PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

source: S.I.Lex

⇐ retour index

Blade Runner 2049 : sauver le monde en partageant des brevets ?

vendredi 3 novembre 2017 à 08:19

Blade Runner 2049 semble avoir réussi son pari, en recueillant des avis globalement favorables de la part du public et de la critique. Les inconditionnels du premier film de 1982 retenaient pourtant leur souffle, en redoutant un nouveau massacre de licence par les studios d’Hollywood. C’était mon cas et pour tromper l’angoisse, j’avais écrit en 2015 un billet (Blade Runner, l’oeuvre ouverte et la libération des possibles) pour traiter sous un angle juridique la question de la réalisation de cette suite.

Ayant eu l’occasion de voir le film de Denis Villeneuve cette semaine (et l’ayant beaucoup apprécié), je me suis demandé s’il y avait quelque chose à en dire du point de vue du droit. Et il me semble bien que oui, même s’il faut pour cela aller chercher dans les matériaux qui ont été publiés en amont de la sortie du long métrage pour expliquer le contexte de la nouvelle histoire.

En juillet dernier, lors de la San Diego Comic Con, la production a en effet sorti une chronologie officielle pour raconter les événements qui se produisent entre le premier film Blade Runner et sa suite. On y apprend qu’en 2022, un événement catastrophique pour la planète a eu lieu, désigné sous le nom de « Blackout » : une impulsion électromagnétique a explosé sur la Côte Ouest des États-Unis, provoquant une coupure d’électricité globale et l’effondrement des grandes villes. La désorganisation de l’économie qui s’en est suivie a causé une raréfaction des ressources alimentaires et déclenché une crise planétaire (voir le court métrage ci-dessous qui raconte cette histoire).

Ce n’est que trois ans plus tard que le monde a pu sortir du chaos, grâce à Niander Wallace, un scientifique interprété par Jared Leto, qui joue dans le film le rôle de l’antagoniste principal. Et c’est là qu’une question juridique intéressante entre en scène :

2025 : Niander Wallace, un scientifique visionnaire, permet au monde de sortir de la crise mondiale initiée par le Black Out grâce à la production d’aliments de synthèse, dont il partage les brevets. Son entreprise, Wallace Corporation, prend une ampleur qui va au-delà de la planète Terre puisqu’elle se développe aussi dans les colonies.

2028 : Niander Wallace fait l’acquisition de ce qui reste encore de la Tyrell Corporation après sa faillite. Les années suivantes, il améliore l’ingénieurerie générique et les méthodes d’implantation de souvenirs pour créer des Réplicants plus obéissants et contrôlables.

On voit dans la scène d’ouverture du film un véhicule survolant la Californie où s’étendent à perte de vue des exploitations agricoles semblant fonctionner grâce à des panneaux solaires. Le héros y visite une « ferme à protéines » où de gros vers sont produits dans des cuves de liquide. C’est à partir de cette matière première – génétiquement modifiée – que des produits alimentaires sont fabriqués et vendus aux habitants des grandes villes à partir de distributeurs automatiques.

C’est donc parce qu’un scientifique aurait « partagé les brevets » sur une technologie vitale que le monde a pu être sauvé. Ce ressort scénaristique m’a immédiatement fait penser à un événement marquant qui s’est produit en 2014 dans notre monde réel : la décision d’Elon Musk, le pdg de Tesla, de renoncer à l’application des brevets que détenait sa compagnie spécialisée dans la construction de voitures électriques. Ce (quasi) « passage à l’Open Source » a fait couler beaucoup d’encre, tant il paraissait aux antipodes des stratégies habituelles des firmes de la Silicon Valley, comme Apple ou Amazon, qui ont construit leurs empires sur l’accumulation des brevets et la défense agressive de leur propriété intellectuelle.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser la citation ci-dessus, Elon Musk n’a pas fait ce choix uniquement par philanthropie ou conscience de l’urgence écologique. Comme l’explique bien le site Numerama, il s’agissait surtout d’une stratégie industrielle destinée à permettre à la technologie des voitures électriques de se développer plus rapidement, ouvrant ainsi de nouveaux marchés à Tesla :

Si Elon Musk renonce à faire respecter l’exclusivité des brevets de Tesla, ce n’est pas par bonté d’âme. C’est parce qu’il sait que ce modèle (pas tout à fait) open-source lui sera profitable. Pour prospérer avec un modèle technologique et économique qui impose de construire des stations de recharge électrique les plus nombreuses possibles dans tous les pays, Tesla ne peut plus être seul à assumer les coûts. Le constructeur cherche désormais à convaincre des concurrents d’adopter les mêmes technologies pour partager les frais de création et d’entretien des stations « Superchargeurs« . BMW a ainsi confirmé avoir rencontré Elon Musk cette semaine.

Mais surtout, Tesla a besoin que les voitures électriques progressent dans le marché automobile, pour lui-même bénéficier d’un cercle vertueux. Être le seul dans un tout petit marché qui pèse aujourd’hui moins de 1 % des ventes de véhicules aux États-Unis est beaucoup moins intéressant qu’être l’un parmi d’autres dans un très gros marché.

Vu que dans le film, Niander Wallace n’a rien d’un humaniste désintéressé, on peut se dire que c’est un raisonnement similaire qui a dû le conduire à renoncer à ses brevets sur la nourriture artificielle. Il y a d’ailleurs des similitudes assez troublantes entre ce personnage et Elon Musk. Comme ce dernier a fondé Tesla après avoir fait fortune et revendu PayPal, Wallace rachète la Tyrell Corporation du premier Blade Runner après s’être enrichi grâce aux aliments de synthèse. Wallace a également des activités liées à la colonisation spatiale, tout comme Elon Musk qui rêve avec sa société Space X de monter la première mission habitée à destination de Mars. Et de la même manière qu’Elon Musk s’intéresse fortement à l’intelligence artificielle (contre laquelle il nous met en garde, tout en investissant des millions de dollars dans ce secteur), Wallace commercialise des intelligences artificielles « de compagnie » qui prennent la forme d’hologrammes. Je ne sais pas s’il s’agit de simples coïncidences, mais il me semble que les ressemblances sont trop nombreuses pour que ce soit complètement fortuit…

Si le grand mérite des (bons) films de science-fiction est de nous amener à nous interroger sur notre époque, on peut ici se poser la question de savoir si renoncer à la propriété intellectuelle en mettant en partage des brevets nous permettrait de « sauver notre monde ».

Il y a déjà eu dans l’histoire des précédents où des inventeurs ont renoncé à déposer des brevets sur des inventions pour en faire don à l’Humanité. Ce fut le choix par exemple de Marie Curie – pionnière méconnue de l’Open Source – pour ses découvertes sur le radium ou du biologiste américain Jonas Salk qui refusa en 1955 de breveter le vaccin contre la polio, alors même qu’il aurait pu lui rapporter des millions de dollars. Plus proche de nous, le médecin suisse Didier Pittet a également refusé de déposer un brevet sur l’invention du principe de la solution hydroalcoolique utilisée pour se désinfecter les mains. Son but était que ce produit puisse être fabriqué à bas coût et s’impose dans tous les hôpitaux du monde, y compris dans les pays les plus pauvres afin de lutter contre le fléau des maladies nosocomiales. Et comme le raconte Thierry Crouzet dans le livre « Le geste qui sauve« , ce choix de verser volontairement son invention dans le domaine public permet sans doute de sauver chaque année des centaines de milliers de vies.

Certains, comme le belge Michel Bauwens, estiment que cette démarche devrait être systématisée pour développer une « Économie de la connaissance ouverte » , qui ne reposerait plus sur la propriété intellectuelle, mais sur le partage du savoir à l’échelle planétaire. C’est notamment ce qu’il explique dans son ouvrage « Sauver le monde« , dont le titre fait étrangement écho à l’histoire de Blade Runner 2049.

En effet, contrairement à une idée reçue, il est loin d’être certain que le système des brevets favorise réellement l’innovation et la diffusion des technologies utiles. Un chercheur comme Michael Heller, estime au contraire que les brevets peuvent conduire à une « Tragédie des Anti-Communs« , c’est-à-dire au « gâchis » d’une ressource par sa sous-utilisation du fait de l’accumulation de droits de propriété. C’est notamment ce qui se produit trop souvent dans le domaine des médicaments, où les brevets organisent une « économie de rente » au profit des laboratoires pharmaceutiques avec des conséquences dramatiques pour l’accès aux soins dans les pays pauvres. Renoncer aux brevets à large échelle dans des secteurs comme la santé ou les technologies vertes constituerait donc sans doute un moyen de mieux faire face aux grands défis auxquels est confrontée l’Humanité. Mais comme dans l’univers de Blade Runner, la dystopie n’est jamais loin et rien ne garantit qu’un Niander Wallace viendra faire don d’une invention salvatrice…

On voit par exemple qu’une firme comme Monsanto a déjà tout à fait intégré la perspective de la catastrophe écologique à son plan de développement (alors même qu’elle contribue depuis des décennies à nous y précipiter). Dans Blade Runner 2049, ce sont des vers transgéniques qui fournissent l’essentiel de l’alimentation de l’Humanité. De son côté, Monsanto a déjà déposé des myriades de brevets sur des semences OGM que la firme commercialise partout dans le monde en les présentant comme la solution pour nourrir toute la planète. Ces plantes ont été rendues dépendantes de désherbants comme le Round Up à base de glyphosate, qui fait tant parler de lui en ce moment et qu’on soupçonne – entre autres méfaits – de participer à la disparition des abeilles.

Or Monsanto prépare déjà le »coup d’après », car la firme conduirait des études pour créer une « super-abeille » résistante aux pesticides. Sa stratégie est proprement machiavélique : après avoir contribué avec ses substances toxiques à faire disparaître les abeilles « naturelles », Monsanto pourrait tout simplement vendre avec ses semences des abeilles OGM capables de continuer à polliniser des plantations empoisonnées. Et en déposant un brevet sur ces « FrankenBees », la compagnie obtiendrait ainsi un monopole mondial sur une ressource vitale à laquelle est suspendue l’avenir de l’agriculture sur Terre. N’est-ce pas complètement Cyberpunk dans l’esprit et ces « super-abeilles » ne font-elles pas penser quelque part aux « super-humains » que sont les Réplicants de Wallace ? (Il y a d’ailleurs une très belle scène dans le film où des abeilles apparaissent comme un symbole de la « vraie » vie).

