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Rapport Racine sur la création : pourquoi les bibliothèques devraient davantage s’y intéresser

mardi 12 mai 2020 à 18:11

En janvier dernier, le rapport « L’auteur et l’acte de création » a été remis par Bruno Racine au Ministère de la Culture. J’avais publié à ce moment un premier billet de réaction, en me focalisant sur un point précis du rapport : le rejet de la proposition du domaine public que j’avais salué. Mais ce document comporte bien d’autres qui méritaient à mon sens de s’y pencher, si possible avec la perspective particulière du bibliothécaire qui est la mienne.

Je n’avais trouvé l’occasion de le faire depuis janvier, mais cette lacune est réparée grâce à l’IFLA (la Fédération Internationale des Associations et Institutions de Bibliothèques) qui avait repéré la parution de ce rapport et qui m’a demandé de répondre à quelques questions à ce sujet. Il en a résulté une interview, publiée cette semaine sur leur site et traduite en anglais (merci à Camille Françoise pour cela !).

Le rapport Racine n’a pas réellement entraîné de réactions de la la part des principales associations de bibliothécaires en France, ce qui est à mon sens un tort. Ce texte constitue un mon sens un des apports les plus importants que l’on ait vu passer ces dernières années sur la question de l’évolution du droit d’auteur. Et je vais même aller plus loin : c’est même sans doute la proposition la plus forte à avoir été faite depuis le projet de réforme – hélas avortée – tentée par Jean Zay en 1936 à l’époque du Front Populaire. Je fais cette comparaison à dessein, car il existe une forme de filiation intellectuelle assez claire entre les deux, notamment sur la question de l’articulation entre la question de la création et celle du travail (sujet que j’ai abordé aussi parfois sur ce blog). A mon sens, Il y a dans le rapport Racine rien de moins que des pistes pour faire advenir un droit d’auteur « post-Beaumarchais » et ce n’est pas exactement rien.

Quel rapport avec les bibliothèques, me direz-vous ? Il en existe – et de nombreux – et je vous propose de lire le texte de l’interview que j’ai donnée à l’IFLA dont je colle ci-dessous la version en français. La crise du coronavirus est hélas survenue au moment où le Ministère de la Culture avait commencé à mettre en oeuvre les premières mesures inspirées du rapport, mais dans une mesure bien insuffisante pour les syndicats d’auteurs professionnels qui poussaient pour une adoption plus large. Depuis, la situation des artistes auteurs s’est encore dramatiquement aggravée et l’urgence ne fait une renforcer encore l’importance de la plupart des préconisations du rapport (voir à ce sujet le site de la Ligue des Auteurs Professionnels).

Il est, à mon sens, impératif que les bibliothèques soutiennent les auteur dans ce combat et elles laisseraient à mon sens passer une chance historique si elles ne le faisaient pas.

23 recommandations sur les droits des créateurs : Quels enjeux pour les bibliothèques et comment elles peuvent contribuer à les soutenir ?

Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est le rapport Racine et le contexte de sa production ?

Il s’agit d’un rapport remis au Ministère de la Culture en janvier 2020. Intitulé « L’auteur et l’acte de création », il a été préparé par Bruno Racine, conseiller à la Cour des Comptes, qui a dirigé la Bibliothèque nationale de France de 2007 à 2016. Il comporte 23 recommandations visant à améliorer la situation des artistes-auteurs en adaptant le cadre réglementaire aux nouvelles réalités des métiers de la création.

L’origine de ce rapport est à chercher du côté d’une forte mobilisation des auteurs en France, qui dure depuis plusieurs années, en réaction à une dégradation continue de leurs conditions d’existence. En 2017, une réforme fiscale est intervenue, qui a encore fragilisé une large partie des auteurs luttant déjà contre la précarité. Pour faire face, les artistes-auteurs ont choisi d’agir en s’appuyant sur des syndicats, ce qui est assez nouveau en France. Traditionnellement, les intérêts des auteurs sont en effet plutôt représentés par des sociétés de gestion collective des droits. 

La commande du rapport Racine est intervenue pour essayer de dénouer une situation qui devenait de plus en plus explosive, avec des appels des auteurs professionnels à boycotter de grands salons pour attirer l’attention sur leur situation. Elaboré au terme d’une large consultation, le rapport Racine était très attendu et il dresse un tableau sombre de la situation des auteurs en France. Dans certains secteurs comme la bande dessinée, pourtant économiquement en progression, près d’un tiers des auteurs vivent en dessous du seuil de pauvreté et le taux grimpe à 50% pour les femmes. La France est souvent présentée comme « le pays du droit d’auteur », mais cette réputation dissimule une situation de crise profonde pour les créateurs. 

Quelle analyse peut-on faire des recommandations de ce rapport ? 

Le plus grand apport de ce rapport est de montrer que la subsistance des auteurs ne dépend pas uniquement du seul droit d’auteur, mais d’un dispositif institutionnel beaucoup plus complexe, où les questions de fiscalité et de protection sociale jouent un rôle déterminant. Il montre aussi que les artistes-auteurs ne disposent pas d’un véritable statut professionnel, comme si leur activité ne constituait pas un métier à part entière. Pour remédier à cette lacune, Le rapport Racine propose de créer un tel statut, notamment pour faciliter l’accès des auteurs au bénéfice de droits sociaux (assurance-maladie, formation, retraite, etc.). 

Plus encore, le rapport Racine défend l’idée que les artistes-auteurs ne devraient pas dépendre pour vivre uniquement de l’exploitation de leurs œuvres par les industries culturelles, mais aussi être rémunérés directement pour leur travail. Il propose pour cela la mise en place d’un « contrat de commande » qui obligerait les intermédiaires, comme les éditeurs ou les producteurs, à payer le travail de création en plus du versement de droits d’auteur. 

Cela constituerait un changement profond en France, car depuis l’époque de Beaumarchais et la Révolution française, la loi considère l’auteur comme un propriétaire tirant ses revenus de l’exploitation de son œuvre. Ce système permet certes théoriquement à l’auteur de bénéficier d’une rémunération, mais on est arrivé aujourd’hui au paradoxe que l’œuvre est mieux protégée que l’auteur et c’est elle qui constitue le véritable centre de gravité de la propriété intellectuelle…

Samantha Bailly, une autrice particulièrement impliquée dans les syndicats d’artistes-auteurs qui se sont mobilisés autour du rapport Racine, résume ainsi que le changement de perspective que ce texte propose d’opérer : « l’amélioration de nos droits sociaux est liée à la reconnaissance des artistes-auteurs à la fois comme des propriétaires d’œuvres, mais aussi comme des travailleurs. Nous sommes bien des individus, et pas seulement des œuvres — nous avons des corps, nous mangeons, nous nous blessons, tombons malades, etc. C’est ce changement de paradigme que propose le rapport de Bruno Racine. » 

Un autre point essentiel concerne les mécanismes de représentation des auteurs. Le rapport souligne de nombreux dysfonctionnements dans la manière dont les intérêts des artistes-auteurs sont défendus. Généralement, ce sont des sociétés de gestion collective que l’on entend beaucoup dans les débats publics autour de la création, notamment lorsque le droit d’auteur est concerné. Mais le rapport démontre que ces sociétés et les auteurs n’ont pas tout à fait les mêmes intérêts et il demande qu’une partie des sommes collectées par les premières servent à financer les syndicats d’auteurs. Il plaide également pour que ces syndicats soient plus largement associés à la définition des politiques culturelles, notamment à travers les différentes commissions mises en place par le Ministère de la Culture. Ces propositions ont été très mal reçues par les sociétés de gestion collective qui s’y sont vigoureusement opposées, ce qui tend à montrer que le rapport Racine a plutôt raison de souligner une divergence d’intérêts ! 

Les discussions sur le droit d’auteur seraient sans doute différentes si les créateurs pouvaient faire entendre leur voix plus directement. En 2018, une affaire a eu lieu en France s’est révélée très instructive. Une société de droits dans le domaine de l’édition a essayé de faire payer les lectures publiques en bibliothèque, y compris les Heures du Conte à destination des enfants. Cela a déclenché une forte opposition des bibliothécaires, mais aussi d’une partie des auteurs eux-mêmes qui, par le biais de syndicats, ont fait savoir qu’ils souhaitaient que ces usages en bibliothèque restent gratuits. Grâce à cette intervention directe des auteurs dans le débat, le projet des éditeurs a été abandonné. 

Quelles sont les principaux enjeux de ce rapport pour les bibliothèques ? 

A première vue, ce rapport paraît assez éloigné de l’activité des bibliothèques, mais celles-ci devraient s’y intéresser de près, car ses recommandations pourraient modifier en profondeur le paysage de la création. 

Depuis plus de 20 ans, les bibliothèques sont mobilisées pour faire évoluer la règlementation sur le droit d’auteur, notamment par la reconnaissance de nouvelles exceptions adaptées à Internet et aux usages numériques. Que ce soit au niveau mondial ou international, ces débats sont très difficiles et les progrès restent lents, car les bibliothèques se heurtent à une opposition, menée surtout par des sociétés de gestion collective ou des représentants de gouvernement, qui soutiennent que ces exceptions menaceraient les auteurs dans leur capacité à vivre de la création.

