessous, qui permet de comprendre l’objectif et le fonctionnement de ces nouvelles licences en 5 minutes.

Je propose ci-dessous une traduction en français des propos de Michel Bauwens et je vous recommande dans la foulée d’aller lire le billet de Pier-Carl, qui vous permettra de prendre connaissance des débats tournant autour de ces licences, dont l’importance stratégique apparaît de plus en plus clairement au grand jour.

***

Les Licences à Réciprocité basées sur les Communs :

Les licences à réciprocité cherchent à proposer une solution à un problème que nous rencontrons. Les licences qui existent déjà pour la mise en partage, comme la GNU-GPL par exemple, ne permettent pas en effet la mise en place d’une véritable contre-économie éthique et coopérative.

Laissez-moi vous expliquer cela et je vais commencer en me montrant un peu provocateur. De manière générale si vous observez bien ce qui se passe, plus les licences sont « communistes » et plus les pratiques sont capitalistes. Si vous utilisez une licence qui permet à tout le monde d’utiliser une ressource, alors même les grandes entreprises multinationales pourront le faire. Et par exemple, IBM va pouvoir utiliser Linux. Et le problème avec ça, c’est qu’une personne qui contribue aux communs ne peut pas dans l’état actuel des choses assurer sa subsistance à travers cette pratique, pour « vivre dans les communs ». Elle doit rester le salarié d’une entreprise, comme IBM par exemple ou une autre compagnie dont le but reste le profit. La valeur est donc « aspirée » en dehors du commun vers la sphère de l’accumulation capitalistique. Et je pense que c’est un phénomène sur lequel nous devons travailler.

Une licence à réciprocité basée sur les communs introduit un changement. Ce type de licence indique que toute organisation développant un commun ou toute activité non lucrative peut utiliser une ressource sous laquelle elle est placée, y compris les activités commerciales conduites par les individus. Ce n’est donc pas une licence « non-commerciale ». C’est une licence qui permet explicitement de créer une économie autour des communs.

Mais une telle licence précise que les compagnies dont le but est de faire du profit, mais qui contribuent aux communs, peuvent aussi utiliser la ressource gratuitement. Et la raison pour laquelle elles sont autorisées à le faire, c’est qu’il y a une réciprocité, parce qu’elles contribuent en retour. Donc dans le cas d’IBM avec Linux, une telle licence permettrait l’usage, car IBM participe activement au développement de ce logiciel. Mais il y a beaucoup d’entreprises qui utilisent des communs sans contribuer en retour. Pour elles, la licence exigerait qu’elles paient pour l’usage de la ressource. C’est une chose à laquelle ce type d’organisations est déjà habitué, car elles paient par exemple pour des brevets. Ce n’est pas une contrainte très lourde pour elles.

Mais je pense que la chose essentielle n’est pas l’argent ou même la création d’un flux de revenu du capital vers les communs. La chose essentielle, c’est la notion de réciprocité : l’idée d’une économie éthique, c’est-à-dire une économie ou un marché qui n’extériorisent pas les aspects environnementaux ou la justice sociale, mais qui les intègrent. C’est la possibilité d’un marché post-capitaliste qui n’est pas focalisé sur l’accumulation du capital et externalise tout le reste, mais un marché qui se régule lui-même à partir de la notion de réciprocité.

Ce que vous devez imaginer, c’est une communauté de contributeurs développant un commun et ils constituent des structures économiques éthiques, que nous appelons des « coopératives ouvertes », c’est-à-dire des coopératives qui co-produisent des communs ouverts à la réutilisation.

Voilà l’idée et si vous ne faites pas cela, certes nous avons des communs, mais il n’est pas possible de « vivre dans les communs ». La seule manière d’assurer sa subsistance, c’est de participer par ailleurs à l’accumulation du capital. L’idée de base, c’est d’avoir une accumulation dans les communs, des  contributions ouvertes, des processus participatifs et au final la production de nouveaux communs. Entre le capital et les communs, il doit y avoir une accumulation pour les communs. Les gens qui contribuent aux communs devraient pouvoir en vivre et la valeur ainsi produite devrait rester dans cette sphère. Et nous pourrions ainsi nous réinvestir dans les communs, à partir d’une infrastructure dédiée. Cette accumulation dans les communs permettrait en définitive une auto-reproduction indépendante, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Il existe déjà une licence à réciprocité qui s’appelle la Peer Production Licence, développée par Dmitry Kleiner en Allemagne. C’est une bonne licence, mais elle utilise un langage un peu rude ou « agressif », et elle est exclusivement dédiée aux coopératives de travailleurs, alors que nous voudrions étendre les licences à réciprocité à d’autres formes d’économie éthique.

 

 


Classé dans:A propos des biens communs Tagged: Biens Communs, Licences à réciprocité, licences libres, michel bauwens, Peer Production Licence, usage commercial

Minecraft : un monument perdu pour le domaine public ?

samedi 20 septembre 2014 à 12:48

La nouvelle a fait grand bruit cette semaine : Microsoft a racheté pour 2,5 milliards de dollars la société suédoise Mojang qui développe le jeu-phénomène Minecraft. Son créateur original, Markus « Notch » Persson, annonce qu’il quitte la compagnie pour se consacrer à des projets personnels. Beaucoup de fans de Minecraft ont exprimé cette semaine leurs craintes, voire leur indignation, à voir ainsi le plus beau fleuron du jeu indépendant terminer dans le giron d’un géant comme Microsoft, avec les risques que cela comporte pour l’avenir de la franchise.

Au-delà de ces réactions, il y a sans doute une réflexion plus profonde à conduire sur la trajectoire de ce jeu, car la destinée de Minecraft aurait peut-être pu être différente. Markus Persson a plusieurs fois exprimé son intention, une fois que le jeu aurait été complètement développé et amorti commercialement, de libérer le code en Open Source, voire même de le verser dans le domaine public. En 2010, il avait ainsi déclaré :

Une fois que les ventes se seront tassées et qu’un minium de temps sera passé, je publierai le code du jeu sous une forme d’Open Source. Je ne suis pas très content de la nature draconienne de la (L)GPL, non pas que je crois que les autres licences ont plus de mérites, à part de booster l’égo de ceux qui les ont écrites. Alors il est possible que je verse simplement le code dans le domaine public.