Tout ceci me fait penser que ce n’est pas le partage des brevets qui peut « sauver le monde », car les Elon Musk resteront sans doute des cas isolés et l’accès aux technologies essentielles ne peut rester suspendu à la « fausse générosité » de quelques milliardaires rusés. Le capitalisme cognitif nous a déjà entraîné bien trop loin dans sa folie et il existe infiniment plus de probabilités pour que des firmes géantes à la Monsanto n’utilisent au contraire les brevets pour exploiter la catastrophe écologique comme un nouveau marché. C’est d’ailleurs exactement ce qui est en train de se passer, dans un autre registre, avec le processus de « financiarisation de la nature« , qui conduit des fonds de pension à spéculer sur la disparition des espèces pour continuer jusqu’au bout à engranger des profits…

Si l’on veut vraiment « sauver le monde », il faut sans doute envisager des solutions plus radicales, comme d’interdire purement et simplement le brevetage du vivant sous toutes ses formes et, à l’image de pays comme l’Inde, se doter de mécanismes puissants pour imposer aux grandes firmes d’accorder des « licences obligatoires » sur les médicaments ou d’autres inventions vitales qui ne doivent pas continuer à être privatisées. Comme l’envisage Blade Runner 2049, certains pensent que ce sont les protéines tirées des insectes qui permettront demain de nourrir l’Humanité. Mais comme par hasard, une masse considérable de brevets a déjà été déposée pour « verrouiller » au maximum cette source potentielle de profits.

***

Au-début du film, un texte défilant nous explique qu’une des conséquences du « Blackout » a été l’effacement d’une grande partie des données informatiques stockées par l’Humanité du fait de l’explosion de l’impulsion électromagnétique et les personnages du film passent leur temps à essayer de retrouver des connaissances perdues dans des bibliothèques ravagées. Nous souffrons nous aussi en réalité d’un mal profond dans notre relation au savoir : les connaissances ne sont pas effacées, mais ensevelies sous une épaisse couche de propriété intellectuelle qui nous en dépossède et empêche le savoir de sauver le monde.


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: Blade Runner 2049, brevets, Elon Musk, monsanto

Evgeny Morozov et le « domaine public » des données personnelles

dimanche 29 octobre 2017 à 16:13

Au début du mois, l’essayiste biélorusse-américain Evgeny Morozov a donné une interview pour l’émission Soft Power, dans laquelle il résume de manière intéressante les positions assez iconoclastes qu’il défend à propos des données personnelles. Là où les militants numériques mettent l’accent sur la défense de la vie privée, Evgeny Morozov explique que l’enjeu principal est d’ordre économique et que le bras de fer avec les géants du numérique (GAFAM et autres) passe par le fait de considérer les données personnelles comme un « bien public » et de les faire relever d’un « domaine public ». C’est une idée qu’il avait déjà avancée dans un article remarqué paru dans le Guardian en décembre 2016 et traduit en français par le Monde Diplomatique sous le titre « Pour un populisme numérique (de gauche)« .

Evgeny Morozov. Par International Journalism Festival. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Voilà ce qu’il en dit dans son interview à Soft Power (je retranscris ses propos) :

Je défends cette solution [du domaine public des données personnelles] parce que je ne pense pas qu’on puisse régler tous les problèmes que posent Google, Facebook et autres en utilisant les outils traditionnels de régulation du marché, c’est-à-dire en leur faisant payer des taxes et en mettant en place des lois anti-trust […] Cette industrie digitale a le pouvoir de transformer en profondeur tous les autres marchés, il serait naïf de croire que les données ne vont pas bouleverser fondamentalement les domaines de la santé, des transports, de l’éducation, etc. Autant accélérer ce processus d’automatisation et d’analyse des données, car tout n’est pas négatif. Il n’y a rien de mal à ce que bientôt les cancers soient dépistés plus tôt grâce aux données, mais nous ne devons pas le faire en donnant autant de pouvoir à des entreprises de la Silicon Valley qui sont détenues par quelques milliardaires.

La valeur principale à laquelle il faut s’attaquer, c’est la donnée. Si vous contrôler les données, vous pouvez développer l’intelligence artificielle, ce qui ne veut pas dire que les entreprises privées n’aient pas un rôle à jouer là-dedans. On peut tout à fait imaginer que les données soient dans le domaine public et que les entreprises puissent s’en servir en payant une licence. Il y a des pays où cela fonctionne comme cela avec les terrains. La terre appartient à l’Etat : vous ne pouvez pas en être propriétaire, mais vous pouvez la louer pour la cultiver et en faire quelque chose.

Ce système où les données seraient dans le domaine public aurait aussi l’avantage de démocratiser vraiment l’innovation. Aujourd’hui, on nous fait croire que l’innovation est à la portée de tous, mais ce n’est pas vrai. Vous avez quatre ou cinq entreprises aujourd’hui qui décident de qui peut innover et qui ne peut pas. Vous pouvez tout à fait développer une application rigolote dans votre garage, mais vous n’aurez jamais le pouvoir de construire des voitures autonomes ou d’inventer un système qui permet de détecter le cancer, puisque vous n’avez pas accès aux données.

Un système dans lequel les données appartiennent à la communauté permet à tout un chacun de se saisir de ces données pour en faire quelque chose. Même au niveau local, à l’échelle d’un quartier, pour mieux cibler les politiques publiques, je ne vois pas pourquoi toutes ces données devraient passer nécessairement par une grande entreprise aux Etats-Unis, qui les utilise pour créer de l’intelligence artificielle à grande échelle et en tirer de l’argent.

Il y a beaucoup de choses à dire sur ces différentes propositions, mais je voudrais commencer par souligner l’impression « épidermique » que doit ressentir toute personne qui entend pour la première fois l’expression « domaine public des données personnelles ». En droit de la propriété intellectuelle, le domaine public constitue ce statut auquel les œuvres accèdent à l’issue de la période d’exclusivité, pour devenir librement réutilisables (moyennant le respect du droit moral), y compris à des fins commerciales. Dès lors, dire que l’on veut faire entrer les données personnelles dans un « domaine public » est de nature à susciter un certain malaise, car on voit mal comment les données personnelles, qui touchent à la vie privée des individus et à leur intimité, pourraient relever d’un tel droit d’usage généralisé. Mais ce n’est pas vraiment à cette « métaphore » du domaine public de la propriété intellectuelle qu’Evgeny Morozov rattache ses propositions. Ce qu’il décrit ressemble davantage au régime dit de la domanialité publique, qui régit les biens possédés par les personnes publiques. C’est le système qui s’applique notamment à l’occupation des trottoirs et des places publiques par des commerces (occupation temporaire du domaine public), moyennant des conditions à respecter et le versement d’une redevance.

Dans ce billet, en combinant ce qu’a dit Morozov sur Soft Power et son article dans le Guardian, je voudrais montrer qu’il propose en réalité une sorte de régime « hybride » empruntant à la fois des éléments à la domanialité publique et à la propriété intellectuelle, tout en s’inspirant aussi de certains mécanismes des licences libres. Je voudrais aussi rappeler que, contrairement à l’idée intuitive que l’on s’en fait, le régime original des données personnelles, tel qu’il résulte de la loi Informatique & Libertés de 1978, instaurait bien déjà une forme de domaine public. J’essaierai ensuite d’expliquer en quoi l’évolution du droit des données personnelles, notamment avec le RGPD (Règlement Général de Protection des Données), s’écarte de cette conception initiale par la place qu’il accorde désormais au consentement de la personne. Et je terminerai en me demandant si les militants numériques n’ont pas stratégiquement intérêt à s’intéresser à cette question du « domaine public des données personnelles », notamment parce qu’elle permet de reconsidérer en profondeur ce qui constitue une des grandes faiblesses de leur approche : la prise en compte des rapports entre l’individuel et le collectif.

Un régime « hybride », inspiré de la domanialité publique

Pour illustrer son propos, Evgeny Morozov prend l’exemple du régime de propriété foncière de certains pays reconnaissant l’existence d’une propriété collective du sol. C’est le cas notamment au Viet-Nam encore aujourd’hui où la terre est considérée comme étant «la propriété du Peuple tout entier», avec une gestion confiée à l’Etat. Celui-ci confie aux habitants et aux entreprises un droit d’usage foncier, qu’il peut soumettre à des conditions pour garantir des intérêts nationaux. On a aussi un exemple proche en Bolivie, où la Constitution prévoit depuis 2009 que les ressources naturelles du pays relèvent d’une «propriété sociale, directe, indivisible et imprescriptible du peuple». Sans aller jusqu’à ces formes poussées de collectivisation, il existe déjà chez nous un « domaine public » qui fonctionne d’une manière assez similaire à ce qu’Evgeny Morozov préconise pour les données personnelles.

Un régime de « domanialité publique » s’applique en effet à une partie des biens appartenant aux personnes publiques, lorsque celles-ci les affectent « à l’usage direct du public ». Ils deviennent alors « inaliénables » (la personne publique ne peut plus les vendre ou les donner) et elle doit utiliser ses prérogatives pour garantir que ces biens restent bien ouverts « à l’usage de tous ». C’est notamment le statut des places publiques, des trottoirs et des autres voies de circulation publique. Lorsque quelqu’un souhaite faire un usage « privatif » de ce domaine public, qu’ils s’agissent de citoyens dans le cadre d’une manifestation par exemple ou de commerces comme un café souhaitant installer une terrasse sur un trottoir, il faut se tourner vers la personne publique en charge du bien pour lui demander une « Autorisation d’Occupation Temporaire » du domaine public. La collectivité délivre alors une autorisation qu’elle peut soumettre au respect de certaines conditions, en contrepartie du versement d’une redevance en cas d’activité commerciale.

Morozov propose d’appliquer aux données personnelles un régime proche de celui… des terrasses de café ! (Image par Basilou. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons)

Ce domaine public du droit administratif est donc un « domaine public payant » et il correspond assez bien à ce qu’Evgeny Morozov propose, puisque l’un de ses buts est de faire payer les grandes entreprises numériques pour l’usage des données personnelles. Il se rapproche ici aussi de certaines propositions émises par le passé, comme celle qui figurait dans le Rapport Colin & Collin publié en 2012 sur la fiscalité du numérique. Il y était suggéré de créer une taxe « base de données » sur les bénéfices réalisés sur le territoire français par les entreprises de l’économique numérique qui collectent et utilisent des données personnelles. Plus exactement, il s’agissait de s’inspirer de la taxe carbone et du principe « pollueur-payeur » pour moduler le paiement en fonction des bonnes pratiques mises en oeuvre par ces entreprises en matière de respect des droits fondamentaux, ainsi que de frapper plus lourdement celles qui « exercent une forme de captation exclusive des données qu’elles collectent ».

On va voir que ce souci d’éviter la captation exclusive existe aussi chez Evgeny Morozov, mais d’une manière encore plus forte, et que cela le conduit à rapprocher ses propositions du domaine public de la propriété intellectuelle, voire même de certains mécanismes des licences libres.

Mettre les données personnelles dans un « domaine public viral » ?

Evgeny Morozov n’a pas évoqué directement ce problème de l’appropriation exclusive des données personnelles dans l’interview donnée à Soft Power, mais elle est par contre au cœur de son propos dans l’article « Pour un populisme numérique (de gauche) » :

Un bien meilleur programme pour les populistes de gauche serait d’insister sur le fait que des données sont un bien essentiel, infrastructurel, qui devrait nous appartenir à tous ; elles ne devraient pas tomber entre les mains des sociétés. On permettrait bien sûr à celles-ci de les utiliser pour élaborer leurs services, mais une fois seulement qu’elles auraient payé leur dû. La possession de ces données — de même que l’IA avancée développée grâce à elles — devrait toujours relever du domaine public. De cette façon, les citoyens et les institutions s’assureraient que les compagnies ne nous prennent pas en otage, en nous imposant des droits d’accès à des services que nous-mêmes avons contribué à produire. Au lieu de payer à Amazon un droit d’accès pour utiliser ses capacités en IA — élaborées à partir de nos données — nous devrions réclamer à Amazon de nous payer ce droit.

