PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

source: S.I.Lex

⇐ retour index

La malédiction du Petit Prince ou le domaine public un jour dissous dans le droit des marques ?

samedi 5 avril 2014 à 14:56

La semaine dernière, le site Actualitté nous a appris qu’Olivier d’Agay, directeur de la succession Saint-Exupéry, cherchera à faire en sorte que les personnages du "Petit Prince" restent protégés par la propriété intellectuelle, malgré l’entrée dans le domaine public du roman prévue en 2015 (dans certains pays, comme on le verra plus bas). Ces déclarations rappellent celles de Nick Rodwell l’an dernier, qui expliquait rechercher un moyen d’empêcher Les aventures de Tintin d’entrer dans le domaine public en 2054. Ici visiblement, c’est par le biais du droit des marques que les descendants de Saint-Exupéry vont essayer de prolonger leurs droits exclusifs au-delà du terme fixé par la loi, afin notamment de contrôler et monnayer les adaptations et autres produits dérivés.

Petit prince

The B-612 Asteroid at the French theme park in Hakone. Par Arnaud Malon. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Avec "Le Petit Prince", on touche comme pour Tintin à une oeuvre majeure du XXème siècle : il s’agit même de l’ouvrage de littérature le plus vendu et le plus traduit au Monde après la Bible. Les enjeux financiers sont considérables, mais ils ne doivent pas masquer l’enjeu culturel que représente l’entrée dans le domaine public d’une oeuvre aussi marquante pour l’imaginaire collectif. Or les personnages principaux du roman - le Prince, la Rose, le Renard ou même la planète aux baobabs – ont été déposés comme marques de commerce, comme peuvent l’être le clown Ronald McDonald, Monsieur Propre ou Captain Igloo… A vrai dire, c’est déjà un usage courant d’enregistrer comme marque des personnages de fiction (c’est le cas par exemple de nombreux héros de BD) pour en faire des franchises. Mais la nouveauté, c’est que le droit des marques est de plus en plus envisagé par les titulaires de droits comme un moyen détourné de prolonger le monopole dont ils bénéficient au-delà de l’entrée de l’oeuvre dans le domaine public.

Cette tactique constitue une menace redoutable pour le domaine public, qui pourrait finir par se "dissoudre" dans le droit des marques si elle était généralisée. Or le cas du Petit Prince n’est pas isolé. D’autres personnages emblématiques appartenant théoriquement au domaine public font déjà l’objet de tentatives pour les "verrouiller" par le droit des marques : Popeye, Tarzan, Zorro ou encore récemment Sherlock Holmes.

Il faut prendre au sérieux ce danger pour que cette "Malédiction du Petit Prince" ne devienne une nouvelle pathologie juridique affectant un domaine public déjà bien affaibli…

Ronald Mc Donald et le Petit Prince : même combat ? (HEARTACHE 2005. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr)

Le droit des marques et le fantasme de la propriété perpétuelle

Le droit d’auteur et le droit des marques constituent deux branches de ce que l’on appelle la "propriété intellectuelle". L’un est fait pour protéger les oeuvres de l’esprit ; l’autre relève de la "propriété industrielle" et permet normalement à des acteurs économiques de de "distinguer les produits ou services qu’il distribue des produits ou services identiques ou similaires de leurs concurrents" par le biais d’un signe sur lequel leur est reconnu un monopole d’exploitation. Une des différences fondamentales entre ces deux régimes réside dans la durée de protection : par définition, le droit d’auteur est limité dans le temps, en principe 70 ans après la mort du créateur ; une marque déposée reste valide pendant 10 ans seulement, mais elle peut être renouvelée et potentiellement ne jamais s’éteindre tant que cette formalité est correctement accomplie.

C’est là qu’existe un risque d’instrumentalisation du droit des marques pour "neutraliser" le domaine public et empêcher que l’oeuvre puisse être librement utilisée par tous une fois la durée légale de protection écoulée. C’est ce qu’explique très bien Emmanuel Pierrat dans ce billet sur son blog LivresHebdo :

[...] le dépôt du personnage en tant que marque est possible, si l’auteur y a consenti par contrat [...] Cette technique se révèle avantageuse dans les cas où le personnage risque de tomber dans le domaine public. Le droit des marques possède en effet l’immense intérêt d’assurer une protection éternelle, sans risque de domaine public, si les dépôts sont renouvelés en temps et en heure.

Prolonger la marque indéfiniment sur un personnage est un moyen de réaliser pour les titulaires de droits le vieux fantasme d’une propriété intellectuelle perpétuelle, qui existe depuis l’Ancien Régime. Or cela revient à remettre en cause le contrat social fondamental sous-tendant le droit d’auteur depuis la Révolution française, qui veut que les auteurs se voient reconnaître une protection, mais limitée dans le temps afin que les oeuvres puissent retourner au public et alimenter à leur tour le cycle de la création. Rendre le monopole sur les oeuvres éternel, c’est rompre le pacte qui unit les créateurs à la société.

Une nouvelle forme de copyfraud ? Pas sûr ! 

On pourrait penser que cet usage du droit des marques est irrégulier en droit et qu’il s’apparente donc à une forme de copyfraud, à savoir une revendication abusive de droits sur un élément du domaine public. Ce n’est à vrai dire pas certain, car il existe un flou juridique sur la question.

Le fait en soi d’enregistrer un personnage figurant dans une oeuvre de l’esprit comme marque pourrait déjà paraître contestable, mais il a déjà été reconnu en France par la jurisprudence comme le rappelle également Emmanuel Pierrat :

Le Tribunal de grande instance de la Seine a ainsi été convaincu du caractère protégeable du nom de Chéri-Bibi, le 2 mars 1959. 1977 fut une année faste et éclectique pour la reconnaissance du droit sur les personnages : Tarzan a été validé par le Tribunal de grande instance de Paris, le 21 janvier, tandis que Poil de carotte triomphait devant la Cour d’appel de Paris, le 23 novembre suivant. Même Alexandra – compagne de SAS – a bénéficié d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris, le 18 décembre 1990.

La semaine dernière, le TGI de Paris a d’ailleurs tranché un litige entre les ayants droit de Saint-Exupéry portant en partie sur les marques déposées sur le Petit Prince, dont la validité n’a pas été contestée.

Tarzan, un de ces héros qui a du mal à entrer dans le domaine public à cause du droit des marques.

Mais ici ce qui a été reconnu, c’est la possibilité de déposer une marque sur un personnage durant la période de protection de l’oeuvre par le droit d’auteur. Cette marque reste-t-elle par contre valide lorsque l’oeuvre entre dans le domaine public ? C’est la question fondamentale que pose la "Malédiction du Petit Prince" et à ma connaissance, elle n’a pas encore été tranchée.

Aux États-Unis cependant, on commence à voir des procès intentés pour contester la validité de marques déposées sur des personnages issus d’oeuvres du domaine public. C’est le cas à présent à propos de Zorro, sur lequel une certaine Zorro Productions Inc. prétend détenir une marque, alors que l’oeuvre d’origine appartient  au domaine public. L’auteur d’une comédie musicale basée sur l’univers de Zorro conteste la validité de cette marque devant la justice américaine, en faisant valoir que « la Zorro Productions Inc a construit un empire de licences sur de la fumée et des miroirs ». L’Edgard Rice Burroughs Inc. a également déjà utilisé la marque "Tarzan" pour maintenir son contrôle sur le personnage, en l’opposant en justice à des personnes cherchant à réutiliser l’image du Seigneur de la Jungle.

Plus récemment, c’est le cas de Sherlock Holmes qui a également soulevé la question de l’articulation entre le droit d’auteur et le droit des marques. A l’occasion d’un procès très important aux États-Unis, un tribunal a considéré en décembre dernier que le personnage de Sherlock Holmes appartenait au domaine public, bien que quelques romans écrits par Conan Doyle soient encore protégés par le droit d’auteur. Cette décision a été considérée comme une victoire pour le domaine public, mais immédiatement le Conan Doyle Estate a déposé une série de marques portant sur le nom de Sherlock Holmes et sa silhouette, afin de récupérer le contrôle sur le personnage par un autre biais que le copyright.

