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AnArchy sur France 4 : du crowdsourcing fictionnel, mais pas encore une wikisérie

vendredi 31 octobre 2014 à 01:14

Hier, France 4 a diffusé le premier épisode de la série AnArchy, qui se veut l’un des premiers projets audiovisuels français à jouer à fond la carte de l’écriture collaborative avec le public. Les éléments de base de l’histoire et du dispositif sont les suivants :

Imaginez. La faillite d’une grande banque française. La France sort de la zone euro et attend une nouvelle monnaie. Chaque citoyen, vous en l’occurrence, est limité à un retrait de 40 euros par semaine. Dans cet univers, que feriez-vous ?

Anarchy est une fiction d’anticipation transmédia dans laquelle les narrations web et tv se parlent et se répondent. L’internaute crée l’histoire, engendre ses personnages, les nourrit sur le Web et participe à l’écriture d’une série diffusée simultanément sur France 4.

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La série en elle-même n’est qu’un des éléments d’un dispositif transmédia  plus vaste s’articulant autour d’un site Internet. Les internautes sont invités à contribuer à l’évolution du scénario par plusieurs biais différents. Ils peuvent soumettre des propositions concernant le sort de l’un des 5 héros principaux de l’histoire et chaque semaine, les auteurs de la série choisiront celles qu’ils estimeront la meilleure pour l’intégrer au scénario. Ils peuvent également créer un ou des personnages au sein d’un « réseau social de fiction » afin de leur faire vivre leurs propres aventures et là encore, ces propositions peuvent être introduites dans la série. Enfin, il est également possible d’envoyer des photos ou des vidéos pour répondre à des appels à témoignages lancés en fonction des événements se produisant dans l’histoire.

Tout cela crée un ensemble relativement complexe sur le plan narratif, mais aussi sur le plan juridique, car un grand nombre de contributeurs aux statuts divers vont se retrouver impliqués dans le projet et il peut s’avérer compliqué dans une telle situation de gérer les droits sur l’ensemble, surtout que le projet est également appelé à se décliner ensuite en roman.

Lorsque j’ai entendu parler de ce projet, je pensais que les internautes seraient mis à contribution uniquement pour voter sur des options ou donner des idées. Une telle situation n’aurait pas été très complexe à gérer en termes de droit d’auteur, car les simples idées ne sont pas protégeables en tant que telles ; seules leur mise en forme originale l’est.

Mais il apparaît lorsque l’on regarde le site du projet que les internautes sont véritablement invités à rédiger leurs contributions de manière détaillée, en prenant en compte des consignes générales données par l’équipe de production :

Prenez plaisir à écrire. Prenez du temps pour l’orthographe et l’oeil de vos futurs lecteurs. Soyez cohérent avec l’univers narratif et la temporalité d’Anarchy. Autant que possible, prenez connaissance des événements du jour pour y faire référence dans votre production, ou au moins ne pas les contredire.

Cela donnera (et on peut déjà en voir des exemples en ligne) des textes qui constitueront dans leur grande majorité des oeuvres de l’esprit indépendantes, protégées par le droit d’auteur. On aurait pu alors se demander si ce projet n’était pas assimilable à une « oeuvre collective », catégorie juridique du droit français où une personne physique ou morale est à l’initiative d’une création et coordonne la production de contributeurs dont les apports viennent se fondre dans un ensemble. Mais une récente jurisprudence, rendue à propos du site Vie de Merdea montré que la portée de l’application de la notion d’oeuvre collective était relativement limitée pour les créations collaboratives sur Internet. Et qui plus est ici, chaque contribution est bien individualisée et les internautes disposent d’une marge de liberté importante.

Du coup, les producteurs de la série, FranceTV nouvelles écritures et Telfrance Série, étaient confrontés à la nécessité de mettre en place une architecture juridique contractuelle pour régler la question de l’exploitation des contributions. Celle-ci est décrite dans les conditions générales d’utilisation de la plateforme, qui sont intéressantes à lire.

Le système fonctionne sur la base d’une clause de cession des droits par laquelle les producteurs se voient attribuer une licence pour l’utilisation des contenus produits par les contributeurs. Ce n’est pas en soi très original, car même un site comme Facebook contient ce type de clause dans ses CGU. Mais ici, le contrat reconnaît une qualité de co-auteurs à part entière aux contributeurs dont les apports sont choisis par l’équipe de rédaction pour être intégrés à l’histoire :

Tout Contributeur autorise expressément FRANCE TELEVISIONS et TELFRANCE SERIE à conserver, reproduire et représenter ses Contenus sur le Site. Une fois que les Contenus seront envoyés sur le Site, les équipes de FRANCE TELEVISIONS et TELFRANCE SERIE choisiront les meilleurs Contenus aux fins de les intégrer à un ou plusieurs épisodes de la Série destinée à une première télédiffusion sur l’antenne de France 4. Un contrat de cession de droits sur ledit Texte sera alors conclu entre l’Auteur et TELFRANCE SERIE ultérieurement.

Cette cession prévoit également que ces internautes seront financièrement intéressés à l’exploitation de la série et des produits dérivés du projet, en tant que co-auteur de la trame narrative :

Les meilleurs contenus, ci-après dénommés les Textes, sont cédés par l’objet des présentes par leurs Auteurs à TELFRANCE SERIE en contrepartie du versement du versement d’un minimum garanti d’un montant de 40€ (quarante euros) bruts à valoir sur les pourcentages de la rémunération proportionnelle qui sera définie ultérieurement dans le cadre du contrat de cession de droits à signer entre l’Auteur et TELFRANCE SERIE précité.

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Les différentes dimensions transmedia du projet Anarchy, autant de droits à gérer….

L’approche est intéressante, car on ne peut pas dire que FranceTV est dans une logique d’exploitation du digital labor des internautes, vu qu’elle les associe contractuellement à l’équipe d’écriture du projet. Par ailleurs dans un pays comme la France, ce genre d’approche est relativement audacieuse, car le droit français est rigide sur des aspects comme le respect du droit moral ou l’interdiction de cession des oeuvres futures, ce qui ne facilite pas les démarches d’écriture collaborative.

Je reconnaitrais donc un certain mérite à ce dispositif contractuel, adapté à cette situation de « crowdsourcing fictionnel ». Néanmoins, il me semble que la démarche n’a pas été poussée jusqu’au bout et qu’elle aurait pu être beaucoup plus intéressante si FranceTV avait fait le choix pour son projet d’adopter des licences libres de type Creative Commons.

 Avec des licences Creative Commons, les participants au projet se seraient accordés les uns les autres des droits mutuels de modification et d’adaptation de leurs productions, à l’image de ce que l’on peut voir sur Wikipédia pour l’écriture d’articles encyclopédiques. L’écriture du scénario de la série aurait alors pu se faire en mode wiki et ce régime juridique de propriété partagée aurait aussi entraîné une profonde modification dans la gouvernance générale du projet.