On retrouve dans ce passage l’idée, qui existe aussi dans la domanialité publique, que si les données personnelles, prises dans leur globalité, constituent un « bien public » ou « infrastructurel », alors celui-ci doit posséder la qualité de « l’inaliénabilité ». Sauf que pour Morozov, l’aliénation à éviter en matière de données personnelles n’est pas uniquement une question de revente, mais plutôt une question d’accès et d’usage. Ce qu’il propose, c’est que les entreprises collectant des données personnelles ne puissent pas interdire à des tiers – et notamment à d’autres sociétés – d’y accéder et de les réutiliser, de même que d’autres acteurs, comme les chercheurs ou des personnes publiques, qui voudraient les utiliser pour des raisons d’intérêt général.

L’inaliénabilité prend ici la forme d’un « accès garanti » et d’un droit d’usage général, qui doit toujours rester effectivement ouvert. D’une certaine manière, le « domaine public » de Morozov se rapproche des mécanismes de Copyleft ou de Share Alike (Partage à l’identique) que l’on trouve dans les licences de logiciels libres. Une licence comme la GNU-GPL impose par exemple que le code source du logiciel soit toujours maintenu accessible pour que des tiers puissent l’étudier et que le droit d’usage initialement conféré par la licence ne soit jamais supprimé, même par un acteur qui aurait produit une version dérivée ajoutant de la valeur au code original. Le domaine public de Morozov est donc de ce point de vue un « domaine public viral », qualité que ne possède pas le domaine public classique de la propriété intellectuelle : un éditeur qui réalise une nouvelle traduction d’une oeuvre littéraire appartenant au domaine public a par exemple le droit de lui réappliquer un droit exclusif en la soumettant à un régime de « copyright : tous droits réservés ».

Or ici, Morozov dit bien qu’une entreprise qui collecte des données personnelles ne devrait plus pouvoir empêcher leur réutilisation, ce qu’elle est pourtant actuellement fondée à faire en utilisant son droit de producteur de base de données ou des restrictions contractuelles fixées par ses CGU. Plus encore, Morozov ajoute «l’IA avancée développée grâce [aux données personnelles] — devrait toujours relever du domaine public», ce qui correspond à cette idée de « viralité » que l’on retrouve dans les licences libres. Non seulement, les bases de données constituées par les entreprises devront rester ouvertes, mais tout ce qu’elles seront capables de créer à partir des données personnelles, comme les logiciels d’Intelligence Artificielle, devront aussi être mis en partage. La qualité « d’inaliénabilité » des données personnelles se « communiquerait » donc par héritage à tout ce qui serait produit en les utilisant comme source.

Concrètement pour les bases de données, cela signifie que sous un tel régime, des plateformes comme Facebook, Twitter ou LinkedIn seraient obligées de mettre en place des API ouvertes permettant à des tiers d’utiliser les données sur lesquelles elles s’appuient. Certaines d’entre elles le font déjà, mais souvent en appliquant des restrictions techniques et contractuelles qui limitent ce droit de réutilisation, avec parfois même de brusques retours en arrière comme Twitter en a donné l’exemple. Pour Evgeny Morozov, un « domaine public des données personnelles » ne peut au contraire exister que si un système généralisé d’API ouvertes est mis en place entre les plateformes sans qu’elles puissent s’y dérober.

Notez que juridiquement, on trouve déjà dans notre droit, notamment depuis la loi République numérique, des éléments embryonnaires qui commencent à aller dans cette direction d’un « domaine public des données ». C’est le cas notamment pour les données de la recherche, avec une disposition qui interdit aux éditeurs scientifiques de restreindre la liberté de réutilisation de ces informations lorsqu’elles leur sont transmises avec un article scientifique et neutralise les cessions exclusives de droits qu’ils auraient pu obtenir. Par ailleurs, la loi République numérique a aussi consacré une exception au droit des bases de données en faveur du Text & Data Mining, qui va imposer aux éditeurs scientifiques de garantir aux chercheurs un accès à leurs bases afin de pouvoir se livrer à des activités de fouille de données. Le « domaine public des données » de Morozov pourrait se concrétiser par des mécanismes similaires : neutralisation du droit des bases de données et des restrictions contractuelles + obligation de garantir sur le plan technique un droit effectif de réutilisation par le biais d’API ouvertes.

La loi Informatique & Libertés reposait déjà sur un « domaine public » des données personnelles

Si cette idée de « domaine public des données personnelles » commence à s’éclaircir, j’imagine qu’elle doit encore choquer une bonne partie des lecteurs de ce billet, car Morozov explique que les données personnelles doivent faire l’objet d’un droit d’usage garanti, ce qui paraît incompatible avec la protection de la vie privée et de l’intimité.

Or cette impression est profondément trompeuse, car le régime instauré par la loi Informatique & Libertés de 1978, sous lequel nous vivions encore aujourd’hui, reposait bien sur le principe d’un droit d’usage des données personnelles. En un sens, on peut dire que les données personnelles relèvent déjà d’une forme de « domaine public », tel que Morozov l’envisage, et il ne fait en réalité que pousser plus loin une idée contenue en filigrane dans la législation. S’il en est ainsi, c’est parce que la loi de 1978 ne repose pas sur un principe de consentement préalable des individus pour le traitement des données personnelles. Le principe posé par ce texte est que le traitement est a priori possible à condition que le responsable respecte un certaine nombre de conditions posées par la loi : accomplir des formalités obligatoires – comme la déclaration préalable du traitement à la CNIL, respecter de grands principes protecteurs (finalité, pertinence, limitation de la conservation, sécurisation) fixés dans le droit « objectif ».

C’est seulement ensuite que la loi de 1978 reconnaît à l’individu des droits opposables aux responsables de traitement (droit à l’information, droit d’accès et de rectification, droit d’opposition). S’il existe bien dans la loi Informatique & Libertés un droit au consentement préalable, celui-ci est réservé à des hypothèses exceptionnelles, comme les traitements de données sensibles. La liste de ces exceptions est rappelée ici sur le site de la CNIL :

Données sensibles, changement de finalité de traitement, utilisation de traceurs, prospection commerciale : des cas exceptionnels où le traitement des données personnelles est soumis à un consentement préalable des individus.

De la même manière, le droit d’opposition des personnes n’est pas conçu comme un droit absolu dans la loi de 1978. L’individu peut s’opposer à la collecte et au traitement de ses données personnelles, mais seulement s’il peut se prévaloir d’un motif légitime dont il doit apporter la justification.

Il en résulte donc que d’après la loi Informatique & Libertés, les données personnelles sont bien déjà dans une forme de « domaine public », puisqu’elles relèvent d’un droit d’usage, certes étroitement encadré par la loi, mais reconnu comme un principe général. Du coup, être choqué par les propositions de Morozov, c’est ignorer la manière dont la législation s’est historiquement organisée en matière de données personnelles.

Pour Morozov, le problème n’est pas que les données personnelles soient inscrites dans un domaine public, mais au contraire que l’on ait pas tiré toutes les conséquences logiques de ce caractère « public ». Notamment, il plaide pour que le domaine public ne change pas de nature une fois que les données sont collectées par les entreprises, en leur imposant de laisser ouvert le droit d’usage dont elles ont elles-mêmes bénéficié (condition de réciprocité). Par ailleurs, Morozov veut renforcer encore la « publicisation » des données personnelles, en rapprochant leur régime de celui de la domanialité publique pour être en mesure de soumettre l’usage au paiement d’une redevance.

Le RGPD et la généralisation (problématique) du consentement

Depuis les années 90, le régime de protection des données personnelles a évolué sous l’influence de la législation européenne. Celle-ci a peu à peu étendu la condition du consentement des individus en soumettant à autorisation préalable un nombre croissant de traitements numériques (analyses des communications, géolocalisation, profilage commercial, etc). C’est notamment ces textes européens qui ont introduit l’obligation de recueillir le consentement de la personne en matière de cookies et de traceurs, même si cette exigence n’est en réalité pas très contraignante pour les sites Internet.

Cette montée progressive du consentement va culminer à partir de l’année prochaine avec l’entrée en vigueur du Règlement Général de Protection des Données (RGPD) qui prévoit un véritable renversement des principes applicables aux données personnelles en Europe. Désormais, le consentement s’appliquera bien de manière générale à tous les types de traitement (avec un renforcement de la notion même de consentement qui devra maintenant être accordé par les individus de manière « explicite » et au terme d’un choix « éclairé »). Cette mesure est présentée comme un des principaux acquis du texte en matière de renforcement des droits des personnes, même si en réalité le règlement comporte d’importantes failles. Il prévoit notamment qu’une dispense de consentement pourra bénéficier aux responsables de traitement lorsqu’ils pourront se prévaloir d’un « intérêt légitime », en laissant planer le plus grand flou sur cette notion. Par ailleurs, alors que le Règlement n’est même pas encore entré en vigueur, les lobbies tentent déjà de faire revenir en arrière la législation par le biais de Règlement ePrivacy, un autre texte en cours d’adoption au niveau européen. Les industriels essaient notamment de faire sauter l’obligation de recueil du consentement en ce qui concerne la géolocalisation, l’analyse des télécommunications ou le pistage en ligne à des fins commerciales.

Il n’en reste pas moins qu’avec l’entrée en vigueur du RGPD en mai 2018, on ne pourra plus réellement parler d’un « domaine public des données personnelles » étant donné que l’usage de celles-ci relèvera en principe du consentement préalable des individus (ce qui est en train de se jouer avec le Règlement ePrivacy n’est en réalité que la fixation d’exceptions à ce principe général). Or Evgeny Morozov reste pour sa part très dubitatif avec cette évolution législative et il critique en particulier la stratégie suivie par les associations de défense des libertés numériques (qui ont poussé pour que cette exigence du consentement devienne le nouveau pivot du droit des données personnelles) :

Il faut rappeler qu’il a eu de vrais efforts aux débuts des années 70 aux Etats-Unis et en Europe pour lutter contre cette libéralisation des données, mais l’Europe a perdu cette bataille.

Et ce qui s’est passé, c’est qu’au fur et à mesure cette question du contrôle des données, qui est une question fondamentalement économique, n’a plus été perçue comme telle, mais comme une question qui relevait de la protection de la vie privée. C’est devenu un problème légal plus qu’un problème économique, et du coup, tous les acteurs traditionnels du conflit social, comme par exemple les syndicats, ont désinvesti cette question et l’on laissée aux associations de défense de la vie privée et aux ONG, qui n’ont absolument pas les mêmes moyens d’action et la même force de frappe.

