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L’histoire des MOBA : un imparfait retour aux sources du jeu vidéo

mercredi 8 juillet 2015 à 09:48

Au début du mois dernier, la société Blizzard a annoncé l’ouverture officielle au grand public du jeu Heroes of The Storm, qui constitue son interprétation du concept de MOBA (Multiplayer Online Battle Arena ou en français Arène de Bataille en Ligne Multijoueur).

Ce type de jeux fait depuis plusieurs années partie des genres les plus populaires, avec des titres comme DOTA 2, League of Legends, Smite, Heroes of Newerth et bien d’autres, rassemblant des millions de joueurs en ligne chaque jour. Le succès est tellement large que la pratique des MOBA se professionnalise peu à peu à travers des ligues et des tournois d’eSports, dont les plus importants parviennent à capter une masse grandissante de spectateurs, au point de devenir un véritable phénomène culturel.

Les MOBA présentent tous des caractéristiques similaires, à partir desquelles les développeurs proposent des variantes. Mais il est aussi extrêmement intéressant de constater qu’ils se rattachent aussi à une généalogie commune, résultant du contexte très particulier dans lequel le concept original a vu le jour.

Les MOBA, phénomène de mod 

La vidéo ci-dessous ou cet article expliquent bien comment les premiers MOBA sont nés à partir de mods de jeux-phares de la société Blizzard, qui ont pris ensuite leur essor pour devenir des titres indépendants. Le modding est la pratique qui consiste introduire des variations dans un jeu existant, allant parfois jusqu’à produire un nouveau jeu complètement différent.

Les origines des MOBA remontent à 1998, date à laquelle est apparue une carte customisée pour StarCraft appelée Aeon of Strife, développée par un fan appelé Aeon64. Cette première réalisation a posé les grands principes de base du genre, à savoir l’affrontement de deux équipes de héros sur une carte structurée en 3 lignes (lanes) dans le but de détruire la base de l’adversaire. En 2002, un autre joueur surnommé Eul reprend ces idées pour créer la carte Defense of The Ancients (DOTA) à partir de l’éditeur de cartes intégré dans Warcraft III, le célèbre jeu de stratégie de Blizzard. Cette variante ajoute de nouveaux concepts comme celui des vagues de sbires (creeps) contrôlés par l’ordinateur et propose un format de 5 joueurs par équipe qui va s’imposer comme une norme, avec une répartition structurées des rôles entre les joueurs.

Représentation schématique d’un exemple de carte de MOBA. Par Raizin. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Eul décida finalement d’arrêter de travailler sur DOTA, mais il ouvrit le code du mod en Open Source pour permettre à d’autres de continuer. L’essentiel de la communauté travailla alors autour d’une version intitulée DotA Allstars, dont un joueur appelé Guinsoo (de son vrai nom Steve Feak) prit la tête du développement. Il passa la main ensuite à un autre moddeur, IceFrog, qui continua à enrichir le jeu, notamment en corrigeant certains défauts dans l’équilibrage des différents paramètres dont se plaignait la communauté.

C’est à partir de ce point que  DOTA commença réellement à exploser, en devenant un jeu compétitif. Il s’agissait alors encore d’un mod direct de Warcraft III, ce qui limitait les possibilités de développement. Mais Steve Feak, alias Guinsoo, rejoint alors la société Riot Games, qui en repris les concepts de base pour créer en 2009 le nouveau jeu League of Legends (LoL) en le dotant d’un contenu original (nouveau background, nouveaux personnes, nouveaux objets). LoL parvint à rassembler une base de joueurs plus grande encore que DOTA avant lui, en simplifiant les mécaniques du jeu et en développant un modèle économique à base de Freemium, qui compte parmi les plus belles réussites des Free-To-Play (ou F2P, type de jeux dont l’accès est gratuit, mais où l’on peut acheter différentes sortes de bonus en cours de jeu).

La même année, la société Valve embaucha IceFrog pour développer DOTA 2, un successeur du MOBA original, qui réussit à apporter des améliorations conséquentes et à conserver un large base de fans malgré l’offensive de League of Legends. A partir de cette date, on assista également à une explosion de titres (les DOTA-like) reprenant les principes de base du MOBA et les déclinant dans une multitudes de variantes, plus ou moins proches.

On voit donc qu’une véritable galaxie de jeux est née progressivement à partir de mods des jeux Blizzard. Et aujourd’hui, cette société est en train en quelque sorte avec Heroes of The Storm de boucler la boucle, en proposant sa propre déclinaison du concept de MOBA, auquel elle apporte de nouveaux enrichissements en espérant conquérir de nombreux joueurs.

Entre remix et flou juridique… 

Ce qui est intéressant dans cette généalogie rapide des MOBA, c’est de voir à quel point ce genre s’est construit sur la base d’innovations incrémentales, dans l’esprit des créations transformatives (mashup, remix).

Tout le processus s’est également caractérisé par un certain flou juridique, car la pratique même des mods peut soulever des problèmes du point de vue du droit d’auteur, même si un éditeur comme Blizzard a adopté une politique relativement tolérante en la matière. Le développement de DOTA a longtemps été freiné par ce contexte incertain, mais des difficultés plus sérieuses ont fini par éclater lorsque la société Valve a voulu développer DotA 2 en le détachant complètement de Warcraft III. Valve a même été traîné en justice par Blizzard pour avoir cherché à déposer DOTA comme marque de commerce, en déclenchant aussi au passage la désapprobation de la communauté des joueurs qui lui reprochaient de chercher à s’approprier une création collective.

Comme l’explique bien cet article, il était alors très difficile de déterminer à qui appartenait réellement DotA, étant donné le contexte particulier de sa création :

IceFrog est sans contexte à l’origine de DotA tel qu’il existe aujourd’hui, mais DotA a été développé à partir d’un code source ouvert qui ne lui appartenait pas. Quels droits pouvait-il réellement revendiquer, ainsi que la société Valve, du fait de son rôle proéminent dans le développement de DotA ? D’un autre côté, bien que Blizzard n’ait pas créé DotA, le jeu restait inextricablement lié à quelque chose que Blizzard possédait clairement : Warcraft III. Quels droits les éditeurs de jeux peuvent-ils avoir sur les mods basés sur leurs propres jeux ou moteurs ?

Malgré – mais peut-être aussi grâce – à ces incertitudes sur le statut juridique exact de DotA, un accord a finalement pu être atteint entre Blizzard et Valve. Valve s’est vu reconnaître la possibilité d’exploiter commercialement la marque DOTA 2, tandis que la communauté des joueurs se voyaient reconnaître de continuer à utiliser le terme DOTA dans un cadre non commercial. Par ailleurs, Blizzard se réservait la possibilité de développer son propre MOBA, initialement prévu sous le nom de Blizzard DOTA (qui est finalement devenu Heroes of the Storm).

On a là un bel exemple d’usages transformatifs qui ont pu s’épanouir dans une sorte de « zone grise », parce qu’il y avait quelque chose d’insaisissable juridiquement dans les MOBA. A mesure qu’ils se développaient, les mécanismes de base de ce type de jeux ont gagné en abstraction, au point de ne plus appartenir à personne. Cela résulte du fait que les idées en elles-mêmes ne sont pas protégeables par le droit d’auteur, mais seulement leur mise en forme. C’est pourquoi Riot Games a pu proposer League of Legends sans risquer de poursuites de la part de quiconque, car ils reprenaient seulement les grands principes du MOBA, en les « habillant » avec leurs propres contenus (nouveaux personnages, nouveaux objets, nouvel arrière-plan).

La distinction entre les mécanismes et la mise en forme n’est pas toujours simple à opérer en matière de jeux vidéo (voir par exemple le cas complexe de Tetris), mais on voit qu’elle ouvre tout de même une respiration appréciable dans le système de la propriété intellectuelle.

Les mods comme moteur de la création de jeux vidéo

Cette évolution des MOBA est intéressante par son exemplarité, mais ce n’est pas la première fois que des jeux emblématiques sont nés à partir de mods. Dans le domaine des FPS (First-Person Shooters), le jeu Counter-Strike est né en 1999 à partir d’un mod du titre Half Life, développé par Valve. Counter-Strike fut créé à l’origine par deux moddeurs, mais le jeu est retourné aujourd’hui dans le giron de Valve, après avoir été développés par d’autres sociétés.