En effet, même si les producteurs d’Anarchy invitent les internautes à « prendre le pouvoir » sur la série, l’impact réel de leurs contributions reste relativement limité, dans la mesure où les choix narratifs sont tous réalisés par l’équipe d’écriture, qui seule choisit d’intégrer ou non à l’histoire telle ou telle contribution des internautes. On reste donc finalement dans un schéma relativement « Top-Down » au niveau du partage des responsabilités, qui ne va pas complètement jusqu’au bout de l’inversion du rapport classique entre la télévision et le public.

Le réseau social de fiction que comporte la plateforme d’Anarchy est pourtant sans doute la partie la plus intéressante du projet et les règles du jeu proposées aux internautes sont inventives. Par exemple, les contributeurs peuvent faire interagir leurs personnages entre eux, en s’envoyant des demandes mutuelles de collaboration. Il est possible de refuser ces sollicitations, mais le silence gardé pendant 24 heures vaut acceptation. Et cela s’applique même si un autre contributeur souhaite que votre personnage meure dans l’histoire ! Ce type de règles est astucieux et il permet de « gamifier » le processus en lui donnant un côté « jeu de rôles ».

Mais on aurait pu également imaginer un dispositif de gouvernance narrative plus général, où le public aurait pu voter pour décider des embranchements de l’histoire, voire intervenir pour trancher des conflits ou des « guerres d’édition », à l’image de ce que l’on peut voir sur Wikipédia.

Pour arriver à un tel résultat, l’horizontalité juridique offerte par les licences Creative Commons aurait pu s’avérer utile. Au lieu de simplement conférer un statut d’auteur privilégié à quelques « élus » choisis par l’équipe de production, c’est l’ensemble des contributeurs qui auraient pu être juridiquement associés au projet, dans un esprit complètement collaboratif. Par ailleurs, les licences Creative Commons auraient transformé la trame générale d’Anarchy en un matériau créatif ouvert dans lequel FranceTV aurait très bien pu puiser pour réaliser sa propre série, mais sans interdire à d’autres de développer d’autres potentialités de l’histoire ou de la décliner sous d’autres formes.

Il existe quelques précédents dans le domaine de l’écriture collaborative qui ont utilisé les licences Creative Commons dans ce sens. Par exemple, la plateforme Protagonize, lancée au Canada en 2007 est un réseau social d’écriture qui avait pour but à l’origine de créer des histoires de manière collaborative sur le modèle des « livres dont vous êtes le héros ». Les utilisateurs peuvent choisir la licence sous laquelle ils placent leurs apports, parmi lesquelles les licences Creative Commons.

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On peut aussi penser au film Le Cosmonaute, produit par Riot Cinema en Espagne, dont le scénario original n’a pas été produit de manière collaborative, mais dont tous les rushes ont été placés sous licence Creative Commons sur Internet Archive. Cela signifie que si vous êtes insatisfait du déroulement de l’histoire ou de la manière dont elle se termine, libre à vous d’aller piocher dans ces rushes pour la raconter autrement !

Enfin, il existait au moins déjà un précédent de webdoc produit pour la télévision française qui a eu recours aux licences Creative Commons. Il s’agit de la plateforme d' »Une Contre-Histoire des Internets » produite par Arte en 2013, qui demandait également aux Internautes d’apporter leurs contributions sous forme de témoignages, en précisant que tous les contenus seraient placés sous licence CC-BY-SA.

Il sera donc intéressant de voir ce que donnera le projet Anarchy, surtout pour sa déclinaison en ligne. Mais pour dépasser le simple « crowdsourcing fictionnel » pour aller vers une vraie « wikisérie », le passage par la case licences libres paraît difficilement contournable.


Classé dans:Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged: Anarchy, CGU, contrat, Creative Commons, droit d'auteur, FranceTV, oeuvre collective, transmedia

Le serment d’Ello: vers un réseau social du « troisième type » ?

mardi 28 octobre 2014 à 07:20

Ello, le réseau social « anti-Facebook », a créé la sensation en fin de semaine dernière, en annonçant qu’il changeait de statut pour devenir une Public Benefit Corporation (Organisme dédié au bien public), se dotant d’une Charte stipulant que la plateforme s’interdit dorénavant :

Et cette Charte de conclure : « En d’autres termes, Ello existe dans votre intérêt, et pas pour l’argent« .

ello-800x410Cette évolution s’accompagne d’une nouvelle levée de fonds, permettant au réseau social d’augmenter son capital de 5.5 millions de dollars. Elle intervient alors que depuis un mois, le nombre d’utilisateurs d’Ello a grimpé en flèche pour atteindre 1 million d’inscrits (dont votre serviteur) et plus de 3 millions seraient sur liste d’attente.

Ce mouvement est intéressant à observer, car il fait émerger un nouvel acteur à la nature juridique singulière dans le paysage des plateformes en ligne. Jusqu’à présent, pour reprendre une distinction introduite par Michel Bauwens, une dichotomie existait entre les structures for profit, dédiées à la maximisation des revenus (type Facebook ou Twitter) et des structures for benefit, assurant le maintien des infrastructures nécessaires à des biens communs numériques (Wikimedia Foundation, Mozilla Foundation, etc).

En devenant une Public Benefit Corporation, Ello est-il en train de faire émerger un nouveau type d’organisation à mi-chemin entre les deux précédentes : un réseau social du « troisième type » ?

Les paroles s’envolent, les CGU restent…

Jusqu’à présent Ello s’était surtout rendu célèbre à cause de son Manifeste, affirmant son rejet du modèle publicitaire prédominant sur les autres réseaux sociaux et son attachement à la défense des droits de ses utilisateurs :

Ello Manifesto

Your social network is owned by advertisers.

Every post you share, every friend you make, and every link you follow is tracked, recorded, and converted into data. Advertisers buy your data so they can show you more ads. You are the product that’s bought and sold.

We believe there is a better way. We believe in audacity. We believe in beauty, simplicity, and transparency. We believe that the people who make things and the people who use them should be in partnership.

We believe a social network can be a tool for empowerment. Not a tool to deceive, coerce, and manipulate — but a place to connect, create, and celebrate life.

You are not a product.

Tout cela était fort bien écrit et fort touchant, mais nous étions obligés de croire les fondateurs d’Ello sur parole et s’agissant d’une société financée par des business angels, c’était beaucoup demander… Surtout que lorsque l’on se plonge dans les Conditions Générales d’Utilisation (CGU) du site, on y retrouve un certain nombre de clauses problématiques. En particulier, Ello se donne le droit de modifier ses CGU à tout moment. Le site s’engage en cas de « changement substantiel » à le signaler à ses utilisateurs pour leur laisser le temps de réagir, mais à défaut de supprimer son compte au bout d’un certain délai, ces modifications sont réputées acceptées :

Ello may update these Terms from time to time. We will let you know if we make significant changes by sending a notice to the email address connected with your Ello Services account, or by placing a notice in a prominent place on our web site. If we make a significant change, the notice we provide will indicate when the change will be effective. If you do not agree with the upcoming change, please delete your account. If you continue to use the Ello Services after the stated effective date, you will be deemed to have accepted the change.