Pour en revenir à ce règlement de protection des données qui verra le jour au Printemps, il a tous les défauts de la plupart des initiatives européennes. Il est impossible à comprendre parce qu’il a été écrit par des lobbyistes. Il appréhende le problème des données comme s’il fallait simplement défendre la vie privée et pas comme un enjeu économique. Plus on fait ça et plus c’est facile pour les champions digitaux de contourner les vrais problèmes.

Revoir notre stratégie sur les données personnelles ?

J’avoue être globalement d’accord avec ces analyses d’Evgeny Morozov et j’ai d’ailleurs déjà eu l’occasion de l’exprimer plusieurs fois sur ce blog, même si je n’avais pas exactement retenu le même angle d’attaque. Morozov critique le fait que la focalisation quasi-exclusive des militants numériques sur la défense de la vie privée leur fasse manquer les enjeux économiques inhérents à cette question et positionne la lutte sur un terrain où la victoire ne pourra sans doute jamais être remportée.

Personnellement, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire que nous manquons cruellement de réflexions sur les enjeux collectifs autour des données personnelles, car nous n’envisageons cette question qu’à travers un « paradigme individualiste », en faisant de l’individu isolé l’échelle à laquelle le système tout entier devrait être régulé. Or c’est précisément ce que va provoquer le glissement vers le nouveau régime du RGDP articulé autour du mécanisme du consentement préalable : c’est à la décision individuelle des personnes que va être « sous-traitée » l’enjeu global que constitue la régulation de l’usage des données personnelles. Pourtant en la matière, l’individu est un «héautontimorouménos», pour reprendre ce mot créé par Charles Beaudelaire : son comportement est profondément ambivalent et il est autant la victime que son propre bourreau…

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !

Faites le test : regardez votre téléphone et demandez-vous à combien d’applications intrusives vous avez accordé une autorisation de traitement de vos données personnelles ? Pensez-vous toujours être un gardien avisé et que c’est à l’armée de vos semblables que l’on doit confier la protection de la vie privée ?

La forme d’aliénation spécifique à laquelle nous expose l’exploitation des données personnelles est une déclinaison du drame de la « servitude volontaire ». Nous sommes des milliards à avoir accepté les conditions d’utilisation de Facebook, Google, Apple, Twitter à l’inscription à leurs services et c’est bien avec notre consentement qu’ils exploitent nos données. Renforcer les droits de l’individu peut paraître un but louable, mais systémiquement, c’est extrêmement dangereux. Car cela revient à renforcer notre capacité à prendre à une échelle individuelle des décisions qui, agrégées les unes aux autres, auront un redoutable impact global. C’est la raison pour laquelle je pense que ce combat pour la défense du consentement individuel est foncièrement ambigu et qu’il ne devrait pas nous dispenser d’une réflexion sur la dimension collective des données personnelles, à laquelle nous invite Evgeny Morozov.

J’irai même plus loin. Si j’ai commencé à m’intéresser à ces questions, c’est pour lutter contre des propositions de création d’un droit de propriété privée sur les données personnelles, qui me paraissaient incroyablement dangereuses. Or la propriété s’analyse essentiellement comme un droit exclusif qui se manifeste par la faculté reconnue au titulaire de contrôler les usages par le biais d’une autorisation préalable. Le consentement est donc « matriciellement » lié à la propriété, dans la mesure où c’est la « brique de base » qui permet juridiquement de construire un tel droit. Et de ce point de vue, c’est avec une certaine crainte que je vois le droit européen des données personnelles s’articuler à présent autour de la notion de consentement, car elle peut tout à fait servir de Cheval de Troie au retour des thèses « propriétaristes ».

J’avoue aussi que je ressens un profond malaise lorsqu’en matière de défense des données personnelles, j’entends employer des concept comme « autonomie informationnelle » ou « souveraineté personnelle ». Car philosophiquement, ce type de notions exprimant une confiance absolue dans les décisions de l’individu se rattachent à une certaine pensée libertarienne, qui s’est précisément construite sur une conception de la liberté envisagée comme un droit de propriété privée sur soi-même (voir la vidéo ci-dessous).

Il n’y a sans doute pas de philosophie dont je me sente plus éloigné, mais ce « libertarianisme » est un courant de pensée répandu parmi les militants numériques (qu’ils en aient clairement conscience… ou non !). Et c’est bien symboliquement aussi un des enjeux « cachés » autour de cette question – plus problématique qu’il n’y paraît – du consentement.

Repenser en profondeur l’articulation entre le collectif et l’individuel

La vie privée a cessé d’être un droit individuel pour devenir une négociation collective.

Cette phrase d’Antonio Casilli condense à mon sens une des réflexions les plus importantes de ces dernières années à propos des données personnelles. Evgeny Morozov se situe dans une optique similaire, dans la mesure où son « domaine public des données personnelles » vise justement à établir une base juridique pour engager cette négociation collective avec les grands acteurs numériques. La grande faiblesse de ses propositions, c’est qu’en se référant au modèle de la domanialité publique, il accorde dans son système une place centrale à l’Etat. Or au vu de la dérive sécuritaire gravissime de ces dernières années et de la collusion avec les entreprises privées, il n’est pas certain que l’Etat puisse encore être considéré comme un tiers de confiance à qui confier la gestion des intérêts collectifs liés aux données personnelles. Personnellement, une affaire comme celle du fichier TES l’an dernier a profondément et durablement affecté le crédit que je pouvais accorder aux autorités françaises en la matière…

Il n’en reste pas moins qu’Evgeny Morozov soulève des pistes intéressantes avec son « domaine public des données ». Je retiens notamment cette idée de pousser jusqu’au bout la logique de la domanialité en rendant les données inappropriables par les plateformes et en leur imposant de garantir un droit d’usage. De telles propositions rejoignent d’ailleurs celles des personnes qui ont essayé de repenser les données personnelles comme des « biens communs », en envisageant la distribution d’un faisceaux de droits (Bundle Of Rights) répartis entre différents acteurs (individus, Etat, entreprises).

Je terminerai en ayant recours à une distinction utilisée par le juriste Alain Supiot, un des grands penseurs du droit social (voir ici notamment). Ce dernier explique qu’on ne peut s’en ternir à la séparation habituellement faite entre les droits individuels et les droits collectifs. Il existe en effet selon lui des droits individuels qui ne peuvent s’exercer que collectivement (il prend l’exemple du droit de grève) et inversement, des droits collectifs qui s’exercent individuellement (on peut penser au droit à la formation, dont l’existence et les contours résultent une négociation collective, mais qui sont ensuite « activés » par les individus).

On gagnerait beaucoup à mon sens à appliquer cette grille de lecture à la question des données personnelles, partagées elles aussi entre droits individuels et droits collectifs. Par exemple, on voit bien qu’il est crucial de ne pas seulement consacrer de nouveaux droits au profit des individus, mais aussi de prévoir des mécanismes collectifs pour qu’ils puissent les exercer effectivement. C’est tout l’enjeu des recours collectifs (class actions) en matière de données personnelles, qui devraient être encore renforcés pour devenir de véritables leviers d’action collective pour la défense des droits. Mais symétriquement, si la vie privée n’est pas seulement un droit individuel, mais aussi un droit collectif, alors il est préjudiciable que la protection de cette valeur sociale soit uniquement renvoyée à des décisions individuelles. C’est pourtant ce qui va se produire avec la généralisation du consentement, qui ne peut pas être considéré comme un mode de régulation suffisant. De la même manière que la santé est un droit individuel, mais qu’il existe une « hygiène publique », la vie privée dépend aussi d’une « hygiène numérique publique », largement inexistante.

Pour reprendre le canevas proposé par Alain Supiot, la maîtrise des données personnelles constitue en réalité un droit collectif, mais il demeure aujourd’hui « activable » uniquement à titre individuel, ce qui le rend profondément infirme. Ce qui nous manque, c’est un moyen collectif d’exercer ce droit collectif, dans le cadre d’une négociation globale à conduire à la fois avec les plateformes et avec les Etats. Or il n’existe pas aujourd’hui en droit positif de notion qui permette de saisir cette dimension collective des données personnelles (même si des propositions intéressantes ont déjà été faites, notamment autour de la notion de «réseau de données personnelles liées»).

***

Je ne sais pas si le « domaine public des données personnelles » de Morozov constitue un moyen approprié pour arriver à ce résultat, mais sa proposition a au moins le mérite de faire apparaître clairement cet enjeu collectif et de nous inciter à un retour critique sur nos propres stratégies.


Classé dans:Données personnelles et vie privée Tagged: Domaine public, domanialité publique, données personnelles, droit de propriété, Evgeny Morozov, partage à l'identique, vie privée

Repenser la recherche scientifique au-delà de la propriété

jeudi 26 octobre 2017 à 17:52

Cette semaine, l’Open Access Week est célébrée partout dans le monde, pour promouvoir le Libre Accès aux publications scientifiques. Pour contribuer à mon échelle, je vous propose ci-dessous la traduction en français de l’article Access, Ethics and piracy, publié en mars dernier par le chercheur anglais Stuart Lawson dans le journal en Open Access (doré) UKSG Insights.

J’ai choisi ce texte pour deux raisons. La première, c’est que Stuart Lawson y soulève avec finesse et clarté des questions de fond sur l’évolution de la signification même du Libre Accès. Notamment il se demande si l’irruption dans le paysage des bibliothèques clandestines, et en particulier Sci-Hub, ne doit pas nous conduire à nous réinterroger sur le lien entre recherche et propriété. Il s’agit pour lui non pas de renoncer au Libre Accès, mais de repenser cette démarche pour en faire un moyen de libérer la Science de l’emprise même de la propriété, en construisant ce qu’il appelle « un véritable Commun de la connaissance scientifique ».

La seconde raison, c’est que Stuart Lawson a été cohérent avec lui-même en publiant son article sous licence CC0, c’est-à-dire en le versant par anticipation dans le domaine public. J’ai souvent dit et écrit (ici ou ) que l’Open Access sans licence libre constitue pour moi un non-sens et une régression par rapport à l’esprit originel voulu par les rédacteurs de l’appel de Budapest. Mais les libertés offertes par les licences libres ne valent que si l’on s’en sert effectivement et c’est ce que je fais ici modestement. Malgré les avancées obtenues l’an dernier dans la loi République numérique, la question du Libre Accès est encore loin d’être réglée,  en grande partie à cause d’un manque de volontarisme politique (et je vous recommande d’aller lire le billet explosif qu’Olivier Ertzscheid a publié cette semaine à ce sujet ).

Un autre enjeu crucial se rapproche à grands pas : celui de la définition de la Science Ouverte/Open Science, à propos de laquelle on commence à percevoir des frémissements politiques en France. Or il est essentiel que le terme « Open » ne soit pas dévoyé de son sens à cette occasion. La Science ne saurait être considérée comme « ouverte » si elle est seulement rendue accessible : pour mériter ce qualificatif, elle devra aussi être librement réutilisable et reproductible, au sens où l’Open Source où l’Open Data entendent l’ouverture.

Image par Wouter Hagens. CC0. Source : Wikimedia Commons.