Or le rapport Racine démontre de manière très claire que les vrais problèmes des auteurs sont ailleurs : ils résident surtout dans le déséquilibre du rapport de force avec des intermédiaires comme les éditeurs ou les producteurs, qui conduit à une répartition inéquitable de la valeur au sein même des filières culturelles. La précarité des auteurs découle aussi du fait que leur travail n’est pas bien reconnu, et donc pas bien rémunéré, car il est « invisibilisé » d’une certaine manière par la propriété intellectuelle sur laquelle les lois se focalisent. 

A aucun moment le rapport Racine ne pointe la question du piratage des œuvres sur Internet comme la cause de la paupérisation des auteurs, pas plus qu’il n’indique que les exceptions au droit d’auteur fragiliserait leur situation. En revanche, il adresse des critiques au fonctionnement des sociétés de gestion collective, en pointant par exemple les salaires trop élevés de leurs dirigeants ou le fait qu’elles redistribuent l’argent collecté à un trop petit nombre d’auteurs. 

Ces conclusions intéressent en réalité directement les bibliothèques, car elles ouvrent la voie à de nouvelles discussions sur la réforme du système. Il est significatif qu’aucun des points discutés dans le rapport Racine n’ait réellement été débattu lors de l’élaboration de la nouvelle directive sur le droit d’auteur adoptée en 2019 par le Parlement européen. Les débats se sont encore une fois focalisés sur le renforcement de la propriété intellectuelle et sur la critique des nouvelles exceptions au droit d’auteur. Mais ce n’est pas ce texte qui permettra de rééquilibrer les relations entre les auteurs et les intermédiaires, comme le demande le rapport Racine…

Un point figure dans le rapport qui illustre très bien les fausses questions dans lesquelles les débats sur le droit d’auteur tombent souvent. En France, revient régulièrement dans le débat public l’idée d’instaurer un « domaine public payant » pour instituer une sorte de taxe sur les utilisations commerciales des œuvres appartenant au domaine public. Le domaine public est un mécanisme qui bénéficie au premier chef aux bibliothèques et à leurs usagers, notamment à travers la numérisation des collections patrimoniales. Or le rapport Racine écarte sans ambiguïté cette idée du domaine public payant, en montrant qu’il rapporterait très peu aux auteurs tout en restreignant les usages et la diffusion de la culture. En revanche, le rapport pointe le fait qu’une part trop faible des aides à la création versées par le Ministère de la Culture ou les sociétés de gestion collective bénéficient directement aux artistes-auteurs. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres montrant comment de faux débats cachent souvent les vraies questions… 

Quelles sont les premières étapes pour les bibliothèques pour soutenir ces principes au niveau national et international ?   

Il est assez frappant de constater que les bibliothèques sont absentes du rapport Racine, alors pourtant qu’elles constituent aussi une source de revenus pour les auteurs. A travers les acquisitions de supports, les abonnements à des ressources numériques, mais aussi avec les sommes versées au titre du droit de prêt, les bibliothèques contribuent à la rémunération des créateurs. En France, il existe même un lien direct entre le prêt en bibliothèque et les droits sociaux des auteurs, car une partie des sommes versées par les bibliothèques au titre du droit de prêt sert à financer la retraite des auteurs de l’écrit. 

Il est dommage – mais aussi très significatif – que le rapport Racine n’ait pas pris en compte ce lien, car cela révèle une certaine forme d’invisibilité des bibliothèques dans l’économie de la création. Trop souvent, les bibliothèques sont accusées de fragiliser le marché de la Culture en « cannibalisant les ventes », alors qu’aucune étude économique sérieuse n’a jamais démontré un tel phénomène. Bien au contraire, les bibliothèques pourraient contribuer plus largement au financement de la création si elles étaient mieux intégrées dans les systèmes de rémunération. Par exemple, le livre numérique se développe aujourd’hui de plus en plus en bibliothèque, mais sur des bases juridiquement fragiles, puisque la législation sur le prêt du livre papier ne s’applique pas et il a fallu réorganiser le système autour de négociations contractuelles avec les éditeurs. Du coup, l’offre à destination des bibliothèques reste lacunaire, mais surtout, système légal du droit de prêt est mis de côté, ce qui ne permet pas de contribuer à financer les droits sociaux des auteurs…

On pourrait imaginer une refonte du système, de manière à ce que les bibliothèques puissent mettre à disposition plus facilement des contenus pour leurs utilisateurs, comme le propose par exemple le traité sur les bibliothèques défendu par l’IFLA auprès de l’OMPI. En contrepartie, de nouvelles rémunérations seraient logiquement versées aux ayants droit. Mais si l’on suit le rapport Racine, il faudrait être très attentif à ce que ces sommes aillent bien aux auteurs et qu’une partie soit utilisée pour financer leurs droits sociaux. 

Ce rapport ouvre en réalité la voie à de nouvelles discussions entre les auteurs et les bibliothèques. Pour cela, il faudrait mieux faire connaître le rôle que les bibliothèques jouent déjà pour soutenir la création et réfléchir à de nouvelles manières dont les activités des bibliothèques pourraient directement soutenir les créateurs dans l’exercice de leurs droits. On a trop souvent opposé les droits des auteurs et ceux des utilisateurs, comme s’ils étaient incompatibles. Le temps est venu à présent de trouver des articulations qui permettront de les renforcer mutuellement. 

StopCovid, la subordination sociale et les limites au « Consent Washing »

vendredi 1 mai 2020 à 10:23

Mardi dernier, lors de l’annonce du plan de déconfinement à l’Assemblée nationale, le premier Ministre Édouard Philippe a reconnu qu’il « ne savait pas si l’application Stopcovid fonctionnera » et a préféré repousser en conséquence le débat parlementaire à un moment ultérieur en promettant qu’un vote spécifique aurait lieu sur la question. Cette décision fait suite à des semaines d’intense polémique à propos de cette application de traçage numérique. Le même jour, la Commission nationale consultative des droits de l’homme publiait d’ailleurs un avis estimant que « du point de vue des libertés fondamentales, ce système est dangereux » et hier c’est le Conseil de l’Europe qui déclarait à propos de des dispositifs de backtracking: « Compte tenu du manque de preuves au sujet de leur efficacité, les promesses valent-elles les risques sociaux et juridiques ?« …

Dessin par Allan Barte

J’ai déjà eu l’occasion dans un précédent billet de dire tout le mal que je pensais de StopCovid et je ne vais pas en rajouter à nouveau dans ce registre. Je voudrais par contre prendre un moment sur la délibération que la CNIL a rendue en fin de semaine dernière à propos du projet d’application, car elle contient à mon sens des éléments extrêmement intéressants, en particulier sur la place du consentement en matière de protection des données personnelles.

Consentir ou ne pas consentir, telle la question…

On a pu lire que la CNIL avait validé le projet StopCovid dans sa délibération (n’est-ce pas Cédric O ?), mais les choses sont en réalité beaucoup plus subtiles que cela. Je vous renvoie pour le comprendre à l’excellente analyse que l’avocat Jean-Baptiste Soufron a publiée sur son blog. Il met notamment en avant un point important sur lequel je vais m’attarder : la CNIL s’est prononcée sur ce que l’on appelle la « base légale de traitement » sur laquelle l’application devrait s’appuyer pour exploiter les données collectées à partir des smartphones des utilisateurs. Ce concept est issu du RGPD (Règlement Général de Protection des Données) et il impose aux responsables de traitement de choisir parmi six bases légales différentes lorsqu’ils collectent et utilisent des données personnelles (voir tableau ci-dessous). Ce choix est très important, car selon la base retenue, le cadre juridique applicable varie substantiellement avec plus ou moins de garanties pour les personnes et plus ou moins de marges de manœuvre pour le responsable de traitement.

Source : blog Questio.

Le gouvernement n’avait eu de cesse de cesse de répéter pour légitimer son projet que le téléchargement de l’application resterait strictement volontaire et que StopCovid fonctionnerait sur la base du consentement des individus. Pourtant la CNIL écarte cette hypothèse et elle préfère se référer à une nécessité liée à une « mission d’intérêt public » comme base légale pour le fonctionnement de StopCovid :

En l’espèce, le gouvernement s’interroge sur la possibilité de fonder l’application StopCovid sur la base légale du consentement de 6 ses utilisateurs ou, à défaut, sur l’existence d’une mission d’intérêt public de lutte contre l’épidémie de COVID-19.

[…] La Commission relève que la lutte contre l’épidémie de COVID-19 constitue une mission d’intérêt général dont la poursuite incombe en premier lieu aux autorités publiques. En conséquence, elle estime que la mission d’intérêt public, au sens des articles 6.1.e) du RGPD et 5.5° de la loi « Informatique et Libertés », constitue la base légale la plus appropriée pour le développement par l’autorité publique de l’application StopCovid.