Cela signifie qu’absolument rien ne garantissait qu’Ello ne revienne pas un jour sur sa politique concernant l’affichage de publicités, ni qu’il ne se revende à une autre société qui aurait modifié les règles du jeu. Dans le domaine des réseaux sociaux, de telles volte-faces se sont déjà produites, comme lorsque Twitter a modifié ses CGU en 2009 pour se faire octroyer une licence d’utilisation très large sur les contenus postés par ses utilisateurs pour les revendre deux ans plus tard à plusieurs sociétés spécialisées dans la fouille de données à des fins de marketing.

Nombreux étaient ceux qui prédisaient qu’Ello suivrait très certainement la même trajectoire, sous la pression de ses investisseurs. Mais en adoptant la forme d’une Public Benefit Corporation, Ello a créé la surprise en se liant les mains juridiquement par le biais d’un « serment » qui lui interdit à présent de recourir à la publicité ou à la vente des données de ses utilisateurs.

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Patere Legem Quam Ipse Fecisti

« Subis les conséquences de ta propre loi » : c’est la traduction de la locution latine bien connue des juristes que je cite ci-desssus et c’est un peu la conséquence du nouveau statut adopté par Ello. Les Public Benefit Corporations constituent visiblement dans le droit américain (mais elles existent dans d’autres pays) une catégorie particulière de personnes morales, qui bien que poursuivant un but lucratif, doivent respecter des objectifs d’intérêt public établis par le biais d’une Charte.

 Ce statut n’a pas vraiment d’équivalent exact dans notre droit français. Il est assez surprenant de voir qu’aux États-Unis, il semble utilisé par des collectivités locales pour confier à des entités commerciales la gestion d’équipements publics, comme par exemple des installations portuaires, des aéroports, des transports publics ou des services d’eau. Cela ressemble dans une certaine mesure aux délégations de services publics faites en France à des entreprises privées.

Mais ici, Ello applique ce statut d’une manière différente. Ce n’est pas un tiers qui fixe à la société des objectifs à respecter, mais elle-même qui s’oblige par le biais de la Charte à suivre des principes. Et plus encore, cette Charte possède une forme « d’effet viral », puisqu’Ello ne pourrait se revendre qu’à une entité qui accepterait au préalable de respecter ces règles de conduite.

D’après les analyses que l’on peut lire, cette Charte est visiblement juridiquement opposable à Ello (legally binding), mais cela ne règle cependant pas pour autant tous les problèmes.

Nombreuses questions sans réponse…

Un juriste américain fait par exemple remarquer sur le site d’Aljazeera America que la Charte d’Ello comporte peut-être des failles dans sa formulation :

Bien que je ne doute pas de leur sincérité, si vous regardez la formulation actuelle, il est indiqué que le site ne « revendra » jamais les données de ses utilisateurs. Mais très peu de compagnies « revendent » au sens propre du terme les données de leurs usagers. Ils accordent plutôt des licences d’usage ou ils échangent ces informations, mais très rarement ils les revendent.

Or quand on lit attentivement les CGU d’Ello, on remarque que le site impose une licence très large sur les contenus postés par ses utilisateurs. Pire, les conditions d’utilisation du site ont été modifiées le 23 octobre dernier, au moment où Ello a annoncé son changement de statut et cette licence est maintenant… pire qu’elle n’était avant !

We don’t claim ownership over any Content that you post on the Ello Services. “Content” means any content or creative expression that you’re able to upload or post on the Ello Services, including text, images, files, animations, logos, comments, or otherwise. However, when you post or transfer Content to the Ello Services, you give us a non-exclusive, royalty-free, world-wide, perpetual, transferable license to use, store, reproduce, adapt (so we can properly post your Content), distribute and publicly display your Content in order to provide the Ello Services.

La licence est notamment « transferable« , ce qui signifie que des tiers pourraient se voir octroyer des droits d’usages sur les contenus. C’est une faille qu’Antonio Casilli avait déjà pointé dans une interview publiée sur Télérama, avant qu’Ello ne devienne une Public Benefit Corporation :

La plateforme porte d’abord une énorme contradiction dans sa politique vis-à-vis des données d’utilisateurs : on leur garantit que leurs données ne seront pas utilisées à des fins publicitaires, tout en leur précisant dans les conditions d’utilisation que celles-ci pourront être partagées avec des entreprises tierces à l’avenir.

Force est de constater qu’Ello n’a pas encore de ce point de vue levé toutes les ambiguïtés que son succès rapide avaient pu faire naître. La question lancinante qui se pose est celle de sa viabilité sur le long terme et du modèle économique que la plateforme choisira. Jusqu’à présent, Ello indique qu’elle adoptera une forme de Freemium, inspiré de l’App store, où les utilisateurs pourront payer pour des fonctionnalités supplémentaires afin de « customiser » leur compte.

Un tel modèle inspire de la méfiance à Antonio Casilli, notamment vis-à-vis de la protection de la vie privée :

C’est l’idée de la « privacy as a service », dérivée du « software as a service », selon laquelle un internaute ne dispose d’aucune donnée sur son ordinateur mais doit se connecter à un service pour y accéder. Si on file la métaphore jusqu’à la vie privée, cela veut dire qu’elle n’est plus entre vos mains, mais qu’elle est nichée sur une plateforme, en l’occurrence Ello. C’est une forme de privatisation de la vie privée, puisqu’une entreprise possède de facto un droit de propriété sur vos données.

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Plateforme sociale hybride ?

Je serais peut-être moins sévère qu’Antonio Casilli avec ce modèle du Freemium. En effet, c’est aussi celui qui a par exemple été adopté par une plateforme comme WordPress.com, pour la partie du service qui assure l’hébergement de blogs. Or ce modèle a permis depuis 10 ans d’assurer le succès et la soutenabilité de cette plateforme de publication Open Source, avec une symbiose originale entre la société Automattic et une communauté de développeurs assurant l’évolution du logiciel WordPress et de ses nombreuses extensions.

De son côté, Ello ne s’inscrit pas dans une démarche Open Source – et c’est également une limite importante – mais du point de vue de la publicité, son modèle offre paradoxalement à présent plus que garanties que celui de WordPress. En effet à partir de 2012, on a pu déplorer l’apparition sur WordPress.com d’une véritable pollution publicitaire, sous la forme de bannières appliquées d’office sur les blogs hébergés avec obligation de payer un supplément pour les faire disparaître. Ce type de comportements avaient montré que l’Open Source pouvait très bien se conjuguer avec un modèle publicitaire. Le choix fait par Mozilla depuis cet été d’afficher des publicités dans Firefox a également soulevé de vifs débats concernant l’éthique de telles pratiques et sa compatibilité avec les principes de la Culture libre.