On appréciera au passage la petite pique envoyée à Richard Stallman, mais on voit avec cette déclaration, réitérée en 2012, que la libération complète de Minecraft était une piste envisagée par son créateur. Dans le domaine du jeu vidéo, il arrive en effet que des développeurs fassent le choix de verser leurs créations dans le domaine public, lorsque le succès n’est pas au rendez-vous. C’est ce qui est arrivé par exemple récemment au MMORPG Glitch, dont tous les artworks ont été placés sous licence CC0 par ses créateurs, afin qu’il puisse continuer à vivre autrement, plutôt que de devenir un autre de ces nombreux « mondes virtuels défunts » produits par l’histoire du jeu vidéo.

Tous les artworks du jeu Glitch sont dans le domaine public, suite à une campagne de crowdfunding lancée par ses créateurs.

Pour Minecraft, la situation était cependant tout autre. Les ventes étaient encore loin de se « tasser », comme l’évoquait Notch, et le site Gamekult indique des chiffres montrant au contraire qu’il s’agissait d’une franchise au succès rugissant :

[...] il faut bien comprendre que non, Minecraft n’est pas un succès sur le déclin, c’est même tout le contraire. Certes, le jeu est maintenant vieux et beaucoup de joueurs aguerris en ont fait le tour pour être depuis longtemps passé à autre chose. Oui mais voilà, le titre développé par Markus « Notch » Persson continue de se faire connaître du grand public, et repousse encore les limites de son phénomène. Sur PC, Minecraft s’écoule toujours à plus de 7.000 ventes par jour, 10.000 dans ses bonnes périodes, parfois le double à certaines occasions.

On comprend dès lors que la tentation ait pu être forte de transformer ce succès commercial en l’un des deals les plus juteux de l’histoire du jeu vidéo. Pourtant Markus Persson avait un profil très particulier, qui pouvait faire espérer une autre issue. Notch a en effet toujours entretenu des rapports ambigües avec la propriété intellectuelle. Il était membre par exemple du Parti Pirate suédois et il fut l’un de ceux qui s’opposèrent au vote de la loi SOPA. En 2012, alors qu’il était interpellé par un fan sur Twitter qui affirmait ne pas avoir l’argent pour acheter le jeu, il alla jusqu’à lui répondre… de le pirater !

Plus largement, c’est le concept même du jeu Minecraft et la manière dont Markus Persson a conduit son développement qui se démarquaient des pratiques habituellement en vigueur dans le monde du jeu vidéo. Il est très intéressant à cet égard de relire aujourd’hui l’article « Minecraft, la propriété intellectuelle et le futur du droit d’auteur » écrit en 2012 par le juriste Greg Latowska. Celui-ci explique qu’ :

En théorie, des studios plus gros et plus expérimentés auraient pu aboutir à un jeu comme Minecraft des années auparavant. Mais la raison pour laquelle ils ne l’ont pas fait, je pense, réside dans le fait que la plupart des développeurs dans l’industrie ont été installés dans la logique et la culture de la propriété intellectuelle. Pour faire court, le leitmotiv de la propriété intellectuelle, c’est que les développeurs de jeux doivent proposer des contenus que les joueurs doivent consommer. Et c’est ainsi que ça se passe généralement, mais cela oublie complètement le potentiel qu’ont les joueurs de devenir des créateurs eux-mêmes.

Le propre de ce jeu « bac à sable » qu’est Minecraft consiste justement à permettre aux joueurs de partir à la découverte de leur propre créativité et de l’exprimer. On est typiquement avec Minecraft dans un jeu orienté vers les User Generated Content, où les utilisateurs sont aussi des auteurs, avec des créations parfois extraordinaires dignes de Palais du Facteur Cheval 2.0 ! (voyez ci-dessous)

Par ailleurs, Notch a toujours su dialoguer avec la très large communauté de ses fans pour les solliciter au cours du développement du jeu et intégrer certaines de leurs idées, dans une forme de co-création.

Plus que cela, Markus Persson a longtemps eu une attitude relativement ouverte à propos des créations dérivées à partir de son jeu, et même de sa monétisation. Il acceptait par exemple la production de mods ou de skins, développés afin de « customiser » le jeu, et cette latitude est rapidement devenu un des principaux attraits de Minecraft. Notch avait pour habitude de dire que malgré ce qui était marqué dans les CGU de Minecraft à propos du copyright, les fans étaient à peu près libres de faire ce qu’ils voulaient, du moment qu’ils ne faisaient pas d’argent.

Mais même cela n’est pas tout à exact, car Persson acceptait en réalité certaines formes de monétisation, comme le fait par exemple de faire payer l’accès à un serveur permettant à plusieurs joueurs de jouer simultanément au même endroit. Une certaine forme d’usage commercial était tolérée, même si elle fut aussi à la longue une source de vives tensions entre Mojang et la communauté. En juin dernier, une polémique éclata en effet lorsque Mojang déclara qu’il était interdit de vendre des éléments procurant des avantages dans le jeu. Persson considérait que cela aurait eu pour effet d’orienter Minecraft vers le modèle du « Pay-to-Win » qu’il rejetait ou de multiplier les micro-transactions à l’intérieur du jeu sur certains serveurs. Mojang était dans son droit, car Minecraft n’avait jamais été placé sous licence libre et les CGU interdisaient clairement ces formes de monétisation.

Notch a donné une interview après cet épisode, visiblement douloureux pour lui, où il accepte d’envisager qu’il puisse exister une certaine forme de « propriété partagée » sur Minecraft entre Mojang et la communauté du jeu. Le journaliste lui pose cette question :

J’ai l’impression qu’il existe une limite qui a été franchie entre la propriété de la communauté (« community ownership ») et le fait que certaines personnes ont abusé de cette propriété. Est-ce difficile de maintenir un équilibre entre l’implication et la créativité de la communauté d’un côté, et le fait de s’assurer que les contenus et les moyens de monétisation sont gardés sous contrôle de l’autre ?

Et Notch répond :

C’est tellement compliqué et déroutant que j’essaie de me tenir aussi éloigné que possible de cela. Les choses étaient beaucoup plus faciles, à l’époque où les gens faisaient des choses simplement parce que c’était amusant de faire des mods ou de jouer avec des amis et qu’ils  n’essayaient pas d’en faire un business.

On le voit en pratique, Minecraft depuis le début de son existence n’était certes pas en Open Source, mais les tolérances accordées à la communauté revenait à une sorte de licence Non-Commerciale « fantôme », à géométrie variable. C’est le problème d’ailleurs de ces « tolérances », parfois octroyées par les titulaires de droits sur leurs oeuvres. Certes elles permettent de développer des usages et des relations différentes avec le public, mais elles restent floues et révocables à tout instant. Surtout, elles ne permettent pas les « forks » au cas où un désaccord éclate dans la direction à donner au projet. En un mot, les tolérances « plaquées » sur un régime de propriété intellectuelle maintenu en arrière-plan ne permettent pas de faire émerger les modes de gouvernance nécessaires au fonctionnement d’une communauté ouverte.

