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Vers un grand rebondissement pour le livre numérique en bibliothèque ?

jeudi 16 juin 2016 à 22:49

Dans une affaire opposant en Hollande un consortium de bibliothèques à des éditeurs nationaux, l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu aujourd’hui des conclusions qui pourraient avoir d’importantes répercussions au niveau de toute l’Europe en matière de diffusion des livres numériques. Il faudra encore attendre quelques semaines, pour voir si la Cour suit cet avis, mais c’est généralement le cas, sachant par ailleurs que la CJUE s’est récemment montrée plutôt favorable aux bibliothèques.

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  La Cour de Justice de l’Union Européenne. Image par Harald Deischinger. CC-BY. Source : Flickr)

L’effet d’une telle décision aurait des conséquences particulièrement fortes en France, car l’avocat général recommande en effet de considérer que le prêt de livres numériques est couvert par la directive européenne de 1992 relative au prêt public des oeuvres, transposée en France par une loi en 2003. Or depuis plusieurs années, c’est une tout autre voie qui est privilégiée dans notre pays, notamment à travers le dispositif PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque), fortement poussé par le Ministère de la Culture.

Ce système repose sur une simple base contractuelle qui laisse en pratique une très large latitude aux éditeurs pour déterminer les conditions de mise à disposition des eBooks par les bibliothèques, ainsi que les tarifs applicables. Mais plus largement, PNB n’impose en aucune manière aux éditeurs de proposer l’ensemble de leur catalogue, ce qui leur laisse un pouvoir discrétionnaire de décider si un titre doit figurer dans le dispositif ou non.

Complètement différente est la logique suivie par l’avocat général dans ses conclusions. Il estime en effet que même si la directive de 1992 ne fait pas explicitement référence aux livres numériques, il faut en faire une interprétation « dynamique » ou « évolutive » pour en adapter la lettre aux nouvelles réalités induites par l’évolution technologique. Or pour l’avocat général, on peut considérer que la directive couvre bien l’hypothèse de « la mise à disposition du public, pour un temps limité, de livres numériques par les bibliothèques publiques ».

Voyons les raisons qui ont conduit l’avocat à proposer cette solution et les conséquences probables qui s’ensuivraient si la Cour choisit de suivre ces orientations. 

La nécessité de garantir un droit d’usage collectif sur la Culture

La première raison invoquée par l’avocat général est que : « De tous temps, les bibliothèques ont prêté des livres sans devoir en demander l’autorisation » et qu’ « à l’heure de la numérisation, [elles] doivent pouvoir continuer de jouer le même rôle de conservation et de diffusion de la culture qui était le leur à l’époque où le livre n’existait qu’en format papier« . Cela revient à considérer, comme je l’ai fait à de nombreuses reprises sur ce blog, que les bibliothèques matérialisent un « droit d’usage collectif sur la culture », qui existait dans l’environnement analogique et qui doit être préservé avec le numérique.

Or l’avocat général relève que s’en remettre à un système purement contractuel pourrait compromettre la pérennité de ce droit d’usage collectif. Il explique notamment que :

(…) dans un environnement gouverné par les seules lois du marché, […] les bibliothèques, surtout les bibliothèques publiques, n’ont pas toujours les moyens financiers de se procurer, au prix fort demandé par les éditeurs, les livres numériques avec le droit de les prêter. Cela concerne spécialement les bibliothèques opérant dans les milieux les moins favorisés, c’est-à-dire là où leur rôle est le plus important. D’autre part, les éditeurs et les intermédiaires dans le commerce des livres numériques sont souvent réticents à conclure avec les bibliothèques des contrats leur permettant le prêt numérique. Ils craignent en effet que ce prêt ne porte atteinte à leurs intérêts en diminuant les ventes ou bien en ne leur permettant pas de développer leurs propres modèles commerciaux de mise à disposition pour un temps limité. Par conséquent, soit ils limitent par voie contractuelle les possibilités de prêt de livres numériques par les bibliothèques, par exemple en indiquant un nombre de prêts maximal ou une période après la publication du livre pendant laquelle le prêt n’est pas possible, soit ils refusent de tels liens contractuels avec les bibliothèques.