L’ombre du droit des marques qui plane toujours sur Sherlock Holmes malgré la reconnaissance de son appartenance au domaine public par la justice.

Il semble pourtant que la Cour suprême des États-Unis se soit déjà prononcée à propos des rapports entre le droit des marques et le  copyright, dans une décision rendue en 2003 (Dastar Corp. v. Twentieth Century Fox Film Corp.). A cette occasion, la Cour avait estimé que l’usage du droit des marques ne pouvait pas avoir pour effet d’empêcher l’usage d’une oeuvre entrée dans le domaine public et le juge Antonin Scalia écrivait qu’il ne fallait pas que le droit des marques soit utilisé pour créer un "copyright mutant" d’une durée illimitée. Néanmoins, si des procès persistent aux États-Unis à propos de Zorro ou d’autres personnages, j’imagine que les choses ne sont pas si simples et que le domaine public n’a pas été complètement "immunisé" contre le droit des marques par cette décision.

Immuniser le domaine public contre le droit des marques ?

Avec cette "Malédiction du Petit Prince", on se retrouve en fait dans une situation assez classique de fragilisation du domaine public par le biais d’un droit connexe, qui va permettre de recréer une nouvelle couche de droits alors que l’oeuvre est censée ne plus être protégée par le droit d’auteur. Le droit des marques et le droit d’auteur ont tous les deux la même valeur dans la hiérarchie des normes, vu qu’ils sont prévus par la loi. Doit-on faire prévaloir l’un sur l’autre ? Est-ce la marque peut recouvrir le domaine public ou est-ce que le domaine public devrait au contraire neutraliser l’application d’une marque ? C’est une question épineuse auquel un juge pourrait sans doute répondre. Mais en France en tous cas, cette réponse n’existe pas encore… (Mise à jour : un lecteur me cite en commentaire cette jurisprudence de 2011 rendue à propos des Pieds Nickelés, qui est encourageante).

Protéger le domaine public contre l’appétit du droit des marques ? Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr)

Cette situation existe pour d’autres types de droits connexes comme le droit des bases de données, le droit des données publiques ou la domanialité publique, qui peuvent être instrumentalisés à l’heure actuelle pour neutraliser le domaine public. Dans les propositions que j’avais faites en 2012 pour modifier la loi en faveur du domaine public, j’avais émis l’idée qu’il fallait explicitement prévoir dans la loi qu’on ne pouvait pas porter atteinte à l’intégrité du domaine public sur la base d’un droit connexe. Cette idée s’est retrouvée ensuite dans le rapport Lescure, ainsi que dans la proposition de loi en faveur du domaine public déposée par la députée Isabelle Attard. Mais il semble à présent urgent d’ajouter dans ces propositions des dispositions pour protéger selon la même méthode le domaine public d’une possible réappropriation par le droit des marques. Les marques sur les personnages pourraient à la rigueur rester valides durant la période de protection du droit d’auteur, mais elles s’éteindraient ensuite à l’entrée de l’oeuvre dans le domaine public.

"Le Petit Prince", une oeuvre écartelée… 

Même sans parler du problème du droit des marques, "le Petit Prince" restera tout de même une oeuvre écartelée, dont l’appartenance au domaine public est très problématique. Si l’on en croit les propos d’Olivier d’Agay rapportés par Actualitté, l’oeuvre de Saint-Exupéry devrait entrer dans le domaine public en 2015, mais la réalité est beaucoup plus complexe.

En effet, Saint-Exupéry a disparu en 1944 dans des circonstances mystérieuses au cours d’une mission de reconnaissance et il a été déclaré "Mort pour la France". Cela le fait tomber, comme Guillaume Apollinaire, dans un cas très spécial , où la durée des droits va être complexe à calculer, du fait du byzantinisme de la loi française en la matière. En raison de l’articulation avec la directive européenne qui a prolongé les droits de 50 à 70 ans après la mort de l’auteur, il faudra ici prendre l’ancienne durée de protection (50 ans), y ajouter le bonus des morts pour la France (30 ans) et la durée des prorogations de guerre pour la Deuxième Guerre mondiale (8 ans et 122 jours). On aboutit donc au résultat que le Petit Prince ne sera pas dans le domaine public avant 2032… (merci @Thelonious_Moon pour ce calcul savant !).

Gourmette de Saint-Exupéry, retrouvée en 1998. Photo par Fredriga. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Mais cela ne vaut que pour la France ! Pour les autres pays du monde, qui en restent à une durée stricte de 70 ans après la mort, l’oeuvre de Saint-Exupéry rentrera bien dans le domaine public au 1er janvier 2015 (1944+70+1). Et dans les pays où cette durée est plus courte, notamment au Canada ou au Japon où la durée de protection est seulement de 50 ans après la mort, le Petit Prince est déjà dans le domaine public depuis 1995 !

On aboutit donc à une oeuvre complètement écartelée, déjà libre dans certains pays, bientôt dans d’autres et seulement dans longtemps en France… sans compter évidemment les éventuelles surcouches qui ont été ajoutées avec le droit des marques par les héritiers de Saint-Exupéry.

Cette situation pathologique est le reflet de la fragilité intrinsèque du domaine public dont on ne sortira que par sa consécration positive dans la loi.

 


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: Domaine public, droit d'auteur, droit des marques, durée des droits, le petit prince, Saint-Exupéry, Sherlock Holmes, Tarzan, Zorro

Oculus VR racheté par Facebook : quelles conditions juridiques pour un crowdfunding équitable ?

mercredi 2 avril 2014 à 07:59

La semaine dernière, l’annonce du rachat de la jeune entreprise Oculus VR par Facebook pour 2 milliards de dollars a provoqué l’effet d’une bombe et secoué pas mal d’illusions sur le développement du crowdfunding (financement participatif). Plus de 9500 personnes avaient contribué en 2012 à rassembler 2,4 millions de dollars sur Kickstar afin qu’Oculus puisse développer le Rift, son casque de réalité virtuelle. La communauté du jeu vidéo s’était fortement mobilisée et tout ceci joint aux 21 ans de Palmer Luckey, le jeune homme à la tête du projet, avait participé à écrire une belle histoire comme Internet en suscite parfois. Deux ans plus tard, beaucoup de ces soutiens se sentent trahis, à tel point que Palmer et ses employés reçoivent des menaces de mort depuis le début de la semaine… La vidéo ci-dessous exprime bien les craintes de dévoiement du projet maintenant qu’il est tombé dans l’escarcelle de Facebook :

Crowdfunding et équité

Sur PC Inpact, Nil Sanyas a écrit un éditorial dans lequel il s’interroge pour savoir si la forme du financement participatif qui a servi à lancer Oculus VR était bien équitable et si d’autres formules n’auraient pas donné plus de garanties aux donateurs. Il explique qu’il existe en réalité au moins quatre formes différentes de crowdfunding :

Le plus connu est celui de Kickstarter. Vous misez une somme et recevez des choses en retour (un CD, un produit, un film etc.). Mais il existe bien d’autres types de financements participatifs. Il y a les dons, où aucune contrepartie n’est demandée hormis le fait de voir le projet aboutir, il y a aussi les prêts (grands ou petits) et enfin, il y a le financement participatif en capital, dit « equity based crowdfunding ». Son concept est simple : lorsque vous misez sur votre cheval, vous détenez des parts, minimes si vous avez dépensé peu, importantes si vous avez pris des risques. Si le projet est un succès, vous recevez une part des gains. Un bon moyen d’être actionnaire de petites sociétés non cotées en somme.

Ce modèle de financement participatif "basé sur l’équité" revient à faire de chaque participant un "co-propriétaire" du projet soutenu à la manière de ce que l’on peut voir sur MyMajorCompany ou TousCoProd pour le financement d’oeuvres culturelles. Nil Sanyas imagine qu’avec ce scénario, les choses auraient pu être différentes, au moins parce qu’Oculus aurait été obligé de distribuer les 2 milliards de dollars entre tous ses actionnaires :

En imaginant que Facebook ait reversé 2 milliards de dollars aux actionnaires d’Oculus, la chanson aurait bien entendu été très différente. Aujourd’hui, de nombreux investisseurs de la start-up se plaignent sur la page Kickstarter, parfois sans prendre de gants. Certains s’en prennent même à la plateforme de financement participatif, l’affaire la décrédibilisant à leurs yeux. Des remarques qui n’auraient évidemment pas lieu d’être en cas de financement en capital.