A présent que Minecraft passe dans l’escarcelle d’un des géants de la culture propriétaire avec Microsoft, beaucoup de joueurs se demandent ce que deviendront ces marges de manoeuvre qui faisaient tout le charme de Minecraft : la possibilité de créer des mods, d’ouvrir des serveurs et d’en assurer le maintien par des dons ou des abonnements, de poster des vidéos sur YouTube pour montrer ses réalisations, etc.

Évidemment, la trajectoire de Minecraft laisse un goût un peu amer. Après tout à ses débuts, le projet d’encyclopédie collaborative lancé par Jimmy Wales n’était pas sous licence libre. Ce n’est que plus tard que la connexion avec le libre s’est faite pour donner naissance à Wikipédia. Avec le recul, qu’est-ce qui fait qu’un projet emblématique comme Minecraft a basculé dans la culture propriétaire, alors qu’il aurait pu devenir une pièce majeure de la Culture Libre ?

Bien sûr, il existe plusieurs dizaines de « clones » de Minecraft, comme Terrasology (voir ci-dessous) qui ont été développés en Open Source, accueillis d’ailleurs avec bienveillance par Notch qui n’a jamais agi contre ces développements. Peut-être le rachat par Microsoft va-t-il convaincre certains joueurs de se tourner vers ces alternatives libres, mais on peut douter que l’exode soit massif. Car ce qui fait aussi – voire surtout – la valeur de Minecraft, c’est justement cette communauté de fans actifs constituées au fil du temps (et c’est d’ailleurs pour ça que Microsoft a payé 2, 5 milliards de dollars). A présent que Microsoft est aux commandes, les chances que Minecraft lui-même passe en Open Source, voire dans le domaine public, sont réduites à néant.

Sur le site PredictionBook, qui sert à proposer des prédictions sur l’avenir et à les faire évaluer par les internautes, on trouve une page à propos de l’ouverture en Open Source du code de Minecraft. Les chances étaient estimées entre 1 et 5%…

Il paraît extrêmement important de se demander quelles sont les conditions qui permettraient que la création indépendante trouve le chemin du Libre plutôt que de finir par le jeu des rachats dans l’immense majorité des cas par « rentrer dans le rang » dans la machine propriétaire…


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: Domaine public, licences libres, Markus Persson, Microsoft, Minecraft, Notch, Open Source, Propriété intellectuelle, usage commercial

Et si la CJUE avait donné un coup de pouce aux BiblioBox ?

samedi 13 septembre 2014 à 13:58

Cette semaine, j’ai consacré un billet à cette décision remarquée de la Cour de Justice de l’Union Européenne, confirmant que les bibliothèques disposent bien de la capacité de numériser les objets contenus dans leur collection, pour les mettre à disposition sur place, par le biais de terminaux dédiés. Cette faculté existe lorsque les États membres de l’Union ont introduit dans leur droit l’exception spécifique prévue dans la directive au bénéfice des bibliothèques. La Cour a également ajouté que les usagers ont de leur côté la possibilité d’effectuer des impressions à partir de ces reproductions et même d’emporter des copies sur clés USB, sur le fondement de l’exception de copie privée.

La CJUE a rendu une décision à propos de l’usage des clés USB en bibliothèque, mais si elle avait élargi par ricochet le champ des possibles pour la BiblioBox ?

Lorsque j’ai publié mon billet sur Facebook, Sei Shonagon, une des personnes qui me suit, a laissé ce commentaire, posant une très intéressante question à propos des BiblioBox, que je n’avais pas envisagée :

 » Des copies sur clé USB « , c’est un peu démodé comme pratique… On aurait envisagé avec plus encore de plaisir de pouvoir les télécharger sur place via des terminaux dédiés. Bref, cher Calimaq, démentez-moi : j’imagine que la porte n’est pas ouverte à mettre en bibliobox ces mêmes œuvres ?

Pour mémoire, les BiblioBox, ce sont ces boîtiers pouvant contenir des contenus sous forme numérique et générant autour d’eux leur propre wifi, de manière à ce que l’on puisse venir les récupérer en s’y connectant. Adaptées des premières PirateBox, les Bibliobox se développent en France, car elles sont un instrument intéressant de médiation autour du numérique, permettant l’appropriation des contenus par les usagers. Pour plus de détails, voyez la présentation ci-dessous par Thomas Fourmeux ou le site bibliobox.net qui vient d’ouvrir.

L’enjeu d’une telle question est assez important. En effet, les Bibliobox ne peuvent actuellement contenir que des contenus appartenant au domaine public ou sous licence libre. Les bibliothécaires ne peuvent pas placer de contenus numériques sous droits dans ces boîtiers, dans la mesure où leur récupération implique un acte de reproduction et cette mise à disposition s’apparente également à une forme de « communication au public » au sens de la directive européenne.

Mais la CJUE dans sa décision a admis que les bibliothèques puissent faire jouer l’exception spécifique qui leur est ouverte dans la directive pour reproduire et permettre à leurs usagers de récupérer ces fichiers via une clé USB. L’exception telle qu’elle figure dans la directive dit exactement ceci :

Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants :

n)      lorsqu’il s’agit de l’utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d’études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des établissements visés au paragraphe 2, point c), d’œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection qui ne sont pas soumis à des conditions en matière d’achat ou de licence;

Le terme de terminaux « spécialisés » (on trouve aussi terminaux « dédiés » dans d’autres traductions) signifie qu’une fois numérisées, les oeuvres doivent être mises à disposition à partir d’un dispositif qui ne servira qu’à cela. En général, il s’agit d’un ordinateur, qui théoriquement, devrait être entièrement consacré à la consultation de ces fichiers. Mais le texte de la directive n’emploie pas le terme « ordinateur » et le mot « terminal » peut très bien avoir un sens plus large.

La Cour ne s’est prononcée qu’en ce qui concerne les impression et le stockage des fichiers sur les clés USB, mais elle l’a fait au terme d’un raisonnement qui me paraît lui aussi généralisable :

il est constant que des actes tels que l’impression d’une œuvre sur papier ou le stockage de celle-ci sur une clé USB, même s’ils sont rendus possibles en raison de certaines fonctionnalités dont sont équipés les terminaux spécialisés sur lesquels cette œuvre peut être consultée, sont des actes non pas de «communication», au sens de l’article 3 de la directive 2001/29, mais de «reproduction», au sens de l’article 2 de cette directive.