Sans le bénéfice des privilèges qui découlent d’une dérogation au droit exclusif de prêt, les bibliothèques risquent donc de ne plus être en mesure de continuer à jouer, dans l’environnement numérique, le rôle qui a toujours été le leur dans la réalité du livre papier.

Comment ne pas penser au système PNB en lisant ces lignes, qui a fait l’objet de vives critiques, à la fois quant à sa soutenabilité financière à long terme et à propos du système ubuesque de « jetons » qu’il promeut au détriment des usages ?

L’avocat va même jusqu’à dire que même si un système de licences contractuelles a été mis en place pour organiser le prêt numérique en bibliothèque (cas de PNB), il reste essentiel de sauvegarder le principe d’une dérogation légale en faveur des bibliothèques, car « cette dérogation poursuit un but légitime d’intérêt public qui ne saurait être limité aux domaines non couverts par l’activité économique. Autrement, toute activité de prêt pourrait être évincée par la location commerciale, qu’il s’agisse de biens matériels ou immatériels, de sorte que la dérogation en cause perdrait tout effet utile« .

La préservation des intérêts des auteurs

L’autre raison, tout aussi intéressante, qui a guidé l’avocat dans ses conclusions est cellede la sauvegarde des intérêts des auteurs eux-mêmes. En effet, l’avocat rappelle que la directive de 1992 prévoit qu’un Etat a la faculté de mettre en place au niveau national une exception en faveur du prêt en bibliothèque, mais seulement à la condition d’instaurer une « rémunération équitable ». Or l’avocat souligne que :

Le prêt de livres numériques est donc organisé par la voie de contrats de licence conclus entre les bibliothèques et les éditeurs. Ces derniers mettent à la disposition des bibliothèques, pour un prix spécialement négocié à cet effet, les livres numériques que ces bibliothèques ont ensuite le droit de prêter aux usagers.  (…) ces relations contractuelles bénéficient principalement aux éditeurs ou aux autres intermédiaires du commerce des livres numériques, sans que les auteurs reçoivent une rémunération adéquate.

En revanche, si le prêt numérique était considéré comme relevant de la directive 2006/115, et donc de la dérogation prévue à l’article 6, paragraphe 1, de celle-ci, les auteurs recevraient de ce fait une rémunération, conformément à l’exigence figurant à cette disposition, qui s’ajouterait à celle provenant de la vente des livres et qui serait indépendante des contrats conclus avec les éditeurs.

Une interprétation de la directive 2006/115 selon laquelle le prêt numérique relève de la notion de « prêt » non seulement ne serait pas préjudiciable aux intérêts des auteurs, mais, au contraire, permettrait de mieux protéger leurs intérêts par rapport à la situation actuelle, régie par les seules lois du marché.

Là encore, comment ne pas penser à PNB du côté de la France ? En effet, pour ce qui concerne le prêt des livres papier, la loi de 2003 a instauré une rémunération versée par l’Etat et les autorités de tutelles des bibliothèques, reversée à 50/50 entre les éditeurs et les auteurs, et finançant de surcroît la retraite des écrivains. Or avec PNB, le système de rémunération est beaucoup moins favorable aux auteurs. En effet, ceux-ci touchent seulement un pourcentage (prévu dans le contrat d’édition) sur l’exploitation numérique de leur oeuvre, variable selon les éditeurs et les auteurs, mais de l’ordre généralement de 8%. La plus grande part est donc empochée par les éditeurs et c’est ce que l’avocat général dénonce explicitement dans ses conclusions.

Quelles conséquences possibles en France ?

Dans l’hypothèse (assez probable) où la Cour suivrait son avocat général, quelles seraient les conséquences en France ?

Comme notre pays déjà mis en place une licence légale pour le prêt des livres papier, ce mécanisme serait alors ipso facto étendu au livre numérique. Néanmoins, une intervention du législateur resterait tout de même nécessaire, car il faudrait qu’une rémunération équitable soit spécifiquement prévue pour le prêt numérique (les mécanismes actuels fixés par décret visent explicitement le livre papier et ne peuvent être reconduits tels quels).