Contrairement à ce que l’on a pu également lire, la CNIL n’a pas dit ici que l’application StopCovid présentait nécessairement un intérêt dans la lutte contre le coronavirus. Elle dit seulement que si le gouvernement décide de la mettre en circulation, alors il devra s’appuyer sur une mission d’intérêt public et il devra démontrer que l’application est bien nécessaire pour l’accomplissement de cette mission. La CNIL le dit explicitement un peu loin en indiquant que : »Le RGPD requiert néanmoins que les finalités du traitement en cause soient nécessaires à la mission d’intérêt public en cause« . Cela revient donc, non pas à valider a priori le projet, mais au contraire à suspendre au-dessus de lui une redoutable épée de Damoclès, car la charge de la preuve pèse à présent sur le gouvernement. Il lui sera sans doute très difficile de prouver que le recours à cette application est réellement nécessaire, alors qu’il n’existe aucun consensus sur ce point, ni parmi la communauté scientifique, ni chez les juristes et encore moins dans la société civile. Autant dire que la CNIL a offert sur un plateau d’argent un argument à tous les opposants à StopCovid qui pourront l’invoquer, devant elle et/ou en justice, sitôt que l’application sera rendue disponible…

StopCovid ou l’impossible consentement ?

Ce choix de la CNIL de se tourner vers la mission d’intérêt public plutôt que vers le consentement individuel pourrait paraître à première vue surprenant.

En effet, même si dans le RGPD les six bases légales ne sont pas hiérarchisées entre elles, la Commission tend quand même à accorder au consentement une certaine priorité, au nom du respect du droit à « l’autodétermination informationnelle ». Ce concept postule que l’individu est le mieux placé pour décider ce que l’on peut faire ou non avec les données le concernant et que c’est à cette échelle « micro » que l’essentiel de la régulation devrait être réalisée. La CNIL est généralement attachée à ce principe et cela tend à lui faire privilégier le consentement comme base de traitement (voir ici par exemple, dans un document à propos des traitements à des fins de recherche : « le consentement des personnes constitue le premier fondement légal à envisager en application du principe général d’autodétermination informationnelle« ).

Néanmoins pour l’application StopCovid, les opposants avaient justement souligné les limites de cette approche en dénonçant une instrumentalisation possible du consentement des personnes, dans un contexte de crise où des pressions de toutes sortes vont nécessairement s’exercer pour pousser les gens à utiliser ce dispositif. Voyez par exemple ce qu’en dit la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme dans une partie de son avis intitulé « Un consentement libre et éclairé sujet à caution » :

La CNCDH s’interroge sur l’authenticité d’un consentement libre dans le contexte actuel. Comme le soulignait la présidente de la CNIL devant les députés, « le refus de consentir ne doit pas exposer la personne à des conséquences négatives ». Le gouvernement ne paraît manifestement pas conditionner le déconfinement des personnes à l’utilisation de l’application. La CNCDH souligne que cela s’oppose également à ce qu’un employeur impose à son salarié de télécharger et d’utiliser l’application, ou que cette dernière conditionne l’accès à l’espace public12. D’autres facteurs de contrainte sont néanmoins à craindre, tenant notamment aux risques de pression sociale, tant à titre individuel que familial13 ou professionnel, pouvant s’exercer dans un contexte de crise sanitaire particulièrement aigüe. L’impératif de santé publique, la lutte contre la propagation du Covid-19, la préservation du personnel soignant, sans doute invoqués à l’appui de la mise en place de l’application, constitueront autant de leitmotivs qui pèseront sur le choix des individus, appelés à agir en citoyens responsables. Par ailleurs, la CNCDH craint des risques de stigmatisation et de harcèlement à l’égard de tout individu qui refuserait d’adhérer à ces mesures de suivi.

Il y a dans ce passage des arguments qui relèvent de deux plans très différents. On nous dit en effet d’un côté que le consentement est valide uniquement si l’on n’attache aucune conséquence négative en cas de refus. C’est la condition fixée par le RGPD pour que le consentement soit considéré comme « libre » et dans ce cas, on est bien dans la dimension protectrice de la base légale du consentement. Cet aspect est important, car dans d’autres pays qui ont déjà déployé des applications de traçage, comme l’Italie, on commence déjà à voir des dérives, avec des pressions mises en place par le gouvernement pour pousser les personnes à utiliser l’appli :

Mais la CNCDH nous dit aussi quelque chose de très différent : même sans mesure de rétorsion plus ou moins appuyée exercée par le gouvernement, le consentement des personnes pourrait rester très ambigu, en raison des pressions sociales que les individus vont subir en cette période de crise sanitaire. Ce point est intéressant, car il tend à montrer que le consentement individuel est en réalité toujours plus ou moins une forme de fiction, l’humain étant un être social, soumis à diverses déterminations exercées par son environnement. Comme toutes les fictions juridiques, le consentement individuel peut être utile, mais on doit aussi lui fixer des limites pour éviter que la fiction perde pied face à la réalité. Or c’est exactement ce qui est en train de se passer dans un contexte de crise comme celui que nous traversons : on voit bien qu’un concept comme celui de « l’auto-détermination informationnelle » touche à ses limites et qu’il pourrait même finir par devenir dangereux si on continuait à le prendre pour argent comptant.

La CNIL ne l’abandonne pas complètement dans sa délibération, mais elle le fait de manière nuancée, en introduisant une distinction subtile, mais importante, entre le consentement et le volontariat. La Commission considère en effet comme essentiel que l’adoption de l’application reste basée uniquement sur le volontariat et elle met même en garde le gouvernement contre toute volonté de l’imposer :

Le volontariat signifie aussi qu’aucune conséquence négative n’est attachée à l’absence de téléchargement ou d’utilisation de l’application. Ainsi, l’accès aux tests et aux soins ne saurait en aucun cas être conditionné à l’installation de l’application. L’utilisation d’une application sur la base du volontariat ne devrait pas conditionner ni la possibilité de se déplacer, dans le cadre de la levée du confinement, ni l’accès à certains services, tels que par exemple les transports en commun. Les utilisateurs de l’application ne devraient pas davantage être contraints de sortir en possession de leurs équipements mobiles. Les institutions publiques ou les employeurs ou toute autre personne ne devraient pas subordonner certains droits ou accès à l’utilisation de cette application. Ceci constituerait en outre, en l’état du droit et selon l’analyse de la Commission, une discrimination.

La CNIL aurait dit exactement la même chose si elle avait retenu la base légale du « consentement libre et éclairé » pour l’application StopCovid. Mais en l’espèce, comme on l’a vu, elle préfère lui donner comme fondement la nécessité liée à une mission d’intérêt public. Cela montre que, même dans un tel cadre, le respect du volontariat des personnes peut être exigé, tout en ne servant pas de base légale au traitement. Cela mérite que l’on s’y arrête et je vais tenter d’interpréter cet aspect du raisonnement de la CNIL en l’articulant avec la question de la subordination.

Subordination hiérarchique et subordination sociale

Le caractère particulier de la relation de subordination est en effet pris en compte dans le RGPD, qui considère que ce type de rapports déséquilibrées empêche normalement de se baser sur le consentement des personnes pour traiter des données personnelles (voir Considérant 43):

Pour garantir que le consentement est donné librement, il convient que celui-ci ne constitue pas un fondement juridique valable pour le traitement de données à caractère personnel dans un cas particulier lorsqu’il existe un déséquilibre manifeste entre la personne concernée et le responsable du traitement, en particulier lorsque le responsable du traitement est une autorité publique et qu’il est improbable que le consentement ait été donné librement au vu de toutes les circonstances de cette situation particulière.

Il en découle que le consentement ne doit pas être retenu dans les relations de travail, entre un employeur et des employés à cause du lien de subordination, tout comme il doit être écarté dans les relations entre administrations et administrés dès lors que les premières utilisent leurs prérogatives de puissance publique. On comprend que dans de telles circonstances, un consentement « libre » ne peut plus être exprimé par les individus et c’est donc « structurellement » que le consentement est écarté au profit d’une autre base légale.

Sans le dire, on peut considérer que la CNIL a raisonné d’une manière un peu similaire dans sa délibération sur l’application StopCovid : si l’usage de l’application reste volontaire, les individus ne sont pas dans une relation de subordination avec la puissance publique, mais quand bien même, les pressions qu’ils vont nécessairement subir de la part du corps social dans lequel ils sont immergés matérialisent une forme de « subordination sociale » qui rendrait très problématique le fait de retenir la base légale du consentement. La situation rend donc « structurellement » impossible de se placer dans le cadre du libre consentement, tout comme cela doit être exclu dans les rapports plus classiques de subordination au travail.