Il s’agit en effet de la création d’une nouvelle copie analogique ou numérique de la copie numérique de l’œuvre mise à la disposition des usagers, par un établissement, au moyen de terminaux spécialisés.

Une Bibliobox constitue bien un « terminal spécialisé » au sens où l’entend la directive. D’une certaine manière, c’est même davantage un « terminal spécialisé » qu’un PC qui peut servir à faire bien autre chose et qui doit donc être « bridé » pour pouvoir être utilisé dans le cadre de l’exception « bibliothèques ». Par ailleurs, la finalité du dispositif est bien également que l’utilisateur récupère une nouvelle copie numérique et le raisonnement de la Cour me paraît ici parfaitement transposable.

Néanmoins, ne crions pas victoire trop vite, car la Cour a pris la précaution de poser plusieurs limites. La directive mentionne en effet que l’exception reconnue aux bibliothèques doit concerner des « actes de reproduction spécifiques » et les juges en ont tiré cette conclusion :

Cette condition de spécificité doit être comprise en ce sens que les établissements concernés ne sauraient en règle générale procéder à une numérisation de l’ensemble de leurs collections.

Pas possible donc d’aller scanner n’importe quel support pour le mettre à disposition via la BiblioBox. Le « droit auxiliaire de numérisation » reconnu par la Cour aux bibliothèques doit être limité d’une manière ou d’une autre. Ces limites découlent en partie directement de la directive elle-même, qui précise que la communication doit se faire « à des fins de recherches ou d’études privées« . Dans l’arrêt rendu, le contenu en cause était un manuel d’histoire, ce qui cadre bien avec la finalité d’effectuer des recherches. Mais pourrait-on scanner une série de mangas et les mettre à disposition sur une BiblioBox ? S’agit-il d’une forme « d’études privées » ? C’est assez douteux…

Par ailleurs, des limitations doivent aussi être instaurées au niveau national, en vertu de ce que l’on appelle le « test en trois étapes« , découlant de la convention de Berne et de la directive européenne. Il indique qu’une exception, pour être acceptable, doit n’être « applicable que dans certains cas spéciaux qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ou de l’autre objet protégé ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit« .

La Cour relève par exemple qu’en droit allemand, l’exception « bibliothèques » est doublement limitée. Elle l’est par le fait que l’établissement ne peut pas mettre à disposition plus d’exemplaires numériques qu’il n’en dispose dans ses collections en version physique. Par ailleurs, cette exception fait l’objet en Allemagne d’une rémunération versée aux titulaires de droits (ce qui n’est pas le cas en France). La CJUE a pris en compte ces restrictions pour considérer que le stockage sur clés USB était possible.

En France, l’exception « bibliothèques » a également été « retaillée » au niveau national. Le législateur a choisi d’agir sur les buts dans lesquels les bibliothèques peuvent procéder à des numérisations sur la base de cette exception. La loi précise que la reproduction doit être « effectuée à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques « . La formule est un peu sibylline, mais elle paraît indiquer que l’acte de reproduction doit concerner des objets fragiles ou en voie de dégradation dont la communication sous forme physique aurait pour effet de hâter cette détérioration. Cela restreint du coup beaucoup les possibilités d’usage de cette exception. Numériser n’importe quel livre du fonds d’une bibliothèque et le mettre à disposition dans une BiblioBox ne cadre pas avec cette restriction.

Enfin, la Cour a apporté une troisième limite dans sa décision. Elle dit que les usagers ont la faculté d’effectuer une reproduction sur la base de l’exception de copie privée, à partir des fichiers mis à disposition par les bibliothèques, qui sont bien considérés comme des « sources licites« . Mais elle précise que comme l’indique la directive, une « compensation équitable » doit alors revenir aux titulaires de droits à titre de compensation. Pour les clés USB, il est certain que ces supports rentrent dans le périmètre de la redevance pour copie privée, dont nous nous acquittons lors de leur achat, sous la forme d’un surcoût.

La BiblioBox ne fait pas partie, à ma connaissance, des appareils qui font l’objet d’une telle redevance (bien que certaines puissent comporter des clés USB ou des disques durs). En revanche par contre, les appareils de type smartphones ou tablettes, qui peuvent servir à récupérer des fichiers via une BiblioBox sont soumis à la redevance pour copie privée. Donc quelque part, une forme de compensation existe, et il serait même plus logique qu’elle porte sur l’outil utilisé par l’usager que sur l’appareil servant de « terminal dédié » utilisé par la bibliothèque.

Du coup, si je pèse ces différents arguments, je dirais qu’on ne peut pas être certain que les Bibliobox puissent bénéficier par ricochet de la décision que la Cour vient de rendre pour les clés USB. Mais cela ne me paraît pas non plus complètement fantasmatique.

La limitation la plus gênante à mon sens vient de la limitation par le but introduite dans la loi française, l’exception devant être employée à des fins de conservation. Mais dans la mesure où la reproduction est bien effectuée dans ce but, je pense que l’on peut très bien mettre les fichiers produits dans une Bibliobox.

Certaines bibliothèques avaient d’ailleurs déjà commencé à s’affranchir de ce lien entre exception et conservation, en numérisant leurs fonds de CD pour donner à écouter les morceaux sur des bornes d’écoute.

Il me paraît néanmoins difficile qu’une bibliothèque de lecture publique puisse aller scanner n’importe quel ouvrage de son fonds pour remplir sa Bibliobox, mais pour des bibliothèques patrimoniales, cela semble possible.

Et vous qu’en pensez-vous ? ;-)


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels Tagged: bibliobox, Bibliothèques, CJUE, droit d'auteur, PirateBow, reproduction, wifi

La CJUE conforte la numérisation en bibliothèque (et la Copy Party !)

vendredi 12 septembre 2014 à 06:37

Après une décision intéressante rendue la semaine dernière en matière de parodie, la Cour de Justice de l’Union Européenne s’est prononcée hier sur un cas impliquant la numérisation d’un ouvrage en bibliothèque, effectuée sur le fondement de ce que l’on appelle en France l' »exception conservation« . Cette dernière permet aux bibliothèques de reproduire des oeuvres protégées de leurs collections et de les diffuser sur place, à partir de terminaux dédiés.