Par contre ce qui est certain, c’est qu’un dispositif comme PNB deviendrait instantanément illégal en France. Car il consiste bien, selon le raisonnement suivi par l’avocat général, en une « mise à disposition temporaire de livres numériques effectuées par des bibliothèques publiques« . Or un tel dispositif devra nécessairement faire l’objet d’une rémunération équitable des auteurs, distincte des versements prévus aux contrats d’édition. Moralité : tant que le législateur ne sera pas intervenu, PNB sera illégal.

On pourrait dire cependant qu’une telle décision risque d’avoir peu d’effets concrets, car la France n’a pas eu peur par le passé de violer la réglementation européenne en matière de livre numérique. C’est ce qui s’est passé par exemple à propos du taux de TVA réduit pour les eBooks, pour lequel notre pays s’est opposé frontalement à la Commission et à la CJUE. Mais ici, la résistance risque d’être beaucoup plus risquée, car il suffirait que des auteurs (voire même un seul) intentent un procès contre PNB pour faire valoir leur droit à la rémunération équitable pour que tout s’écroule comme un simple château de cartes. Et un tel recours serait absolument assuré de l’emporter !

Par ailleurs, les bibliothèques ne seraient pas non plus démunies en cas d’obstruction des pouvoirs publics, car à l’image de leurs courageux homologues hollandais, elles pourraient aussi intenter des recours, notamment si des éditeurs continuaient de refuser à proposer des offres aux bibliothèques. Elles pourraient sans doute aussi beaucoup plus facilement contourner PNB en achetant des livres numériques comme le feraient des particuliers (mais à la condition qu’une rémunération équitable soit versée en plus du prix de vente du fichier).

Nombreuses questions laissées dans l’ombre…

Si la solution prônée par l’avocat général prévaut, les cartes seront donc profondément rebattues pour le livre numérique en bibliothèque, mais ce n’est pas pour autant que toutes les questions seront réglées par un coup de baguette magique.

L’avocat précise en effet que dans l’hypothèse où les Etats membres souhaiteront intervenir pour faire évoluer leur législation, ils devront « s’assurer que les conditions de ce prêt ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne portent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes des auteurs« . L’intervention du législateur ne devra pas seulement porter sur la rémunération associée au prêt, mais aussi sur les conditions techniques de mise à disposition pour garantir que « cette forme de prêt soit réellement un équivalent fonctionnel du prêt traditionnel« .

En Hollande, les bibliothécaires avaient été très prudents et ils ont retenu un modèle « un fichier/un lecteur » associé à des mesures techniques de protection (DRM) garantissant une mise à disposition limitée dans le temps du fichier (chronodégradabilité). L’avocat général indique que de telles mesures techniques de protection pourront permettre de concilier les intérêts en présence en faisant en sorte que « les possibilités de ce prêt [soient] limitées par le nombre d’exemplaires (ou de copies numériques) à la disposition de la bibliothèque [et que] l’utilisateur [ne soit] pas sûr de pouvoir emprunter un livre numérique donné en temps voulu« .

Une partie importante du débat autour d’une éventuelle loi en France porterait donc sur le point de savoir quel type de mesures de protection devraient être mises en oeuvre pour garantir cet équilibre. PNB permet actuellement le prêt simultané d’un même fichier à plusieurs utilisateurs, ce qui est plus ouvert que la solution « un fichier/un lecteur » mise en place aux Pays-Bas. Par contre, il impose un système de jetons impliquant que les bibliothèques doivent racheter périodiquement des licences pour continuer à mettre à disposition les eBooks.

Ce dispositif deviendrait caduc si la Cour suit son avocat général, car il serait par définition incompatible avec la garantie du droit d’usage collectif dans le temps. Par contre, le juste équilibre à trouver sur les conditions techniques de mise à disposition resterait à déterminer et ce n’est pas une mince affaire…

Une marge de manoeuvre ouverte pour l’expérimentation (la vraie…)

Nul doute que si la Cour suit son avocat général, il y aura de grandes conséquences en France, mais certaines formes de mise à disposition de livres numériques en bibliothèque ne seraient pas touchées. En effet, l’avocat précise que ne seraient concernés que les dispositifs de prêt, au sens propre du terme, impliquant « une mise à disposition temporaire du livre numérique pour l’utilisateur, sans conservation d’une copie ».