Il est certain que le système de dons avec contreparties (souvent dérisoires : t-shirt, posters, nom cité quelque part…) de Kickstarter a permis ici un gigantesque transfert de valeur et une prise de contrôle d’une étoile naissante par un des plus grands Léviathans de l’économie numérique. Mais n’y a-t-il pas une autre manière d’envisager un crowdfunding équitable que le financement en capital ? Car à vrai dire, le problème ici réside dans le fait qu’Oculus VR se soit revendu. Beaucoup de backers expriment le ressentiment "d’avoir été vendus", là où le crowdfunding aurait dû au contraire donner à la société les moyens de son indépendance. Or par définition, une start up qui cherche à satisfaire ses actionnaires essaie de se revendre, ce qui constitue toujours la manière la plus rapide d’engranger une plus-value énorme. Le financement en capital aurait sans doute abouti au même résultat.

Par Sebastian Stabinger. CC-BY. Source : Wikimedia Commons

Lier crowdfunding et licences libres comme condition d’équité

La question que l’on peut se poser, c’est de savoir s’il n’y avait pas un moyen de rendre Oculus VR réellement invendable et de la protéger contre son aspiration par un géant comme Facebook, en créant une entité autonome et durable ? N’aurait-ce pas été cela la véritable "équité" en matière de crowdfunding ? Au début du mois de janvier, j’avais écrit un billet intitulé "Crowdfunding sans licences libres = piège à gogos ?" dans lequel j’essayais d’expliquer en quoi le financement participatif risquait de déboucher sur des dérives graves s’il restait inscrit dans une logique propriétaire. Le cas du rachat d’Oculus constitue à n’en pas douter un exemple éclatant des risques que je pointais…

J’avais écrit ce billet à propos du financement participatif d’oeuvres culturelles : livres, musiques, films, jeux vidéo, pour expliquer qu’en l’absence de licences libres employées pour diffuser l’oeuvre une fois la somme atteinte, le public qui avait été sollicité en amont se retrouvait floué en aval par le biais du copyright intégral appliqué sur l’oeuvre. Depuis ce billet, l’exemple du film Veronica Mars est venu largement apporter de l’eau à mon moulin : financé grâce à un crowdfunding, le film a ensuite été diffusé sous la forme de fichiers verrouillés par des DRM qui ont parfois empêché les personnes ayant contribué à son financement d’en bénéficier et transformé le reste des internautes en pirates ! Or la revendication intégrale de la propriété intellectuelle est étroitement liée au risque assumé par une entreprise créative pour la production d’une réalisation. Lorsque le public contribue en amont du projet, ce risque s’atténue voire disparaît complètement et il devrait être normal que les droits soient ensuite ouverts et mis en partage.

Ce raisonnement applicable aux oeuvres vaut sans doute encore plus pour les projets de développements de produits technologiques comme le casque de réalité virtuel d’Oculus. Il aurait été ici logique que le Rift soit développé en Open Source afin que la communauté ayant contribué à son essor puisse réellement contribuer au projet, avec la garantie de ne pas voir ses apports appropriés pour être revendus. L’usage de licences libres pour un tel projet l’aurait par définition protégé contre le risque de rachat. Pour un Facebook, un Apple ou un Sony, "racheter" un produit sous licence libre ou en Open Source n’a que peu d’intérêt dans la mesure où il n’est pas possible de s’en réserver ensuite l’exclusivité (le rachat porte alors essentiellement sur la marque). Ces grands géants du numérique se comportent de plus en plus comme des "aspirateurs à propriété intellectuelle", capables de racheter des entreprises uniquement pour s’approprier leurs portefeuilles de brevets, comme l’a fait par exemple Google avec Motorola ou Microsoft avec Nokia.

Les ambiguïtés d’Oculus VR sur la propriété intellectuelle

Or Oculus VR s’est visiblement comporté d’une manière extrêmement ambigüe vis-à-vis du placement de son projet en Open Source. Si l’on en croit cette discussion sur Reddit, Palmer Luckey avait laissé entendre lors de la campagne de crowdfunding que le projet Oculus Rift pourrait être placé en Open Source, avant finalement de se raviser une fois son objectif de financement atteint, en expliquant que l’usage de licences libres risquait de "tuer sa compagnie". Plus tard, la question du dépôt de brevets sur les technologies utilisées pour le casque de réalité virtuelle s’est manifestement elle aussi posée.

Mais Oculus n’a pas pu déposer de brevets, sans doute parce qu’il avait amélioré des dispositifs trop proches de technologies déjà brevetées (ce qui le plaçait d’ailleurs à la merci d’un Patent Troll…). Pendant ce temps, des firmes comme Sony, Apple ou Microsoft se sont de leur côté empressées de déposer des brevets sur des lunettes ou des casques de réalité virtuelle, commençant à resserrer l’étau de la propriété intellectuelle autour d’Oculus. Finalement, on a appris que la semaine dernière Oculus avait obtenu un brevet, mais qui ne couvre que l’apparence du casque (design patent), ce qui prouve bien que l’entreprise a cherché comme elle a pu à verrouiller son produit avant de se revendre.

Image du brevet déposé par Oculus VR sur le design du Rift.

Les choses auraient sans doute été bien différentes si dès l’origine Oculus avait annoncé sans ambiguïté que son projet serait placé en Open Source et en Open Hardware, sans dépôt de brevet. La communauté appelée à la soutenir aurait ainsi eu l’assurance de participer à la constitution d’un bien commun non-appropriable et ouvert. Sans attention aux conditions juridiques dans lesquelles les projets financés en crowdfunding se développent, il n’y a pas de garantie qu’ils ne finissent pas engloutis par le véritable trou noir financier que sont devenus les Géants du Net comme Facebook.

Une prise de conscience nécessaire en faveur d’une "économie des Communs"

Cette vision des choses peut paraître utopique et l’on se dit que jamais des projets relativement gros comme l’Oculus Rift ne pourront être viables s’ils sont placés sous licence libre. L’été dernier pourtant, le projet de financement lancé par Ubuntu pour le développement du smartphone Open Source "Edge" est parvenu à lever presque 13 millions de dollars sur Indiegogo. Si elle n’a pas atteint son objectif, cette tentative a montré qu’un potentiel existait pour financer des projets d’ampleur placés sous le signe de l’ouverture juridique, comme le faisait remarquer Camille Gévaudan sur Écrans.

Ce qui manque sans doute, c’est une prise de conscience de la part des internautes des conditions de l’équité en matière de crowdfunding et une meilleure compréhension de l’évolution de l’environnement numérique. Internet a gravement dérivé par rapport aux intentions d’origine en se recentralisant au profit de grandes plateformes – les capitalistes nétarchiques comme les appellent Michel Bauwens – qui ont su capter la valeur créée sur les réseaux. Les Léviathans que sont les Facebook, Google, Apple et Cie fonctionnent comme de véritables "gouffres à propriété intellectuelle" qui ont largement les moyens de se payer n’importe quelle innovation. Dans ce contexte, faire éclore de nouvelles pousses numériques par crowdfunding sans garantie sur leur devenir revient ni plus ni moins à alimenter la bête. Pour contrer cette tendance, nous avons besoin de construire des biens communs informationnelles inappropriables. C’est ce que disait admirablement Olivier Ertzscheid dans ce billet :

Voilà pourquoi les "communs informationnels" sont aujourd’hui essentiels. Parce que sur eux seuls nous avons encore réellement la main. Parce que d’eux seuls, de leur dissémination, du maintien des garanties de leur appropriation possible peuvent naître de nouvelles topologies du réseau. Parce qu’ils sont porteurs d’un usage coutumier du droit qui peut obliger les écosystèmes dominants à infléchir leurs logiques pour ne pas perdre notre attention.