Voici les faits résumés par Marc Rees sur Next INpact :

La bibliothèque universitaire TU Darmstadt [en Allemagne] a mis à disposition des utilisateurs des ordinateurs leur permettant de consulter des ouvrages de son fonds et même de les imprimer ou stocker sur clef USB. Ce faisant, un litige a éclaté avec un éditeur. La bibliothèque a refusé d’acheter l’équivalent électronique d’un ouvrage qu’elle possédait déjà. Et pour cause : elle l’a numérisé. L’affaire est remontée jusqu’à la CJUE après que la justice allemande a considéré que ces facultés d’impression et de copie étaient interdites.

usbkey

Les clés USB, au coeur d’une importante décision de la CJUE sur la copie en bibliothèque ( A USB Key. Par Ruth Ellison. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Alors que les conclusions de l’avocat étaient par certains côtés inquiétantes, la Cour européenne s’est finalement prononcée nettement en faveur des usages. Elle a confirmé que les bibliothèques peuvent numériser des ouvrages figurant dans leurs collections, à des fins de diffusion sur place, sans que l’existence par ailleurs d’une offre commerciale portant sur les mêmes contenus en numérique fasse obstacle au jeu de l’exception. Par ailleurs, et contrairement à ce que l’avocat général soutenait, elle a accepté que les utilisateurs puissent faire des copies sur clés USB des ouvrages numérisés par ce biais, sur le fondement de l’exception de copie privée, et pas seulement des impressions papier.

Ce faisant, la CJUE a aussi conforté par ricochet l’interprétation juridique qui sous-tend la Copy Party – ces évènements festifs où les bibliothécaires invitent les usagers à venir copier les collections avec leur propre matériel de reproduction – et plus largement la possibilité pour les usagers de faire par eux-mêmes des copies personnelles. L’arrêt prouve en effet que ces collections publiques constituent bien des « sources licites » et qu’il n’est pas nécessaire que le copiste soit le propriétaire des contenus qu’il souhaite reproduire.

Tous ces points sont positifs, mais la Cour raisonne dans le cadre d’une logique restrictive, qui est celui de la directive sur le droit d’auteur de 2001. Il en résulte que l’exception conservation reste d’une utilité relativement limitée et qu’il faudra sans doute rompre avec ce carcan pour que la numérisation en bibliothèque devienne véritablement un vecteur efficace de diffusion de la connaissance.

Des clarifications importantes apportées à l’exception « conservation »

L’exception ouverte au profit des bibliothèques, musées et archives dans la directive de 2001 présente le défaut d’être formulée de manière relativement ambigüe :

Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants:

n) lorsqu’il s’agit de l’utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d’études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des établissements visés au paragraphe 2, point c), d’œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection qui ne sont pas soumis à des conditions en matière d’achat ou de licence.

C’est sur la partie du texte que j’ai soulignée en gras que l’éditeur allemand Ulmer a essayé de jouer pour dénier à la bibliothèque le droit de numériser un manuel d’histoire et de le mettre à disposition sur place pour ses lecteurs. L’éditeur soutenait en effet que l’exception n’était pas applicable lorsqu’une offre commerciale était proposée aux bibliothèques, sous la forme d’une licence d’utilisation d’un fichier numérique.

La Cour n’a pas retenu cette interprétation, car elle aurait eu selon elle pour effet d’empêcher les bibliothèques de remplir leur mission de diffusion de la connaissance :

[...] il convient de rappeler que la limitation découlant de l’article 5, paragraphe 3, sous n), de la directive 2001/29 vise à promouvoir l’intérêt public lié à la promotion des recherches et des études privées, par la diffusion des connaissances, ce qui constitue, en outre, la mission fondamentale d’établissements tels que les bibliothèques accessibles au public.

Or, l’interprétation préconisée par Ulmer implique que le titulaire du droit pourrait, par une intervention unilatérale et essentiellement discrétionnaire, priver l’établissement concerné du droit de bénéficier de cette limitation et d’empêcher ainsi la réalisation de sa mission fondamentale et la promotion dudit intérêt public.

To scan or not to scan ? (Par Cory Doctorow. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Par ailleurs, la CJUE explique aussi qu’avec le développement progressif de l’offre d’eBooks, l’exception ouverte aux bibliothèques serait peu à peu neutralisée si on acceptait la thèse de l’éditeur Ulmer :

[...] si le seul fait de proposer la conclusion d’un contrat de licence ou d’utilisation suffisait pour exclure l’application de l’article 5, paragraphe 3, sous n), de la directive 2001/29, une telle interprétation serait de nature à vider la limitation prévue à cette disposition d’une grande partie de sa substance, voire de son effet utile, dès lors que, si elle était retenue, ladite limitation ne s’appliquerait, ainsi que l’a soutenu Ulmer, qu’aux seules œuvres, de plus en plus rares, pour lesquelles une version électronique, en particulier sous forme de livre électronique, n’est pas encore offerte sur le marché.

Une telle conception de l’exception instaurée au bénéfice des bibliothèques est très intéressante. La CJUE estime en effet qu’elle n’a pas à s’appliquer seulement en cas de défaillance du marché, à titre « subsidiaire » par rapport à l’offre commerciale. L’exception n’est pas une « roue de secours », mais une faculté pleine et entière à laquelle les bibliothèques peuvent recourir pour mettre à disposition des ouvrages pour leurs usagers.

Quelles conséquences en France ? 

La Cour s’est prononcée sur la base de l’exception conservation telle qu’elle est définie en Allemagne, mais son arrêt peut nous aider à mieux comprendre l’étendue de l’exception qui figure dans le droit français depuis le vote de la loi DADVSI en 2006.

Il faut savoir que le bien-fondé de cette exception a été plusieurs fois remis en question, notamment par des professeurs de droit estimant qu’elle est abusive. En réalité, la Cour donne de cette exception une vision sans doute plus large que celle qui figure dans la loi française. En effet, le texte de l’exception est formulé de la manière suivante dans notre Code de Propriété Intellectuelle :

La reproduction d’une œuvre, effectuée à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques accessibles au public, par des musées ou par des services d’archives, sous réserve que ceux-ci ne recherchent aucun avantage économique ou commercial.

On voit donc que la mise en oeuvre de l’exception doit viser un but de « conservation », ce qui laisse penser que les bibliothèques doivent se limiter à la numérisation d’oeuvres fragiles ou en voie de détérioration, de manière à pouvoir communiquer une version numérique de substitution plutôt que l’original physique.