Avant cela, un jeu comme Doom avait déjà ouvert dès 1993 la possibilité pour les joueurs de proposer leurs propres modifications , en mettant à disposition le moteur du jeupour éviter d’avoir à le cracker pour proposer de nouvelles versions. Des myriades de déclinaisons virent ainsi le jour, dont beaucoup réalisées dans l’esprit du mashup, en injectant des références à d’autres univers comme Sonic, Ghostbusters, Aliens, Team Fortress, Super Mario et bien d’autres encore !

Dans l’ouvrage « Histoire et Cultures du Libre » édité par Framasoft, Damien Djaouti a écrit un chapitre extrêmement intéressant, intitulé « Influence du libre dans l’histoire du jeu vidéo ». Il y fait un parallèle entre cette tolérance manifestée par les éditeurs de jeux vidéo envers la pratique du modding et la culture du logiciel libre. Djaouti explique aussi à partir de l’exemple de Counter-Strike pourquoi économiquement, les éditeurs ont pu s’accommoder des mods, sans chercher nécessairement à appliquer de manière rigide leurs droits exclusifs :

Si Counter-Strike a été réalisé par des amateurs éclairés sur leur temps libre, Half-life est, par contre, la création d’un studio de développement professionnel. Si les créateurs de Half-life autorisent ainsi tout amateur à créer et redistribuer librement des variantes de leur jeu, c’est parce que l’utilisation de ces variantes s’accompagne obligatoirement de l’achat du jeu originel. Ceci explique pourquoi les créateurs de Half-life ont, sur le cédérom de leur jeu, inclut des versions simplifiées des outils qu’ils ont utilisés lors de son développement. En distribuant ainsi leurs outils de travail, ils encouragent explicitement les amateurs à créer des variantes de leur propre jeu, qui seront ensuite distribuées sous forme de mods. Au final, si l’industrie du logiciel utilitaire arrive à faire cohabiter Libre et activité commerciale à travers la vente de services (formation, support), il semble que l’industrie du jeu vidéo a, de son côté, trouvé une autre voie à travers la pratique du modding.

L’histoire de DotA montre aussi les passerelles pouvant exister entre le modding et l’Open Source, puisque que c’est en partie l’ouverture du code source de Defense Of The Ancients par le moddeur Eul qui a permis à des successeurs de continuer son travail. Mais pour autant, ni Warcraft III, ni DotA 2, ni League of Legend, et encore moins aujourd’hui Heroes Of The Storm ne sont formellement des logiciels libres au sens propre du terme. Il s’agit bien d’oeuvres théoriquement protégées par le droit d’auteur, pour lesquels les créations dérivées sont interdites en théorie, mais largement développées en pratique.

L’esprit du Libre aux origines des jeux vidéo

Dans son texte, Damien Djaouti remonte jusqu’aux origines les plus lointaines de la création de jeux vidéo et il montre bien les liens très forts qui existaient alors avec la philosophie du Libre.

Spacewar! running on the Computer History Museum’s PDP-1. Par Joi Ito. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Il cite notamment le cas particulièrement intéressant de Spacewar !, l’un des tous premiers jeux vidéos développés dans les années 60 au sein des communautés de hackers du MIT :

[…] l’invention même des jeux vidéo s’est faite dans le cadre de logiciels au code source ouvert et à la distribution sans entraves. Ces approches seront ensuite formalisées par les courants du logiciel libre et de l’open source. La création du premier jeu vidéo ayant eu une influence notable, Spacewar ! (1962), doit d’ailleurs beaucoup à son statut ouvert, qui préfigure celui des logiciels libres. Comme nous l’avons évoqué, la première version du jeu n’était pas particulièrement captivante, et souffrait de nombreux défauts de jouabilité. Le code source du jeu étant ouvert, ce dernier a pu évoluer de manière considérable grâce aux ajouts de personnes qui n’étaient pas à l’origine du projet. Grâce à ces améliorations successives, il est devenu particulièrement populaire au sein du MIT. De plus, l’ouverture de son code source s’appliquait également à sa diffusion, voulue aussi libre que possible. Il a donc pu être diffusé vers les diverses universités américaines, permettant à de nombreux étudiants de découvrir les jeux vidéo. Influencés par cette première expérience vidéoludique, et après en avoir étudié le code source, certains étudiants à l’esprit entrepreneur ont alors eu l’idée de les commercialiser en les transformant en logiciels propriétaires au passage.

Le destin de Spacewar ! raconte comme une parabole la trajectoire ambiguë du jeu vidéo dans l’histoire. Né libres comme tous les premiers logiciels, les jeux vidéo ont peu à peu été « propriétarisés » à mesure que le jeu devenait une industrie lucrative. Mais même passé sous l’empire du copyright, la création des jeux a toujours gardé une trace de ses origines : elle avance encore de manière incrémentale, avec une place laissée à la créativité des fans qui s’emparent à travers les mods des produits commerciaux pour inventer leurs propres déclinaisons. L’histoire des MOBA montre d’ailleurs que l’industrie elle-même est capable de tirer profit de ces formes d’innovation ouverte, en récupérant les idées les plus intéressantes après les avoir laissées émerger dans la communauté des joueurs.

En cela, Heroes Of The Storm marque aujourd’hui comme un retour aux sources de la création des jeux vidéo, mais d’une manière seulement imparfaite. Car aucun des MOBA emblématiques, pratiqués aujourd’hui par des millions de joueurs, n’est sous licence libre et cette créativité incrémentale se déploie dans une zone grise juridique, là où les licences libres garantissent le respect des libertés.

***

Que manque-t-il aujourd’hui pour qu’un MOBA vraiment libre voit le jour et fédère de larges masses de joueurs, à l’image de ce que des logiciels comme Firefox ou WordPress ont réussi à accomplir dans d’autres domaines ? Cela serait-il si utopique, surtout si l’on considère que le Freemium, modèle économique aujourd’hui dominant dans le secteur des MOBA, ressemble beaucoup par certains côtés à certains modèles pratiqués dans la sphère du logiciel libre. Les « skins » pour personnages vendus pour League of Legends sont l’équivalent des thèmes premium payants dans WordPress, à la différence que la communauté ne peut participer au développement des premiers.

Certains essaient d’imaginer ce que pourrait être un « e-Sport Open Source« , comme on peut le lire dans cette très intéressante discussion sur Reddit :

Les sports ont évolué naturellement pendant des siècles en raison de leur nature ouverte. Tandis que chaque sport possède son championnat majeur (NFL, NHL, NBA, etc.), des ligues plus petites peuvent exister et ont la possibilité de modifier les jeux à leur guise. Même les équipes ont la liberté de customiser leurs uniformes pour répondre à leurs besoins et s’exprimer.

Cependant avec les jeux vidéo propriétaires, il suffit de quelques mauvaises décisions des développeurs officiels pour dissoudre une communauté. Même sans ça, laisser le contrôle de l’évolution de l’esthétique et de  l’équilibre d’un jeu aux mains d’une seule équipe de développeurs inhibe l’expérimentation et l’innovation.

Alors rêvons un peu et voyons ce que pourrait être un « e-Sport Open Source » […]

Dans ce scénario, on pourrait imaginer qu’une communauté de développeurs pourrait non seulement construire le jeu collaborativement, mais aussi ouvrir la possibilité aux joueurs et aux équipes de proposer des mods. Ces développeurs pourraient être soutenus par des dons, des sponsors ou du crowdfunding. Ils pourraient aussi simplement vendre le jeu de base aux fans en autorisant le modding et le déploiement sur des serveurs privés.

Imaginons maintenant un MOBA open-source. Les développeurs pourraient proposer un set de cartes de bases, de héros jouables et de caractéristiques. Mais ils pourraient aussi ouvrir la possibilité pour les joueurs et les équipes d’insérer leur propre contenu.

Je vous invite à lire la suite de cette discussion ici , où les participants pèsent les avantages et les inconvénients de ce « MOBA Open Source », qui constituerait pour le coup un véritable retour aux sources pour le jeu vidéo.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre, Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: DOTA, droit d'auteur, Heroes Of The Storm, jeux vidéo, League of Legends, licences libres, MOBA, mod, remix, usages transformatifs

Text et Data Mining : l’absence d’exception pénalise bien la recherche

jeudi 2 juillet 2015 à 08:01

Un article scientifique a été publié le 7 juin dernier qui démontre pour la première fois que les pratiques de Text et Data Mining (exploration de données) sont moins développées dans les pays où le niveau de protection par le droit d’auteur est le plus élevé et ne prévoit pas de mécanisme spécifique pour les sécuriser. Ecrit par Christian Handke, Lucie Guibault et Joan-Jospeh Vallbé, cet article s’intitule : « Is Europe Falling Behind Text et Data Mining : Copyright’s Impact On Data Mining In Academic Research » et il est disponible en Open Access ici. Il a également fait l’objet d’une communication à laquelle j’ai pu assister lors du dernier congrès de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche (LIBER) qui s’est tenu la semaine dernière à Londres.