La question va d’ailleurs sans doute rapidement se poser dans les entreprises, car on commence déjà à voir des acteurs privés qui envisagent de développer leurs propres applications de traçage numérique pour faciliter la reprise d’activité. C’est le cas par exemple du Crédit Agricole qui a fait une annonce en ce sens cette semaine. Ici aussi, ces entreprises ne pourront sans doute pas se baser sur le consentement des personnes, même si le recours à ces outils reste volontaire, eu égard au cadre de subordination hiérarchique dans lequel ce dispositif est déployé. Les conséquences juridiques ne sont pas anodines, car les entreprises devront alors se replier vers une autre base légale figurant dans le RGPD – l’intérêt légitime de l’entreprise – qui est sans doute l’une des plus fragiles, car il ne peut être invoqué que dans la mesure où « les intérêts ou les libertés et droits fondamentaux de la personne ne prévalent [pas] compte tenu des attentes raisonnables des personnes concernées fondées sur leur relation avec le responsable de traitement« . Cela ouvre donc tout un champ de contestation possible pour les salariés, mais aussi (et surtout) pour les syndicats qui pourraient trouver là une excellente manière d’affirmer leur rôle de gardiens des données personnelles des employés.

Le parallèle avec StopCovid est intéressant à souligner, car tout comme les entreprises devront prouver qu’elles ont un intérêt légitime à déployer des applications de traçage (avec le risque que leur soit opposé les libertés et intérêts de leurs salariés), l’État va devoir prouver que StopCovid constitue une nécessité pour exercer une mission d’intérêt public. Et dans les deux cas, c’est l’existence d’un contexte de subordination – directe et hiérarchique dans un cas ; indirecte et sociale dans l’autre – qui justifie que l’on se place sur ce terrain juridique plutôt que sur le consentement individuel et la fiction – devenue insoutenable – de la prétendue « liberté ». Ce qui ne signifie pas que la dimension du « volontariat » soit écartée, car comme dit la CNIL, attacher des conséquences négatives à un refus pourrait être juridiquement considéré comme une « discrimination » interdite.

En finir avec le « Consent Washing »

Une des choses que je retiendrai de cette crise du coronavirus est la manière dont cette question du « consentement » a pu être instrumentalisée jusqu’à l’outrance et complètement intégrée dans les rouages de la gouvernementalité oppressive que nous subissons. Cela permet par exemple au gouvernement d’annoncer, en restant droit dans ses bottes, qu’il envisage de mettre en place un système de bracelet électronique pour les malades du Covid-19 pendant la période de déconfinement, mais rassurez-vous, citoyens, on ne le fera bien entendu qu’avec le consentement des personnes !

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Allons plus loin : le retour à l’école des enfants, qui fait lui aussi tant polémique, se fera lui aussi – comme par hasard – sur la base du « volontariat ». Plaisante farce que voilà ! Car il est bien clair que ce volontariat sera à géométrie extrêmement variable, selon que les foyers seront nantis ou modestes et que les parents pourront ou pas continuer à bénéficier du télé-travail et de conditions sociales favorables (appartement spacieux ou pas, recours à des gardes d’enfants à domicile, etc.). En surface, tout le monde pourra exercer un « consentement libre » et « s’autodéterminer » pour décider si les enfants doivent retourner à l’école. Mais dans la réalité crue, loin des abstractions juridiques, ce seront comme par hasard les plus pauvres qui devront prendre le risque de contaminer leurs enfants et de se contaminer eux-mêmes, et – histoire de joindre l’insulte à la blessure – on fera en sorte de leur faire porter la responsabilité d’avoir fait ce soit-disant « choix » auquel ils seront réputés avoir librement consenti !

Le passage ci-dessus permet, je pense, de montrer assez clairement le fond ignoble de saloperie dans lequel baigne toujours plus ou moins un concept comme celui de « libre consentement » et « d’auto-détermination individuelle ». Ces fictions sont en réalité parfaitement compatibles avec l’idéologie néolibérale, dont le rêve ultime consiste précisément à enrober toutes les relations de domination derrière un voile commode de consentement. Dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle« , Gilles Deleuze avait déjà parfaitement anticipé que nous étions en réalité peu à peu sorti des sociétés disciplinaires, dont la gouvernementalité s’exerce à travers la contrainte, pour passer graduellement à des sociétés de contrôle aux dispositifs beaucoup plus fluides, dont l’objectif est de contrôler les individus « de l’intérieur » par des systèmes de pilotage cybernétique, impliquant envois de signaux et rétroactions. Le numérique aura permis de donner corps à cette vision qui n’est, ni plus ni moins, qu’une « gouvernementalité par le consentement ».

J’ai déjà eu l’occasion de dire que tout ceci avait de lourdes implications en matière de protection des données personnelles. D’autres que moi, comme Helen Nissenbaum, ont déjà dénoncé ce qu’elles appellent la « farce du consentement » à l’oeuvre sur Internet et d’autres encore ont fait le lien avec la dénonciation de la « fabrique du consentement » déjà mise en avant par Noam Chomsky. Voyez par exemple cette interview récemment donnée par Christophe Masutti à l’occasion de la sortie de son livre sur le « Capitalisme de surveillance » dont ce passage m’a frappé :

[Le RGPD] prouve que nos institutions veulent agir, c’est une marque de bonne volonté. Mais le RGPD ne fait que formaliser le don du consentement […]. Notre société de surveillance émane aussi de notre propre culture, de notre acculturation à l’informatique et donc à la surveillance. Notre consentement, nous l’avons fabriqué.

Le drame est que le « consentement libre » du RGPD est doté d’une certaine efficacité contentieuse, qui pourrait faire croire qu’il s’agit encore d’un moyen sur lequel miser pour réussir à réguler le système. Il a en effet déjà permis à la CNIL de sanctionner quelques abus, notamment en matière de géolocalisation à des fins publicitaires. Je peux donc comprendre que l’on s’y accroche à des fins tactiques, mais j’ai peur que l’on finisse par confrondre le niveau de la tactique avec celui de la stratégie, sans voir que la bataille de libertés ne peut pas être gagnée sur le terrain du « libre consentement », car c’est une notion déjà complètement intégrée aux rouages de l’idéologie néolibérale.

Il faut donc en finir avec le « Consent Washing », à commencer en nous-mêmes, ce qui risque d’être extrêmement complexe… C’est pourtant nécessaire, car que se passera-t-il lorsque les efforts déployés à la fois par la propagande gouvernementale et par les puissances privées du capitalisme de données auront réussi à convaincre la population des bienfaits des technologies de surveillance (« la bien(sur)veillance« , comme dit Cynthia Fleruy) ? Les individus finiront bien par « consentir librement » aux pires menaces à leurs libertés, sans même qu’il soit besoin de les menacer de sanctions, et le levier juridique que l’on aura cru pouvoir saisir pour se protéger aura achevé sa transformation en une arme retournée contre les personnes pour les faire participer à leur propre asservissement.

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J’ai néanmoins l’impression que cette crise du coronavirus et la surenchère sécuritaire dans laquelle elle nous entraîne sont en train de jouer comme un accélérateur de prise de conscience sur ce rapport trouble que nous entretenons avec la notion de consentement. J’ai noté par exemple cette phrase dans une tribune contre l’application StopCovid publiée par Jean-Baptiste Soufron dans Libé :

Le consentement n’est pas un sésame pour toutes les atteintes aux libertés, et ce encore moins quand il est contraint par la peur de l’épidémie, ou par la coercition directe ou indirecte à travers des sanctions plus ou moins informelles – pense-t-on par exemple à la possibilité que l’application soit imposée aux salariés par des employeurs ou à des étudiants par leurs établissements d’enseignement ?

Autant les coercitions directes ou indirectes sont illégales sur la base du RGPD, parce qu’elles violeraient la condition du « consentement libre » et/ou l’interdiction des discriminations, autant cette notion sera de peu d’intérêt pour nous protéger des effets de la simple peur de l’épidémie ou d’une propagande bien orchestrée du gouvernement qui viendrait habilement « fabriquer un libre consentement »…

Dès lors, je trouve intéressant le raisonnement de la CNIL dans sa délibération, qui a préféré écarter la base légale du consentement en commençant à reconnaître l’incidence des contexte de « subordination sociale ». Car nous pourrons dire : « Opprimez-nous, exploitez-nous, avilissez-nous, Messieurs les dominants, mais au moins, ne prétendez pas le faire avec notre consentement« .

Pourquoi diffuser des travaux de recherche sous licence « Pas de modification » n’est pas une bonne idée

lundi 27 avril 2020 à 09:29

Je vous propose ci-dessous la traduction en français, réalisée par mes soins, d’un article du blog de Creative Commons international écrit par Brigitte Vézina et intitulé : « Why Sharing Academic Publications Under “No Derivatives” Licenses is Misguided« .

L’idée de réaliser cette traduction m’est venue suite aux abondants débats qui ont eu lieu l’an dernier à propos du fameux Plan S préparé par une coalition d’agences de financement de la recherche et qui devrait entrer à présent en vigueur en 2021. Outre l’exigence de diffusion immédiate en Open Access des publications, le Plan S demande que les chercheurs les placent préférentiellement sous licence Creative Commons CC-BY.

Le logo de la licence CC-BY-ND

La systématisation de l’usage des licences Creative Commons est essentielle dans la stratégie du Plan S, puisqu’elle fera enfin sortir le processus de publications scientifique du système délétère des cessions exclusives de droits aux éditeurs. C’est un nouveau paradigme qui se mettra ensuite en place dans laquelle l’édition pourra redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cessé d’être : un service rendu aux communautés de recherche et non un processus d’accumulation de droits de propriété intellectuelle.