Il existe déjà des plateformes de crowdfunding entièrement dédiées au financement de biens communs, comme Goteo en Espagne ou spécialisées dans l’Économie Sociale et Solidaire comme Arizuka. C’est notre responsabilité citoyenne de ne pas tomber dans le miroir aux alouettes du crowdfunding propriétaire, mais de soutenir des formes de financement réellement équitables, afin de contribuer à l’émergence d’une "économie des Communs".

 


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: crowdfunding, Facebook, financement participatif, licences libres, Oculus Rift, Oculus VR, Open Source

Le Royaume Uni sanctuarise les pratiques de data mining par une exception au droit d’auteur

mardi 1 avril 2014 à 08:53

Le gouvernement britannique est actuellement en train de mettre en oeuvre une réforme du droit d’auteur, en agissant sur les exceptions permettant de réaliser certains usages d’œuvres protégées en conformité avec la loi. Le Royaume Uni, par certains côtés, rattrape un retard qu’il pouvait accuser par rapport à certains autres pays d’Europe. La loi anglaise ne comportait pas par exemple d’exceptions en faveur des citations, des copies privées ou des parodies, alors que ce sont des mécanismes que l’on retrouve dans la plupart des pays de l’Union. Sur ces points, le gouvernement anglais va donc aller dans le sens d’une harmonisation avec le reste des pays européens. Mais cette réforme comporte aussi des éléments réellement innovants, comme l’introduction d’une exception en faveur du text et data mining.

data

Dans la nuit des images. Par Dalbera. CC-BY. Source : Flickr.

Le text et data mining au coeur des débats 

Les pratiques de recherche que constitue la fouille de texte et de données sont actuellement au coeur de discussions au niveau européen. Le processus initié par la Commission, "Licences for Europe", avait en vain tenté l’an dernier de trouver un compromis entre éditeurs scientifiques et représentants des utilisateurs sur une base contractuelle. Depuis, la Commission européenne a abordé à nouveau ce sujet dans la consultation publique sur la réforme du droit d’auteur lancée à la fin de l’année dernière et dont elle doit à présent faire la synthèse sous la forme d’un livre blanc.

Beaucoup de représentants des chercheurs et des bibliothèques militent pour l’introduction d’une exception au droit d’auteur qui viendrait sécuriser ces pratiques innovantes de recherche, comme une extension du "droit de lire". Mais dans le même temps, les éditeurs scientifiques ont bien compris qu’une partie de l’avenir de la recherche passait par les possibilités offertes par le text et data mining. Ils tentent d’imposer des formules contractuelles pour faire en sorte que ces pratiques restent bien soumises au droit d’auteur et puissent faire l’objet d’une tarification et d’un contrôle. C’est le cas par exemple d’Elsevier qui fait figurer dans les licences des bases de données scientifiques qu’il vend aux bibliothèques et instituts de recherche des clauses concernant le data mining.

En France, la question du data mining est en ce moment examinée par le CSPLA (Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique) qui doit prochainement remettre un rapport sur la question, dont l’enjeu principal sera sans doute de savoir si une nouvelle exception doit être introduite ou si des solutions contractuelles sont suffisantes. Le collectif SavoirsCom1 a été auditionné par cette mission et nous nous sommes résolument prononcés en faveur d’une exception législative et d’un rattachement du data mining au "domaine public de l’information". Depuis, on a appris qu’Elsevier avait réussi à imposer au sein de la licence nationale conclue récemment avec le consortium Couperin pour la France des clauses relatives au data mining. Ce choix a soulevé des critiques sévères, car cela revient à accepter le principe même que les pratiques de data mining relèvent des droits exclusifs des éditeurs, alors que c’est précisément le point en discussion dans ce débat.

Position de SavoirsCom1 sur le data et text mining.

Comme on le voit, la question du statut juridique du data mining est complexe, et elle constitue un enjeu considérable pour l’avenir des pratiques de recherche, au sein desquelles les données prennent de plus en plus d’importance à mesure que les technologies offrent de nouveaux champs d’investigation.

Une nouvelle exception sur la base de l’utilisation équitable (fair dealing)

C’est donc dans ce contexte que l’Angleterre annonce la mise en place d’une exception au droit d’auteur en faveur du text et du data mining, faisant suite aux recommandations du rapport Hargreaves remis en 2011. La nécessité d’assouplir le droit d’auteur avait alors été mise en avant, afin de permettre davantage d’innovation.

Couverture du rapport Hargreaves.

La formulation de l’exception anglaise est intéressante. Elle repose sur le mécanisme du fair dealing (utilisation équitable), qui est une variante du fair use américain (usage équitable). Ce système, caractéristique de la plupart des pays du Commonwealth (Canada, Australie, Nouvelle Zélande, etc) reprend l’idée d’usage proportionné qui est au coeur du fair use, mais limite son champ d’application à des cas listés par la loi. Ici donc, la loi anglaise a ajouté un cas spécifique de fair dealing pour le data mining, conçu comme une extension de l’exception existant déjà en faveur des pratiques de recherche et d’enseignement. Voici ce qu’elle dit (je traduis) :

29 A – Copies effectuées à des fins de text et data mining dans le cadre de recherches non-commerciale

(1) La réalisation d’une copie d’une oeuvre par une personne ayant eu un accès à celle-ci en conformité avec la loi ne constitue pas une infraction au droit d’auteur, dans la mesure où :

(a) Cette copie de l’oeuvre est réalisée dans le but qu’une personne ayant eu accès à celle-ci en conformité avec la loi puisse effectuer une analyse computationnelle de tout élément figurant dans cette oeuvre dans le seul but de conduire une recherche non-commerciale.

(b) La copie s’accompagne de crédits suffisants (à moins que cela ne soit impossible pour des raisons pratiques ou autres).

(2) Lorsque qu’une copie de l’oeuvre a été effectuée en vertu de cette section, le droit d’auteur est enfreint si :

(a) La copie est transférée à une autre personne, à moins que ce transfert soit autorisé par le titulaire de droits, ou

(b) La copie est utilisée dans un autre but que celui qui figure à  la sous-section (1)(a), à moins que cet usage ne soit autorisé par le titulaire de droit.

Une consécration du "droit de lire"

Cette formulation est remarquable dans la mesure où elle cible bien la nature des opérations de text et data mining. En soi, l’extraction d’informations n’est pas saisie par le droit d’auteur, qui ne porte que sur l’usage des oeuvres originales et mises en forme. Vous pouvez par exemple relever à la main les occurrences de noms de personnes ou de lieux figurant dans un texte et vous aurez alors effectué une opération de text mining de manière purement mentale. Cet usage a toujours été complètement libre, sans interférence du droit d’auteur. Mais si vous voulez effectuer les mêmes opérations en étant assisté par une machine, alors vous devrez nécessairement réaliser une copie de l’oeuvre pour que des algorithmes puissent intervenir. Et c’est là que le droit d’auteur (copy-right) est susceptible de se déclencher.

L’exception anglaise consacre donc l’idée que les copies techniques nécessaires aux opérations de text et data mining n’entraînent pas l’application du droit d’auteur. Il s’agit donc bien d’une consécration du "droit de lire", réclamé par plusieurs représentants des usagers : l’extraction de données ou d’information est indissociable de l’acte de lecture et sa nature ne doit pas changer selon que cette lecture est effectuée par un humain ou par une machine.

data2

Server room of BalticServers. Par Fleshas. Licence CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

L’exception anglaise est néanmoins bornée dans la mesure où la copie réalisée doit être entièrement dédiée à l’opération de text ou data mining. Il ne s’agit pas de montrer, d’afficher ou de transmettre cette copie à des tiers ; ni de l’utiliser dans un autre but, à moins de pouvoir recueillir l’accord du titulaire de droit. Cet accord n’est cependant pas nécessaire pour les opérations de recherche effectuées dans un cadre non-commercial, ce qui paraît essentiel pour éviter de tomber dans le travers d’une "science autorisée", tributaire de l’approbation préalable d’acteurs comme les éditeurs scientifiques. L’approche par les licences ressurgis pour des opérations de text et data mining effectuées dans un cadre commercial (analyses marketing par exemple).