L’intérêt de ce travail de recherche réside d’abord dans sa méthodologie. Par une jolie mise en abyme, les trois chercheurs ont choisi de recourir au Text Mining pour vérifier si les rigidités du droit d’auteur avait ou non impact sur l’utilisation du TDM dans les activités de recherche. Ils ont eu pour cela l’idée de conduire une opération de fouille de texte au sein de l’outil Web of Science proposé par Thomson Reuters, qui recense des milliers de journaux académiques. Ils ont ainsi pu constater que sur une période s’étendant de 1992 à 2014 le nombre des articles utilisant le mot clé « Data mining » dans leur description s’accroît constamment pour atteindre un total de 18 441 travaux publiés par des chercheurs dans le monde.

tdm

Evolution du nombre d’articles scientifiques recourant au TDM en fonction du temps (le « creux » constaté en 2007 s’explique par une modification de l’abonnement à Web of Science contracté par l’université où la recherche a été conduite).

Examen des législations applicables au TDM dans le monde

Leur démarche a ensuite consisté à raffiner ces premiers résultats par pays, en croisant les chiffres avec l’état de la législation en vigueur au regard du Text et Data Mining. Les pratiques d’exploration de textes et de données sont en effet susceptibles de se heurter à différentes limitations comme le droit d’auteur portant sur les contenus, le droit contractuel ou (en Europe) le droit des bases de données. Lorsque de tels droits exclusifs sont applicables, les chercheurs ne peuvent conduire des opérations de Text et Data Mining qu’avec l’accord des différents titulaires de droits. Mais la législation peut aussi prévoir différentes formes d’exceptions ou limitations au droit d’auteur pour autoriser ces pratiques de recherche sans autorisation préalable.

Les auteurs de l’article ont établi une typologie à quatre entrées pour catégoriser les différentes législations dans le monde. Une première catégorie de pays est ceux où le Data Mining n’est pas autorisé. Il s’agit notamment des pays appliquant un système de droit d’auteur à la française, avec une liste fermée d’exceptions figurant dans la loi et aucune disposition spécifiquement applicable à l’exploration de données. On y trouve la plupart des pays européens, dont la France, et des pays comme la Russie, le Mexique ou l’Argentine. Une seconde catégorie correspond aux pays où le Data Mining n’est « probablement pas autorisé ». Il s’agit de ceux s’inspirant du régime du copyright en Angleterre où la loi prévoit un système de « fair dealing » (utilisation équitable). Ce moyen de défense permet de s’exonérer d’une autorisation préalable lorsque l’usage d’une oeuvre a été réalisé pour certaines finalités (en général, critique, analyse, citation, recherche) listées dans la loi. On trouve dans cette catégorie des pays du Common-Wealth comme l’Inde, l’Afrique du Sud ou l’Australie.

Source : Resources for life.

Le troisième groupe correspond à des pays où le Data Mining est « probablement autorisé ». Il s’agit de ceux qui s’inspirent du copyright américain et reconnaissent le « fair use » (usage équitable). Dans ce système, la loi prévoit un moyen de défense souple et ouvert, applicable lorsque l’usage d’une oeuvre est jugé loyal par rapport à des critères généraux, sans que la loi ne donne une liste déterminée de situations correspondantes. Les Etats-Unis sont bien sûr dans cette catégorie et la jurisprudence récente, rendue notamment dans l’affaire Google Books, a explicitement reconnu que le Data Mining était bien couvert par le fair use. Mais plusieurs pays ont eux aussi introduit ces dernières années le fair use dans leurs législations, en application de traités commerciaux avec les Etats-Unis, comme Taïwan en 2003, Singapour en 2005, Israël en 2008, la Corée ou la Chine en 2012. Le Canada a aussi rejoint cette catégorie en 2012 après une réforme de sa loi sur le droit d’auteur. La quatrième et dernière catégorie correspond à des pays où le Data Mining est autorisé avec certitude, parce qu’ils ont choisi d’introduire une exception spécifique pour l’exploration de données. Le premier pays au monde à le faire a été le Japon en 2010 et le Royaume-Uni l’a également fait en 2014 pour les « analyses computationelles » réalisées à des fins de recherche non-commerciale.

Impact négatif du droit d’auteur sur l’innovation

Les trois chercheurs ont utilisé cette grille comme variable, en pondérant les résultats obtenus avec plusieurs autres facteurs comme le nombre total d’articles scientifiques publiés par pays, le PIB, le nombre d’habitants et le degré général de respect de la loi. Au terme de ce traitement des données, ils arrivent à la conclusion suivante :

Nous avons démonté que dans les pays où les chercheurs académiques doivent obtenir une autorisation préalable des titulaires de droits pour conduire des opérations de Data Mining dans le respect de la loi, le nombre de travaux de recherche utilisant le Data Mining est significativement moins élevé par rapport au nombre total des articles produits. Le nombre des articles publiés par des chercheurs constitue un indicateur raisonnable de l’innovation au sein des milieux académiques. A notre connaissance, c’est la première fois qu’une étude empirique établit une corrélation négative entre le niveau de protection par le droit d’auteur et la production de nouvelles oeuvres. Du point de vue de la recherche s’appuyant sur le Text et Data Mining, le droit d’auteur semble donc avoir un impact négatif sur l’innovation.

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Les pays qui sont dans la catégorie « Probably Allowed » produisent plus d’articles s’appuyant sur le TDM que ceux qui sont dans la catégorie « Not Allowed » ou « Probably Not Allowed »

On voit que dans les pays de fair use, les chercheurs produisent environ 3 fois plus d’articles s’appuyant sur des techniques de TDM que dans les pays de fair dealing ou s’inspirant du droit d’auteur à la française. Pour la catégorie des pays où le TDM est autorisé par une exception, les chercheurs nuancent les résultats obtenus en indiquant que plusieurs pays ont changé leurs législations au cours de la période étudiée et qu’il est trop tôt pour observer les effets de l’assouplissement de la loi, comme en Angleterre par exemple. Ils expliquent aussi que l’introduction d’une exception ne conduit pas non plus mécaniquement à une augmentation des travaux de recherche utilisant le TDM. Par ailleurs au Japon, la nouvelle exception votée en 2010 n’a pas eu d’effets significatifs, sans doute parce qu’elle est trop étroite (elle permet le TDM, mais seulement sur des bases de données qui n’ont pas été « conçues spécialement à cet effet », ce qui permet assez facilement aux éditeurs scientifiques de garder le contrôle).

Réforme du droit d’auteur en Europe

Néanmoins, les résultats obtenus dans le cadre de cette recherche sont importants, notamment dans la perspective de la réforme du droit d’auteur actuellement à l’étude en Europe. La position dominante des titulaires de droits consiste à affirmer qu’il est inutile de consacrer de nouvelles exceptions pour les usages numériques, car il suffirait de faire jouer les mécanismes du droit d’auteur en mettant en place un système de contrats pour les organiser. C’est d’ailleurs ce que commencent à faire les grands éditeurs scientifiques comme Springer ou Elsevier qui proposent des licences payantes pour autoriser les pratiques d’exploration de données sur les corpus qu’ils diffusent.

Face à cette position, les utilisateurs et notamment les représentants des bibliothèques expliquent au contraire que le recours aux licences est inadapté pour favoriser les usages de manière équilibrée et efficace. C’est la raison pour laquelle elles ont adopté au début de l’année la Déclaration de La Haye sur la découverte de la connaissance à l’heure du numérique, qui milite pour la consécration d’une exception au niveau européen en faveur du Text et Data Mining.

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Déclaration de la Haye sur la découverte de la connaissance à l’heure du numérique.

L’étude présentée dans cet article tend à donner raison aux utilisateurs face aux titulaires de droits, en démontrant que le système de l’autorisation préalable a bien un impact négatif sur l’innovation dans le domaine de la recherche. Pire, elle met en lumière que si certains pays au sein de l’Union, comme l’a fait l’Angleterre en 2014, introduisent des exceptions alors que d’autres ne le font pas, cela va créer des distorsions de compétitivité de la recherche en Europe. Sans compter que plusieurs aires géographiques, notamment les Etats-Unis et plusieurs pays d’Asie (Chine, Corée, Taïwan, Singapour) sont en train de prendre une avance significative en matière de fouille de données.