C’est là qu’Ello arrive à mon sens tout de même à faire bouger les lignes établies avec son nouveau modèle, même s’il est loin d’offrir toutes les garanties dont il fait la promesse. Jusqu’à présent, le seul modèle alternatif aux plateformes « propriétaires » était celui des plateformes Open Source ou utilisant des licences libres. Wikipédia par exemple ne pourrait pas « revendre » ses contenus à un tiers, comme Twitter ou Instagram l’ont fait. En effet, la Wikimedia Foundation n’est pas « propriétaire » des contenus créés par les contributeurs à l’encyclopédie collaborative. Elle n’est en que l’hébergeur et par l’effet de la licence CC-BY-SA en vigueur sur le site, on aboutit au résultat que personne ne peut s’affirmer propriétaire de Wikipédia comprise comme un tout. On est en présence d’un véritable « bien commun », devenu inaliénable par le biais d’une licence libre. Néanmoins concernant la publicité, Wikipédia n’est liée que par un engagement moral vis-à-vis de sa communauté et le site met d’ailleurs en avant cet argument dans sa communication au moment des campagnes de dons :

Afin de préserver notre indépendance, nous ne diffuserons jamais de publicités. Nous ne recevons aucune subvention publique. Nous survivons grâce aux dons, d’une valeur moyenne de 10 €. Le moment est venu de faire appel à vous […] Si Wikipédia vous est utile, prenez une minute afin de le garder en ligne et sans publicité pour encore une autre année.

Le schéma de Wikipédia est celui que Michel Bauwens identifie comme celui où une structure for benefit agissant pour soutenir les infrastructures nécessaires à une communauté pour produire un bien commun. De telles organisations adoptent généralement la forme juridique de fondations et sont financées par des dons. Bauwens l’oppose à celui où une structure for profit, comme Facebook par exemple, va fournir une telle infrastructure gratuitement, mais dans le but de s’approprier 100% de la valeur produite sur la plateforme par les utilisateurs.

Ello est loin d’offrir toutes les garanties nécessaires, mais il montre qu’une troisième voie est peut-être envisageable : celui où une entité pourrait à la fois être for profit et for benefit. Michel Bauwens a l’habitude de dire dans ses conférences qu’il faut que les entreprises « ne soient pas structurellement incitées à être des requins, mais des dauphins. » Le statut de Public Benefit Corporation constitue sans doute un moyen, non suffisant encore mais intéressant, pour inciter les entreprises à se comporter en dauphins. Pour aller encore plus loin, il pourrait également s’avérer utile de voir comment la récente loi sur l’Economie Sociale et Solidaire en France permettrait d’aboutir à un résulat comparable, puisqu’elle s’adresse à des structures qui poursuivent un but « autre que le seul partage des bénéfices« .

Et si on en parlait… sur Framasphère ! ;-)

Pour conclure, même si je trouve que l’évolution d’Ello est intéressante à observer et qu’elle inaugure peut-être quelque chose de nouveau, les garanties actuelles ne sont pas suffisantes, notamment en raison du hiatus dérangeant qui persiste entre la « promesse » de la plateforme et les clauses de ses CGU.

C’est la raison pour laquelle je ne peux que vous inciter à vous intéresser et à soutenir Framasphère, le réseau social lancé cet automne par l’association Framasoft à partir d’un « pod » du logiciel libre Diaspora*. Cette initiative fonctionne aussi à partir d’une Charte, affirmant leur engagement en faveur d’un Internet libre, décentralisé, éthique et solidaire.

Et les Conditions Générales d’Utilisation de Framasphère présentent beaucoup plus de garanties que celles d’Ello.


Classé dans:Données personnelles et vie privée Tagged: CGU, données personnelles, Ello, Facebook, Framasphère, réseaux sociaux, twitter

Open Models : un livre à soutenir sur les modèles économiques alternatifs

jeudi 23 octobre 2014 à 17:14

Depuis que j’ai ouvert ce blog, j’ai toujours accordé une attention spéciale à l’articulation entre les modèles juridiques et les modèles économiques. C’est particulièrement important pour les projets utilisant des licences libres ou ouvertes, dont la soutenabilité doit être assurée par des modèles innovants. C’est la raison pour laquelle l’année dernière, je m’étais joint au projet Open Experience, lancé par Without Model. Il s’agissait d’organiser une série de rencontres-débats autour de la question des modèles économiques de l’Open, déclinée selon différents champs : Art & Culture, Logiciel, Education, Science, Manufacturing et Data. J’avais co-organisé et co-animé en janvier dernier le premier évènement consacré au secteur culturel, qui fut l’occasion pour moi de dresser une cartographie des différents modèles économiques que j’avais pu repérer en la matière.

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Dix mois plus tard, le projet Open Experience a bien prospéré : au-delà des 8 réunions qui ont pu être organisées : 35 articles ont été écrits sur le site de Without Model, 25 vidéos ont été enregistrées et un nombre impressionnants d’expériences innovantes ont pu être recensées. Dès le départ, Louis-David Benyayer, l’initiateur de ce projet, souhaitait pouvoir prolonger cette expérience par le biais d’un ouvrage, qui permettrait de faire un état de ces questionnements autour des modèles économiques de l’Open. Après un été de réflexion et en collaboration avec le magazine Usbeck et Rica, ce projet éditorial a pu se concrétiser. L’aventure Open Experience débouche sur l’ouvrage « Open Models : les business models de l’économie ouverte« , dont la couverture figure ci-dessus.

Le livre reprend, organise et synthétise les contenus produits pendant le cycle Open Experience, en ajoutant des éléments supplémentaires, comme des interviews originales ou 14 propositions destinées au gouvernement pour favoriser l’économie ouverte. Au final, 53 personnes auront fourni des contributions pour constituer cet ouvrage, avec des noms comme Michel Bauwens ou Bernard Stiegler, et je suis très honoré d’avoir pu apporter ma pierre à l’édifice par une cartographie des modèles ouverts dans le domaine de la culture.

Original sur le fond, ce livre l’est aussi sur la forme, puisque grâce à la contribution du designer Geoffrey Dorne, l’ouvrage papier sera accompagné de prolongements numériques auxquels le lecteur pourra avoir accès à partir de son téléphone et qui permettront de tirer le meilleur parti de tous les contenus produits dans le cadre d’Open Experience.

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Enfin, et je n’aurais pas participé à ce projet sans cela, l’ouvrage et tous les contenus produits à cette occasion seront placés sous licence Creative Commons CC-BY-SA, de manière à ce qu’il s’inscrive lui-même dans l’Open. Et histoire de pousser la logique jusqu’au bout, Without Model a choisi de financer et distribuer ce livre en faisant appel directement au public.

Jusqu’au mois de décembre, vous pouvez vous rendre sur le site Open Models pour effectuer un pré-achat de l’ouvrage sous forme numérique ou physique. Que vous soyez un individu ou une organisation, c’est une manière de soutenir une démarche qui d’un bout à l’autre, se sera inscrit complètement dans l’esprit de la Culture libre. Je trouve d’ailleurs très important, à un moment où l’on a tendance à parler « d’Économie du partage » pour un peu tout et n’importe quoi que l’on puisse trouver des projets qui au-delà du « buzz-word » cherchent à creuser des questions importantes et à apporter une pierre à la réflexion.