Au niveau du champ d’application, la loi précise bien que cette exception est valable pour le texte, mais aussi pour toutes autres formes d’oeuvres comme les images, les enregistrements sonores ou les contenus audiovisuels. Par ailleurs, comme il est indiqué que l’utilisateur doit avoir accédé à l’oeuvre "en conformité avec la loi", l’exception porte non seulement sur des contenus acquis, mais aussi à mon sens sur des oeuvres fournies par des bibliothèques ou même sur des contenus figurant en libre accès sur Internet (sources licites).

Enfin, et c’est un point essentiel, cette exception est gratuite. Elle n’entraîne pas de compensation au bénéfice des titulaires de droits. Les études d’impact réalisées par le gouvernement anglais considèrent que les bénéfices pour la société sont supérieurs au "préjudice" que pourraient encourir les titulaires de droits du fait de ces usages.

Quels enseignements pour la France ? 

Au final, l’Angleterre se dote d’une exception législative solide en faveur des pratiques innovantes de recherche. Elle rejoint par une autre voie les États-Unis où la jurisprudence récente a peu à peu étendu le fair use au text et data mining (voir la décision Google Books notamment). Un des aspects les plus intéressants de la démarche du Royaume Uni réside dans le fait que ce pays a décidé d’avancer dans son droit national, sans attendre que la législation européenne évolue. Normalement, les États européens ne peuvent pas introduire de leur propre chef de nouvelles exceptions au droit d’auteur. Ils doivent s’en tenir à une liste fermée figurant dans la directive de 2001, qui n’aborde pas explicitement la question du data mining. Ici on peut penser que le gouvernement anglais a considéré que l’exception déjà prévue en faveur de la recherche et de l’enseignement dans la directive pouvait être étendue aux pratiques de fouille de textes et de données. Par ailleurs, il a aussi estimé que le test en trois étapes (un mécanisme limitant la portée des exceptions au droit d’auteur) ne s’opposait pas à la mise en place d’une exception gratuite.

God Save The Fair Dealing ! ;-)

Ces éléments sont importants pour la France, et notamment pour les recommandations que doit rendre bientôt le CSPLA. On voit ici qu’il existe une opportunité pour introduire des exceptions en faveur du data et text mining au niveau national en Europe. Quoi qu’on y fasse, l’approche par les licences restera forcément bancale et lacunaire. Elle laissera une main mise trop importante des éditeurs scientifiques sur les pratiques de recherche, tout en étant inadaptée pour les usages en ligne, où il n’est généralement pas possible de recueillir des autorisations. En limitant son exception au cadre de la recherche non-commerciale, l’Angleterre montre qu’un équilibre satisfaisant peut être trouvé. La France peut-elle vraiment à présent rester en retrait, au risque d’hypothéquer l’avenir de sa recherche ?

Dès lors qu’une exception est envisageable, on ne peut que déplorer l’acceptation des clauses de data mining dans la licence nationale Elsevier qui a été conclue récemment entre cette éditeur et le consortium Couperin. Comme le dit fort justement Pier-Carl Langlais, Elsevier par ce système de licences a réussi à "faire sa loi" et ces clauses sont assimilables à une forme de copyfraud posé sur le "domaine public de l’information", alors qu’une exception législative aurait pu sécuriser une sphère d’usages libres et gratuits pour les chercheurs. Il faut espérer que cette soumission à l’approche contractuelle ne compromette pas à présent l’avenir. L’association LIBER, qui regroupe les bibliothèques de recherche en Europe, vient de publier une déclaration très critique vis-à-vis de ces licences proposées par Elsevier, qui ont pourtant été acceptées en France…

La loi anglaise va d’ailleurs sagement prévoir que des licences ne peuvent prévaloir sur l’exception pour restreindre les possibilités de faire du data mining. C’est peut-être d’ailleurs le passage le plus important du texte (je traduis) :

Dans la mesure où les clauses d’un contrat prétendraient empêcher ou restreindre la réalisation de copies qui, en vertu de cette section n’enfreindraient pas le droit d’auteur, ces clauses seraient réputées sans effet.

Les pratiques de data mining sont donc bien sanctuarisées au Royaume Uni et l’exception entrera en vigueur en juin prochain. Messieurs les anglais ont tiré les premiers et ils ont fait mouche ! Bravo à eux !

***

PS : d’autres aspects de cette réforme anglaise sont vraiment dignes d’intérêt. L’exception pour copie privée par exemple est elle aussi gratuite, y  compris pour les usages dans le cloud, et c’est aussi le cas pour l’exception pédagogique et de recherche (à l’inverse de ce qui existe en France où ces deux exceptions sont payantes). On peut globalement dire que le Royaume Uni commence à sortir du paradigme réducteur en vertu duquel toute forme d’usage d’une oeuvre constitue un préjudice devant être compensé. A méditer !


Classé dans:Regards d'ailleurs, regards ailleurs (droit comparé et actualités internationales) Tagged: Angleterre, CSPLA, data ming, droit d'auteur, exception copyright, fair dealing, fouille de données, recherche, Royaume Uni, text mining

Tintin au pays des usages transformatifs : la citation des images en question

dimanche 30 mars 2014 à 17:08

Cette semaine, la Société Moulinsart, détentrice des droits sur l’oeuvre d’Hergé, a une nouvelle fois fait montre de la conception jusqu’au-boutiste du droit d’auteur qui la caractérise, en exigeant de la plateforme Tumblr le retrait de vignettes issues des albums de Tintin, que le microblog "Le petit XXIème" publiait chaque jour pour commenter l’actualité avec beaucoup d’inventivité (heureusement toujours visibles sur Twitter). Si l’on peut considérer qu’il s’agit d’un nouvel exemple de dérapage du droit d’auteur, la Société Moulinsart n’en reste pas moins dans son droit et l’usage des images que réalisait "Le Petit XXIème" était bien constitutif d’une contrefaçon, selon les termes de la loi française. Mais c’est précisément cela qui est intéressant dans cette affaire : comment un tel usage, créatif et inventif, s’inscrivant dans un cadre purement non-commercial et assimilable à un hommage, peut-il tomber aujourd’hui sous le coup de la loi sur la base d’un délit passible potentiellement de 3 ans de prison et 300 000 euros d’amendes ?

Les réprobations dans la presse ont été nombreuses devant cet usage disproportionné du droit d’auteur par les ayants droit d’Hergé, mais cette réprobation ne doit pas s’arrêter aux agissements des héritiers : elle doit déboucher sur une critique de la loi française qui permet de tels comportements. Peut-on essayer de penser autrement l’articulation du droit d’auteur pour que de telles pratiques créatives soient sécurisées ? Vous allez voir que oui.

tintin

Triste spectacle du Tumblr "le Petit XXIème", privé des images issues des albums de Tintin qui l’illustraient. Un nouvel exemple de l’inadaptation du droit français en matière de citation des images.

Remix d’images, pas si simple…

La manière dont "Le Petit XXIème" réutilisait les vignettes des albums de Tintin est extrêmement intéressante. Commenter ainsi l’actualité à partir des dessins d’Hergé avait pour but de montrer la modernité des albums de Tintin, en jouant sur les similitudes et les décalages avec la période actuelle. A proprement parler, on n’est pas ici dans le cadre des "parodies, pastiches et caricatures", qui relèvent d’une exception au droit d’auteur en France, bien que les posts du Petit XXIème prêtaient souvent à sourire. On est ici typiquement dans une de ces formes de remix hybrides que le numérique favorise et qui ont bien du mal à rentrer dans les catégories figées du droit d’auteur.

Remix, mashups et détournements font pourtant l’objet d’une attention grandissante en France, notamment depuis que le rapport Lescure l’an dernier avait suggéré d’aménager la loi française pour sécuriser les "oeuvres transformatives". Une mission initiée par le Ministère de la Culture est actuellement en cours au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) et l’on attend le rapport que doit remettre sous peu à ce sujet la juriste Valérie Laure Benabou. L’approche du rapport Lescure consistait à envisager une extension de l’exception de courte citation pour la faire corespondre à ce type de pratiques :

Expertiser, sous l’égide du CSPLA, une extension de l’exception de citation, en ajoutant une finalité  « créative ou transformative », dans un cadre non commercial.