L’exception européenne en faveur du Text et Data Mining était l’un des points qui figuraient en bonne place dans le rapport Reda, visant à préparer la réforme européenne. Le vote en commission des affaires juridiques du Parlement européen qui a eu lieu la semaine dernière a atténué la formulation initiale proposée par Julia Reda, qui visait la reconnaissance d’une exception obligatoire. Mais le rapport mentionne encore :

qu’il est impératif d’évaluer avec soin la mise à disposition des techniques analytiques automatisées des textes et des données (par exemple la « fouille de textes et de données ») à des fins de recherche, étant entendu que la permission de lire l’œuvre doit avoir été acquise.

Le rapport Reda doit faire l’objet d’un dernier vote en séance plénière du Parlement européen le 8 juillet prochain. Il donnera des orientations (non contraignantes) à la Commission européenne, dont on espère – dans l’intérêt de la recherche en Europe – qu’elle retiendra l’idée d’introduire une exception solide et obligatoire pour sécuriser les pratiques de Text et Data Mining.


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Une licence de panorama contre la liberté de panorama ?

mardi 30 juin 2015 à 19:09

Vendredi dernier, l’euro-député Jean-Marie Cavada a publié sur son site un post dans lequel il explique pourquoi il s’est opposé à la reconnaissance de la liberté de panorama, initialement proposée dans le rapport Reda sur la réforme du droit d’auteur en Europe.

Pour mémoire, la liberté de panorama constitue une exception au droit d’auteur permettant de reproduire des oeuvres protégées – comme des bâtiments architecturaux ou des sculptures – situées dans des espaces publics et de repartager ensuite les clichés. L’espace urbain qui nous entoure est en réalité saturé d’objets protégés par la propriété intellectuelle imposant des restrictions, sans que nous en ayons toujours bien conscience. La liberté de panorama vient en quelque sorte « sanctuariser » l’espace public pour éviter sa « privatisation » par l’inclusion d’éléments protégés et faciliter la rediffusion des images par les individus.

Pour montrer l’importance de ce dispositif, voyez ci-dessous comment nous devrions repartager nos photos de vacances en l’absence de liberté de panorama (et d’autres exemples tout aussi absurdes à retrouver ici).

Le viaduc de Millau en France, censuré en l’absence de liberté de panorama. Par SPQRobin, CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

La directive européenne de 2001 relative au droit d’auteur indique que les Etats-membres peuvent choisir d’introduire ou non une exception pour consacrer la liberté de panorama. Comme le montre la carte ci-dessous, un certain nombre de pays ont déjà créé dans leur loi nationale une telle exception, avec des degrés d’ouverture variables. Mais ce n’est pas le cas de tous les pays européens, et en particulier de la France.

L’état de la consécration de la liberté de panorama en Europe. En rouge, les pays qui ne la reconnaissent pas à ce jour. Les autres le font à des niveaux différents. Cliquez sur l’image pour comprendre la signification du code couleur.

Dans ses propositions initiales, l’euro-députée Julia Reda suggérait d’harmoniser la reconnaissance de la liberté de panorama au sein de l’Union européenne pour éviter les distorsions entre pays qui créent des situations juridiquement inextricables. Mais à la différence d’autres dispositions en faveur des usages, ce point n’a pas été conservé dans le rapport, tel qu’adopté par la commission des affaires juridiques du Parlement européen.

Les eurodéputés français membres de la commission JURI ont joué un rôle déterminant dans ce « détricotage » du rapport Reda, et parmi eux, Jean-Marie Cavada s’est particulièrement illustré par des positions systématiquement alignées sur celles des représentants d’auteurs et des industries culturelles.

La lecture du billet posté par Cavada est assez éprouvante, mais elle a au moins le mérite de révéler le raisonnement qui l’a conduit à rejeter la liberté de panorama. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est assez consternant et ça le devient encore plus lorsqu’on creuse les intentions réelles qui se profilent derrière !

Amalgame douteux entre Wikipédia et Facebook 

L’essentiel de l’argumentation repose en effet sur un amalgame opéré entre Wikipédia et Facebook. On sait que les communautés qui oeuvrent sur Wikipédia comptent parmi les plus fervents défenseurs de la liberté de panorama. L’absence de cette exception bloque la rediffusion des images et c’est la raison pour laquelle les articles relatifs à certains pays (comme la France) restent dépourvus d’illustrations, à cause des bâtiments modernes présents dans les paysages.

Le problème se pose aussi périodiquement pour les concours Wiki Loves Monuments, au cours desquels les internautes sont invités à partager des photos de bâtiments réalisées par leurs soins pour documenter l’encyclopédie. Cette initiative a permis depuis plusieurs années de produire collaborativement plus d’un million d’images librement réutilisables, mais pour les pays ne reconnaissant pas la liberté de panorama, seuls les édifices anciens peuvent figurer sur les photos. C’est ce qui avait conduit par exemple au retrait d’un des photos lauréates d’un des concours de Wiki Loves Monuments, représentant l’ossuaire de Douaumont commémorant la bataille de Verdun, toujours protégé par le droit d’auteur plus de 80 ans après sa construction.

Wikipédia constituant par définition un projet d’encyclopédie libre, les photos ne peuvent y être partagées que si elles sont placées sous des licences autorisant la libre réutilisation (CC-BY-SA, CC-BY, CC0, Public Domain mark), sans restriction concernant l’usage commercial. C’est un des cinq principes fondateurs de Wikipédia depuis sa création, dans le prolongement du mouvement du logiciel libre traduisant la volonté de créer un nouveau bien commun de la connaissance.

Or Jean-Marie Cavada dresse dans son texte un parallèle, complètement fallacieux, entre cette politique de Wikipédia et celle de Facebook :

Lorsque vous créez votre page Facebook, vous signez automatiquement « une charte d’utilisation » comportant un article stipulant que vous vous engagez à céder à Facebook automatiquement les droits de vos photos personnelles à des fins publicitaires et commerciales.

Les CGU de Facebook ont bien pour effet d’octroyer une licence très large d’utilisation à son profit (j’ai eu maintes fois l’occasion de dénoncer sur S.I.Lex ces mécanismes de prédation contractuelle). Mais cela n’a absolument rien à voir avec les principes de fonctionnement de Wikipédia, qui visent à garantir que l’encyclopédie reste libre. Or c’est pourtant à cet amalgame auquel se livre Cavada :

Wikimédia, dans le cadre de négociations répétées avec les créateurs et leurs représentants, pose systématiquement en préambule à toute discussion des conditions contractuelles inacceptables à savoir :

– des images au format « haute définition »

– des images modifiables

– la possibilité d’utiliser ces images à des fins commerciales

Facebook et Wikipédia partagent bien la caractéristique de constituer des « plateformes 2.0″, à savoir des services centralisés permettant à leurs utilisateurs de partager des contenus. Mais ces deux sites n’ont absolument pas la même nature. Par le biais de ses CGU, Facebook organise à son profit une concentration des droits d’usage sur le contenu produit par les utilisateurs (User Generated Content), qu’il exploite ensuite par le biais des publicités affichées en s’accaparant 100% de la valeur ainsi dégagée. Les licences libres utilisées systématiquement sur Wikipédia ont exactement l’effet inverse (j’en avais parlé ici). La fondation Wikimedia n’est pas propriétaire, mais seulement hébergeur du contenu de l’encyclopédie collaborative. N’importe qui peut reprendre des éléments de Wikipédia pour les réutiliser librement, y compris dans un cadre commercial, mais Wikipédia ne pourrait pas elle-même valablement se revendre à un tiers, comme Instagram par exemple l’a fait à Facebook en 2012 en empochant au passage une énorme plus-value sur le dos de ses utilisateurs.

Pour reprendre la grille d’analyse développée par Michel Bauwens, Facebook est une société « for profit » qui se comporte comme un « capitaliste nétarchique » réintroduisant de la hiérarchie dans le réseau et confisquant la valeur produite par les interactions horizontales des utilisateurs qui ont lieu sur sa plateforme. Wikimédia à l’inverse est une fondation « for benefit » dont le rôle est d’aider au maintien des infrastructures assurant la préservation et le développement du bien commun que constitue Wikipédia, dont personne ne peut se revendiquer comme le propriétaire exclusif.