L’exception bibliothèques ne va pas de soi en France… (Book icon with french flag. Par feydey. Domaine public. Source : Wikimedia Commons)

Mais la CJUE ne fait pas référence dans sa décision à une telle finalité de conservation. Elle dit que le but de l’exception consiste à « communiquer des oeuvres protégées au public à des fins de recherches ou d’études privées effectuées par des particuliers« . Le champ de l’exception peut donc être plus large que ce que prévoit la loi française. Cela ne signifie pas cependant que les bibliothèques pourraient numériser l’intégralité de leurs collections. La Cour relève que l’insertion de limites doivent être introduites dans la loi. Par exemple en Allemagne, les bibliothèques ne peuvent pas mettre à disposition plus d’exemplaires numériques qu’elles n’ont d’exemplaires physiques des oeuvres reproduites.

La Copy Party, indirectement confortée !

Un autre point remarquable de la décision concerne ce que les usagers peuvent faire une fois que l’oeuvre a été numérisée et mise à leur disposition via un terminal dédié. L’éditeur se plaignait du fait que la bibliothèque en cause avait permis à ses usagers de télécharger les oeuvres pour les emporter sur une clé USB et l’avocat général avait estimé qu’en effet seules des impressions papier devraient pouvoir être faites et pas des copies numériques.

La CJUE n’a pas suivi sur ce point l’avocat général, au terme d’un raisonnement en deux temps. Elle estime d’abord qu’en effet, le texte de la directive dit bien que le but de l’exception consiste à mettre à disposition par voie de représentation les oeuvres reproduites. L’exception prévue au bénéfice des bibliothèques ne peut pas servir à délivrer des copies aux usagers. Mais là où cette exception s’arrête, d’autres peuvent prendre le relai, et notamment l’exception pour copie privée qui est prévue à un autre endroit dans la directive.

A vrai dire, cette interprétation n’était pas forcément évidente, car normalement pour pouvoir effectuer une copie privée, l’utilisateur doit utiliser son propre matériel de copie. Or s’agissant de clé USB, pouvait-on considérer qu’il s’agissait d’un moyen de copie indépendant de l’ordinateur sur lequel la reproduction est récupérée ? C’est ce que la Cour a finalement accepté. On a souvent reproché aux bibliothèques d’être des lieux de « dissémination » des oeuvres, mettant en péril les intérêts des titulaires de droits. Mais la Cour au contraire valide ici cette fonction de dissémination et cela ouvre assurément des perspectives intéressantes pour ces établissements.

En admettant que les usagers puissent faire valablement des copies privées à partir de contenus proposés par une bibliothèque, la CJUE valide aussi indirectement l’interprétation qui sous-tend la Copy Party. En effet, elle admet que ces contenus constituent bien des « sources licites », condition que la loi française a ajouté au régime de la copie privée en décembre 2011 et que la jurisprudence européenne a reprise à son tour en avril 2014. cela signifie que la Cour ne considère pas que l’usager doit nécessairement avoir acheté un contenu pour pouvoir en faire une copie privée. Elle ajoute que les titulaires de droits doivent pouvoir bénéficier d’une « compensation équitable », mais c’est déjà le cas en France puisqu’une redevance pour copie privée est bien prélevée sur des supports comme des clés USB.

Cette affaire aurait pu être dangereuse, si la Cour avait suivi les conclusions de l’avocat général, en limitant les possibilités de copie à des impressions papier. La Copy Party aurait été fragilisée et avec elle, ce qui est encore plus grave, la possibilité pour les usagers des bibliothèques de réaliser des copies personnelles en utilisant leur propre matériel, comme des smartphones ou des appareils photos.

Mais une logique restrictive à dépasser…

Pour autant, même si cette décision est globalement positive, elle reste directement tributaire du cadre étroit qui est celui de la directive européenne de 2001. La décision de la CJUE est complètement imprégnée par exemple d’une logique « compensatoire », considérant l’usage comme un préjudice devant faire l’objet d’une compensation. On commence à voir en Europe des pays qui rompent avec cette logique, comme l’Angleterre qui vient d’introduire une exception pour copie privée sans redevance associée. Concernant l’activité des bibliothèques, cette logique compensatoire est plus que contestable, car elle revient à considérer que la conservation du patrimoine constitue un préjudice à indemniser !

Par ailleurs, même interprétée assez largement par la Cour, l’exception ouverte au bénéfice des bibliothèques ne leur permet pas de diffuser des oeuvres protégées sur Internet, ni même à distance sur des réseaux sécurisés. La seule chose qu’elles peuvent faire, c’est mettre à disposition ces copies dans leurs emprises, ce qui annule le principal intérêt de la numérisation.

Du coup, les bibliothèques françaises utilisent en réalité peu cette exception, car la numérisation coûte cher et l’investissement n’en vaut pas généralement la chandelle, si la diffusion ne peut s’effectuer sur Internet. L’exception sert surtout à préserver des supports physiques fragiles, et c’est un point important, mais les enjeux de la numérisation sont bien plus larges que la seule préservation.

Combien de temps passerons-nous encore à essayer de faire passer les usages à travers le trou étroit des exceptions ? (Par Dmeranda. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons)

Or il existe un « verrou » dans la directive européenne, à son considérant n°40, qui indique explicitement que les exceptions ouvertes aux bibliothèques, musées et archives « ne doivent pas s’appliquer à des utilisations faites dans le cadre de la fourniture en ligne d’œuvres ou d’autres objets protégés ». 

Les choses se sont un peu assouplies néanmoins en 2012, avec l’introduction d’une exception relative aux oeuvres orphelines, qui devraient permettre aux bibliothèques de reproduire et diffuser de telles oeuvres sur Internet, mais on s’attend à ce que la transposition de cette exception dans la loi française soit relativement restrictive.

C’est la raison pour laquelle certains, comme la Fondation Europeana, proposent des évolutions plus radicales. Dans sa réponse à la consultation de la Commission européenne sur la révision de la directive de 2001, la Fondation demande un élargissement notable des exceptions en faveur des bibliothèques :

 We argue that these exceptions are too limited and that they should be expanded. Cultural heritage institutions should have the right to digitise all works in their collections and they should be allowed to make those works that are not in commercial circulation anymore available online for non-commercial purposes.

Du moment que la diffusion de leurs collections se ferait dans un cadre non-commercial, Europeana demande à ce que les bibliothèques puissent numériser leurs collections. Il ne s’agirait plus à vrai dire à ce moment d’une simple exception, mais d’un véritable droit ouvert aux bibliothèques, au nom de l’intérêt de la diffusion de la connaissance.