Plusieurs formes d’oeuvres "transformatives"

Ici,  on peut néanmoins se demander si l’on est bien avec "Le Petit XXIème" dans le cadre d’une "oeuvre transformative", dans la mesure où les vignettes des albums sont reprises dans leur intégralité et sans modification. C’est seulement le texte d’accompagnement qui produit un décalage avec l’oeuvre d’origine, sous la forme d’une recontextualisation. On pourrait penser que le remix ou le mashup impliquent au contraire une modification des oeuvres, en vue de produire ce que notre droit appelle une "oeuvre dérivée".

Un mashup de plusieurs images (le Cri de Munch, une photo de Marylin, une image du film "300" et une autre du film "Maman, j’ai raté l’avion"). Ici, il y a bien production d’une oeuvre dérivée, par modification substantielle des oeuvres). Mais ce n’est pas la seule façon de produire une oeuvre transformative à partir d’images.

Mais il existe en vérité plusieurs sortes de transformations possibles. La production d’une oeuvre dérivée implique normalement une forme d’adaptation des oeuvres, impliquant une modification "matérielle". Mais on peut aussi transformer une oeuvre d’une autre façon, en l’utilisant dans un autre but que celui pour lequel elle a été créée initialement. On aboutit alors à une modification "téléologique" et non plus "matérielle".

L’approche téléologique du droit américain

Cette approche est celle notamment du droit américain, et plus précisément de la notion de fair use (usage équitable), qui permet à certains types de réutilisation d’oeuvres de ne pas enfreindre le droit d’auteur. Le concept même "d’oeuvres transformatives" est emprunté au droit américain : il s’agit d’un des quatre critères que le juge manie pour apprécier au cas par cas si l’usage est bien équitable ou non.

Le juge américain va notamment se demander si le produit de la réutilisation est substituable ou non à l’oeuvre originale. Si seulement une portion de l’oeuvre a été rémployée, il y a de fortes chances si cet emprunt soit jugé comme équitable, car il n’y a pas "concurrence" avec l’oeuvre originale, ni atteinte à son exploitation commerciale normale. Mais les juges américains admettent aussi que les oeuvres soient parfois réutilisées en entier, dans la mesure où elles le sont dans un but différent.

Dans la récente décision rendue à propos de l’affaire Google Books, les livres avaient bien par exemple été numérisés en entier par la firme de Mountain View, mais dans la mesure où le but était de les signaler ou de favoriser des pratiques de recherche de type text mining, le juge Denis Chyn a considéré que cet usage restait bien équitable. En matière de réutilisation d’images, le fair use admet également que des images soient réutilisées dans leur intégralité. Sur Wikipedia par exemple, on trouve de nombreuses couvertures de Comics américains, alors que vous ne verrez pas de couverture de bandes dessinées européennes. La raison tient à l’application du fair use, comme l’indique la notice de l’encyclopédie collaborative.

Fair use in Marvel Comics

Though this image is subject to copyright, its use is covered by the U.S. fair use laws because:

1. It illustrates an educational article about Marvel Comics, the successor to the publisher of the comic book, Timely Comics, from which the cover illustration was taken, and which places the image within a historical, informational context.

2. The image is used as the primary means of visual identification within the article of Marvel Comics #1.

3. The image is from the cover of the debut issue of Marvel Comics, the first issue published by Timely, and therefore a highly significant image and comic book issue within its history that is discussed at length within the article.

4. The use of the cover will not affect the value of the original work or limit the copyright holder’s rights or ability to distribute the original. In particular, copies could not be used to make illegal copies of the book.

5. It is a low resolution image.

6. The image is only a small portion of the commercial product.

7. The comic book is copyrighted, and so the image is not replaceable with an uncopyrighted or freely copyrighted image of comparable educational value.

Une couverture de Comics Marvel, figurant sur Wikimedia Commons grâce au fair use.

On le voit, le but poursuivi joue ici un rôle important, tout comme le critère de la "non-substituabilité" avec l’oeuvre originale. C’est vrai lorsque l’usage est pédagogique ou informatif, comme c’est le cas sur Wikipedia, mais les juges américains tendent aussi à appliquer de plus en plus largement le fair use en matière de réutilisation créative, en accordant de l’importance à la dimension "transformative" de l’usage (voir cette affaire Richard Prince).

Si l’on revient au Petit XXIème, on voit donc que l’usage des vignettes des albums de Tintin peut être qualifié de transformatif, même si les images ne sont pas matériellement modifiées. Il y a bien transformation, parce que la recontextualisation opérée donne un nouveau but aux vignettes : produire un commentaire décalé de l’actualité. Si l’on prend le Tumblr dans son intégralité, il s’agit bien d’une "oeuvre transformative" et si l’on était aux États-Unis, un tel usage serait sans doute conforme à la loi.

Hostilité à la citation graphique en France 

Mais en France, les choses sont beaucoup plus complexes, car à défaut de pouvoir mobiliser l’exception de parodie, il faut recourir à l’exception de courte citation. Or la Cour de Cassation a pour l’instant toujours écarté que l’on puisse "citer" des images. Pour la Cour, la loi indique que la citation doit être courte, or réaliser une "citation graphique" revient à montrer l’image dans son intégralité, même si elle est reproduite en petit format ou en faible résolution. Une décision de justice a d’ailleurs déjà condamné la reprise de vignettes des albums de Tintin dans un livre consacré à l’étude des oeuvres d’Hergé. Certains juges français ont essayé de faire bouger les lignes en commençant à admettre la reproduction d’images sous forme de vignettes, mais pour l’instant la Cour de Cassation reste inflexible, ce qui a pour effet de neutraliser la citation en matière graphique, alors qu’elle est possible pour les textes.

Pour autant, une réutilisation comme celle effectuée par "Le Petit XXIème" constitue bien un usage citationnel des images. Et beaucoup de remix ou de mashup s’analysent également comme des "citations" d’oeuvres préexistantes. André Gunthert, spécialiste de l’usage de l’image à l’heure du numérique, mobilise la notion de citation à la fois en ce qui concerne les usages à des fins de recherche, mais aussi les usages créatifs, de type remix ou mashup. Et dans ces circonstances, il explique très bien que l’usage des images dans leur intégralité doit être admis :

Est-il acceptable de convoquer l’œuvre entière dans le cadre des pratiques citationnelles? C’est la seule possibilité envisageable dans le cas des œuvres brèves. La réponse des usages, qui n’ont pas attendu l’autorisation de la loi, montre que cette mobilisation est bien tolérée, à condition que soient respectées les critères de la citation – identification de la source et utilité de la mobilisation – dans un contexte non-marchand.

Mission impossible pour citer l’image de Tintin dans le cadre du droit français actuel…

Déverrouiller l’exception française

Arrivé à ce point, on se rend compte que l’approche retenue par le rapport Lescure était la bonne et que c’est bien en agissant sur la formulation de l’exception de courte citation que l’on peut espérer sécuriser des réutilisations du type de celles effectuées par le Petit XXIème. Dans un billet précédent, j‘avais essayé d’explorer les marges de manoeuvre existant pour faire évoluer la loi française, notamment vis-à-vis du droit européen. Or quand on regarde la directive européenne sur le droit d’auteur, on se rend compte qu’elle est bien moins restrictive que le droit français. Voici ce que dit le texte :

3. Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants:

d) lorsqu’il s’agit de citations faites, par exemple, à des fins de critique ou de revue, pour autant qu’elles concernent une oeuvre ou un autre objet protégé ayant déjà été licitement mis à la disposition du public, que, à moins que cela ne s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur, soit indiquée et qu’elles soient faites conformément aux bons usages et dans la mesure justifiée par le but poursuivi;

Vous noterez donc que rien ne dit que la citation doit nécessairement être courte et que la directive européenne admet tout à fait l’approche téléologique – par le but – que j’ai développée plus haut. Il en résulte que le législateur français pourrait très bien modifier l’exception actuelle pour faire en sorte qu’un usage tel que celui du Petit XXIème devienne légal. La Cour de Cassation pourrait également sans attendre renverser sa jurisprudence pour admettre la citation graphique.