En réalité, on peut difficilement imaginer deux objets plus éloignés l’un de l’autre que Facebook et Wikipédia, mais cela ne dérange visiblement pas Jean-Marie Cavada de les amalgamer, afin de surfer sur la vague d’animosité contre les plateformes américaines, sans voir qu’elles peuvent présenter entre elles de profondes différences.

La liberté de panorama ne concernerait pas les individus

Jean-Marie Cavada explique donc que la revendication d’une liberté de panorama constituerait une sorte de complot orchestré par Wikimedia pour « échapper au paiement des droits aux auteurs, aux ayants droits ou aux sociétés de gestion collective« . Plus encore, il avance que les individus n’auraient pas besoin de leur côté d’une nouvelle exception, car leurs usages seraient déjà juridiquement couverts :

[…] pour ce qui est des citoyens, il existe déjà dans la législation européenne deux exceptions qui permettent aux particuliers d’être automatiquement exonérés du paiement du droit d’auteur pour un usage non commercial du droit de panorama : la copie privée et l’inclusion fortuite (quand une oeuvre est en arrière plan).

Là encore, il y a distorsion grossière de la réalité, mais surtout un gros décalage par rapport aux usages numériques. La copie privée permet en effet de réaliser des clichés d’une oeuvre protégée, mais elle ne permet pas le partage ensuite, car les reproductions effectuées doivent être réservées à un usage strictement personnel. « L’inclusion fortuite » dont parle ensuite Cavada est une exception consacrée en 2011 par les juges en France, qui tolère l’apparition de bâtiments protégés sur un cliché, à condition qu’ils ne constituent pas le sujet principal de la photo. Mais son maniement s’avère particulièrement délicat, car il faut apprécier les circonstances de chaque cas d’espèce pour déterminer si le bâtiment protégé n’est qu’un élément de décor ou le sujet de la photo. Plusieurs années après l’émergence de cette « théorie de l’accessoire », la jurisprudence se cherche encore, ce qui prouve que ce mécanisme n’est pas à même d’apporter un degré de sécurité juridique suffisant, alors que les pratiques photographiques ont explosé dans le même temps.

Jean-Marie Cavada poursuit en affirmant que de toutes façons, la liberté de panorama n’est pas nécessaire pour les individus, car les titulaires de droits ne leur intentent pas de procès, en cas de partage sur Internet d’images incluant des objets protégés :

Savez-vous combien d’utilisateurs ont été assignés devant les tribunaux par des artistes ou leurs ayants droit depuis 10 ans : la réponse est très simple ZERO, que les Etats membres appliquent ou pas l’exception.

L’argument est encore une fois assez malhonnête, car l’absence de liberté de panorama, si elle ne conduit pas à des poursuites en justice (encore heureux !), a bel et bien des répercussions importantes sur les pratiques des individus. On le voit justement à travers les lacunes en termes d’illustrations dans les articles de Wikipédia relatifs aux pays n’ayant pas consacré la liberté de panorama. Le paradoxe, c’est que les titulaires de droits tolèrent que les individus envoient leurs photos sur des plates-formes privatives, mais la rigidité du droit empêche ces mêmes clichés de rejoindre un projet collectif comme Wikipedia, dont les règles de fonctionnement protègent les individus contre la prédation…

Mais pour Cavada, l’essentiel n’est pas de regarder en face les pratiques, mais de pouvoir marteler que les plateformes américaines seront les vrais bénéficiaires de la liberté de panorama et pas les individus…

Une licence de panorama à la place de la liberté de panorama ? 

Le fait qu’un euro-député puisse tomber dans de tels paralogismes pourrait paraître à première vue assez étonnant. On dénonce souvent l’incapacité des politiques à comprendre les réalités numériques (les turbulences actuelles autour d’Uber en constituent un exemple caricatural), mais il existe quand même des instances publiques capables de discernement. Le rapport récemment remis par le Conseil National du Numérique (CNNum) à propos de la future loi numérique traite par exemple longuement du rôle des plateformes sur Internet, mais en faisant pour sa part parfaitement la distinction entre Facebook et Wikipédia. Le rapport du CNNum fait explicitement le lien entre Wikipédia et l’émergence de nouveaux communs et il encourage même les autorités publiques à contribuer à la production de communs à travers des plateformes comme Wikipédia :

Les communs désignent l’activité des communautés qui s’organisent et se régulent pour protéger et faire fructifier des ressources matérielles ou immatérielles, en marge des régimes de propriété publique ou privée. Jardins partagés, ateliers de réparation, semences libres, cartes participatives enrichies par les habitants, savoirs versés dans Wikipédia par des milliers d’internautes, logiciels libres, science ouverte, échanges de savoirs, … les initiatives fleurissent. En générant et partageant des ressources en dehors des régimes classiques de propriété, en s’appuyant sur l’innovation sociale des individus et des collectifs, les communs ouvrent des approches alternatives qui privilégient la valeur d’usage des ressources (l’intérêt pour les individus et les collectivités) plutôt que leur valeur d’échange (leur monétisation), pour répondre aux grands enjeux auxquels nos sociétés doivent faire face dans cette période de transition.

Et ce n’est pas un hasard de voir que le CNNum incite aussi à consacrer la liberté de panorama en France dans l’objectif « d’encourager le développement de biens communs dans la société »  (proposition 50) :

  • Garantir la liberté de panorama pour les photographies d’œuvres visibles depuis l’espace public, à l’instar de ce qui a été consacré en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne et une majorité de pays en Europe.

La position de Cavada pourrait paraître seulement rétrograde ou à côté de la plaque, mais les choses sont en réalité plus insidieuses que cela. Car Cavada relaie surtout le point de vue de représentants d’auteurs, et notamment de sociétés de gestion collective, qui nourrissent des intentions bien plus dangereuses.

Après la parution de l’article de Jean-Marie Cavada, on a pu ainsi voir un des juristes de la SCAM (Société Civile des Auteurs Multimedia) applaudir la position de l’euro-député et la mettre en rapport avec une étrange « licence de panorama » présentée comme une alternative à la liberté de panorama :

scam

La discussion sous le tweet montre que le projet consisterait à faire payer à Wikimédia une licence pour pouvoir héberger et diffuser des photos comportant des éléments protégés, comme des bâtiments ou des sculptures figurant dans l’espace public. On n’est donc plus ici dans la critique de plateformes comme Facebook, mais bien dans la volonté de soumettre à redevance des pratiques de partage mises en oeuvre par les individus, en ciblant un acteur comme Wikimedia.

Cette licence de panorama viendrait pousser jusqu’à sa conclusion logique l’amalgame fallacieux dénoncé ci-dessus dans les propos de Cavada. En effet, des sociétés de gestion collective françaises comme la SACEM ou la SACD ont déjà signé des accords de partage des revenus publicitaires avec Youtube, pour les contenus protégés par des droits d’auteur chargés sur la plateforme par ses utilisateurs. Une « licence de panorama » viendrait étendre ce dispositif à Wikipédia, mais en allant beaucoup plus loin. Car l’encyclopédie collaborative ne fait en elle-même aucun usage commercial de ses contenus. Elle vit de dons et n’affiche aucune publicité, ni n’exploite les données personnelles de ses utilisateurs ! Bien au contraire !

Une volonté d’éradiquer les pratiques de partage

Une proposition comme celle de la licence de panorama s’inscrit en réalité dans une stratégie beaucoup plus globale, déployée par plusieurs sociétés de gestion collective françaises pour tenter d’éradiquer progressivement les pratiques de partage sur Internet.

Wikipédia en a d’ailleurs déjà fait les frais : les photographes de l’UPP (Union des Photographes Professionnels) se sont par exemple opposés avec une grande virulence aux concours Wiki Loves Monuments, en estimant que le partage de photos sous licence libre par des amateurs leur faisait une grave concurrence. Ils ont alors demandé au législateur que l’usage commercial de toutes les photos postées sur Internet soit soumis à une gestion collective obligatoire (j’en avais parlé ici). Cela veut dire que le partage sous licence libre serait devenu impossible, car les contrats que sont les licences auraient été neutralisés par la loi française, au bénéfice d’une société collective qui aurait systématiquement fait payer l’usage commercial, y compris contre la volonté des créateurs en les forçant à monétiser leurs images !