***

Accès, éthique et piratage

(Texte original par Stuart Lawson, traduction en français par Lionel Maurel)

Résumé :

Les droits de propriété intellectuelle portant sur la plupart des publications académiques sont détenus par des éditeurs et c’est la raison pour laquelle les articles scientifiques sont maintenus derrière des barrières payantes, empêchant la majorité de la population d’y accéder. En conséquence, certains lecteurs sont amenés à utiliser des sites pirates comme Sci-Hub pour y avoir accès, une pratique qui est simultanément considérée par certains  comme criminelle et contraire à l’éthique, tandis que d’autres y voient un acte de désobéissance civile. Cet article considère le piratage à la fois sous l’angle de l’efficacité et de l’éthique, en remettant en perspective  la « guérilla pour le Libre Accès » dans une histoire plus ancienne du piratage et de l’accès à la connaissance. Cette approche montre que le piratage occupe aujourd’hui une place incontournable qui peut finir par rendre obsolète le régime des droits de propriété intellectuelle. Mais si nous voulons agir pour construire un véritable Commun de la connaissance scientifique, le Libre Accès apparaît l’alternative à privilégier pour dépasser les formes propriétaires de la marchandisation du savoir et établir un système de communication scientifique qui remplisse cet objectif.

***

Le Libre Accès a progressivement rendu librement disponible une part croissante des publications académiques. Néanmoins, une majorité des articles scientifiques restent derrière des barrières payantes, si bien que certains se tournent vers le piratage pour y accéder. Alors que certains considèrent cette pratique comme criminelle et contraire à l’éthique, pour d’autres « libérer » la recherche constitue un acte légitime de désobéissance civile. Cet article examine le piratage à la fois sous l’angle de l’efficacité et de l’éthique. En resituant la « guérilla pour le Libre Accès » dans une histoire plus ancienne du piratage et de l’accès à la connaissance, nous pouvons voir que, non seulement le piratage occupe aujourd’hui une place incontournable, mais qu’il peut aussi entraîner des changements positifs dans les pratiques de communication. Mais le Libre Accès apparaît encore comme l’alternative à privilégier pour dépasser les formes propriétaires de marchandisation du savoir scientifique.

Propriété sur la connaissance ?

La propriété intellectuelle est une invention relativement récente (milieu du 19ème siècle) que des entreprises ont agressivement défendue au 20ème siècle dans le but de dégager des profits. En matière de connaissance scientifique, la propriété des droits d’auteur appartient en général davantage aux éditeurs qu’aux auteurs. Lorsqu’un article est accepté pour publication dans un journal en accès restreint, le droit d’auteur est souvent (sinon toujours) transféré par l’auteur vers l’éditeur par le biais d’un contrat de cession de droits. Mais étant donné que l’idée même que la connaissance scientifique puisse être possédée relève davantage d’une fiction que d’une nécessité liée à la manière dont nous produisons collectivement la Science, il paraît important d’en questionner la validité et l’utilité.

Le fait qu’une large proportion des droits de propriété intellectuelle soient détenus par des éditeurs est lié aux mécanismes actuels de financement du système de communication scientifique. Nous sommes au milieu d’une transition d’un modèle de financement des journaux basé sur les abonnements vers un environnement de Libre Accès où le travail de publication sera financé par d’autres moyens, comme les consortium de bibliothèques, les frais de publications (APC), etc. Les licences libres – généralement des licences Creative Commons – utilisées diffuser une partie des publications en Libre Accès modifient la « propriété » des oeuvres et favorisent une approche davantage ancrée dans les Communs. Cependant à l’heure actuelle, une majorité des livres et des articles sont seulement disponibles sous copyright et en échange d’un paiement (selon certaines estimations, plus de 50% des articles récents sont en Libre Accès, en Voie Verte ou Dorée, mais lorsque l’on rapporte ces chiffres au stock des articles publiés dans le passé, il reste toujours une majorité d’articles maintenus derrière une barrière payante). Le prix à payer pour accéder aux résultats de la recherche constitue toujours un obstacle qui empêche beaucoup de personnes de lire et d’utiliser les publications scientifiques dans le cadre de leurs propres travaux. Le piratage constitue une des manières de lever cette barrière.

Le droit d’auteur comme réponse au piratage

Le droit d’auteur et le piratage sont deux concepts qui sont nés ensemble, et dans une certaine mesure, ils reposent même l’un sur l’autre. D’après les travaux de Johns, l’idée que les auteurs possèdent un droit de propriété sur leurs écrits – et que les éditeurs constituent des intermédiaires essentiels pour exercer ces droits – a été inventée au 17ème siècle en réaction au piratage. Les libraires affirmaient alors que les pirates constituaient un affront à la civilisation et qu’eux seuls étaient en mesure de les empêcher de nuire. Dès lors, ils proposèrent d’inventer une propriété au bénéfice des auteurs comme une réponse utile au piratage, tant d’un point de vue politique qu’économique. Plus récemment, le droit d’auteur a été amalgamé à d’autres formes de droits comme les brevets ou les marques sous le terme de « propriété intellectuelle ».

Le piratage, la propriété littéraire, le droit d’auteur et les journaux académiques eux-mêmes sont tous des inventions qui prennent leurs origines au début de l’ère moderne en Europe à la suite de l’introduction de l’imprimerie. Et bien que ces concepts aient été adaptés au fil du temps pour les rendre compatibles avec l’évolution des techniques, il n’y a pas de raison de penser qu’ils devraient perdurer sous la forme où ils existent actuellement. A l’ère numérique, la capacité de créer sans limite des copies parfaites à un coût marginal presque nul a conduit à une explosion du piratage de tous les types de médias. En réaction les violations du droit d’auteur – qui jusqu’à une date récente relevaient simplement du civil – ont été lourdement criminalisées à partir de la fin des années 80 par le biais de plusieurs réformes législatives et d’accords internationaux de commerce. Pourtant, les mêmes technologies numériques qui facilitent le piratage rendent aussi possibles de nouvelles formes de dissémination de l’information, dans le respect de la loi. Dès lors, plutôt que de demander un renforcement de la répression pénale, les titulaires de droits pourraient s’adapter d’une autre manière.

En réalité, le piratage a souvent favorisé des innovations qui ont contribué à la diffusion des connaissances. Aux États-Unis après l’accession à l’indépendance, le refus délibéré des éditeurs nationaux de reconnaître la validité du droit d’auteur sur les oeuvres venues d’Angleterre a alimenté le débats d’idées dans la sphère publique et facilité la circulation du savoir vers des groupes et de régions moins favorisés. Les entreprises de médias elles-mêmes ont pu occasionnellement profiter de violations de la propriété intellectuelle, comme lorsque l’industrie naissante du cinéma s’est déplacée en Californie pour échapper aux restrictions imposées par les brevets ou quand les majors de la musique ont réalisé d’importants profits grâce à des genres musicaux comme le hip-hop, basé sur le sampling illégal de morceaux préexistants. Est-ce que la publication scientifique pourrait de la même façon tirer bénéfice des pratiques de piratage ?

Le piratage de la Science aujourd’hui

Il existe plusieurs sites pirates qui donnent accès à des publications scientifiques en ignorant ou en contournant les restrictions liées au droit d’auteur, comme Aaaaarg ou Library Genesis. Le plus célèbre de ces sites est Sci-Hub, fondé par Alexandra Elbakyan en 2011. Utilisant une interface simple de recherche « à la Google », l’utilisateur peut entrer un DOI et atteindre directement une copie de l’article qui l’intéresse, sans avoir à s’authentifier. Les méthodes précises utilisées par Sci-Hub pour fournir ce service restent obscures, mais sont sans aucun doute possible mises en oeuvre sans l’accord des éditeurs.

Les sites comme Sci-Hub sont efficaces parce qu’ils apportent une solution aux multiples problèmes qui se posent en matière d’accès à la Science. Les sites pirates sont très largement utilisés dans les pays en développement, en particulier parmi les pays qui ne font pas partie de l’initative Research4Life, comme l’Indonésie, l’Inde, la Chine ou l’Iran. Une autre raison de la popularité de Sci-Hub réside dans sa simplicité d’utilisation – même pour ceux qui bénéficient d’un accès légal par le biais de leur institution, il peut être beaucoup plus facile et rapide d’obtenir un article par Sci-Hub qu’a partir du site de l’éditeur. Et du point de vue du lecteur, comme le piratage aboutit à une copie exacte, cela ne fait aucune différence en bout de chaîne si l’article est piraté ou non. Dès lors, si l’on met de côté la question de la légalité, le piratage remplit son office et satisfait les besoins immédiats des utilisateurs, tandis que la nature distribuée du web fait que le phénomène sera sans probablement impossible à stopper.

En dépit de ce qu’affirment les avertissements affichés avant les films, il y a une distinction claire entre le piratage, qui constitue une violation du droit d’auteur, et le vol, qui consiste à prendre la propriété de quelqu’un dans le but de l’en priver de manière permanente. Reproduire un fichier informatique contenant un travail académique ne prive pas le possesseur original de son fichier. On pourrait soutenir que le piratage se rapproche davantage de la fraude que du vol, si un bien piraté est présenté comme étant l’original, mais cela ne s’applique pas au piratage de la Science étant donné que les fichiers sont mis gratuitement à disposition et que la copie et l’original sont identiques. En réalité, la légalité n’est pas la même chose que l’éthique et il y a eu de nombreux cas dans l’histoire où des lois étaient clairement contraires à l’éthique. Dans ces situations, agir à l’encontre des lois peut constituer le comportement le plus éthique à adopter. Les services juridiques des grandes maisons d’édition ne sont pas réputés pour s’embarrasser de ces considérations philosophiques et en 2015, Elsevier a fait condamner Sci-Hub devant la justice américaine. Il en a résulté que la saisie du nom de domaine sci-hub.org et l’indisponibilité du site d’origine. Cependant, de nombreux sites miroirs existent en dehors de la juridiction des États-Unis, si bien qu’il y a peu de chances qu’il puisse être entièrement retiré du web.

Les limites du piratage

Si les développements précédents semblaient dresser un portrait favorable du piratage, il importe à présent d’explorer les conséquences négatives qu’il peut entraîner. Passons sur les arguments habituels selon lesquels le piratage prive les titulaires de droits d’une rémunération. Il est clair que de nombreux utilisateurs des sites pirates ne peuvent pas s’offrir un accès légal aux contenus, ce qui fait qu’ils ne diminuent pas les revenus des titulaires de droits. Et comme les éditeurs ne créent pas eux-mêmes les œuvres – ils peuvent y apporter de la valeur ajoutée par leur travail dans le processus de production, mais ils ne créent pas en tant que tels les contenus protégés par la propriété intellectuelle -, le rôle incitatif du droit d’auteur est ici sans objet. A la place, il est plus intéressant d’examiner les effets du piratage sur les économies des pays du Sud et de considérer l’impact potentiel sur la communication scientifique considérée dans son ensemble si les institutions décidaient de supprimer leurs abonnements en masse pour se reposer entièrement sur des sites pirates.