***

On espère à présent que le rapport qui sera remis bientôt au CSPLA ne constituera pas une régression par rapport aux recommandations de la mission Lescure. Un exemple comme celui du "Petit XXIème" montre l’ardente nécessité de faire évoluer un droit français dépassé par les usages. C’est dans l’intérêt de la liberté d’expression et de création, mais aussi dans celui des oeuvres elles-mêmes. Dans le cas de Tintin, Quentin Girard, un des deux journalistes de Libération qui géraient ce Tumblr, soulignait à raison qu’empêcher les réutilisations créatives, c’est finalement couper les oeuvres de leur temps et précipiter leur déclin dans la mémoire collective :

 Tintin [...] pourrait être [...] un étendard et un bien culturel commun. Un signe de fierté à promouvoir pour montrer la capacité de notre culture à éclairer et interpréter les enjeux du monde actuel. Au contraire, les éditions Moulinsart ont choisi de mettre le petit personnage sous cloche, dans un musée d’où il n’a pas le droit de sortir. Il prend doucement la poussière. Face à la concurrence des héros de comics et de mangas, accessibles partout et tout le temps, Tintin est invisible. Les jeunes, petit à petit, ne se tourneront plus vers lui. Ils vont l’oublier. Au-delà d’une simple ligne de bénéfices en bas du bilan comptable des éditions Moulinsart, de toute évidence, Tintin se meurt.


Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: bande dessinée, courte citation, droit d'auteur, exception, fair use, Hergé, images, Moulinsart, Tintin, usage équitable

Jean Zay et la possibilité d’un retour aux origines du domaine public

vendredi 21 mars 2014 à 17:06

Il y  a un mois, on annonçait que les cendres de Jean Zay seraient transférées en 2015 au Panthéon, avec celles de trois autres figures de la Résistance. La trajectoire fulgurante du Ministre de l’Éducation nationale et des Beaux Arts du Front populaire est bien connue, ainsi que sa fin tragique en 1944, assassiné par la Milice . Mais on sait moins que Jean Zay fut aussi le promoteur d’une réforme ambitieuse du droit d’auteur, qui donna lieu au dépôt d’une loi le 13 août 1936. L’objectif essentiel de ce texte consistait à mieux protéger les auteurs dans leurs relations avec les éditeurs, par le biais notamment d’une cession des droits limitée à 10 ans dans les contrats d’édition, qui fait beaucoup penser aux débats actuels sur les contrats d’édition numérique.

Mais le projet de loi de Jean Zay comportait également des dispositions relatives au domaine public, qui restent encore aujourd’hui particulièrement intéressantes à observer, notamment parce qu’elles tentaient de trouver un compromis entre la protection des droits et la liberté d’utilisation des oeuvres.

Un domaine public anticipé

Longtemps, je suis resté assez mitigé quant à ces propositions, car on associe souvent Jean Zay à l’idée du "domaine public payant". Cette conception, que l’on trouve par exemple chez Victor Hugo, et qui revient périodiquement en France, voudrait que même une fois l’oeuvre entrée dans le domaine public, une redevance soit établie sur son usage commercial, dont le produit serait affecté soit aux auteurs vivants, soit à l’accomplissement de missions d’intérêt général. Certains pays, comme l’Argentine par exemple, ont choisi de mettre en place un tel système et encore pendant les auditions conduites par la Mission Lescure, des représentants des titulaires de droit ont proposé son introduction en France.

La figure ambigüe de Victor Hugo, capable de grandes envolées sur le domaine public, mais aussi de défendre le domaine public payant… (Victor Hugo. Par Nadar. Domaine public. Source : Wikimedia Commons).

Jean Zay lui-même emploie l’expression "domaine public payant" dans son ouvrage "Souvenirs et Solitude" écrit en captivité, dans lequel il consacre un passage à sa réforme avortée du droit d’auteur. Mais en réalité lorsque l’on se reporte au texte du projet de loi du 13 août 1936, on se rend compte que ce que Jean Zay envisageait n’avait rien à voir avec ce que l’on appelle aujourd’hui "le domaine public payant". Il s’agissait au contraire d’une forme de domaine public "anticipé", élargissant les usages possibles des oeuvres avant le terme normalement prévu des droits patrimoniaux, fixés à l’époque à 50 ans après la mort de l’auteur.

Voici ce qu’en dit Anne Latournerie dans son article "Petite histoire des batailles du droit d’auteur", paru en 2001 dans la revue Multitudes :

Jean Zay ouvre ainsi à nouveau la vaste question de l’articulation des intérêts privés et des intérêts publics dans le double dessein de concilier les intérêts de « la famille et de la Nation » et de créer enfin le domaine public payant. Il se situe volontairement dans la lignée des penseurs du XIXe siècle, en particulier Vigny, Renouard et Proudhon. Il invoque « l’intérêt spirituel de la collectivité » et rappelle que c’est en son nom également – à côté de l’intérêt propre des auteurs – que doit être construit le nouveau droit français de la protection littéraire. Il propose avec hardiesse de réformer la durée et les conditions d’exercice du droit pécuniaire, afin de favoriser la diffusion des chefs-d’œuvre de la littérature et de l’art. Ainsi, l’article 21 de son projet prévoit que le délai de protection post mortem de 50 ans est divisé en deux périodes : la première de 10 ans et la seconde de 40 ans qui institue une sorte de licence légale, en supprimant l’exclusivité d’exploitation des droits d’auteur au profit d’un seul éditeur.

Élargissement des droits d’usage des oeuvres

Aujourd’hui lorsque l’auteur décède, les droits patrimoniaux se transmettent à ses héritiers et subsistent pendant 70 ans, leur conférant un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire l’usage de l’oeuvre. Et si l’auteur de son vivant a cédé ses droits à un éditeur pour toute la durée de la propriété intellectuelle (ce qui a longtemps été la règle et l’est encore largement aujourd’hui), c’est alors ce dernier qui exerce à titre exclusif ces prérogatives pour toute cette durée. Jean Zay proposait de maintenir ce système d’exclusivité pendant 10 ans seulement après la mort de l’auteur, mais de permettre ensuite pendant les 40 années avant l’entrée dans le domaine public à n’importe quel acteur de faire une exploitation de l’oeuvre, à condition de reverser aux ayants droit un pourcentage des revenus.

Schéma par SketchLex. CC-BY-NC-ND.

Voici  ce que dit exactement l’article 21 de la loi :

Après la mort de l’auteur, et durant un délai de dix ans, la jouis­sance et l’exercice du droit pécu­niaire sont pro­lon­gés au pro­fit des per­sonnes dési­gnées par l’auteur comme titu­laires de ce droit [...] A l’expiration du délai de dix ans ci-dessus spé­ci­fié, et jusqu’à l’expiration d’une durée de cin­quante ans cal­cu­lée à dater de la mort de l’auteur [...], l’exploitation des œuvres de l’auteur est libre, à charge pour l’exploitation de payer une rede­vance équi­table aux per­sonnes à qui appar­te­nait la jouis­sance du droit pécu­niaire de l’auteur avant qu’eût pris fin ledit délai de dix ans. Cette rede­vance ne pourra, en aucun cas, être infé­rieure à 10 p. 100 du pro­duit brut de l’exploitation.

L’exploitation devient donc libre avant le terme des droits patrimoniaux, mais elle reste payante, d’où l’expression de "domaine public payant" qui est bien ici cependant une forme d’anticipation d’une partie des effets du domaine public pendant la durée de protection. La loi ne vise ici explicitement que les exploitations commerciales des oeuvres, peut-être parce qu’à l’époque de Jean Zay les usages non-marchands restaient limités et que le public n’accédait généralement aux oeuvres qu’à travers la médiation d’un acteur commercial. Mais avec Internet, les usages non-marchands des oeuvres sont beaucoup plus répandus. Si l’on suit l’esprit de cette loi, la redevance à verser pour un usage non-marchand devrait être alors égale à zéro et l’usage complètement libre.