***

On rejoint ici des critiques que j’ai faites récemment sur la « stratégie des exceptions », que les bibliothèques poursuivent traditionnellement. On voit bien ici avec cet arrêt de la Cour, que même lorsque des décisions favorables sont rendues, au final cela reste globalement insuffisant et inadapté pour l’exercice de véritables missions de diffusion de la connaissance dans environnement numérique. C’est le principe même des exceptions au droit d’auteur qu’il faut revoir.

Pour cela, il faut reverser le principe et envisager un véritable droit de la connaissance ouverte. C’est heureusement ce que commence à faire certains représentants des bibliothèques, comme on a pu le voir cette semaine du côté de l’ADBU, qui lance des travaux pour l’élaboration d’une « Charte universelle de la science ouverte« .

La perspective est intéressante, mais en attendant, n’oubliez pas aussi que vous pouvez organiser des Copy Party dans vos établissements !


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels Tagged: Bibliothèques, clé USB, copie privée, copy party, exception conservation, Numérisation

Citizen Fan : un webdoc de France TV qui donne la parole aux fans créatifs

mercredi 10 septembre 2014 à 21:05

J’évoque souvent sur S.I.Lex les pratiques « transformatives » : remix, mashup, parodies, détournements, fanfictions et autres manières de créer à partir d’éléments préexistants, qui constituent l’une des caractéristiques de la culture numérique. Elles sont devenues au fil du temps l’un des terrains privilégiés pour observer les tensions entre les règles du droit d’auteur et l’émergence de nouvelles formes de créativité. Parfois assimilée brutalement au « piratage », la culture du remix peut en effet violer les règles du droit d’auteur et tomber sous le coup de la contrefaçon. Les débats sont intenses pour savoir s’il est possible de légaliser ces pratiques en assouplissant le cadre juridique en vigueur, ce que le rapport Lescure avait par exemple envisagé en 2013.

 

Mais avant d’être saisies par le droit, les pratiques transformatives sont avant tout le fait d’individus, souvent rassemblés en communautés sur Internet, qui créent parce qu’ils entretiennent une relation particulière avec les oeuvres dont ils sont devenus des « fans ». Internet et le numérique constituent des sujets dont s’emparent régulièrement les médias « mainstream », mais la parole est rarement, sinon jamais, donnée directement aux internautes pour qu’ils racontent leur expérience.

C’est cette approche originale qui a pourtant été adoptée par le webdoc « Citizen Fan », sortant cette semaine et diffusé par France Télévision. De manière assez inédite en France, les projecteurs sont tournés cette fois directement vers les fans créatifs, dans le but d’entrer dans leur univers et de comprendre leur démarche.

Il se trouve que j’ai eu la chance de participer à ce projet, à l’invitation de la réalisatrice du webdoc, Emmanuelle Wielezynki–Debats, qui m’a demandé d’apporter un éclairage sur les questions juridiques sous forme d’interviews.

Un webdoc centré sur l’expérience humaine

Le webdoc se compose de deux parties distinctes. La première permet d’explorer les différents « fandoms » (communautés de fans rattachées à un univers, à un genre ou à une oeuvre) et de découvrir des productions des amateurs d’Harry Potter, de Disney, de séries, de mangas, de jeux vidéo, etc. Plus de 400 créations de fans sont présentées dans cette galerie et elles sont exposées dans un « musée », auquel les internautes sont invités à contribuer eux-aussi en déposant leurs propres oeuvres. Le site du webdoc constitue donc aussi une plateforme collaborative destinée à s’enrichir au fil du temps.

CITIZEN

La seconde partie est plus réflexive et elle analyse les différentes facettes du phénomène de la création par les fans, sous l’angle culturel, sociologique, économique et également juridique. Au-delà de ces aspects généraux, le webdoc présente l’intérêt de comporter une quinzaine de vidéos d’interviews de fans, chacun spécialisé dans une forme de création, qu’il s’agisse d’auteurs de fanfictions, de vidding, de gameurs ou de cosplayeurs. Cette partie constitue à mon sens l’aspect le plus instructif du webdoc, car il permet de cerner à travers des témoignages directs les motivations et la démarche de ces créateurs amateurs, leur rapport aux oeuvres auxquelles ils empruntent, ainsi que leur relation souvent assez compliquée avec le cadre légal. La réalisatrice du webdoc a choisi de mettre en avant cette dimension « humaine » et c’est tout à son honneur.

Citizen2

Pour l’analyse juridique, après une mise en contexte générale dans l’introduction de la seconde partie (« Qu’en dit la loi ? »), j’interviens en marge des témoignages pour préciser certains points de droit à partir d’exemples concrets : qu’est-ce le droit moral ou l’originalité, quelles différences y a-t-il entre le droit d’auteur et le copyright américain, comment le droit prend en compte la question de l’usage commercial, qu’est-ce qui relève d’un usage privé des oeuvres ou non, comment fonctionne une plateforme comme YouTube vis-à-vis des règles du droit d’auteur ?

Régulations communautaires et pratiques collaboratives

Ce que je trouve frappant dans ces témoignages, c’est que ces pratiques transformatives sont tout sauf « anarchiques » et elles ne s’exercent pas de manière solitaire. Les fans ne font pas « n’importe quoi » avec les oeuvres auxquelles ils empruntent ; ils s’inscrivent en effet dans des communautés en ligne qui ont développé des pratiques et des usages, et ils suivent certaines « règles », qui ne sont certes pas des règles de droit, mais qui ont une incidence importante sur ces formes de création. Beaucoup de fans créatifs, notamment dans la fanfiction, respectent par exemple une sorte de « code d’honneur » qui veut que l’on ne doit pas faire d’argent avec les réutilisations d’oeuvres. Les rapports avec les auteurs des oeuvres originales sont aussi importants. Dans le domaine des fanfictions, certains auteurs, comme J.K Rowling par exemple pour Harry Potter, acceptent que les fans réutilisent son univers, à condition de respecter certaines limites, alors que d’autres comme Georges R.R. Martin de Game Of Thrones y sont fermement opposés.