A cause même de son statut illégal, il y a des liens entre le piratage et d’autres formes de marchés noirs. Selon Aguiar, « l’économie politique de la corruption » qui accompagnent ces activités minent la légitimité des autorités politiques et en ce sens, le piratage contribue à normaliser la corruption. D’un autre côté, le niveau élevé de piratage des oeuvres culturelles dans les économies émergentes résulte des prix élevés des offres légales qui les rendent inabordables pour la plupart des gens. Comme les oeuvres qui sont piratées tendent à être produites par des entreprises situées dans le Nord, Karaganis estime que le piratage crée un gain économique net pour les économies émergentes, car l’argent qui aurait dû aller à des multinationales est réinjecté au lieu de cela dans l’économie locale. D’autres comme Schwartz et Eckstein examinent le piratage sous l’angle du post-colonialisme et étudient ce qui se produit quand les pratiques culturelles de copie entrent en conflit avec des notions juridiques comme l’auctorialité et la propriété. Sundaram suggère que le piratage déstabilise les médias tout en permettant l’accès de groupes défavorisés à ces mêmes médias.

Il est clair que les effets sociaux et économiques du piratage sont complexes. Mais on peut se demander jusqu’à quel point le piratage des publications scientifiques correspond au tableau que nous venons de dresser. Il s’agit peut-être d’un cas spécifique, car il n’y a pas de liens connus entre le piratage de la Science et d’autres activités illégales. Un autre domaine dans lequel le piratage peut causer de dégâts est celui de la contrefaçon de médicaments, génératrice de dangers importants pour la santé. Mais ce n’est clairement pas le cas avec les articles de journaux piratés. La question de la provenance peut quand même toutefois se poser : obtenir une œuvre directement par le biais d’un éditeur officiel (ou d’une copie acquise par une bibliothèque) rend plus clair pour l’utilisateur final le fait qu’il a eu accès à une copie fiable. Un aspect pour lequel les communautés des bibliothèques et des éditeurs arrivent à travailler ensemble est celui de la conservation à long terme. Martin a étudié les contenus piratés sous l’angle de leur conservation et il aboutit à la conclusion que les garanties actuelles sont insuffisantes. Bien que l’instabilité que Martin constate pour les torrents est moins prononcée pour les bibliothèques clandestines comme Sci-Hub, du fait des nombreux sites-miroirs, la question de leur préservation à long terme reste posée. Or l’existence des bibliothèques clandestines pourraient finir à terme par compromettre les efforts conduits par les bibliothécaires et les éditeurs pour préserver la connaissance scientifique, notamment grâce à l’archivage pérenne et à la garantie de provenance,en faisant croire qu’ils ne sont plus nécessaires.

Par ailleurs, l’accès illicite aux nouvelles publications implique par définition que les éditeurs continuent à publier. Si tous les souscripteurs décident de résilier leurs abonnements dans l’espoir de pouvoir accéder aux contenus par le biais de Sci-Hub, les revenus des éditeurs se tariront et le contenu cessera d’être produit (ou plutôt, la production se poursuivra, mais sous une autre forme). En admettant que les chercheurs continuent à reconnaître la valeur du travail des éditeurs au-delà de la simple distribution – et certaines études montrent que c’est le cas – un effondrement soudain de l’industrie de l’édition et le retour aux seuls pré-prints seraient mal acceptés par la majorité de la communauté académique. Si le travail de publication doit se poursuivre, mais que le modèle de l’abonnement ne remplit plus son rôle, alors des modèles économiques alternatifs sont nécessaires.

Le Libre Accès reste l’alternative

Le piratage n’est pas une forme de Libre Accès. Il répond certes à un besoin immédiat et légitime d’amélioration de l’accès aux résultats de la recherche, mais il ne produit pas en tant que tel les infrastructures qui permettraient de maintenir un système de communication scientifique sur le long terme. Les articles piratés ne sont pas non plus placés sous licence libre, ce qui limite leur réutilisation dans certains contextes. Cependant, quel que soit votre avis sur les questions éthiques posées par le piratage, dans un monde de réseaux numériques où le piratage de la Science est une réalité, persister à essayer de maintenir un système d’accès basé sur la propriété et sur la capacité à payer paraît complètement futile.

Si les éditeurs veulent continuer à pouvoir se positionner comme des parties-prenantes essentielles dans le processus de la communication scientifique, ils devraient plutôt le démontrer par des actions positives plutôt qu’en s’engageant, tel Sisyphe, dans une bataille perdue d’avance contre le piratage. Il n’y a qu’une voie raisonnable pour les éditeurs, pour continuer à travailler avec les bibliothèques et les chercheurs qui souhaitent que les résultats de la recherche soient aussi largement accessibles que possibles, mais sans violer le droit d’auteur : c’est le Libre Accès. Il a fallu 20 années d’efforts constants produits par d’innombrables personnes pour porter le Libre Accès au niveau où il est arrivé aujourd’hui : des millions d’articles accessibles et un large consensus au niveau institutionnel, qui ne sont pas advenus par hasard mais par le travail d’individus souhaitant faire progresser la Science. Voilà la manière appropriée d’en finir avec le piratage : pas par la répression, mais en mettant fin aux conditions qui le rendent encore nécessaire.

Conclusion

Si nous voulons aller de l’avant en repensant la recherche au-delà de la notion de propriété et disposer d’un système de communication scientifique qui oeuvre dans l’intérêt des chercheurs et pour l’avancement de la connaissance, alors nous devons réfléchir de façon plus créative et radicale à ce que nous voulons voir advenir et à la manière dont nous devons agir pour le rendre possible. Sci-Hub n’est pas la solution, mais c’est un signal d’alarme qui devrait nous réveiller. C’est une preuve que le régime actuel de propriété intellectuelle peut devenir obsolète. Si nous voulons agir pour construire un véritable Commun du savoir scientifique et en finir avec un système légal dépassé tout en restant dans un cadre éthique qui respecte les valeurs des bibliothécaires et des chercheurs, alors il nous faut travailler de concert pour mettre en place un système de communication scientifique qui remplisse cet objectif.

NDT(1) : je n’ai pas reproduit les notes qui accompagnaient ce texte, mais vous pouvez les trouver sous l’article original.

NDT(2) : Vous aurez noté que je continue à traduire Open Access par « Libre Accès », et non par « Accès ouvert », comme certains le préconisent, considérant que ce subtil glissement constitue un véritable piège, qui risque de peser très lourd lorsqu’il s’agira de définir la Science ouverte (Open Science)…

 


Classé dans:open access Tagged: éditeurs, chercheurs, droit de propriété, Libre accès, open access, piratage, recherche, Sci-Hub

Droit de prêt numérique et droits sociaux des auteurs : deux causes qui devraient s’allier ?

lundi 23 octobre 2017 à 18:26

La semaine dernière, l’auteur Neil Jomunsi a publié sur son blog un billet intéressant à propos de la professionnalisation des auteurs numériques, dans lequel il appelle notamment à remettre en question la nécessité d’une validation de l’auteur par l’éditeur. Il fait également des propositions, à mon sens importantes, pour permettre aux auteurs numériques de bénéficier de la sécurité sociale des écrivains, l’accès à ces droits sociaux étant l’une des clés de la reconnaissance d’un statut professionnel :

[…] la profession d’auteur change aujourd’hui comme elle n’a jamais changé, et ces bouleversements exigent des réponses innovantes, parfois même des réponses d’ordre législatif. Je pense aux revenus tirés de l’auto-édition, ainsi qu’à ceux du mécénat et du crowdfunding. Fiscalement parlant, ces revenus naviguent pour le moment dans une zone grise. Demander aux auteurs et autrices de se doter du statut d’auto-entrepreneur est impensable, d’autant qu’il s’agit d’un véritable contresens : reconnaître la valeur de l’écrivant par-delà la validation de l’éditeur, c’est reconnaître le droit à la sécurité sociale de tous les auteurs et de tous les autrices. C’est donc ouvrir la possibilité que ces revenus entrent dans le calcul de l’assiette de l’Agessa, la sécurité sociale des écrivains. À une époque où les à-valoir sont en chute libre ou et la surproduction rend les succès commerciaux en librairie de plus en plus incertains, notre corporation doit trouver des chemins de traverse, des voies de secours.

Ce thème des droits sociaux des auteurs reste souvent dans l’ombre de celui de la défense du droit d’auteur, bien davantage mis en avant par les organisations qui représentent les intérêts des professionnels de la filière du livre, ainsi que par le gouvernement. Pourtant, l’actualité montre à quel point la réouverture de ce débat reste aujourd’hui importante, en raison notamment de la précarisation accrue des auteurs.

Fragilisation des auteurs

L’ouvrage « Profession ? Écrivain. » publié récemment par les sociologues Gisèle Sapiro et Cécile Rabot alerte sur la fragilisation croissante de la condition des auteurs, en pointant en premier lieu la responsabilité des pratiques éditoriales :

Paradoxalement en effet, la tendance à la professionnalisation s’accompagne d’une précarisation croissante du métier d’écrivain liée avant tout à la surproduction de livres. Plus il y a de livres, plus le marché se disperse, les chiffres de ventes baissent, et par conséquent les revenus des auteurs payés au pourcentage sur celles-ci, les éditeurs limitent les à-valoir, pratiquent la compensation entre les titres, et les auteurs, qui sont rarement en position de pouvoir négocier, sont de plus en plus précarisés. Face à cette situation, de nombreux écrivains sont contraints d’exercer un autre métier plus ou moins lié à l’écriture comme l’enseignement, l’édition, la traduction, le scénario, qui est souvent leur source principale de revenus. D’autres bouclent leurs fins de mois en multipliant les activités connexes à leur travail d’écrivain, l’animation d’ateliers d’écriture, les résidences, les conférences, les lectures publiques, les rencontres-débats…

L’actualité se fait directement l’écho de la réalité décrite par cette enquête sociologique : alors que le Syndicat National de l’Édition publie des résultats qui montrent que le secteur de la BD se porte bien économiquement (20% de croissance…), les auteurs tirent la sonnette d’alarme en pointant la dégradation de leurs conditions d’existence (50% des auteurs en dessous du SMIC et un tiers sous le seuil de pauvreté, avec des chiffres qui montent à près de la moitié pour les femmes). Cette situation donne le vertige, mais l’actuel gouvernement n’a pas l’air de vouloir en faire une priorité de sa politique. Car si on entend beaucoup la Ministre de la Culture Françoise Nyssen, ex-directrice de la maison d’édition Actes Sud, sur la défense du droit d’auteur, on reste plus circonspect sur sa volonté de protéger les droits sociaux des créateurs. La décision d’augmenter la CSG de 1,7% va par exemple impacter de plein fouet les artistes-auteurs, car ils seront la seule profession pour laquelle cette hausse ne sera pas compensée par une baisse des cotisations…

Prêt numérique et droits sociaux des auteurs

Or il existe une opportunité de relancer le débat sur les droits sociaux des auteurs qui mérite à mon sens d’être explorée : la question de la reconnaissance d’un droit de prêt numérique en bibliothèque. En 2003, la loi a instauré au terme d’un long débat une licence légale pour le prêt des livres en bibliothèque, accompagnée d’une rémunération versée par les établissements qui a permis de financer la mise en place d’un système de retraite pour les auteurs (géré par l’Agessa, la sécurité-sociale des artistes-auteurs). Or un vif débat a lieu actuellement pour savoir si ce dispositif législatif peut ou non être étendu au prêt de livres numériques et si le législateur doit intervenir pour adapter les textes. Pour l’instant, ce n’est pas la solution privilégiée par la France, qui a choisi d’organiser le prêt numérique sur une base contractuelle à travers le dispositif PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) auquel se sont ralliés les principaux éditeurs français, avec un soutien appuyé du gouvernement.