Car au final, c’est ce que je retire de ma participation à cette initiative. Le Libre et l’Open sont nés dans la sphère du logiciel, où ils ont déjà produit des effets puissants. J’avais déjà pu constater par le travail que je conduis depuis plusieurs années sur ce blog que la logique d’ouverture s’était répandue dans le champ de la production des œuvres culturelles. Avec ce livre, on constate que ce sont des sphères économiques plus vastes encore, comme celles de l’éducation, de la science ou même de la production de biens matériels, qui s’affranchissent peu à peu des schémas classiques de la propriété intellectuelle pour basculer dans une logique de production collaborative et de mise en partage de la connaissance.

Open Models dresse un tableau d’initiatives inspirantes, qui montrent que des alternatives existent, à un moment où la pensée semble en panne pour sortir nos économies de la crise profonde dans laquelle elles sont plongées. Certains s’appuient sur ce type d’exemples pour envisager des modifications plus globales de nos systèmes économiques et je vous recommande à ce titre de visionner cette conférence donnée le mois dernier par Michel Bauwens et Bernard Stiegler sur le thème « Pour la Transition, une économie du partage de la connaissance et des biens communs. »

Grand merci et bravo à Louis-David Benyayer et Karine Durand-Garçon de Without Model pour avoir porté ce projet !


Classé dans:Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: licences libres, modèles économiques, open, open models, without model

Oeuvres transformatives : faut-il faire de YouTube le « Seigneur des Mashups » ?

mercredi 22 octobre 2014 à 10:02

Il y a quinze jours, la juriste Valérie Laure Benabou a remis au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) un rapport consacré aux « oeuvres transformatives », à savoir les remix, mashup et autres détournements qui pullulent sur la Toile. La Quadrature du Net et SavoirsCom1 ont déjà réagi à la remise de ce rapport, mais je n’avais pas eu le temps jusqu’à présent de le faire de mon côté, alors que j’ai déjà beaucoup écrit sur S.I.Lex à propos des oeuvres transformatives.

the-eye-of-sauron-in-desolation-of-smaug-1024x575Voulons-nous vraiment faire de Youtube le « Seigneur des Mashups » ?

Sur le fond, ce rapport de plus de 100 pages (à télécharger ici) constitue une confrontation d’une grande richesse entre ces nouvelles pratiques et le cadre juridique existant du droit d’auteur. Il comporte aussi un certain nombre de préconisations intéressantes, notamment en ce qui concerne la reconnaissance positive du domaine public ou l’extension de l’exception de citation à tous les types d’oeuvres (je vous renvoie au communiqué de SavoirsCom1 sur ces points).

Ces points positifs ne sont pas à négliger, mais c’est surtout sur les contradictions et paradoxes de ce rapport que je voudrais m’attarder dans ce billet.

En retrait par rapport au rapport Lescure

Cette lecture s’avère en effet au final cruellement décevante, dans la mesure où les propositions de Valérie Laure Benabou sont en retrait comparées à celles qui figuraient dans le rapport Lescure, remis en mai 2013. Ce dernier se prononçait en effet en faveur de l’extension de l’exception de citation aux pratiques transformatives, à condition qu’elles s’exercent dans un cadre non-commercial. Le nouveau rapport remis au CSPLA consacre de son côté une bonne partie de ses développements à fermer une à une toutes les portes qui permettraient de mettre en place une exception en faveur du remix ou du mashup, que ce soit au niveau français ou européen.

Ce rejet de la piste de l’exception est certes motivé par de savantes considérations juridiques, mais on sent bien à la lecture du rapport qu’une ombre plane de bout en bout sur ce travail : celles des grandes plateformes de partage de contenus sur Internet, et notamment YouTube, accusées de bouleverser à leur profit la chaîne de valeur des filières culturelles.

BzvP_QIIAAAnBV_L’exception de parodie offre des pistes intéressantes pour les oeuvres transformatives, sur lesquelles insiste le rapport. Mais une rencontre improbable comme celle-ci entre Star Wars et le Petit Prince ne constitue pas une parodie. Ce genre de « collage » relève bien d’une forme de « citation » d’oeuvres, effectuées dans un but transformatif. Les propositions du rapport Lescure auraient sans doute pu permettre de légaliser ce type de pratiques.

Pourtant, et c’est d’une certain façon assez paradoxal, ce rapport Benabou après avoir critiqué les exceptions, principalement au motif qu’elles risqueraient de profiter de manière indirecte aux plateformes, propose une solution qui mettrait ces intermédiaires dans une position encore plus centrale qu’actuellement. Il est en effet préconisé que par le biais des CGU des plateformes, leurs utilisateurs confient un mandat à des intermédiaires comme YouTube ou Dailymotion pour aller négocier avec les titulaires de droits des autorisations générales permettant les usages transformatifs contre une rémunération versée par la plateforme.

En gros, Valérie Laure Benabou recommande d’accentuer une tendance déjà présente actuellement. Un acteur comme YouTube a déjà noué des accords de redistribution des recettes publicitaires avec des sociétés gestion collective, y compris en France avec la SACEM ou la SACD. Un article récent indiquait d’ailleurs que ces redistributions versées par le biais de son système de marquage de vidéos ContentID, représentaient plus d’un milliard de dollars depuis 2007.

Incontournables plateformes ?

Petit à petit, par la position centrale qu’il occupe dans l’écosystème de l’économie de l’attention, YouTube est devenu un espace « à part » sur la Toile, où les créations transformatives peuvent circuler – quand les ayants droit le tolèrent – à condition d’intégrer le système de monétisation des contenus mis en place par la plateforme.

Mais le site de Google n’est pas le seul à se positionner graduellement comme un intermédiaire « garant » des usages transformatifs sur Internet. Un acteur comme Amazon, avec son programme Kindle Worlds, joue un rôle similaire dans le secteur de l’écrit en ce qui concerne les fanfictions. Amazon est en effet allé négocier les droits avec des éditeurs ou des producteurs pour des « univers de fiction » entiers, correspondant à des romans ou à des séries télévisées (Vampire Diaries, Gossip Girl, etc). Les auteurs de fanfictions peuvent aller puiser dans ces mondes pour réaliser leur propre création, sans prendre de risques juridiques, mais ils ne peuvent le faire que dans la mesure où ils commercialisent ensuite leurs écrits sur Amazon.

Le système Kindle Worlds concerne encore seulement un petit nombre d’univers, mais il a l’avantage de donner une sécurité juridiques forte aux auteurs de fanfictions, qui sont certains en allant sur cette plateforme de ne pas risquer de poursuites. Il est aussi décrié par certains comme transformant l’esprit dans lequel les fanfictions sont écrites. Il existe en effet une règle tacite dans la plupart de ces communautés d’écriture, selon laquelle on peut s’emparer des oeuvres d’autres créateurs, à condition à ne pas chercher à en faire de l’argent. Amazon avec Kindle Worlds bouleverse ces règles du jeu en plaçant au contraire la monétisation au coeur du dispositif.