Cette dimension « communautaire » de la création amateur est particulièrement bien traitée dans le webdoc. On voit par exemple comment dans le domaine de la fanfiction des réseaux d’entraide se sont constituées, à travers la pratique du « beta-reading » qui permet à des auteurs d’avoir des corrections et des retours pour s’améliorer. On voit ainsi que les fonctions « éditoriales », traditionnellement déléguées à des acteurs économiques dans l’édition traditionnelle, peuvent être exercées de manière horizontale, de pair-à-pair, directement au sein de communautés, comme on peut le voir sur le site fanfictions.fr par exemple. Les productions des fans y sont relues, commentées, évaluées, classées, par une communauté active, au terme d’un processus véritablement « éditorial » de « peer-reviewing ».Fanfictions_fr' - www_fanfictions_fr

En observant les usages au sein de ces communautés de fans, on entrevoit comment la règle de droit y fait déjà l’objet d’une forme de renégociation, faisant intervenir les fans, les auteurs originaux et les industries culturelles. Dans certains  cas, des équilibres arrivent à être trouvés, comme c’est le cas avec la surprenante communauté des « bronies », les fans adultes de « My Little Pony », avec lesquels Hasbro, le détenteur des droits, a noué des relations étroites ; dans d’autres cas, les rapports sont plus tendus, comme par exemple avec Disney ou Blizzard, et les fans créatifs peuvent faire les frais de la guerre contre le piratage qui sévit par ailleurs. Certains espaces jouent un rôle particulier dans la diffusion de ces créations amateurs, comme YouTube par exemple, même si la plateforme semble se fermer de plus en plus aux amateurs pour privilégier les industries culturelles.

Quel droit de participer à la culture ?

Comme le dit le sociologue américain Henry Jenkins, grand observateur de ces pratiques amateurs, dont une interview figure dans le webdoc : « Le Fandom réclame aux corporations de raconter lui-même les histoires qui lui plaise« . Il ajoute : « Les fanfictions constituent un moyen pour la culture de réparer le dommage causé par le fait que les mythes contemporains sont possédés par des compagnies au lieu d’appartenir à tous« . En écoutant les témoignages de ces fans, on perçoit mieux le lien entre ces pratiques et l’exercice de la liberté d’expression. La transformation des oeuvres par les fans correspond au besoin de ne pas subir passivement les « canons » imposés par les industries culturelles, de ne pas uniquement « consommer » des produits, mais devenir acteur à part entière de la culture. Le documentaire montre bien également combien ces usages transformatifs constituent pour beaucoup une opportunité de développer des compétences créatives et de nouer des sociabilités importantes dans leurs vies.

Ce qui frappe lorsque l’on considère la dimension juridique de ces pratiques, c’est leur grande vulnérabilité et leur fragilité. Plusieurs personnes témoignent qu’elles ont failli, arrêter subitement d’écrire des fanfictions par peur de voir un avocat débarquer chez eux. D’autres essaient de comprendre pourquoi le robot de filtrage de YouTube supprime certaines de leurs vidéos et pas d’autres. En réécoutant mes commentaires, je me rends compte à quel point la loi est complexe et floue vis-à-vis de ces pratiques dérivatives, qu’elles condamnent à se développer sur du sable, dans l’incertitude et l’opacité.

Comme a déjà pu le faire dans un autre registre le Mashup Film Festival, organisé depuis quatre ans par le Forum des Images, il faut espérer que ce webdoc contribuera à attirer l’attention sur ce phénomène des fans créatifs, à mieux le faire comprendre et à relancer le débat sur une éventuelle adaptation du cadre légal. Comme je le disais au début de ce billet, il y a un peu plus d’un an, le rapport Lescure s’était saisi de ces questions et avait envisagé d’introduire une exception au droit d’auteur pour les pratiques transformatives s’effectuant dans un cadre non-commercial. Une mission avait été nommée par le Ministère de la Culture pour instruire cette question, mais on est sans nouvelles d’elle, alors qu’elle aurait dû rendre ses conclusions en janvier… Certains pays ont pourtant déjà franchi le pas, comme le Canada en 2012, qui a introduit une « exception mashup » dans son droit.

Certains trouveront peut-être quelque chose de futile dans un tel sujet, mais ils auraient bien tort, car comme le montre cette citation d’Henri Jenkins, il se joue au niveau de ces créations par les fans quelque chose de fondamental pour la culture toute entière :

Star Wars fait partie de notre culture ; c’est devenu une expérience partagée. Lorsque quelque chose devient une partie essentielle de notre culture, nous avons le droit de nous en inspirer pour inventer de nouvelles histoires. La question fondamentale est de savoir si le Premier Amendement de la Constitution inclue le droit de participer à notre propre culture. Et pas seulement de participer, mais aussi de critiquer. Une loi qui interdit à un dévot de la série Star Trek de lui rendre hommage interdit aussi à quelqu’un qui la déteste de critiquer son militarisme, sa vision de la répartition des rôles entre les sexes ou sa conception du futur.

Quand le gouvernement nous dit que nous ne pouvons pas utiliser tout ça sans la permission de Disney ou de la Fox, il restreint notre créativité, notre capacité à communiquer et à produire de l’art. Ils nous disent que nous ne pouvons pas réutiliser les chansons pop d’aujourd’hui, alors que c’est ce que nous faisions avec les chansons folk ou que nous ne pouvons pas réutiliser les émissions de TV alors que l’on pouvait le faire autrefois avec les vaudevilles. Ils disent que nous ne pouvons pas emprunter des morceaux de Star Wars, alors que c’est ce que Lucas a fait lui-même en prenant des morceaux de films étrangers et d’anciennes légendes. Les conséquences sont graves. Imaginez ce qui se serait passé s’il avait été possible, il y a 100 ans, de copyrighter les riffs du blues. Le jazz, le rock et la musique folk n’auraient pas pu devenir ce qu’ils sont s’ils avaient eu à subir les mêmes contraintes que la techno et le hip hop aujourd’hui.

PS à l’attention des bibliothécaires qui pourraient lire ce billet : les bibliothèques devraient valoriser ce type de créations amateurs, et pas uniquement les productions issues du circuit commercial. Cela peut se faire par des actions de médiations spécifiques autour de ces contenus, mais aussi en organisant des ateliers permettant aux individus de s’approprier des compétences créatives pour produire de telles oeuvres dérivées (montage vidéo, atelier d’écriture, etc). La question de la conservation de ces productions amateurs se pose également. Aux États-Unis, le projet « Archive Of Our Own » (A3O) remplit un tel rôle et contient plus de 1,2 millions d’oeuvres transformatives, classées et répertoriées.


Classé dans:Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged: Citizen Fan, droit d'auteur, fanfinction, France Télévision, mashup, remix, usages transformatifs, webdoc