Ce système prévoit bien une rémunération pour les auteurs, assise sur les dispositions des contrats de cession de droits signés avec les éditeurs. Mais outre qu’on ne sait pas avec précision ce que rapporte effectivement ce système aux auteurs, il les a en plus privés d’une opportunité d’obtenir de nouveaux droits sociaux. Car si le législateur était intervenu pour élargir la licence légale en matière de prêt, cela aurait l’occasion d’ouvrir un débat sur l’affectation des sommes versées par les bibliothèques, qui auraient pu être à nouveau fléchées en ce sens, comme cela a été le cas pour créer la retraite des auteurs dans les années 2000.

Appliquer la décision de la justice européenne

Lors de la Foire du livre de Francfort, Françoise Nyssen a déclaré qu’elle ne souhaitait pas réouvrir ce dossier et s’opposait même à ce que le prêt numérique soit organisé sur la base d’une exception législative au droit d’auteur (ce qu’est juridiquement la licence légale de la loi de 2003). Or, comme le collectif SavoirsCom1 l’a fait valoir en réaction, une telle position est hautement contestable. En novembre 2016, la Cour de Justice de l’Union Européenne a en effet rendu une importante décision dans laquelle elle estime que, dans l’intérêt même des auteurs, le prêt de livre numérique ne devait pas dépendre uniquement des autorisations contractuelles délivrées par les éditeurs :

[Les éditeurs] mettent à la disposition des bibliothèques, pour un prix spécialement négocié à cet effet, les livres numériques que ces bibliothèques ont ensuite le droit de prêter aux usagers. (…) ces relations contractuelles bénéficient principalement aux éditeurs ou aux autres intermédiaires du commerce des livres numériques, sans que les auteurs reçoivent une rémunération adéquate.

(…) Une interprétation de la directive 2006/115 selon laquelle le prêt numérique relève de la notion de « prêt » non seulement ne serait pas préjudiciable aux intérêts des auteurs, mais, au contraire, permettrait de mieux protéger leurs intérêts par rapport à la situation actuelle, régie par les seules lois du marché.

Sur la base de ce raisonnement et au nom de l’importance du rôle des bibliothèques dans l’accès à la connaissance, la CJUE a estimé que les États-Membres de l’Union pouvaient étendre aux livres numériques la licence légale prévue pour le prêt des livres papier. Or c’est précisément ce que Brigitte Nyssen refuse de faire, ce qui non seulement risque d’être préjudiciable aux auteurs sur le plan de la rémunération directe, mais les prive aussi d’une chance d’obtenir de nouveaux droits sociaux pour conforter leur statut professionnel. La couverture sociale des artistes-auteurs comporte aujourd’hui des prestations maladie, maternité, invalidité, décès ; des prestations familiales et une retraite, mais l’accès à ces droits est réservé à une petite minorité d’entre eux, en raison des conditions sévères d’affiliation à l’Agessa (toucher au moins 8703 euros de revenus artistiques en un an). En ces temps de disette budgétaire, les sources nouvelles de financement public seront de plus en plus difficiles à trouver, alors que c’est précisément ce que permettrait de dégager une rémunération du droit de prêt numérique. Consacrer ce droit par la loi constituerait donc une opportunité d’assouplir les conditions d’affiliation (en abaissant le seuil requis ou en faisant entrer d’autres sources de revenus dans l’assiette, comme le suggère Neil Jomunsi), afin qu’un plus grand nombre de créateurs en bénéficient. On pourrait aussi imaginer la création de nouveaux droits sociaux pour mieux sécuriser le parcours des auteurs ou explorer des pistes encore plus innovantes, comme celle d’un régime d’intermittence pour les artistes-auteurs qui avait été proposé par certains partis lors de la campagne présidentielle.

Pour un renversement des alliances

En réalité, le droit de prêt numérique et les droits sociaux des auteurs sont deux causes qui pourraient s’allier l’une à l’autre pour peser face aux pouvoirs publics. Contrairement à ce que les grands éditeurs soutiennent, une telle convergence montre que les usages collectifs de la culture ne sont pas opposés aux intérêts des auteurs, bien au contraire ! On peut faire progresser les deux de pair, à condition de dépasser des clivages et des incompréhensions qui jouent finalement aussi bien en défaveur des auteurs et que des bibliothèques, en les dressant souvent les uns contre les autres.

Ne nous y trompons pas : c’est aussi une des fonctions « cachées » de PNB, défendu bec et ongles par le gouvernement et les grands éditeurs, de jouer le rôle d’un écran de fumée pour que ces questions essentielles ne soient pas mises en débat public. Récemment, auteurs et bibliothécaires ont su s’allier dans l’opposition à la taxation des lectures publiques, avec un certain succès (même si ce dossier n’est pas encore clôt…). Si cette convergence ponctuelle se transformait en un renversement durable des alliances, c’est une véritable force politique nouvelle qui naîtrait avec le potentiel de changer – peut-être – le cours des choses en matière de politique culturelle.


Classé dans:Uncategorized

La Culture est-elle « structurellement » un bien commun ?

dimanche 15 octobre 2017 à 16:46

Au début du mois, Henri Verdier, l’administrateur général des données de l’Etat et directeur de la DINSIC, a publié un billet important sur son blog, intitulé : « La Silicon Valley est-elle en passe de devenir la capitale de la culture ?« . Il y analyse les mécanismes qui ont placé les grands acteurs américains du numérique, type Google, Amazon, Facebook ou Netflix, en situation de quasi-hégémonie sur le plan culturel au niveau mondial. Mais c’est la conclusion de son billet qui attire tout particulièrement l’attention, car pour contrecarrer cette emprise grandissante des GAFAM, il appelle à une convergence entre le monde de la Culture et celui des Communs numériques :

Cette puissance des plateformes – tout comme la difficulté à les taxer – vient largement de ce qu’ils rompent avec les chaînes de valeur traditionnelles de l’industrie, pour imposer de nombreux nouveaux modèles économiques extrêmement sophistiqués, renforcés par leur capacité leur capacité à observer leurs usagers et à nouer de nouvelles alliances avec la multitude.

Pour y répondre, il faudra mobiliser des concepts nouveaux : les communs numériques, une subtile diversification des « droits d’usage » (qui, pour les informaticiens, s’appellent le « design d’API » par exemple).
Or, nombre de ces « concepts nouveaux » sont en fait des concepts bien anciens, qu’il nous suffit de réactualiser. Depuis que l’Occident, au XVIIIe Siècle, a renconcé à distinguer l’usus, l’abusus et le fructus, a choisi de simplifier à outrance le concept de propriété, le monde de la culture est le seul qui a conservé le sens de la diversité des situations et des usages, qui a construit un droit moral, qui a distingué droit de propriété, droit de reproduction, droit de diffusion, droit de modification, droit d’exploitation commerciale, et qui a appris à les conjuguer. J’en ai la conviction, c’est lui qui peut aujourd’hui nous fournir les outils indispensables pour réguler l’économie numérique, bien au delà des industries culturelles. Le problème ? Une attitude générale frileuse, arc-boutée, défiante. Pourquoi par exemple les représentants des industries et des administrations culturelles ont-il craint à ce point, pendant les débats sur la loi République numérique, la proposition de créer un droit positif du producteur de communs ? Ils avaient tout à y gagner.

Cette alliance confiante d’un pays qui sait ce qu’il a à dire, à apporter au monde, qui sait qu’il maîtrise assez son socle technologique pour garder la maîtrise de son destin, qui sait nouer des alliances inédites avec ses artistes, avec les grands Communs contributifs du monde, avec les communautés du logiciel libre… Cette alliance est encore possible. Et indispensable pour qui souhaite pouvoir continuer à nourrir la conversation mondiale de sa propre création culturelle.

Image par Jarmoluk. Domaine Public (CC0).

Outre le fait que l’on trouve en France bien peu de personnages officiels pour tenir ce type de discours d’ouverture, j’ai trouvé particulièrement intéressante la manière dont Henri Verdier fait un détour par le droit pour justifier le rapprochement entre Culture et Communs.

Du droit d’auteur envisagé comme « faisceau de droits »

Henri Verdier rappelle en effet que le droit d’auteur ne constitue pas un droit « unique » ou « homogène », mais se présente plutôt comme un ensemble de prérogatives « sécables » ou « dissociables » : droit de reproduction, droit de représentation, droit d’adaptation, droit moral (lui-même divisé en droit à la paternité, à l’intégrité, à la divulgation, au retrait), etc. Chacune de ces différentes branches est transférable par l’auteur vers des tiers par le jeu des cessions de droits (ou peut faire l’objet d’autorisations ponctuelles sollicitées par des réutilisateur). Il en résulte une mécanique complexe, par laquelle l’auteur (ou le titulaire des droits après cession) peut répartir entre divers acteurs le faisceau des droits sur l’oeuvre en lui donnant la configuration qu’il souhaite.

Les différentes branches du droit d’auteur en un schéma.

Or cette notion de « faisceau de droits » (ou Bundle of Rights) constitue un des éléments centraux de la théorie des Communs, telle qu’on la trouve formulée notamment chez Elinor Ostrom. Pour cette chercheuse, lauréate du prix Nobel d’économie en 2009, la gestion des CPR (Common-Pool Resources – Ressources mises en communs) passe par l’attribution de différents droits d’accès, d’usage et de gestion à une communauté d’acteurs qui vont mettre en place un système de gouvernance pour pouvoir les exercer conjointement. Contre la théorie économique dominante qui, comme le rappelle Henri Verdier, s’appuie sur la nécessité de préserver un droit de propriété unifié comme condition de l’efficacité du marché, Elinor Ostrom a au contraire montré que le succès de la gestion en Communs des ressources passait par une répartition équilibré des droits entre une multiplicité d’acteurs, à condition qu’ils soient capables de mettre en place les arrangements institutionnels adéquats pour les exercer ensemble.

Une représentation du « faisceau de droits » chez Elinor Ostrom.