Youtube et son Robocopyright ContentID ont également cet effet, car les YouTubeurs doivent généralement entrer dans des logiques complexes de partage des revenus publicitaires pour espérer que leurs créations dérivées ne fassent pas l’objet de demandes de retrait. Mais les règles du jeu sont fixées par YouTube, qui peut décider subitement d’en changer comme l’épisode douloureux du « Copyright Apocalypse » l’avait montré à la fin de l’année dernière, lorsque des modifications des paramètres de ContentID avaient entraîné le retrait subi de nombreuses vidéos jusqu’alors épargnées.

Un mandat pour les gouverner tous…

Valérie Laure Benabou critique à juste titre ce mécanisme instauré par YouTube comme « peu conforme aux exigences de la sécurité juridique« , car contrairement à Kindle Worlds, on ne sait jamais à l’avance avec certitude sur YouTube si telle ou telle oeuvre a fait l’objet d’un accord de partage des recettes publicitaires entre la plateforme et les titulaires de droits. La juriste propose donc de systématiser la démarche par le biais d’un mécanisme de « mandat général » octroyé aux plateformes par leurs utilisateurs  :

Un mécanisme contractuel plus stable devrait être encouragé […] Le moyen d’y parvenir consisterait à insérer dans les conditions générales d’utilisation (CGU) des plateformes d’hébergement une clause accordant à ces dernières un mandat pour représenter leurs clients auprès des ayants droit, aux fins d’obtenir l’autorisation d’exploitation nécessaire. ce défi permettrait de répondre à la massification des utilisations, sans conduire à une multiplication de micro-transactions. Ainsi la plateforme négocierait l’accès au répertoire au nom de l’ensemble des réalisées par ses clients dans le cadre d’un mécanisme global. Un tel dispositif aurait pour effet de liciter les actes réalisés par les utilisateurs, sans que ces derniers aient à s’acquitter personnellement de la demande d’autorisation et à en discuter les conditions individuellement. La plateforme négocierait un accord de représentation générale pour le compte de l’ensemble des personnes l’ayant mandatée.

Certes le système peut paraître astucieux au premier abord et à même de produire des effets puissants. Mais il aurait aussi pour conséquence de renforcer énormément la position des plateformes dans l’écosystème de la création transformative. Philippe Aigrain, co-fondateur de la Quadrature du Net, qui a été auditionné par la mission Benabou, avait mis en garde contre de telles solutions :

[…] le pire serait si les pratiques transformatives ne devenaient possibles qu’en recourant à des intermédiaires ayant négocié avec les ayants droit. Aucun nouveau droit ne serait donné aux individus et un privilège considérable serait donné à ces intermédiaires.

C’est aussi la conclusion à laquelle j’étais arrivé en 2012 dans un billet consacré au cas du Gangnam Style, où je comparais ContentID de Youtube à une forme de « licence globale privée » :

Plus encore, la monétisation des contenus organisée par YouTube constitue une forme de “licence globale privée » : elle a le même effet d’ouvrir les usages, mais les “libertés” qu’elle procure sont limitées à la plateforme de YouTube et lui permettent de capter la valeur générée par ces pratiques. Les licences globales privées sont en réalité des privilèges juridiques, que les grands acteurs du web sont en mesure de se payer, en amadouant les titulaires de droits par le bais de la promesse d’une rémunération.  Et ce système maintient une forme de répression et d’incertitude constante pour les internautes quant à ce qu’ils peuvent faire ou non (…) il serait infiniment préférable qu’une exception législative soit votée en faveur du remix, plutôt que cette liberté soit simplement “octroyée” aux internautes par des acteurs privés, sur la base d’arrangements contractuels.

Le Robocopyright, nouveau « Deus Ex Machina »

Le rapport Benabou est de ce point de vue symptomatique de la situation pathologique dans lequel le système du droit d’auteur s’est lui-même enfoncé, à force de multiplier les verrous pour éviter d’évoluer. Les obstacles à l’introduction de nouvelles exceptions ont été soigneusement érigés, notamment le fameux « test en trois étapes » figurant au niveau international et européen, qui fragilise énormément la marge de manoeuvre des législateurs nationaux. Sans la possibilité d’être couverts par des exceptions, les usages doivent théoriquement passer par des négociations d’autorisation avec tous les titulaires de droits concernés, mais la complexité de tels dispositifs est complètement hors de portée de la myriade d’internautes mis en position de créer des oeuvres transformatives sur Internet.

Du coup, les grands intermédiaires du Web, les Google, Amazon et consorts, si décriés d’un côté par les industries culturelles qui ont tant œuvré pour fossiliser ainsi le système du droit d’auteur, deviennent également paradoxalement les seuls à disposer des moyens nécessaires pour démêler cet écheveau kafkaïen… On le voit pour les mashup et les remix dans ce rapport : après avoir montré que la piste des exceptions était très largement impraticable, Valérie Laure Benabou n’a plus comme solution à proposer que l’invocation d’un « Deus Ex Machina » : Youtube et ses armées de robots scannant sans relâche sa plateforme…

Mesdames et messieurs, voici l’avenir du droit d’auteur…

Pourtant comme j’avais essayé de le montrer dans un billet précédent, il existait une marge de manoeuvre, y compris au niveau français, pour suivre les recommandations du rapport Lescure et tenter une première forme d’adaptation du droit d’auteur, en étendant l’exception de citation aux usages créatifs et transformatifs. Une telle réforme n’aurait sans doute pas été contraire au test en trois étapes, à condition de restreindre le champ d’application de cette exception « mashup » aux usages non-commerciaux.

Le compromis rejeté de l’usage non-commercial

Ce faisant, la loi n’aurait fait qu’entériner un compromis qui se dessine déjà petit à petit entre les industries culturelles et les Internautes. De plus en plus, on constate en effet que des titulaires de droits importants tolèrent et même encouragent les usages transformatifs à condition qu’ils s’exercent dans un cadre non-commercial. Il existe ainsi plus 700 000 de fanfictions écrites dans l’univers d’Harry Potter, parce que J.K. Rowling a fait savoir qu’elle tolérait de telles pratiques. J’avais montré que même un acteur comme Disney évoluait graduellement sur ces questions, notamment depuis le succès de la Reine des Neiges. Ce mois-ci, on a pu voir que Disney non seulement ne s’opposait pas, mais soutenait activement le projet Star Wars Uncut, dans lequel plus de 480 fans ont recréé en version « suédée » L’Empire contre-attaque pour former un extraordinaire exemple d’oeuvre à la fois transformative et collaborative.