Un tel cauchemar n’a heureusement pas été suivi par le législateur pour les photos, mais il est en train de devenir peu à peu réalité pour la musique… Une récente décision de justice a en effet estimé que les musiques sous licence libre sont bien soumises à la redevance appelée « rémunération équitable » instaurée pour compenser les titulaires de droits voisins pour la diffusion publique de musique enregistrée. Cela veut dire que même si un artiste veut autoriser complètement librement la réutilisation de sa musique (et ils sont nombreux à le faire, notamment ici), y compris à des fins commerciales, il ne le peut plus en France. Des sociétés de gestion collective (SACEM, SPRE) vont pouvoir prélever une dîme au passage, ce qui signe l’impossibilité juridique de mettre en partage sa création.

Certaines sociétés de gestion collectives ont pu nourrir des projets plus délirants encore. En Belgique, la très agressive société SABAM a ainsi tenté depuis 2011 de mettre en place de sa propre initiative, sans l’intermédiaire d’une loi, une redevance à laquelle elle entendait soumettre l’ensemble des fournisseurs d’accès à internet, au motif qu’ils permettaient à leurs utilisateurs d’accéder à des oeuvres protégées. Cela revenait à instaurer en contournant le législateur une sorte de « taxe sur Internet ». Heureusement, la justice belge a refusé d’entériner ce projet de redevance sauvage, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

Une idée comme celle de la licence de panorama n’est au fond qu’une forme de résurgence des visées que poursuivent aujourd’hui les maximalistes les plus acharnés du droit d’auteur pour atteindre les intermédiaires techniques. Ils cherchent à faire peser des menaces sur des acteurs comme Youtube pour les transformer peu à peu en une « police privée du droit d’auteur ». Et aujourd’hui, même des acteurs comme Wikipédia ne sont plus à l’abri, que l’on voudrait soumettre au nom du droit d’auteur à une sorte de « gabelle numérique »…

Or pour arriver à leur fins, ces maximalistes ont besoin que ne soient pas consacrées de nouvelles exceptions, car c’est ce qui leur permettra d’agir librement au niveau contractuel en s’appuyant sur leurs droits exclusifs. Dans cette histoire, la liberté de panorama constitue en fait surtout une victime collatérale. Ce n’est certainement pas l’enjeu le plus important pour les industries culturelles, mais elle a une valeur symbolique forte à leurs yeux, car elle permettrait d’étendre la sphère des usages collectifs de la culture. C’est pour cette raison qu’ils cherchent à l’abattre avec autant d’acharnement, bien plus que pour des raisons économiques.

***

On voit donc que la prise de position de Jean-Marie Cavada n’est qu’un élément au sein d’un ensemble bien plus vaste. Il est dès lors assez cocasse de l’entendre parler des visées « liberticides » de Julia Reda ou de le voir prétendre oeuvrer pour « préserver les créateurs, mais aussi les consommateurs » quand on comprend au service de quels intérêts il travaille en réalité…

Les amalgames auxquels il se livre peuvent paraître grossiers, mais ils sont tout sauf innocents. Il s’agit en fait de l’écho d’une stratégie bien plus menaçante visant à éroder au maximum les conditions de possibilité du développement de biens communs sur Internet, que promeuvent par petites touches les maximalistes du droit d’auteur.

Mais cela, Jean-Marie Cavada le comprend-il seulement ?

 


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Spare Rib : un projet exemplaire de numérisation d’une revue orpheline

lundi 1 juin 2015 à 20:42

L’an dernier, j’avais consacré dans S.I.Lex un billet à la manière dont le Royaume-Uni a mis en place un système pour traiter le problème particulier des oeuvres orphelines. Ce dispositif découle d’une directive européenne adoptée en 2012, mais il va plus loin en organisant l’octroi de licences pour l’utilisation d’oeuvres toujours protégées par le droit d’auteur, mais dont on ne peut identifier ou localiser les titulaires de droits. L’Angleterre a fait le choix intéressant d’ouvrir une plateforme en ligne pour faciliter l’octroi de ces licences, en prévoyant des sommes modiques à verser pour les usages non-commerciaux, notamment lorsqu’ils sont effectués par des bibliothèques, archives ou musées.

Couverture du magazine féministe anglais Spare Rib de décembre 1972. Source : Wikimedia Commons

Les premiers retours sur l’efficacité de ce dispositif semblent assez concluants. Mais un nouvel exemple d’utilisation me paraît particulièrement intéressant pour montrer les marges de manoeuvre qui s’ouvrent à présent aux institutions culturelles anglaises. Il s’agit du projet de numérisation et de mise en ligne de la revue féministe Spare Rib, conduit par la British Library. Ce magazine paru de 1972 à 1993 soulevait des problèmes particuliers en matière juridique, car plus de 4000 collaborateurs ont participé à sa publication, créant un écheveau de droits particulièrement inextricable.

Pour numériser et mettre en ligne ce titre, la British Library a donc dû effectuer de laborieuses recherches juridiques, pour identifier et contacter un maximum de titulaires de droits afin d’obtenir une autorisation préalable. Mais grâce à la nouvelle exception pour l’utilisation des oeuvres orphelines et au système anglais de licence, la bibliothèque a pu aller jusqu’au bout du processus, y compris pour les articles pour lesquels les recherches n’avaient pu aboutir. Outre cet aspect, la British Library est allée plus loin puisqu’elle a demandé aux contributeurs qu’elle a pu contacter de placer leurs contributions sous licence Creative Commons (CC-BY-NC). De cette manière, certaines parties de la revue ont non seulement pu devenir accessibles, mais aussi réutilisables.

Capture d’écran 2015-06-01 à 20.21.11

Une page de crédits insérée à la fin du PDF d’un numéro de Spare Rib téléchargeable sur le site du JISC. On voit clairement apparaître les différents titulaires de droits sur les articles qui ont pu être identifiés, mais ils sont largement minoritaires par rapport à ceux qui n’ont pu être retrouvés et pour lesquels le mécanisme de l’exception pour l’utilisation des orphelines a dû être mobilisé.

La France a également transposé la directive européenne sur les oeuvres orphelines, mais d’une manière hélas moins ambitieuse que ne l’a fait le Royaume-Uni. Le système mis en place par le législateur français offre moins de sécurité pour les établissements culturels et il a une portée moins large (il exclut notamment les images fixes lorsqu’elles ne sont pas incluses dans une publication). Néanmoins, la nouvelle exception en faveur de l’usage des oeuvres orphelines est devenue opérationnelle en France, depuis la parution des décrets d’application de la loi au mois de mai dernier.

Je traduis ci-dessous en français la page de présentation du projet Spare Rib de la British Library (comme me le permet la licence Creative Commons – CC-BY – sous laquelle ce texte a été diffusé par la bibliothèque).

Cette réalisation exemplaire montre qu’un équilibre satisfaisant peut être trouvé entre la protection des droits exclusifs et l’ouverture par la loi de droits d’usage sur les oeuvres. Il faut espérer que cette réalisation remarquable suscitera des vocations en France pour ne pas que cette nouvelle exception au droit d’auteur reste lettre morte.

***

A propos du projet Spare Rib (traduction par Calimaq de : http://www.bl.uk/spare-rib/about-the-project)

Spare Rib fut le magazine féministe au tirage le plus important du Mouvement de Libration des Femmes (MLF) en Angleterre dans les années 70 et 80. Il demeure un des accomplissements les plus visibles de ce mouvement. La trajectoire de Spare Rib suivit l’essor et le déclin du Mouvement de Libération des Femmes et en conséquent, il présente un intérêt pour les historiens du féminisme, les chercheurs, les activistes et tous ceux qui étudient les mouvements sociaux et l’histoire des médias.

Le projet de numérisation de Spare Rib rend disponible et interrogeable en mode texte l’intégralité des numéros du magazine par le biais d’une plateforme de diffusion numérique hébergée par le JISC et d’un site internet développé par la British Library. Le site de la British Library propose en outre 20 articles contextuels et 300 exemples de contenus sélectionnés au sein des magazines.

Le contenu du magazine est éclectique et représente en tant que tel les nombreuses facettes du mouvement et des expériences des femmes qui ont œuvré en son sein. Les contributeurs vont d’auteurs féministes renommés, en passant par des activistes et des théoriciens du monde entier, aussi bien que les voix de femmes ordinaires racontant leurs propres histoires.

Le projet de numérisation de Spare Rib a été lancé et financé par la British Library en juin 2013 dans le but de préserver, numériser et de rendre gratuitement accessible en ligne la totalité des magazines Spare Rib (239 numéros paru entre 1972 et 1993).

Numériser Spare Rib, plusieurs défis

A la différence de la plupart des magazines, Spare Rib fonctionnait comme un collectif. Ce collectif partageait les décisions éditoriales et la gestion du magazine et plus de 4000 contributeurs sont ainsi tous titulaires d’un droit d’auteur sur le contenu. Au cours des deux décennies de son existence, le nombre des collaborateurs au magazine évolua constamment.