Ce que je trouve intéressant dans la vision d’Henri Verdier, c’est qu’il envisage un rapprochement « structurel » entre la Culture et les Communs, dans la mesure où le « pré-découpage » du droit d’auteur en différentes branches constituerait une base propice à des formes de gestion par éclatement d’un faisceau de droits. C’est un point de vue qu’il avait d’ailleurs déjà exprimé dans un article intitulé « Les communs numériques. Eléments d’économie politique« , co-écrit en 2016 avec Charles Murciano :

Il faut s’arrêter un instant sur l’importance de cette question de la propriété. Comme l’explique très bien Yann Moulier Boutang, l’Occident a longtemps su distinguer différents attributs du droit de propriété (usus, abusus, fructus) qui ont permis de nombreuses formes de gestion des biens (droit d’usage mais pas de modification, droit de modification mais pas d’aliénation, etc.). C’est dans cette pensée riche et nuancée que se sont épanouis les grands communs « physiques ». Et c’est, à l’âge classique, l’incapacité à reconnaître ces formes de propriété (tout ce qui ne comprenait pas à la fois l’usus, l’abusus et le fructus étant considéré res nullius et accaparé par le premier venu) qui a valu tant de tragédies écologiques, anthropologiques et humaines.

Curieusement, à cause sans doute de son caractère immatériel, le droit de la propriété intellectuelle a conservé toutes ses nuances, séparant nettement le droit d’accès, de représentation, de modification, etc. Au prix en revanche de régimes de contrôle extrêmement sophistiqués des usages des biens culturels. Je dis « curieusement », car ce sont aujourd’hui les industries culturelles qui semblent les plus réticentes à embrasser la pensée des communs dont elles sont pourtant la plus grande preuve de la pertinence.

Henri Verdier pointe ici un paradoxe intéressant : pourquoi est-ce que le monde de la Culture se montre si réticent à accepter la notion de Communs, alors même que le droit d’auteur possède des caractéristiques qui les rapprochent « structurellement » ? C’est cette hostilité qui s’est manifestée avec force en 2015/2016 lors du débat sur la loi République numérique, lorsque les industries culturelles et les grandes sociétés d’auteurs se sont mobilisées pour empêcher la consécration d’un « domaine commun informationnel« , qui aurait ouvert en France la voie à une reconnaissance juridique des Communs de la connaissance.

Prendre en compte les exceptions et limitations au droit d’auteur

A mon avis, on ne peut comprendre réellement ce paradoxe si on ne va pas un peu loin dans la réflexion sur ce qui forme le « faisceau de droits » en matière de droit d’auteur. Car en réalité, il faut aller au-delà des prérogatives que cite Henri Verdier pour saisir en quoi il consiste réellement. Les droits de reproduction, de représentation, d’adaptation ou le droit moral, constituent en réalité des droits exclusifs qui permettent d’interdire les usages d’une oeuvre et sont en principe réunis au départ entre les mains du créateur. Il n’y a donc rien à la base qui prédispose les droits d’auteur à favoriser la construction de ressources partagées. Si l’auteur ne manifeste aucune volonté de consentir des droits d’usage, on reste dans un droit exclusif de propriété qui n’a, en réalité, rien à voir avec le régime de propriété partagée et distribuée des Communs. Pire en général, l’auteur, s’il veut que son oeuvre soit exploitée pour lui rapporter des revenus, va devoir consentir des cessions de droits à des intermédiaires économiques (type éditeurs ou producteurs), très étendues à la fois dans leur portée et dans leur durée. Or ces intermédiaires ont tendance ensuite à verrouiller au maximum les usages et on retombe dans une propriété exclusive sans rapport avec la notion de Communs.

Mais on n’obtient qu’une image tronquée du faisceau des droits en matière de biens culturels si on se contente d’appréhender la question seulement sous l’angle des droits exclusifs. Il existe en réalité d’autres éléments dans la législation qui ont spécialement été conçus pour limiter la portée de ces droits afin d’accorder une place aux usages collectifs. Il s’agit en premier lieu des exceptions au droit d’auteur, comme la citation, la parodie, l’information immédiate, la copie privée, l’exception pédagogique et de recherche, le Text et Data Mining, etc. Il s’agit également de la limitation dans le temps de la durée des droits patrimoniaux qui permet aux oeuvres d’accéder au domaine public soixante-dix en principe après le décès de l’auteur, autorisant ensuite la libre réutilisation de l’oeuvre (sous réserve de respecter le droit moral). Il va s’agir enfin de mécanismes comme les licences légales qui transforment les droits exclusifs en simples droits à une rémunération pour favoriser la mise en oeuvre d’une technologie ou des usages collectifs. On peut citer à ce titre la licence pour la diffusion publique de musique enregistrée, qui a permis le développement de la radio, ou la licence sur le droit de prêt des livres en bibliothèque.

Si la Culture se rapproche « structurellement » d’un bien commun, ce n’est donc pas tant en raison du caractère « sécable » des différents droits exclusifs dont bénéficient les auteurs, mais parce que, dès l’origine, le droit d’auteur n’a jamais été conçu sous la forme d’un droit de propriété absolu. De nombreuses exceptions et limitations ont été introduites qui viennent organiser un équilibre entre la protection des créateurs et la reconnaissance des droits du public sur la Culture, sous la forme d’un faisceau de droits.

L’origine historique du droit d’auteur comme « propriété partagée »

Contrairement à la vulgate réductrice enseignée dans la plupart des facultés de droit en France, cette conception d’un droit d’auteur conçu comme une propriété partagée était bien présente dès l’origine de sa création, à la Révolution. Le premier débat auquel les révolutionnaires ont été confrontés a en effet été de savoir si le droit d’auteur devait durer sans limite dans le temps ou si l’on devait lui fixer un terme pour ménager l’existence d’un domaine public. Or c’est cette dernière solution qui a été retenue et il est extrêmement intéressant de relire les termes avec lesquels elle a été défendue par le député Isaac Le Chapelier, rapporteur de la première loi sur le droit d’auteur en 1791 :

Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est dans les mains de tout le monde, que les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, qu’ils ont confié à leur mémoire les traits les plus heureux ; il semble que dès ce moment, l’écrivain a associé le public à sa propriété, ou plutôt la lui a transmise toute entière ; cependant comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée, tirent quelques fruits de leur travail, il faut que pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse sans leur consentement disposer du fruit de leur génie. Mais aussi après le délai fixé, la propriété du public commence et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit humain.

On remarque que Le Chapelier parle bien d’une « propriété du public » découlant de l’existence du domaine public à l’issue de la période de protection des droits. Mais dès la publication d’une oeuvre, il n’hésite pas à dire que le public est immédiatement « associé » à la propriété de l’auteur, que celui-ci lui aurait implicitement « transmise » du fait même de la divulgation. Or c’est justement cette conception d’une « propriété conjointe » qui justifie l’existence des exceptions au droit d’auteur, lesquelles viennent aménager des droits d’usage sur les oeuvres sans attendre que celles-ci accèdent au domaine public.

Il en résulte que toutes les oeuvres – et pas simplement celles volontairement placées sous licence libre par leurs auteurs – sont en réalité des biens communs, parce que la législation organise la répartition d’un faisceau de droits distribués sur leur usage. Les licences libres ne font en réalité que de pousser plus loin cette logique de « communification » des oeuvres, en allant au-delà du plancher fixé par la loi et en anticipant tout ou partie des conséquences de l’entrée dans le domaine public. Mais ce plancher existe toujours, même pour le dernier roman qui vient juste de sortir chez Gallimard, et c’est l’existence de ce « socle législatif » qui rattache une oeuvre au régime de propriété partagée caractéristique des Communs.

Maximalisme contre Communs

Pour revenir à l’analyse d’Henri Verdier, on peut donc dire en effet que la Culture est « structurellement » un bien commun, mais c’est précisément la raison pour laquelle certains acteurs du monde culturel réagissent avec virulence contre la notion de Communs, comme ils l’ont fait lors du vote de la loi République numérique. Il s’agit en général d’intermédiaires – producteurs, éditeurs ou sociétés de gestion collective des droits – qui adhèrent à une conception « maximaliste » du droit d’auteur et souhaitent en étendre constamment la portée et la durée. C’est la raison pour laquelle ils luttent sans relâche contre l’introduction de nouvelles exceptions ou régimes de licence légale ou qu’ils réclament une extension de la durée des droits, quand ce n’est pas un système de « domaine public payant ». Leur fantasme absolu serait que le « faisceau des droits » sur la Culture soit démantelé pour basculer dans un système où le contrat régnerait en maître, afin que chaque usage de la Culture ne dépende plus que de leur seule volonté.

Ces ayants droit invoquent volontiers la période fondatrice de la Révolution pour justifier leur croisade maximaliste, en martelant notamment que la France, le « pays de Beaumarchais » ayant inventé le droit d’auteur, ne peut pas soutenir de nouvelles exceptions, comme cela est envisagé en ce moment dans le cadre de la réforme de la directive européenne sur le droit d’auteur. Mais la vérité, c’est que les défenseurs des Communs sont infiniment plus fidèles à l’esprit des origines, car ils sont les dépositaires de cette vision d’un droit de propriété partagé entre le public et les créateurs qu’avaient voulu les Révolutionnaires.

Henri Verdier a parfaitement raison d’appeler de ses voeux un rapprochement entre le monde de la Culture et celui des Communs numériques pour contrebalancer l’hégémonie des GAFAM. Mais cette alliance sera toujours contrecarrée par les maximalistes qui hantent ce milieu, dont le but est de dénaturer le droit d’auteur et de le faire dégénérer en un droit de propriété absolu. Cela ne signifie pas cependant que des rapprochements soient complètement impossibles. On en a vu un exemple récemment à propos de l’affaire des lectures publiques en bibliothèque. La SCELF (Société des Editeurs de Langue Française) a voulu mettre en place des tarifs pour faire payer les lectures publiques réalisées dans les bibliothèques, y compris lorsqu’elles étaient accomplies dans un cadre gratuit, ce qui aurait pu compromettre jusqu’aux lectures faites aux enfants dans le cadre des Heures du Conte. Ce genre de prétention est typiquement une manifestation du maximalisme en matière de droit d’auteur, qui cherche à saper systématiquement les usages collectifs. Or ce qui est intéressant, c’est que ce sont les auteurs eux-mêmes qui sont montés au créneau contre les éditeurs par le biais d’une pétition en réclamant que la gratuité des lectures publique ne soit pas remise en cause.

La pétition Shéhérazade en colère contre les prétentions des éditeurs à faire payer les lectures publiques en bibliothèque.

Ce faisant, les auteurs ont donc renoué avec l’héritage révolutionnaire d’une Culture conçue « structurellement » comme un bien commun pour permettre une répartition entre droits exclusifs et usages collectifs. Mais ces moments d’alliance Culture/Communs restent hélas encore rares et fugaces. La semaine dernière, les représentants des auteurs se sont par exemple exprimés depuis la Foire du Livre de Francfort pour manifester leur refus de voir de nouvelles exceptions au droit d’auteur consacrées dans la directive européenne, par le biais d’une déclaration plus dure et plus absolutiste encore que celles des éditeurs !

***

Il y a donc un long chemin à parcourir pour rapprocher la Culture et les Communs, alors même que, comme Henri Verdier en a eu l’intuition, il existe bien un lien « structurel » entre ces deux mondes dont l’origine plonge au coeur même des racines historiques du droit d’auteur.


Classé dans:A propos des biens communs Tagged: Bibliothèques, Biens Communs, communs, Culture, Domaine public, exceptions, faisceau de droits, Henri Verdier, lectures publiques, Révolution française