Un retour à la conception révolutionnaire du droit d’auteur

 La période de 10 ans après la mort de l’auteur n’a pas été choisie au hasard. C’est une référence explicite aux premières lois révolutionnaires sur le droit d’auteur votées en 1791 et en 1793, qui reconnaissaient un droit exclusif aux auteurs sur la reproduction et la représentation de leurs œuvres durant toute leur vie et 10 ans après leur mort. La vulgate de l’enseignement du droit a fait de ces textes des consécrations emblématiques du "droit d’auteur à la française". Mais la réalité est beaucoup plus subtile que cela, car ces lois sont tout autant des consécrations du domaine public. Sous l’Ancien Régime, la tentation avait en effet été forte à plusieurs moments d’instaurer une propriété perpétuelle sur les oeuvres de l’esprit. Les révolutionnaires n’ont pas repris cette idée et n’ont accordé aux oeuvres qu’une protection limitée dans le temps, afin que le public puisse ensuite s’en emparer et le cycle de la création recommencer.

L’exposé des motifs de la loi de Jean Zay fait explicitement référence à la période de la Révolution, si bien que l’on peut dire que ce texte manifeste la volonté de retourner, mutadis mutandis, aux origines de la conception du domaine public en France.

L’érosion progressive du domaine public en France. Schéma par Numérama.

La proposition de domaine public "anticipé" de Jean Zay me paraît très intéressante à reconsidérer pour notre période actuelle. Certes on pourra dire qu’elle n’équivaut pas à une réduction de la durée des droits d’auteur, alors que beaucoup estiment que cette durée s’est déraisonnablement allongée au fil du temps, au point de desservir la diffusion des oeuvres. C’est le cas par exemple de l’avocat Emmanuel Pierrat, dans cette interview sur le site Romaine Lubrique, qui estime que l’esprit originel des lois sur le droit d’auteur a été perdu à cause de l’extension continue de la durée :

Une piste intéressante dans un contexte juridique hostile au domaine public

Néanmoins, obtenir aujourd’hui une réduction de la durée des droits constitue un défi considérable, à la fois sur un plan juridique et politique. Au sein de l’Union européenne, la durée des droits a été fixée à 70 ans après la mort de l’auteur par une directive. Et au niveau mondial, le plancher est de 50 ans après la mort du fait de la Convention de Berne. Même si la Commission européenne, dans sa dernière consultation sur le droit d’auteur, pose la question de savoir si la durée des droits est adaptée, il est évident que les titulaires de droits actuels s’opposeront farouchement à une telle réduction, essentiellement pour des raisons symboliques. Juridiquement et politiquement, des verrous puissants sont en place, qui hypothèquent grandement ce type de réformes positives.

D’où l’idée qu’il faudra sans doute agir par des moyens détournés pour obtenir un élargissement des droits d’usage sur les oeuvres. Certains, comme Lawrence Lessig,  pensent que des formes obligatoires d’enregistrement des oeuvres pour conserver les droits constitueraient un moyen efficace d’obtenir leur entrée plus rapide dans le domaine public (et la Commission pose aussi cette question dans son questionnaire). C’est en effet une piste à considérer sérieusement. Mais la proposition de Jean Zay d’un "domaine public anticipé" pourrait être aussi un moyen intéressant d’aller dans le sens d’un meilleur équilibre.

Droit d’auteur et propriété

Pour finir, il est très intéressant de noter ce qui, philosophiquement, avait permis à Jean Zay de formuler une proposition aussi audacieuse. L’ambition profonde de son projet de loi était de détacher la notion de droit d’auteur de celle de la propriété. C’est très clair dans l’exposé des motifs de la loi, avec encore une fois la volonté de rétablir la vérité historique par rapport à la période révolutionnaire :

Le thème essen­tiel sur lequel est en quelque sorte bâti notre texte, c’est cette concep­tion juri­dique qui attri­bue, ou plu­tôt qui res­ti­tue, au droit d’auteur son carac­tère véri­table : celui d’un droit d’une nature spé­ciale, por­tant sur les créa­tions intel­lec­tuelles, et pro­fon­dé­ment dif­fé­rent du droit de pro­priété, qui porte sur les biens mobi­liers et immo­bi­liers ; celui d’un droit inhé­rent à la per­son­na­lité de l’auteur, inalié­nable, ne pou­vant être exercé que par l’auteur lui-même, à l’exclusion de ses créan­ciers, parce que telle est la très ancienne règle juri­dique rap­pe­lée par les rédac­teurs du code civil, dans l’article 1166, visant les droits « exclu­si­ve­ment atta­chés à la personne ».

Ce carac­tère par­ti­cu­lier, tels auteurs, tels juristes voués à la défense des inté­rêts des « ces­sion­naires », plu­tôt qu’à la pro­tec­tion de ceux des hommes de lettres et des artistes, l’ont méconnu au cours des cent der­nières années. L’expression de « pro­priété lit­té­raire et artis­tique », inexacte et impropre, s’est peu à peu intro­duite dans le voca­bu­laire des hommes de loi et dans le lan­gage usuel. Le fait que, dans les lois de l’époque révo­lu­tion­naire, dans les rap­ports de Cha­pe­lier et Laka­nal, le mot de pro­priété avait été employé, fut lar­ge­ment exploité.

Et pour­tant Cha­pe­lier décla­rait, dans son rap­port de jan­vier 1791 (1– Voir Annexe II.), qu’il s’agissait de la plus per­son­nelle de toutes les pro­prié­tés, que c’était une pro­priété dif­fé­rente des autres propriétés.

En réa­lité ce que Cha­pe­lier deman­dait, pour l’auteur ayant livré son ouvrage au public, c’était la rému­né­ra­tion du tra­vail. Le vocable de « pro­priété » ne vient sous sa plume, au len­de­main de l’abolition du régime féo­dal, que pour dési­gner ce droit nou­veau, autre­ment que par le mot de « pri­vi­lège », auquel se relient les sou­ve­nirs de l’ancien régime.

FireShot Screen Capture #034 - 'Google Ngram Viewer' - books_google_com_ngrams_graph_content=Intellectual+Property,intellectual+property&year_start=1800&year_end=2000&corpus=15&smoothing=3&direct_url=t1%3B%2CIntell

Google NGram Viewer (dispositif qui recense les occurrences des mots dans les livres) montre bien à quel point la notion de propriété intellectuelle est récente. L’explosion de son emploi remonte aux débuts des années 80 seulement.

Pour Jean Zay, détacher le droit d’auteur de la notion de propriété avait d’abord pour but de protéger les auteurs eux-mêmes, car par le jeu des contrats d’édition, les éditeurs constituent en réalité les grands bénéficiaires de cette "propriété" transférable à leur profit. C’est d’ailleurs du fait de l’opposition d’une alliance d’éditeurs et de juristes que le projet de Jean Zay a été retardé et n’a pu être voté avant l’arrivée de la guerre. La vision de Jean Zay a ensuite été écartée en 1957 avec le vote d’une loi sur la "propriété littéraire et artistique", préparée par ceux-là même qui avaient combattu le Ministre du Front populaire. Ce point nous renvoie ici encore à des débats très actuels, comme par exemple la décision rendue récemment par le Conseil Constitutionnel à propos du dispositif ReLIRE et de la loi sur les livres indisponibles du 20ème siècle, dans laquelle l’invocation de la propriété par les auteurs s’est retournée contre eux.

Mais détacher le droit d’auteur de la notion de propriété, c’est aussi ouvrir la porte à un meilleur équilibre entre la protection des droits et les usages, comme le prouve ce "domaine public anticipé" chez Jean Zay. Le système a tant dérivé qu’un retour aux origines du droit d’auteur et du domaine public est sans doute une chose difficile à obtenir, mais elle n’est pas complètement impossible.

***

PS : Merci à Hervé Le Crosnier, auteur d’un mail sur la liste de discussion de SavoirsCom1 à propos de Jean Zay qui est à l’origine de la volonté d’écrire ce billet.


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: Domaine public, domaine public payant, droit d'auteur, durée des droits, Jean zay, panthéon, propriété, révolution