Mais cette disposition a pourtant fait l’objet de nombreux commentaires, faisant valoir qu’une diffusion plus restreinte, s’appuyant notamment sur des licences « ND » (No Derivative – Pas de modification) pourrait se justifier, en particulier pour préserver l’intégrité des résultats de la recherche. Je dois dire que j’ai toujours été très dubitatif devant ce type d’arguments et je me suis réjouis de voir que la Coalition S n’est pas significativement revenue sur sa volonté initiale dans la dernière version du Plan S.

Premier principe du Plan S, qui met en avant la question des licences

La licence CC-BY est donc toujours celle sous laquelle les publications doivent être diffusées par défaut, avec possibilité d’utiliser également les licences CC-BY-SA et CC0. Les licences comportant une clause ND ne pourront être utilisées qu’à titre exceptionnel et uniquement sur demande expresse des chercheurs adressée aux agences de financement., s’appuyant sur un motif légitime invoqué au cas par cas.

Dans son article, Brigitte Vézina démontre précisément qu’il ne devrait exister que très peu de cas dans lesquels l’utilisation d’une licence ND pourra s’appuyer sur un tel motif légitime. Voire même aucun, si on va jusqu’au bout de la logique présentée dans ce texte.

Je précise que si j’ai pu procéder à cette traduction, c’est justement parce que le billet original était placé sous une licence CC-BY – donc sans clause ND – ce qui m’a permis de réaliser cette adaptation de l’oeuvre librement, mais dans le respect du principe de paternité.

Pourquoi diffuser des travaux de recherche sous licence « Pas de modification » n’est pas une bonne idée

Les bénéfices du Libre Accès sont indéniables et ils deviennent de plus en plus évidents dans tous les champs de la recherche scientifique : rendre les publications académiques librement accessibles et réutilisables procure une meilleure visibilité aux auteurs, garantit un meilleur emploi des crédits publics aux financeurs et un accès plus large aux connaissances pour les autres chercheurs et le grand public. Et pourtant, en dépit de ces avantages évidents du Libre Accès, certains chercheurs choisissent de publier leurs travaux sous des licences restrictives, sur la base de l’idée fausse qu’elles préserveraient mieux l’intégrité scientifique que les licences plus ouvertes.

La fraude académique, qu’elle prenne la forme du trucage des résultats, du plagiat ou du recours à des officines spécialisées pour rédiger ses travaux, est sans aucun doute un problème sérieux dans la communauté académique, partout dans le monde. Néanmoins, il s’agit d’un problème ancien, qui existait bien avant l’avènement des technologies numériques et des licences libres (comme les Creative Commons). Il est clair que le Libre Accès n’est pas la cause de la fraude académique, pas plus qu’il ne l’encourage ou l’aggrave.

Dans ce billet de blog, nous expliquons que l’utilisation de licences restrictives pour la diffusion des travaux académiques constitue une approche peu judicieuse pour résoudre les questions d’intégrité scientifique. Plus précisément, nous démontrons qu’utiliser une licence Creative Commons « Pas de modification » (No Derivative – ND) sur des publications académiques est non seulement peu pertinent pour juguler la fraude académique, mais aussi et surtout susceptible d’avoir un effet négatif sur la diffusion des résultats de la recherche, spécialement lorsqu’ils sont financés par des crédits publics. Nous mettons également en lumière que les garanties associées aux licences réellement ouvertes (comme la CC-BY ou la CC-BY-SA) sont à même d’enrayer les pratiques malveillantes, en plus des autres recours existants en cas de fraude académique et d’abus similaires.  

Les licences « Pas de modification » (CC-BY-ND et CC-BY-NC-ND) permettent aux utilisateurs de copier et de rediffuser une œuvre, mais interdisent de l’adapter, de la remixer, de la transformer, de la traduire, de la mettre à jour, de manière à produire une œuvre seconde. En résumé, elles interdisent de réaliser des œuvres dérivées ou des adaptations.

Les chercheurs font tous du remix

Les chercheurs publient pour être lus, pour avoir un impact et pour rendre le monde meilleur. Pour atteindre ces objectifs importants, il est préférable que les chercheurs autorisent la réutilisation et l’adaptation de leurs publications et de leurs données de recherche. Ils devraient également pouvoir réutiliser et adapter les publications et les données des autres chercheurs. Isaac Newton, un des scientifiques les plus influents de tous les temps, est l’auteur de cette citation célèbre : « Si j’ai vu plus loin, c’est en me tenant sur les épaules des géants », ce qui signifie que la production de nouvelles connaissances ne peut advenir que si les chercheurs peuvent s’appuyer sur les idées et les publications de leurs pairs et de leurs prédécesseurs, pour les revisiter, les réutiliser et les transformer, en ajoutant couche après couche de nouvelles connaissances. Les chercheurs sont des remixeurs par excellence : le Libre Accès est le moyen par excellence de favoriser le remix.

Les publications sous licence ND ne sont pas en Libre Accès

Les articles placés sous une licence ND ne peuvent pas être considérées comme en Libre Accès, si l’on se base sur la définition originelle établie en 2012 par l’initiative de Budapest pour le Libre Accès et les recommandations qui s’en sont suivies. Les licences ND restreignent de manière excessive la réutilisation des contenus par les collègues chercheurs et limitent leur possibilité de contribuer à l’avancement des connaissances. C’est la principale raison pour laquelle il est déconseillé d’appliquer des licences ND aux publications universitaires. Bien que les licences ND soient utilisées pour certains types de contenu, tels que les documents officiels qui ne sont pas censés être modifiés de manière substantielle, leur utilisation pour interdire les adaptations de publications universitaires va à l’encontre de l’éthique de la recherche universitaire. En fait, la clause ND nuit aux chercheurs.

Par exemple, les licences ND empêchent les traductions. Dès lors, puisque l’anglais est la langue dominante dans la recherche, les licences ND entravent l’accès à la connaissance pour les publics ne parlant pas anglais et limite la diffusion de la recherche au-delà de la sphère anglophone. Les licences ND empêchent aussi l’adaptation des graphiques, des images et des diagrammes inclus dans les articles de recherche (à moins qu’ils ne soient placés sous des licences distinctes permettant l’adaptation), qui sont souvent essentiels pour favoriser une diffusion plus large des idées sous-jacentes.

Les réutilisations peuvent aussi être découragées du fait des différences à la manière dont les « adaptations » sont définies dans les lois sur le droit d’auteur dans différents pays et des variations dans la façon dont les différentes exceptions et limitations au droit d’auteur peuvent s’appliquer. Un exemple significatif concerne la fouille et exploration de textes et de données (Text and Data Mining) utilisée pour produire de nouvelles connaissances à partir de matériaux pré-existants. Certains lois sont très claires à propos de la possibilité pour les chercheurs de faire du TDM sur la base d’une exception au droit d’auteur, même lorsqu’une adaptation intervient au cours du processus de TDM et lorsque le résultat produit peut être considéré comme une adaptation des matériaux de base. Le recours à une licence ND peut alors être interprété par erreur comme interdisant des activités pourtant parfaitement légales par ailleurs et constituent alors une nouvelle entrave à l’avancement de la Science.

Certains remix restent de toutes façons possibles malgré les licences ND

Quoi qu’il en soit, les licences ND ne suppriment pas complètement la possibilité de réutiliser ou d’adapter des publications académiques. D’abord, les licences ne limitent pas les droits dont les utilisateurs peuvent disposer grâce aux exceptions et limitations au droit d’auteur, comme la citation, l’analyse et la critique et le bénéfice du fair dealing ou du fair use. De plus, la Foire Aux Questions de notre site précise qu’en règle générale, le fait de prendre un extrait dans une œuvre pour illustrer une idée ou fournir un exemple au sein d’une autre œuvre ne produit pas une œuvre dérivée. Il s’agit alors d’un acte de reproduction et pas une amélioration de l’œuvre préexistante qui seule pourrait être considérée comme une violation de la licence ND. Or toute les licences Creative Commons donnent le droit de reproduire l’œuvre, a minima dans un cadre non-commercial et parfois au-delà (en fonction de la licence retenue).

Toutefois, une personne qui souhaite adapter une publication placée sous licence ND peut demander l’autorisation de le faire à l’auteur, qui peut alors lui accorder une licence individuelle. Mais cela ajoute des coûts de transaction inutiles qui pèsent sur les réutilisateurs, lesquels peuvent choisir de de tourner vers d’autres sources plutôt que d’affronter le processus souvent fastidieux de la demande d’autorisation.

Bien qu’il existe des moyens légaux de réutiliser une œuvre sous licence ND, ils s’avèrent souvent mal adaptés au contexte de la recherche universitaire.