D’après les lois sur le droit d’auteur en vigueur en 2013 lorsque le projet a commencé, les 4000 contributeurs à ce magazine devaient être contactés pour recueillir leur permission afin de publier leurs oeuvres.

Du fait du très large nombre des titulaires de droits, il était clair que le règlement des questions de droit, et pas la numérisation en elle-même, constituerait le plus grand obstacle à surmonter.

Le projet pilote

En octobre 2013, nous avons rencontré d’anciens membres du collectif pour lancer un projet pilote afin de voir si nous pourrions numériser l’intégralité de Spare Rib de 1972 à 1993. Nous sommes entrés en contact avec 20 anciens membres du collectif, incluant les co-fondateurs de la publication. Tous les membres du collectif que nous avons localisés étaient entièrement enthousiastes à l’idée de ce projet de numérisation.

Nous avons créé un petit groupe de travail comprenant d’anciens membres du collectif Spare Rib qui ont joué un rôle clé dans la définition et la direction du projet, ainsi que pour aider à localiser d’anciens contributeurs au magazine. Ce groupe incluait des membres fondateurs comme Marsha Rowe, Sue O’Sullivan, Ruthie Petrie et Rose Ades.

Pour débuter le processus, nous avons examiné les 239 publications du magazine et établi qu’il y a avait plus de 4558 titulaires de droits à contacter. Nous sommes partis du principe que tous les auteurs, illustrateurs, maquettistes et photographes étaient des titulaires de droits.

Le processus de règlement des droits

Pendant les 6 ou 8 mois suivants, nous avons recruté une équipe de 15 volontaires (comportant beaucoup d’anciens contributeurs) afin de contacter autant de contributeurs que possible, mobilisant pour ce faire un cabinet spécialisé dans les questions de droit d’auteur, des réseaux féministes, des organisations professionnelles et les carnets d’adresses des membres du collectif eux-mêmes.

Pour les contributeurs que nous sommes parvenus à contacter, nous avons obtenu une réponse résolument positive, mais nous nous sommes vite rendus compte que l’ampleur de la tâche serait écrasante.

Les hommes et les femmes qui ont travaillé sur ce magazine sont aujourd’hui dispersés sur la terre entière ; beaucoup ont changé de noms ou utilisent un nom d’emprunt pour leurs activités professionnelles qu’il était difficile de pister.

Après la phase test, comment nous avons pu avancer

En octobre dernier, une nouvelle législation relative à certains usages autorisés des oeuvres orphelines (http://www.legislation.gov.uk/uksi/2014/2861/contents/made) est entrée en vigueur, qui permet à certaines institutions, incluant les bibliothèques, de numériser et de diffuser en ligne des oeuvres protégées par le droit d’auteur après l’accomplissement de recherches diligentes.

Grâce à cette nouvelle loi, nous avons pu être en mesure de numériser et de rendre accessible les contributions pour lesquelles nous n’étions pas en mesure de localiser les titulaires de droits. Tous les contenus qui relèvent de cette catégorie ne peuvent être utilisés qu’en accord avec la loi sur le droit d’auteur, c’est-à-dire (en Angleterre) pour des utilisations équitables dans le cadre d’études privées ou de recherche effectuées dans un but non-commercial. Pour ces contributions, une mention doit être affichées à côté de l’élément : Conditions d’utilisation. Le statut de cette oeuvre vis-à-vis du droit d’auteur est inconnu. Merci de contacter copyright@bl.uk si vous possédez des informations à ce sujet. 

Nous sommes reconnaissants envers les contributeurs qui nous ont donné la permission de rendre leurs oeuvres disponibles sous licence Creative Commons Non-Commercial. Les chercheurs, les enseignants et les autres utilisateurs de ces contributions à Spare Part diffusées sous la licence CC-BY-NC pourront réutiliser ces contenus au sein de leurs propres productions, les traduire, etc. tant qu’ils n’en feront pas un usage commercial et qu’ils indiqueront clairement que les modifications apportées à l’oeuvre originale sont des additions indépendantes de la création de l’auteur original. Cette licence impose aux utilisateurs d’identifier l’auteur original lorsque le contenu est réutilisé. Si un utilisateur a l’intention d’utiliser ces contenus au-delà de ce qui est permis par la licence, il ou elle devra entrer en contacter avec le titulaire des droits pour obtenir une utilisation.

Pour en savoir plus sur la licence CC-BY-NC : http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/.

Bien que nous souhaitions que cette ressource soit la plus fidèle possible à l’original, nous sommes conscients qu’avec le temps les contributeurs ont pu changer d’opinion. Le web apporte une niveau de visibilité beaucoup plus important par rapport à la publication initiale de Spare Rib et certains contributeurs pourraient ne pas souhaiter que les contenus soient rendus disponibles à cette échelle. Dans l’éventualité où un contributeur de Spare Rib ou un tiers s’opposerait à l’inclusion de son oeuvre, maintenant ou dans le futur, nous pouvons procéder à des anonymisations, à des occultations ou à des retraits des contenus. Dans ce cas, merci de contacter : noticeandtakedown@bl.uk

Nous adressons toute notre reconnaissance aux anciens contributeurs, aux membres du collectif, aux volontaires, au JISC notre hébergeur et aux organisations  professionnelles ALCS et DACS pour leurs encouragements et leur soutien qui ont rendu possible la réalisation de ce projet.

La numérisation de Spare Rib constituera une ressource utile et importante aujourd’hui et pour les générations à venir.

[…]

Pour accéder à l’intégralité des numéros du magazine Spare Rib, consulter le site suivant : https://journalarchives.jisc.ac.uk/britishlibrary/sparerib#sthash.psyi2Vu2.dpuf 

Note : Ce projet anglais fait bien sûr penser au projet Persée en France, qui numérise depuis plusieurs années des revues scientifiques et les diffuse en ligne gratuitement. D’un point de vue juridique, Persée a été confronté à ces mêmes problèmes, à savoir la gestion en masse des demandes d’autorisation et le problème de ceux qui ne pouvaient être contactés. Le choix a été fait de mettre en place un système d’opt-out (numérisation au bout de trois si l’auteur ne répond, avec possibilité ensuite pour lui de demander le retrait à tout moment). Cette pratique n’était pas strictement conforme à la loi française, mais elle a été globalement bien acceptée pour les revues universitaires. La nouvelle loi sur les oeuvres orphelines offre à présent un moyen d’avancer sur des bases légales, avec la possibilité d’englober aussi les images à l’intérieur des périodiques.

PS : merci @BlankTextField d’avoir signalé cette information sur Twitter et en général pour sa veille sur cette question des oeuvres orphelines.


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Loi sur la Création : tout ça pour ça ?

mercredi 27 mai 2015 à 21:34

Souvenez-vous : en 2012, le candidat François Hollande avait promis de faire adopter une « grande loi signant l’acte deux de l’exception culturelle française et remplaçant Hadopi« . Le 16 juillet 2012, une mission était confiée à Pierre Lescure pour faire des propositions concernant ce texte, au terme d’une large concertation. Et le 13 mai 2013, cette mission aboutissait à la remise d’un volumineux rapport comportant une liste de 80 mesures relatives au droit d’auteur et à la création.

luiprésident

Le site « Lui Président » fait le point sur les 60 engagements de campagne de François Hollande, dont celle-ci sur « l’acte II de l’exception culturelle ».

Pendant des mois ensuite, l’examen de cette loi a été sans cesse reporté, durant le passage d’Aurélie Filippetti au Ministère de la Culture, remplacée par Fleur Pellerin. Mais les choses se précisent enfin, avec la parution du texte du projet de loi sur le site du Conseil Économique, Social et Environnemental saisi pour avis.

Guillaume Champeau commente sur Numerama en faisant remarquer que ce texte ne comporte, comme on pouvait s’y attendre, aucune disposition relative à la Hadopi qui serait donc maintenue en l’état. Mais si on y regarde de plus près, on ne peut qu’être frappé de voir à quel point ce projet s’avère creux et vide, surtout au regard des ambitions qui avaient été avancées.

Rarement, la montagne aura à ce point accouché d’une souris…

Liberté, j’écris ton nom (et c’est tout…)

Le projet porte le nom de « Loi sur la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine« . Il s’ouvre sur un article 1 dont la grandiloquence doit être destinée à masquer le vide qui s’en suit.