Le rapport Lescure était loin d’être parfait, mais il présentait l’intérêt de prendre pour base ce « compromis » embryonnaire entre les industries culturelles et les amateurs pour tenter une première évolution de la loi sur le droit d’auteur. Il aurait sans doute été possible de combiner le critère de l’usage non-commercial à celui de la diffusion décentralisée, comme pour la légalisation des échanges non-marchands proposée par la Quadrature du Net, afin d’éviter justement que les grandes plateformes ne puissent bénéficier de manière indue d’une telle exception, en monétisant les contenus transformatifs. On aurait ainsi abouti à rendre les pratiques créatives plus autonomes vis-à-vis de ces grandes plateformes centralisées, alors que la solution de mandat avancée par Valérie Laure Benabou aboutirait à un résultat exactement inverse.

Voulons-nous faire de YouTube le « Seigneur des mashups » et d’Amazon le « Maître des fanfictions » ? Est-ce la seule alternative que nous offre un système du droit d’auteur tellement pétrifié dans ses dogmes qu’il en devient dépendant de ces grandes plateformes pour évoluer ?

Du mashup comme un corolaire du droit au partage

Si tel était le cas, il y a des manières plus radicales encore que les exceptions au droit d’auteur d’envisager la légalisation des pratiques transformatives. Tout comme la légalisation du partage pourrait s’exercer sur la base de l’épuisement des droits, les pratiques transformatives pourraient être considérées comme des droits culturels des individus et un corolaire du droit au partage, ainsi que le défend La Quadrature du Net. Le droit d’auteur étant épuisé, les mashup et remix s’exerceraient alors complètement en dehors de son emprise et logiquement, le créateur d’une oeuvre transformative se verrait reconnaître une qualité pleine et entière d’auteur, avec la possibilité de commercialiser son oeuvre sans retour financier à l’auteur de l’oeuvre initiale. C’est déjà d’ailleurs dans une certaine mesure comme cela que fonctionne le fair use aux États-Unis, qui admet l’usage commercial des oeuvres dérivées lorsqu’elles sont réellement « transformatives ».

Personnellement, je pensais que le rapport Lescure avait ouvert une piste raisonnable, permettant d’atteindre un nouvel équilibre. Mais si le système la rejette et propose à la place des « solutions » conduisant à encore plus de centralisation sur Internet, il est sans doute temps de passer à des approches plus radicales.

***

Il avait fallu plus d’un an pour que le rapport Lescure rende ses conclusions et la mission Benabou a mis encore des mois à détricoter ce qui avait été proposé… La Commission européenne annonce de son côté une révision de la directive sur le droit d’auteur, mais seulement à l’horizon 2016. Pendant ce temps, chaque mashup et chaque remix publiés sur Internet constituent une goutte d’acide rongeant lentement, mais sûrement la crédibilité du droit d’auteur.

C’était déjà la conclusion d’un article lumineux d’André Gunthert publié l’an dernier où il évoquait le décalage entre le droit et les pratiques, qui gagne à être relu aujourd’hui :

Les usages publics ne menacent pas la culture. Ce sont eux qui la font vivre. La culture n’existe que si elle est utilisée, et non pas seulement consommée. C’est donc en admettant d’oublier les seuls intérêts des industriels qu’on rendra le meilleur service au commerce des œuvres de l’esprit. Quoiqu’il en soit, les images et les contenus multimédia sont dès à présent au cœur des usages. Le droit, lui, n’est plus qu’à la lisière de la légitimité.


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Mais que veut dire au juste Tim Berners-Lee lorsqu’il parle de « propriété des données » ?

vendredi 10 octobre 2014 à 07:42

Cette semaine, à l’occasion d’une conférence qu’il donnait au salon IP Expo Europe, l’inventeur du Web, Tim Berners-Lee, a été amené à faire des déclarations à première vue assez étranges à propos des données personnelles et de la vie privée. Ses propos consistaient en effet à dire que le futur du Web dépendait du fait que les individus puissent devenir « propriétaires de leurs données ». C’est par exemple ce que relate le Guardian en ces termes : « Les données que nous créons à propos de nous-mêmes devraient être la propriété de chacun d’entre nous et non par celles des grandes entreprises qui les collectent. Berners-Lee a expliqué que le potentiel du Big Data serait gâché si ces dernières se servent uniquement des données pour produire de nauséabondes publicités ciblées« .

Si on comprend intuitiveTim Berners-Lee in thought. CC-BY. Par Paul Clarke.ment ce que Tim Berners-Lee a voulu dire, la question que l’on peut se poser, c’est de savoir s’il a employé l’expression de « propriété des données » (data ownership) au sens propre ou seulement comme une simple métaphore. L’idée d’instaurer un droit de propriété privée sur les données personnelles est en effet régulièrement avancée, que ce soit aux États-Unis avec un personnage comme Jaron Lanier ou même en France, comme j’ai eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises sur S.I.Lex ces derniers temps.

Tim Berners-Lee s’est-il converti à ce qu’on appelle la conception « patrimonialiste » des données personnelles, qui considère que les données doivent être appréhendées comme des biens, que les individus sont libres d’échanger et même de revendre afin d’en tirer un revenu ? A priori, on pourrait être tenté de le croire si l’on se réfère à d’autres déclarations parues dans la presse anglaise :

Je veux construire un monde dans lequel je suis en mesure de garder le contrôle sur mes propres données. En tant qu’individu, j’ai la propriété au sens juridique sur ces données et je devrai être en mesure de négocier un prix et de les vendre si cela me convient.

Il peut paraître assez inquiétant de voir quelqu’un comme Tim Berners-Lee se ranger à ce type de point de vue. J’ai eu l’occasion en effet récemment de tester un des services qui se montent actuellement pour organiser la revente des données personnelles sur des places de marché et j’en avais tiré l’impression qu’il s’agit d’une piste dangereuse, ne permettant pas de redonner un véritable de pouvoir de contrôle aux individus sur leurs données, tout en les faisant entrer dans une logique de « marchandisation de soi ». Sachant par ailleurs que Tim Berners-Lee appelle en ce moment à la rédaction d’une « Magna Carta numérique » pour protéger les libertés fondamentales sur le web, on pourrait redouter que celle-ci s’inscrive dans un paradigme propriétaire soumis par ailleurs au feu de nombreuses critiques.

Retrouver l’usage effectif de ses données personnelles

Mais lorsqu’on lit attentivement les propos de Tim Berners-Lee, on constate que dans son esprit, la notion de « propriété des données » ne renvoie pas seulement à une conception patrimoniale, mais à quelque chose de plus large, qui relève d’un droit d’usage effectif des individus sur leurs propres données. Si la propriété est traditionnellement conçue comme la réunion de l’usus (droit d’utiliser), du fructus (droit de tirer profit) et de l’abusus (droit d’aliéner),  Berners-Lee insiste beaucoup plus sur le premier terme – l’usus – que sur les deux autres :

Les utilisateurs devraient posséder leurs propres données et être libres de les mélanger (merge) avec d’autres jeux de données afin de leur permettre d’en avoir un meilleur aperçu.

Les données que ces firmes peuvent avoir sur vous ont moins de valeur pour elles qu’elles ne peuvent en avoir pour vous-même […] En général, quand vous prenez toutes ces données, qui proviennent de mon portable, de ma maison ou d’autres entreprises qui me fournissent ma carte de crédit ou mon compte en banque, je peux rassembler sur mon ordinateur une bonne image de ma vie, et ça, c’est quelque chose que je peux utiliser. Cette information a plus de valeur pour moi qu’elle n’en a si on la laisse dans le cloud.