Toutes les licences Creative Commons imposent de respecter la paternité

De multiples protections contre les risques d’appropriation et de détournement sont incorporées dans toutes les licences CC, qui disposent à présent d’un solide historique d’application contre des réutilisateurs qui violeraient les termes des licences. Ces garanties, qui viennent s’ajouter et pas remplacer les pratiques et règles en vigueur dans le monde académique, procurent une couche supplémentaire de protection pour la réputation des auteurs originaux qui devraient les rassurer contre le risque de voir des modifications apportées à leurs œuvres leur être attribuées à tort :

Le droit d’auteur n’est pas le meilleur outil pour faire respecter l’intégrité de la recherche scientifique

Au final, les lois sur le droit d’auteur et les licences Creative Commons qui sont basées sur elles ne constituent pas le cadre le plus approprié pour régler les problèmes de respect de l’intégrité de la recherche. De meilleurs résultats peuvent être atteints à travers la définition et l’application de normes sociales, de principes éthiques et de codes de conduite pertinents et bien établis, reconnus par des institutions. Tout compte fait, les chercheurs ne se rendent pas service à eux-mêmes lorsqu’ils utilisent une licence ND pour diffuser leurs travaux. Pour optimiser la diffusion et accroitre leur impact social, nous recommandons le partage des publications académiques selon les conditions les plus ouvertes possibles, en utilisant la licence CC-BY pour les articles et la CC0 pour les données.

Low Tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?

mercredi 22 avril 2020 à 08:41

Le mois dernier l’association Ritimo a publié un numéro de sa collection Passerelle consacré à la question du Low Tech (consultable en libre accès). Dans ce cadre, l’association m’a demandé de contribuer par un article sur les liens entre le Low Tech, les logiciels libres et l’Open Source. Je me suis efforcé de m’acquitter de cette tâche en montrant que les rapports entre le Low Tech (ou « basses technologies ») et le Libre étaient sans doute plus ambivalents qu’il n’y paraît, tout en montrant que les synergies entre ces courants étaient également évidentes.

Je vous invite vivement à consulter les autres articles de ce numéro très riche qui éclairent différentes dimensions – techniques, philosophiques, politiques, etc. – des Low Techs. Je colle ci-dessous la présentation générale du document, ainsi que l’introduction de mon article.

Depuis les années 2000 et la massification des « high tech », le monde a indubitablement changé de visage. Alors qu’elles sont présentées comme facilitant le quotidien, les technologies numériques posent de nouveaux problèmes en termes d’accès aux droits, de justice sociale et d’écologie. Consommation énergétique, extractivisme, asservissement des travailleur·ses du « numérique », censure et surveillance généralisées, inégalités face au numérique… autant de domaines dans lesquels les outils que nous utilisons, individuellement et collectivement, pèsent sur l’organisation des sociétés et sont au cœur de débats de vitale importance.

C’est donc en ce sens que cette publication explore le domaine des low tech (« basses-technologies », c’est-à-dire techniques simples, accessibles et durables) –par opposition aux high tech. En effet, questionner la place des technologies dans la société implique tout d’abord de poser un certain nombre de constats et d’analyses sur les problèmes que posent ces high tech, et qui ne sont pas toujours mis en évidence. Face à cela, comment penser des technologies numériques utiles et appropriables par le plus grand nombre, tout en étant compatibles avec un projet de société soutenable dans un contexte de crise environnementale et climatique qui s’accélère ?

Les technologies conçues et utilisées par les sociétés sont le reflet exact de la complexité de leur organisation interne, de leur mode de prise de décision et de leur relation avec le monde qui les entoure. Se réapproprier collectivement, démocratiquement et le plus largement possible les technologies afin d’en maîtriser les coûts et d’en mutualiser les bénéfices, tel est l’enjeu dans un monde où la crise politique, sociale et écologique se fait de plus en plus pressante. Ce nouveau numéro de la collection Passerelle se veut, en ce sens, un espace de réflexion sur les problématiques et les expérimentations d’alternatives autour des technologies numériques.

Low Tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?

Qu’est-ce qu’un « matériel libre » ? Juste une technologie physique développée selon les principes des « ressources libres » (open source). Il regroupe des éléments tangibles — machines, dispositifs, pièces — dont les plans ont été rendus publics de façon que quiconque puisse les fabriquer, les modifier, les distribuer et les utiliser.

[…] De nombreux logiciels et matériels libres existent déjà (et même des réseaux sociaux libres). L’enjeu semble surtout (mais c’est complexe) de les associer et de les articuler intelligemment, de tracer une ligne pure et libre qui aille du zadacenter au traitement de texte où je taperai ces mots. C’est un bel horizon à atteindre pour s’émancyber là où aujourd’hui on cyberne dans nos hivers numériques, en se faisant berner.

Alain Damasio. Matériel Libre, Vie Libre ! Zadacenters & Rednet ! Lundimatin, 9 mai 2017[1].

Dans le texte ci-dessus, l’auteur Alain Damasio défend l’idée que la lutte pour les libertés et l’émancipation passe aujourd’hui par la réappropriation de la couche matérielle dont dépendent nos pratiques numériques. Une telle perspective ne relève pas uniquement de la Science-Fiction, puisque depuis plusieurs années, le mouvement de l’Open Hardware applique au matériel les mêmes procédés qui ont permis, depuis plus de 20 ans, le développement du logiciel libre et de l’Open Source[2].

De la même manière que l’on peut publier les sources d’un logiciel pour garantir des libertés aux utilisateurs, en favorisant le partage des connaissances et le travail collaboratif, on peut diffuser les plans de machines sous licence libre pour permettre à d’autres de les construire et de les améliorer. Là où la propriété intellectuelle sert traditionnellement à garantir des exclusivités et imposer des restrictions, les licences libres favorisent des approches inclusives qui étendent les usages. Transposée du logiciel au matériel, on a ainsi vu ces dernières années cette logique du Libre et de l’Open Source s’appliquer à des micro-contrôleurs (Arduino), des prothèses médicales (Bionicohand), des voitures (Wikispeed), des smartphones (Fairphone), du matériel agricole (Open Source Ecology), des imprimantes 3D (RepRap) etc[3].

Ces projets ne se rattachent pourtant pas toujours aux Low Tech – ces « basses technologies » entendant apporter une réponse à la crise écologique par le recours à des solutions simples, conviviales et peu consommatrices en ressources et en énergie[4]. En effet, les principes du logiciel libre et de l’Open Source peuvent tout aussi bien être mobilisés par les High Tech que les Low Tech. A l’origine, le logiciel libre est issu de communautés de « hackers » : des bidouilleurs amateurs qui souhaitent proposer des alternatives aux grands firmes informatiques, type Microsoft. Mais paradoxalement, l’efficacité du développement en Open Source a séduit peu à peu les entreprises technologiques, au point que celles-ci jouent à présent un rôle important dans cette dynamique.

En 2014, la société Tesla d’Elon Musk a ainsi décidé d’abandonner les brevets qu’elle détenait pour favoriser la diffusion des batteries électriques et des stations de rechargement, afin de pousser davantage de constructeurs automobiles à adopter l’énergie électrique[5]. En mettant de côté l’exclusivité liée à la propriété intellectuelle, cet exemple s’inscrit certes dans la philosophie de l’Open Source, mais sans pour autant se rattacher au mouvement des Low Tech. Tesla fait même partie de ces acteurs prônant l’idée inverse que c’est grâce à une technologie toujours plus poussée que l’on pourra répondre aux problèmes écologiques.

Il n’y a donc pas d’association systématique et nécessaire entre logiciels libres, Open Source et Low Tech. Néanmoins, on peut montrer que le développement des Low Tech gagnerait à s’appuyer sur les principes du Libre et de l’Open Source, et l’on peut déjà citer un certain nombre d’exemples œuvrant dans ce sens. De la même manière, le Libre et l’Open Source gagneraient sans doute aussi à se lier davantage aux Low Tech pour renouer avec leur philosophie originelle, diminuer leur dépendance aux grandes entreprises et mieux prendre en compte les enjeux écologiques.

Retrouver la suite de l’article sur le site de l’association Ritimo.


[1] https://lundi.am/Contribution-Damasio-a-l-appel-de-Lundi-matin-8-mai

[2] Voir Camille Paloque-Berges et Christophe Masutti (dir.). Histoires et cultures du Libre. Framabook, 2013 : https://framabook.org/histoiresetculturesdulibre/

[3] Voir l’entrée matériel libre sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9riel_libre

[4] Voir Philippe Bihouix. L’âge des Low Tech : vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, Anthropocène, 2014.

[5] Elon Musk offre les brevets de Tesla en Open Source. Economie matin, 14 juin 2014 : http://www.economiematin.fr/news-tesla-brevets-open-source-voiture-electrique

Leurs Communs numériques ne sont (toujours) pas les nôtres !

dimanche 12 avril 2020 à 17:55

En 2017, j’ai déjà écrit un billet intitulé : « Les biens communs d’Emmanuel Macron ne sont pas les nôtres !« . Quelques mois après son arrivée à la fonction présidentielle, Macron s’était en effet essayé à glisser régulièrement des allusions aux « biens communs » dans ses discours, notamment au sujet de sa stratégie en matière de numérique. Mais il le faisait en donnant à cette expression un sens très différent de celui employé par les militants des Communs numériques et j’avais éprouvé alors le besoin de rappeler quelques fondamentaux…

Depuis, les tentatives de récupération politique des Communs se sont multipliées, à tel point que le Commons Washing semble en passe de devenir un nouveau sport national. Au cours de la campagne des municipales, par exemple, une multitude de listes « Par-ci en commun » ou « Par-là en commun » sont apparues en s’essayant, avec plus ou moins d’habileté (et/ou de cynisme), à cette pratique du recyclage opportuniste.