Si PNB est concerné, ce n’est pas le cas de modèles alternatifs qui se développent (heureusement) pour le livre numérique en bibliothèque. Par exemple, les formules d’abonnement en streaming à un fonds complet d’ouvrages, comme le pratique  l’éditeur Publie.net, ne rentrent pas dans cette catégorie du prêt ainsi défini. Des modèles qui autorisent la diffusion de fichiers sans DRM au lecteur via une bibliothèque, comme le proposent des éditeurs comme NumerikLivres ou E-fractions, ne seront pas non plus impactés par ces changements, car la mise à disposition n’est pas dans ce cas « temporaire ». Il en va de même pour des systèmes où le lecteur pourrait télécharger des fichiers « watermarkés » pour son usage personnel, ainsi que des accès illimités à des bouquets (voir l’offre BiblioVox par exemple).

De telles formules, souvent bien plus intéressantes en termes d’usages que ce qui est proposé par PNB, pourront continuer à se développer sur une base contractuelle. Et c’est l’un des aspects intéressants de la solution proposée par l’avocat général : garantir par la loi une sorte de « plancher » minimal sous la forme d’un droit de prêt numérique compensé et encadré, tout en laissant ouverte la porte à la conduite d’expérimentation d’autres modèles sur une base contractuelle.

PNB a souvent été présenté comme une « expérimentation » et c’est un aspect qui a séduit de nombreux bibliothécaires. Mais cette manière de décrire les choses était foncièrement trompeuse. PNB constituait avant tout une manœuvre pour verrouiller au maximum le paysage, en évitant à tout prix le développement du livre numérique sur la base d’une exception législative. C’est au contraire la solution prônée par l’avocat général qui permettrait de relancer véritablement l’expérimentation en France, en assurant par la loi les « arrières » des bibliothèques et des auteurs, tout en laissant au contrat une marge pour aller plus loin en diversifiant les modèles.

On évite ainsi une régression par rapport à ce qui existe pour le papier, sans se lier complètement les mains face aux évolutions technologiques rapides en matière de livre numérique.

Un désaveu cinglant pour la « doctrine » du Ministère

Ce qui me frappe surtout en lisant les conclusions de l’avocat général, c’est à quel point elles constituent un camouflet pour la « doctrine » prônée par le Ministère de la Culture et le SNE en matière de livre numérique en bibliothèque. On a déjà pu entendre par exemple Nicolas George, directeur du livre et de la lecture, faire ce type d’interventions en public :

Les exceptions au droit d’auteur sont actuellement en vigueur pour répondre aux besoins des publics en bibliothèque ou empêchés de lire. Or, le ministère n’aime pas ces exceptions (sic), car il est aussi le ministère du droit d’auteur.

Cette position constitue un décalque exact de celle des grands éditeurs français, comme on a pu la voir exprimée par exemple dans le pamphlet écrit par Richard Malka à la demande du SNE à propos de la réforme du droit d’auteur en Europe, qui contient des pages assassines au sujet des exceptions en faveur des bibliothèques. Et récemment encore, Arnaud Nourry, PDG d’Hachette, a tenu des propos particulièrement outranciers, dans lesquels il s’est attaqué à toute forme d’exception en bibliothèque.

Or l’avocat général, non seulement atomise dans ses conclusions ce point de vue, mais fait tomber les masques idéologiques dans lesquels le Ministère et le SNE l’enrobent généralement. Il dit en effet explicitement que non seulement l’exception ne menace pas les intérêt des auteurs, mais qu’elle leur sera en matière de livre numérique en bibliothèque certainement plus favorable que la voie contractuelle.

Dans un environnement régi uniquement par les lois du marché, la capacité des auteurs à défendre leurs intérêts dépend surtout de leur pouvoir de négociation vis-à-vis des éditeurs. Certains d’entre eux sont certainement capables d’obtenir des conditions satisfaisantes, mais d’autres non […]. Or, l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2006/115 prévoit, en cas d’introduction de la dérogation pour prêt public, une rémunération pour les auteurs. Cette rémunération étant indépendante de la négociation entre l’auteur et l’éditeur, non seulement elle permet de préserver les intérêts légitimes de l’auteur, mais elle pourrait même être plus avantageuse pour eux.