Article 1er

La création artistique est libre.

La belle affaire… S’il s’agissait de consacrer une liberté fondamentale, cette précision est redondante et inutile, car la liberté de création est incluse dans la liberté d’expression, elle-même déjà reconnue… depuis la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 !

La suite liste un ensemble d’actions que l’État, les collectivités locales et leurs établissements peuvent conduire pour soutenir la création artistique. La formulation reste cependant très vague et n’apporte rien de bien concret par rapport à ce qui existe déjà. La question essentielle est celle des moyens qui seront débloqués pour financer ce type d’actions et la loi est vierge de toute précision à ce sujet…

Le projet continue avec des mesures destinées à assurer « Le partage et la transparence des rémunérations dans les secteurs de la création artistique« . On y trouve  notamment des dispositions qui vont conforter les droits des artistes-interprètes musicaux dans leurs relations avec les producteurs, en particulier pour leur garantir qu’ils toucheront bien une rémunération sur tous les modes d’exploitation de leurs prestations. C’est assurément un progrès, qui devrait notamment permettre d’éviter que certains artistes-interprètes ne touchent rien ou quasiment rien pour la diffusion de leurs musiques sur les plateformes de streaming type Deezer ou Spotify. Plus loin, le projet détaille également des mesures pour améliorer la « transparence des comptes d’exploitation » des oeuvres cinématographiques, en mettant de nouvelles obligations à la charge des producteurs.

De telles évolutions sont positives, car elles renforcent la position des créateurs face aux intermédiaires économiques. Mais franchement, sont-elles suffisantes pour parler d’un « Acte II de l’exception culturelle » ?

Les enjeux du numérique méticuleusement esquivés

Le rapport Lescure n’était pas exempt de graves défauts, mais il avait au moins le mérite de pointer de vraies questions.

Il attirait l’attention sur les limites atteintes par le mécanisme de la copie privée face aux évolutions numériques ; il appelait à assouplir la chronologie des médias pour accélérer la mise à disposition des oeuvres ; il envisageait la possibilité de mettre en place des régimes de gestion collective obligatoire pour les exploitations numériques des oeuvres.

Mais plus que cela, le rapport Lescure prenait aussi en compte la question des nouveaux usages et il comportait une série de mesures de rééquilibrage du système : la promotion de l’interopérabilité et le contrôle des DRM, le développement d’offres de ressources numériques en bibliothèques, l’extension des exceptions au droit d’auteur, notamment en faveur des usages pédagogiques et de recherche, des handicapés ou des usages transformatifs (mashup, remix), la consécration positive du domaine public ou l’utilisation des licences libres, notamment pour les oeuvres subventionnées par de l’argent public.

On pourrait dire que la loi sur la création n’est qu’une boîte vide, mais hélas, c’est pire… (Image par Richard Kelland. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Que reste-t-il de toutes ces propositions dans le projet de loi ? Une partie est bien intitulée « Promouvoir la diversité culturelle et élargir l’accès à l’offre culturelle« . Mais elle se résume à une reformulation de l’exception prévue en faveur des handicapés, introduite en 2006 avec la loi DADVSI. Cette modification aboutirait à de plus amples possibilités pour les publics empêchés d’avoir accès à des versions adaptées d’oeuvres sous forme numérique. C’est un enjeu important et on peut saluer la présence de ces mesures dans ce texte, même si le gouvernement français n’avait pas tellement le choix suite à l’adoption du Traité OMPI de Marrakech.

Mais le projet de loi ne va pas plus loin et le volet création/droit d’auteur ne contient rien de plus que les quelques mesures que je viens de lister… On est donc face à un texte de statu quo, qui a visiblement été pensé pour ne rien modifier substantiellement, dans une approche purement conservatrice. Aucun des vrais enjeux du numérique n’est véritablement pris en compte par cette nouvelle loi.

Cet immobilisme dans la loi nationale fait écho au lobbying déployé en ce moment à Bruxelles pour faire obstacle aux propositions du rapport Reda sur la réforme du droit d’auteur. Le gouvernement est devenu la courroie de transmission des demandes des titulaires de droits, qui font des pieds et des mains pour empêcher que le sujet du droit d’auteur soit remis en débat. On sent bien que l’approche est la même avec ce projet de loi « en trompe-l’oeil », qui permettra au gouvernement de faire croire qu’il a fait quelque chose sans rien apporter de réellement nouveau.

Un silence de la loi qui n’est pas innocent…

Mais en vérité, l’art du trompe-l’oeil et de la dissimulation vont plus loin encore. On pourrait finalement considérer que cette loi n’est pas si mauvaise, car elle a au moins le mérite de ne pas introduire d’éléments fondamentalement nocifs, comme les précédentes réformes l’avaient fait : la loi DADVSI avec les DRM et la loi HADOPI avec la riposte graduée. Quand on voit l’approche catastrophique du gouvernement sur les questions numériques (Loi de Programmation Militaire, loi sur le terrorisme, loi sur le renseignement), on pourrait se dire que l’on ne s’en tire pas si mal avec cette loi sur la création : vide, mais relativement inoffensive.

Hélas, le silence de cette loi sur les aspects numériques est tout sauf innocent. Car en effet, comme La Quadrature du Net le dénonce depuis maintenant des mois, une nouvelle forme de répression est bien mise en oeuvre par le gouvernement, mais adossée à une stratégie de contournement du législateur et du juge.

La vérité de la politique du gouvernement n’est pas dans cette loi… elle est ailleurs !

Suivant les recommandations du rapport Imbert-Quaretta, le gouvernement a choisi d’apporter son soutien à l’élaboration de Chartes, conclues directement entre les titulaires de droits et les intermédiaires techniques. La première a été signée en mars dernier à propos de la publicité en ligne et une autre est en préparation au sujet des intermédiaires de paiement. Destinés à « assécher les financements des sites pirates », ces textes visent en réalité à mettre en oeuvre un véritable « SOPA contractuel », par lequel ces intermédiaires acceptent de mettre en oeuvre une « police privée du droit d’auteur », en dehors du contrôle du juge.

La vérité, c’est qu’avec cette nouvelle approche, le gouvernement n’a en réalité même plus besoin de passer par la loi, car ce nouveau visage de la répression progresse entièrement par le biais d’accords contractuels, négociés entre des acteurs privés avec la bénédiction des pouvoirs publics. Le but est de pouvoir avancer rapidement et discrètement, sans être soumis à l’obligation de soumettre ces dispositions à un débat public ou de risquer un vote négatif au parlement, comme on a pu le voir avec la loi SOPA ou l’accord ACTA.

Il est donc logique que la loi sur la création en soit réduite à n’être plus qu’une coquille vide. Car l’essentiel se joue désormais ailleurs…

C’est au niveau européen que la bataille la plus décisive pour l’avenir a lieu en ce moment, autour de la révision de la directive de 2001 et la France semble hélas bien partie pour faire plier la Commission et réussir à transformer la réforme annoncée du droit d’auteur en une très dangereuse remise en cause du régime de responsabilité des intermédiaires techniques. Ce serait une manière de prendre une revanche sur l’échec de l’ACTA qui n’a jamais été digéré.

Et au niveau national, c’est à présent dans l’ombre, loin des débats parlementaires, que le gouvernement déploie sa nouvelle stratégie de « lutte contre la contrefaçon commerciale », qui n’est qu’une manière d’éjecter de la boucle le législateur et le juge. On voit d’ailleurs que cette approche est en train de faire tâche d’huile, comme l’ont montré les récentes revendications des chaînes de télé françaises vis-à-vis de Facebook et Twitter, pour que ces acteurs déploient volontairement des dispositifs de filtrage automatique des contenus.

Cette extra-judiciarisation de l’application du droit d’auteur est le nouveau paradigme dans lequel nous sommes peu à peu en train de basculer et les choses pourraient aller très loin si rien n’est fait pour l’empêcher…

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Au final, on peut donc dire que non seulement ce gouvernement se sera révélé incapable d’élaborer un programme positif de réformes appropriées aux nouveaux enjeux de la création dans l’environnement numérique. Mais pire encore, son approche est révélatrice d’une véritable démission du politique, qui abandonne ces questions essentielles à des acteurs privés au mépris du respect des droits fondamentaux.

Mais même en présentant un texte vide au Parlement, le gouvernement prend encore le risque de mettre sur la table la question du droit d’auteur et de la création. Il y a encore matière à agir en proposant aux parlementaires des amendements pour faire en sorte que les vraies questions soient au moins posées.


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