Mais cette semaine, je suis tombé par hasard sur un usage particulièrement osé du terme de « Commun numérique » qui mériterait sans doute un Commons Washing Award, si une telle anti-distinction existait (une idée d’ailleurs à garder de côté…).

Les Communs numériques, selon Sibeth NDiaye

L’ineffable Sibeth NDiaye, la porte-parole du gouvernement bien connue pour ses sorties explosives, était l’invitée jeudi du « 8h30 » de FranceInfo et elle a passé en revue un certain nombre de sujets liés à la crise du coronavirus. Parmi ceux-ci figurait la question de StopCovid, l’application de traçage numérique (backtracking) envisagée en ce moment par le gouvernement comme un des moyens d’accompagner le déconfinement, en soulevant au passage un débat houleux sur les atteintes potentielles aux libertés et les conséquences sociales d’un tel dispositif.

Voyez ici l’enregistrement, à partir de 17’20, et je retranscris ses propos à la suite :

Question du journaliste : Un mot sur le traçage des malades : quelles sont les limites que vous fixez à cette stratégie en terme de respect des libertés ? (…) Ces applications existent déjà, je pense notamment à celle utilisée à Singapour (…) qui prévoit non pas de stocker les données de géolocalisation contenues dans les téléphones, mais sur la base du volontariat, d’enregistrer dans son propre appareil, les identifiants des personnes que l’ont a croisées pendant plusieurs semaines et, si on a été en contact avec un malade de recevoir une alerte. Est-ce que ce système vous semble réalisable en France ?

Réponse : C’est effectivement un principe similaire auquel nous pensons, en tenant compte de ce que sont les piliers de la protection des données, dans le cadre européen, mais aussi de la protection des libertés publiques. L’application que nous envisageons ne peut être proposée que sur la base du volontariat et d’une anonymisation des données et de leur conservation temporaire, le temps que cela utile au suivi épidémiologique (…).

Cette application peut constituer un appui, mais aujourd’hui nous n’avons pas le recul suffisant pour savoir avec certitude si elle sera utile d’un point de vue sanitaire. On se met donc en situation de pouvoir chercher, y compris avec des partenaires européens, l’Allemagne, la Suisse ; que ce soit un code ouvert, ce qu’on appelle l’Open Source, qui permettra à chacun de vérifier que ce qui est fait dans l’application est bien réalisé dans l’application, qui permettra aussi d’avoir un Commun numérique, c’est-à-dire que c’est une application qui pourrait être disponible de manière gratuite dans tous les pays qui souhaiteraient l’utiliser.

J’aimerais beaucoup savoir par quels détours la notion de « Communs numériques » est arrivée jusque dans la bouche de Sibeth NDiayé, qui a bien pu lui souffler de l’utiliser dans un tel contexte et quelle réunion sur les « éléments de langage » a pu accoucher de l’idée qu’il était pertinent de présenter cette application de backtracking comme un Commun… Il est vrai que l’équation simpliste « Open Source = Communs » est déjà fort en vogue dans certains cercles qui s’occupent du numérique au niveau de l’État et on a déjà pu voir ce type de réductionnisme sévir à propos d’autres sujets (voir, par exemple, la saga édifiante du Pass Culture, qui devait lui aussi être « formidable-parce-qu’en-Open-Source », et qui a terminé d’une manière particulièrement navrante, à mille lieux de ce que peut être un Commun).

StopCovid, un Commun numérique ? Vraiment ?

Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de critiquer le fait que l’État envisage de développer cette appli en Open Source. C’est même le minimum minimorum à attendre d’un outil qui soulève par ailleurs de lourdes craintes quant à ses répercussions potentielles pour la vie privée et les libertés. Notons d’ailleurs que l’État ne devrait en retirer aucun mérite, car depuis 2016 et la loi République Numérique TOUS les logiciels développés par les administrations devraient être diffusés par défaut en Open Source. Sauf que cette obligation légale est encore très largement ignorée – ou bafouée sciemment – et les administrations continuent donc à choisir ce qu’elles ouvrent ou ce qu’elles ferment, ruinant la capacité de l’Open Source à contribuer au contrôle citoyen de l’action de l’État.

Ce que je conteste, c’est qu’il suffise de diffuser un logiciel en Open Source pour que l’on puisse en parler comme d’un « Commun numérique » et on s’en rend rapidement compte en lisant quelques uns des papiers parus ces derniers jours à propos de StopCovid. Allez lire notamment la déclaration de l’OLN (Observatoire des Libertés et du Numérique, regroupant la Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat de la Magistrature, le Syndicat des Avocats, La Quadrature du Net, etc.) : « La crise sanitaire ne justifie pas d’imposer des technologies de surveillance » :

Concernant les applications de suivi des contacts, elle sont présentées comme peu dangereuses pour la confidentialité des données personnelles puisqu’il y aurait peu de collecte de données, mais essentiellement des connexions par Bluetooth d’un téléphone à un autre. C’est oublier que la notion de consentement libre, au cœur des règles de la protection des données, est incompatible avec la pression patronale ou sociale qui pourrait exister avec une telle application, éventuellement imposée pour continuer de travailler ou pour accéder à certains lieux publics. Ou que l’activation de ce moyen de connexion présente un risque de piratage du téléphone. Il est par ailleurs bien évident que l’efficacité de cette méthode dépend du nombre d’installations (volontaires) par les personnes, à condition bien sûr que le plus grand nombre ait été dépisté. Si pour être efficaces ces applications devaient être rendues obligatoires, « le gouvernement devrait légiférer » selon la présidente de la CNIL. Mais on imagine mal un débat parlementaire sérieux dans la période, un décret ferait bien l’affaire ! Et qui descendra manifester dans la rue pour protester ?

Des débats sans fin ont lieu actuellement pour savoir s’il est possible de produire une application respectant les principes du « Privacy By Design », en utilisant la technologie bluetooth qui évite d’avoir à stocker des données de manière centralisée. C’est un point important, mais j’ai tendance à penser qu’il ne constitue pas le coeur du problème. Hubert Guillaud a parfaitement montré dans un papier paru cette semaine que même une application parfaitement respectueuse de la vie privée soulèverait encore des difficultés redoutables :

L’application — pourtant “privacy by design” — n’est pas encore déployée que déjà on nous prépare aux glissements, autoritaires ou contraints ! Le risque bien sûr est de passer d’un contrôle des attestations à un contrôle de l’application ! Un élargissement continu de la pratique du contrôle par la police qui a tendance à élargir les dérives… Ou, pour le dire avec la force d’Alain Damasio : “faire de la médecine un travail de police”.

Le risque enfin c’est bien sûr de faire évoluer l’application par décrets et modification successive du code… pour finir par lui faire afficher qui a contaminé qui et quand, qui serait le meilleur moyen d’enterrer définitivement nos libertés publiques !

Le risque du glissement, c’est de croire qu’en lançant StopCovid nous pourrons toujours l’améliorer. C’est de croire, comme toujours avec le numérique, qu’il suffit de plus de données pour avoir un meilleur outil. C’est de continuer à croire en la surenchère technologique, sans qu’elle ne produise d’effets autres que la fin des libertés publiques, juste parce que c’est la seule solution qui semble rationnelle et qui s’offre à nous !

Le risque, finalement est de continuer à croire que l’analyse de mauvaises données fera pour moins cher ce que seule la science peut faire : mais avec du temps et de l’argent. Le risque, c’est de croire, comme d’habitude que le numérique permet de faire la même chose pour moins cher, d’être un soin palliatif de la médecine. On sait où cette politique de baisse des coûts nous a menés en matière de masques, de lits et de tests. Doit-on encore continuer ?

Le risque c’est de croire qu’une application peut faire le travail d’un médecin, d’un humain : diagnostiquer, traiter, enquêter, apaiser… Soigner et prendre soin. Le risque c’est de rendre disponible des informations de santé de quelque nature qu’elles soient en dehors du circuit de santé et de soin !

Il ne peut dès lors être question de parler de « Commun numérique » à propos du délire techno-solutionniste que constitue cette application, parce qu’elle s’attaque aux principes mêmes qui permettent à tous les Communs d’exister. Elinor Ostrom affirmait qu’aucun Commun ne peut émerger sans s’enraciner dans deux éléments capitaux : la confiance et la réciprocité. En nous transformant potentiellement tous en agents de police sanitaire, cette application constituerait une étape supplémentaire vers cette « société de la défiance » généralisée, qu’Emmanuel Macron a déjà appelée de ses voeux en employant les termes plus lisses de « société de vigilance« .