Si le Ministère de la Culture « n’aime pas les exceptions », ce n’est pas parce qu’il est le « Ministère du droit d’auteur », mais parce qu’il s’est transformé au fil du temps en un Ministère du droit des éditeurs. Cela s’était déjà révélé de manière très crue avec le dispositif ReLIRE et la numérisation des livres indisponibles, qui avantage fortement les éditeurs au détriment des auteurs (et des bibliothèques, incidemment).

Mais c’est aussi le cas avec PNB, dont toute l’architecture a été conçue dans le but d’éviter d’avoir à légiférer sur la question du livre numérique en bibliothèque en privilégiant, pour des raisons foncièrement idéologiques, la voie contractuelle. En 2014, le Ministère a par exemple fait insérer ce passage dans un important accord interprofessionnel sur le livre numérique en bibliothèque, qui a ouvert la voie à PNB :

En droit européen, le prêt de livres numériques par les bibliothèques relève, à ce jour, du droit exclusif de l’auteur. C’est donc aujourd’hui dans le seul cadre de la voie contractuelle que le développement d’une offre numérique en bibliothèque favorable à l’ensemble du secteur du livre peut et doit être recherché, en encourageant notamment les expérimentations.

Si la CJUE suit son avocat général, elle apporterait un démenti complet à cette « doctrine », et j’avais déjà averti en 2014 qu’il existait un risque important que l’édifice PNB soit renversé par la jurisprudence européenne. C’est quelque part irresponsable d’avoir poussé à toutes forces cette « fausse expérimentation » aussi loin, avec à la clé des millions d’euros d’argent public dépensés par les collectivités locales et par des subventions d’Etat, alors qu’une telle épée de Damoclès pesait au niveau européen sur ce dossier…

Pourtant, il aurait loisible aux pouvoirs publics d’engager une révision de la loi de 2003 pour organiser le prêt de livres numériques en bibliothèque. Dans le cadre de la consultation publique sur la loi numérique, le collectif SavoirsCom1 avait soumis une telle proposition, en formulant un amendement dont je donne ici quelques extraits :

Lorsqu’une oeuvre a fait l’objet d’un contrat d’édition pour sa diffusion sous forme de livre, l’auteur ne peut s’opposer, pour les livres imprimés, au prêt d’exemplaires de cette édition par une bibliothèque accueillant du public et, pour les livres numériques tels que définis à l’article 1 de la loi n°2011-590 du 26 mai 2011, à leur acquisition pérenne et à leur mise à disposition, sur place ou à distance, par une bibliothèque accueillant du public.

Ces actes de prêt et de mise à disposition ouvrent droit à rémunération au profit de l’auteur selon les modalités prévues à l’article L. 133-4, en prenant en compte la rémunération équitable des usages et la nécessité de préserver les conditions d’exercice des missions des bibliothèques.

[…] Concernant les livres édités sous forme numérique, les conditions de mise à disposition ainsi que les modalités de la rémunération prévue au second alinéa de l’article L. 133-1 sont fixées par décret, au terme d’une consultation publique nationale conduite par le Médiateur du livre avec tous les acteurs professionnels concernés.

La députée Isabelle Attard a porté cet amendement au cours de la discussion sur la Loi numérique, ainsi que dans celle sur la Loi Création. Mais elle s’est à chaque fois heurtée à un mur avec le Ministère de la Culture qui a systématiquement fait barrage.

***

C’était pourtant un moyen simple d’anticiper l’issue de cette affaire devant la CJUE, en donnant un fondement solide au droit de prêt numérique en France. Plusieurs années ont sans doute été perdues à présent et il faudra encore beaucoup de temps si le législateur doit intervenir.

Mais au moins, les conclusions de l’avocat général auront rappelé que l’intérêt général commandait de ne pas s’en remettre uniquement à une solution contractuelle, qui avantage fatalement le fort (l’éditeur) au détriment du faible (l’auteur) et compromet le multiséculaire droit d’usage collectif sur la Culture qu’incarne les bibliothèques.