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Propriété privée. Par Wounter Hagens. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Tim Berners-Lee n’appelle donc pas tant à l’instauration d’une propriété privée sur les données personnelles qu’à leur réappropriation effective par les individus, afin qu’ils soient en mesure de les utiliser pour leurs propres fins. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes les plus criants du statut actuel des données personnelles, puisque les producteurs originels de ces données, à savoir chacun d’entre nous, sont placés dans l’incapacité d’utiliser ces informations, généralement captées dès l’origine par des plateformes où elles terminent enfermées dans des silos.

MesInfos ou la récupération des données personnelles en action 

Il existe donc un véritable enjeu à pouvoir « récupérer » déjà dans un premier temps ses données personnelles pour pouvoir les utiliser ensuite. Cette problématique esquissée par Tim Berners-Lee est déjà au coeur en France du projet MesInfos mis en place par la Fing depuis 2013, qui consiste à expérimenter concrètement le retour des données personnelles vers les individus qui les concernent :

MesInfos propose une voie nouvelle, différente : faire en sorte que les individus puissent (re)trouver l’usage des données qui les concernent, à leurs propres fins.

Du point de vue des individus, il s’agit d’une nouvelle étape dans l’empowerment numérique.

Du point de vue des entreprises et des administrations, il s’agit de recréer la confiance, de retrouver le sens de la relation avec leurs clients et usagers, d’imaginer de nouvelles formes de co-construction de valeur.

Du point de vue de la société enfin, il s’agit de sortir par le haut de la tension montante autour de la vie privée et de l’usage croissant des données personnelles, en combinant protection et mise en capacité d’agir des individus.

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L’expérience consiste à donner la possibilité à des individus de récupérer des données les concernant issues de services en ligne, d’administrations ou d’entreprises. Il peut s’agir de données bancaires, téléphoniques, de consommation d’énergie, d’assurance, de navigation sur le web, de contenus stockés en ligne, etc. A partir de ces ensembles, la Fing et ses partenaires s’efforcent d’imaginer des dispositifs et des services, permettant de donner à ces données réappropriées une valeur d’usage effective pour les individus.

Question de portabilité des données 

Cette approche de « récupération des données » converge avec la vision de Tim Berners-Lee et elle n’a à vrai dire pas besoin du concept de propriété privée pour être mise en oeuvre. Dans le cadre actuel de la loi sur les données personnelles, il existe déjà un droit d’accès des individus sur leurs données personnelles, qui comporte la possibilité de « prendre connaissance de l’intégralité des données la concernant et en obtenir une copie dont le coût ne peut dépasser celui de la reproduction. » En pratique cependant, la possibilité effective de récupérer les données figurant sur les plateformes en ligne est loin d’être évidente. C’est par exemple ce qu’a pu constater l’autrichien Max Schrems lorsqu’en 2011, il a demandé à Facebook de lui remettre toutes les données le concernant. Il a reçu en retour un DVD avec plus de 1200 pages en PDF, très difficile à exploiter, et qui plus est criblées de trous et de manques, en fonction de ce que Facebook avait décidé de lui remettre ou pas.

C’est pourquoi certains envisagent d’aller plus loin et de créer au-delà d’un simple droit d’accès aux données personnelles un véritable droit à la portabilité, permettant d’extraire les données d’une plateforme pour les transférer sur une autre, en bénéficiant de standards ouverts et interopérables. C’est une des revendications que l’on retrouve par exemple dans le User Data Manifesto 2.0, qui a été publié récemment et ouvert à la contribution. ce texte pourrait d’ailleurs très bien constituer l’un des pans de la « Magna Carta numérique » souhaitée par Tim Berners-Lee. Il s’appuie sur trois piliers, dont le troisième s’intitule « Liberté de choisir une plateforme » et correspond à cette idée de portabilité des données.

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User Data Manifesto 2.0

 On le voit en réalité ce qu’exprime Tim Berners-Lee pourrait se passer du concept de propriété privée, qui ne joue ici qu’un rôle de métaphore trompeuse. Le récent rapport du Conseil d’État consacré aux libertés fondamentales et au numérique s’est d’ailleurs nettement prononcé contre l’idée d’instaurer un tel droit de propriété sur les données personnelles, parce qu’il l’estime dangereuse et susceptible de dérives. Mais il pousse par ailleurs une notion issue du droit allemand : le droit à l’autodétermination informationnelle, Ce concept exprime l’idée d’un pouvoir de l’individu sur ses données, sans recourir à la notion de propriété, car il reste ancré dans l’approche « personnaliste », caractéristique du droit des données personnelles. Un projet comme MesInfos de la Fing constitue au-delà de l’affirmation des principes un moyen effectif pour les individus d’exercer cette forme d’autodétermination informationnelle, dont la première étape passe par la récupération des données.

De la propriété privée aux données en communs

Mais Tim Berners-Lee va encore plus loin dans ses déclarations,  car pour lui, le but de la récupération des données doit être de restaurer un climat de confiance permettant aux individus, non plus seulement de protéger leurs données, mais aussi des les utiliser en les partageant avec d’autres :

Nous serons capable d’écrire des applications vraiment intéressantes, qui iront chercher des données dans toutes les différentes parties de ma vie, dans celle de mes amies et de ma famille, et qui m’aideront à vivre une vie plus riche.

Berners-Lee a déclaré que les données fonctionneront demain comme les agendas le font aujourd’hui. Tout comme chaque personne a un agenda personnel et choisit certaines personnes pour partager des événements, les gens auront un meilleur contrôle sur les données qu’ils partagent avec d’autres.

Si vous donnez aux gens la capacité de voir comment ces données sont réutilisées et si vous interdisez les usages néfastes, alors les gens seront davantage disposés à ouvrir leurs données à la réutilisation.

On voit donc que la pensée de Tim Berners-Lee vise à modifier en profondeur l’écosystème numérique pour certes dans un premier temps, permettre aux individus de récupérer leurs données, mais avec l’objectif qu’ils soient ensuite en mesure de les partager collectivement de manière sécurisée et de les croiser avec les données d’autres individus.

Parti donc d’une conception paraissant ancrée dans la propriété, Berners-Lee termine avec la vision stimulante d’un usage en commun des données personnelles ou des données personnelles conçues comme un Commun à construire.

***

[Mise à jour du 10/10/14] : Suite à la publication du billet, on me signale ce projet anglais visant à créer des « Data Coops » (coopératives de données), où les individus pourraient venir partager leurs informations de manière maîtrisées, en les croisant avec des données issues d’organisations partenariats et des données publiques en Open Data. Voilà qui pourrait matérialiser cette idée de données conçues comme un Commun à construire dans un cadre collectif. Le projet devrait se lancer la semaine rpochaine et on peut le suivre sur le fil @OurDataCoop.


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