J’ai beaucoup aimé dans cet esprit la tribune publiée par Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net, intitulée « Devenir des robots pour échapper au virus« . Il montre bien les risques de déshumanisation liés au déploiement massif de technologies de surveillance auquel nous sommes en train d’assister à la faveur de cette crise, en soulignant en contrepoint le rôle majeur que devrait continuer à jouer la confiance :

Les enjeux de santé publique exigent de maintenir la confiance de la population, que celle-ci continue d’interagir activement avec les services de santé pour se soigner et partager des informations sur la propagation du virus. Les technologies de surveillance, telle que l’application envisagée par le gouvernement, risquent de rompre cette confiance, d’autant plus profondément qu’elles seront vécues comme imposées.

(…) Pour éviter une telle situation, plutôt que de prendre la voie des robots — tracés et gérés comme du bétail —, nous devons reprendre la voie des humains – solidaires et respectueux. Tisser et promouvoir des réseaux de solidarité avec les livreurs, les étrangers, les sans-abris, les soignants, augmenter le nombre de lits à l’hôpital, de masques pour le public, de tests pour permettre aux personnes malades de savoir qu’elles sont malades, de prendre soin d’elles-mêmes et de leur entourage, en nous faisant confiance les-unes les-autres – voilà une stratégie humaine et efficace.

Vous comprendrez dès lors que je puisse voir rouge en entendant parler de cette application comme d’un potentiel « Commun numérique », juste parce que le code sera mis à disposition. C’est d’ailleurs un problème qui affecte plus généralement l’Open Source et le logiciel libre : ces outils ont été mis en place sur la base d’une certaine philosophie qui ne se préoccupe que du statut juridique du logiciel (certifié par l’apposition d’une licence), mais pas des finalités, et qui, dans une certaine mesure, rend même impossible toute discussion sur les finalités.

J’en avais déjà parlé dans un billet l’an dernier, en soulignant mes doutes à propos de « l’agnosticisme du Libre » :

En réalité, le logiciel libre repose sur une conception libertarienne de la liberté, impliquant une suspension du jugement moral et un agnosticisme strict quant aux fins poursuivies (…). Cela laisse entière la question de savoir à quoi le logiciel est utilisé : servira-t-il à faire marcher un drone de guerre ou un appareil médical destiné à sauver des vies ? Une licence libre s’interdit absolument de porter ce type de jugement.

On voit ici très bien la limite de cette approche et il ne faut pas s’étonner ensuite que l’aveuglement revendiqué vis-à-vis des fins ouvre la porte aux récupérations politiques, en transformant l’Open Source en argument commode pour « commons-washer » quelque chose d’aussi problématique qu’une application de backtracking.

Et pourtant, ils tournent (les Communs numériques !)

Est-ce à dire néanmoins que les Communs numériques n’ont joué aucun rôle dans cette crise du coronavirus et qu’il faut s’interdire de recourir à cette notion pour décrire ce qui s’est passé ? Certainement pas ! Mais ce n’est (hélas) pas vers l’État qu’il faut se tourner pour apercevoir ce que les Communs numériques ont pu apporter pour surmonter les épreuves auxquelles nous sommes confrontés. Depuis le début de la crise, c’est sans doute du côté du mouvement des Makers et des FabLabs qu’il faut aller voir pour comprendre le rôle joué par les Communs numériques dans un tel contexte.

C’est ce qu’explique ce communiqué de presse publié cette semaine par le Réseau Français des Fablabs :

Depuis le début de la crise sanitaire, les Makers français se mobilisent pour lutter contre la propagation du COVID 19 en mettant leurs compétences et leurs outils au service de la société civile.

En quelques jours, notre action, c’est plus de :

– 5 000 bénévoles mobilisés et 100 fablabs en action,

– 50 prototypes (masque, visière, respirateur, pousse-seringue…),

– Des outils collaboratifs de communication (Discord, Facebook, YouTube…),

– 10 000 masques de protection en tissu,

– 100 000 visières antiprojections.

Les Makers appliquent un monde de savoir-faire et de connaissances techniques et scientifiques locales et globalement connectées : les Communs.

Dynamiques itératives et ouvertes de prototypage, recherche et développement collectifs, validation de concepts et de financement sur des temps extrêmement courts, ils sont tous engagés dans l’effort collectif. Ils montrent leur pertinence et leur capacité à déployer cette connaissance ouverte en tous points des territoires.

Si aujourd’hui, ils ont réussi à produire dans l’urgence du matériel médical, c’est grâce à leur culture et à leurs pratiques des Communs. En produisant des modèles Open Source et en les faisant circuler dans le monde entier, ils ont permis de fabriquer très vite des équipements performants et utilisables par le personnel soignant et la société civile.

La manière dont les Makers ont réagi pendant cette crise correspond tout à fait à ce que Michel Bauwens, penseur important du mouvement des Communs, appelle la « Cosmo-localisation ». En appliquant l’adage « Tout ce qui est léger doit monter et tout ce qui est lourd doit descendre« , on pourrait réorganiser notre système de production en mutualisant les connaissances partagées sous licence libre et en relocalisant la production au plus proche, au sein de petites unités agiles dont les FabLabs offrent le modèle. Les réalisations des Makers montrent que cette vision n’est pas seulement une utopie, mais pourrait servir à réorganiser notre économie dans le cadre d’une « Société des Communs ».

Pourtant, il semblerait que cette contribution des « commoners » à la situation de crise reste encore assez largement dans l’angle mort des pouvoirs publics. Un article publié en début de semaine sur le site Makery montre bien l’étendue du problème : « Covid-19 : la mobilisation des makers français est sans précédent, il serait temps que l’État s’en rende compte« . Alors même que l’action des Makers commence à être reconnue par les hôpitaux et que des formes de collaboration s’organisent, comme la plateforme « Covid3D » de l’APHP, les appels lancés aux pouvoirs publics par la communauté pour obtenir du soutien restent pour l’instant sans réponse.

Le fait que d’un côté l’État instrumentalise à son avantage la notion de Communs numériques tout en ignorant de l’autre les acteurs de terrain qui s’inscrivent dans cette démarche est tout à fait cohérent. Le meilleur moyen d’invisibiliser des émergences au sein d’une société consiste précisément, non seulement à ne pas les soutenir matériellement, mais à les dépouiller symboliquement de leur propre langage pour mieux brouiller le sens et semer la confusion. Dit autrement : il ne faut jamais oublier d’ajouter l’injure à la blessure et c’est de cette basse besogne dont Sibeth NDiaye s’est chargée sur FranceInfo, alors que, que quelques temps auparavant, une lettre ouverte envoyée par le Réseau des Fablabs au Président Macron recevait une simple réponse-type de « courtoisie »…

C’est pourtant à travers la mise en place de « partenariats Publics-Communs« , équilibrés et réciproques, que l’on pourra réussir à libérer le potentiel des Communs et à en faire un élément de transformation sociale. L’État fait déjà pleuvoir les milliards pour sauver les gros mastodontes du monde industriel et remettre en marche le plus vite possible l’économie en mode « business as usual« . Mais peut-être d’autres acteurs publics, du côté des collectivités locales, par exemple, finiront-ils par comprendre qu’il faut changer de rail et qu’une des manières de le faire passe par la reconfiguration des rapports entre Communs et action publique.

De l’urgence à (re)penser les « Communs d’après »

Il faudra aussi un jour s’attaquer frontalement à ce problème de la récupération politique du discours sur les Communs et cela impliquera sans doute une révision très profonde de la manière de les conceptualiser. En simplifiant trop le propos pour le diffuser, nous avons en effet sans doute nous-mêmes ouverts la porte au Commons Washing

Le tryptique réducteur (Un commun, c’est une ressource, une communauté et une gouvernance) – que j’appelle désormais Vulgate des Communs – est trop pauvre pour rendre compte de la complexité de l’approche par les Communs et il comporte par ailleurs de nombreux sous-entendus problématiques. Dans le monde du logiciel libre et de l’Open Source, l’indifférence aux fins poursuivies est tout simplement devenue insupportable et les Communs numériques ont hérité d’une véritable « tare » dont les licences libres étaient déjà porteuses. Cela devrait nous inciter urgemment à prêter attention à des projets alternatifs comme l’Hypocratic Licence, qui remet la question des fins et de la protection des droits fondamentaux au cœur du dispositif.

Certains en France, comme Geneviève Fontaine avec ses précieux « Communs de capabilités », ont proposé des pistes pour rendre les Communs indissociables de valeurs comme la justice sociale. Et pour ce qui est des rapports entre Communs et Numérique, il faudra également conduire un travail de fond pour faire en sorte que les Communs ne puissent plus être enrégimentés au service de l’idéologie techno-solutionniste, dont l’application StopCovid constitue une incarnation caricaturale. Peut-être que pour ce faire, une notion comme celle des « Communs négatifs » pourrait s’avérer utile, en réinterrogeant de manière critique la possibilité d’utiliser le numérique à des fins d’émancipation ?

Bref, s’il s’agit de penser un « monde d’après », encore faut-il pouvoir disposer de notions qui ne puissent pas si facilement être détournées par ceux qui cherchent, à toute force, à faire revenir le « monde d’avant ». Et il nous faudra donc pour cela arriver à (re)penser les « Communs d’après ». Sans tarder.