Rendez-vous à présent pour la décision finale de la CJUE dans quelques semaines…

 


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Sampler, c’est créer ! (à propos de la jurisprudence Kraftwerk)

mardi 7 juin 2016 à 13:17

La semaine dernière, la Cour constitutionnelle allemande a rendu une décision à propos de l’usage des samples musicaux, qui a beaucoup fait parler d’elle. L’affaire impliquait le groupe Kraftwerk, célèbre pionnier de la musique électronique dans les années 70, qui poursuivait le producteur Moses Pelham pour la réutilisation d’un extrait de deux secondes seulement. En 1997, celui-ci a en effet échantillonner un roulement de batterie extrait du morceau Metall auf Metall de Kraftwerk pour en faire une boucle musicale et l’inclure dans le tube Nur Mir de la rappeuse allemande Sabrina Setlur. Kraftwerk saisit alors les tribunaux pour leur faire constater une contrefaçon du droit d’auteur et la question juridique s’est révélée redoutable à trancher puisqu’il aura fallu près de 20 ans pour que la justice allemande rende une décision définitive.

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Kraftwerk samplé par Sabrina Setlur. Une réutilisation analysée ici par le site Who Sampled, qui permet de bien saisir la nature et la portée de l’emprunt.

Au final, la Cour suprême a choisi de renverser la décision initiale du juge d’appel rendue en 2012 pour donner raison à Moses Pelham, en considérant que l’usage d’un sample de deux secondes ne constituait pas une violation du droit d’auteur. Outre ce résultat, ce qui est intéressant à souligner ici, c’est le mode de raisonnement adopté par la Cour, et notamment le fondement juridique qu’elle a retenu pour légaliser cette pratique. Au-delà de cet exemple particulier, la Cour introduit une logique qui pourrait servir plus largement à sécuriser les usages transformatifs que sont le sample, mais aussi le remix et le mashup. Voyons donc ce que cette décision peut nous apprendre à propos de l’équilibre du droit d’auteur et comparons-là avec la manière dont ces pratiques sont saisies en France par les tribunaux pour voir s’il existe une chance que ce précédent allemand fasse un jour école de l’autre côté du Rhin.

(Note : le texte de la décision est ici en allemand, mais pour ceux qui comme moi, n’ont pas la chance d’être complètement germanophones, une synthèse très utile en anglais a été publiée par la Cour sur son site). 

Des exceptions au droit d’auteur inopérantes

Au sein de l’Union européenne, lorsqu’un juge est confronté à une affaire concernant la réutilisation d’un extrait d’oeuvre pour en créer une autre, il se tourne normalement vers la loi nationale pour y chercher si y figure une exception au droit d’auteur qui permettrait de « couvrir » cette pratique. C’est ce qu’a fait dans un premier temps le tribunal d’appel saisi de ce cas. On pourrait penser notamment à l’exception de citation, mais celle-ci n’était pas mobilisable ici, car comme en France, on ne peut pas valablement citer en Allemagne dans un but « créatif ». La citation est étroitement conçue comme une faculté de prendre des portions d’oeuvres pré-existantes dans un but de commentaire ou de critique.

Mais la loi allemande contient à son article 24 une autre disposition, dite de « Libre usage » (Free Use, à ne pas confondre avec le Fair Use américain dont il sera question plus loin dans ce billet). Le texte permet sans autorisation préalable de l’auteur la réutilisation d’une oeuvre préexistante dans le but de créer une oeuvre dérivée. Mais il ajoute qu’en matière de musique, cette exception n’est pas applicable lorsque la mélodie d’un morceau a été réutilisée de manière « reconnaissable » dans l’oeuvre seconde. Cette base juridique semblait donc mobilisable dans cette affaire, car ce n’est pas la mélodie de Metall auf Metall qui avait été réutilisée dans le morceau de Sabrina Setlur, mais seulement une séquence de percussions.

Or la Cour d’Appel a choisi d’interpréter de manière restrictive l’exception de « Free Use » figurant dans la loi allemande et lui a ajouté de manière prétorienne un nouveau critère : la séquence d’un enregistrement musical ne peut être incorporée à un nouveau morceau si elle « ressemble à l’oreille à l’original » (the sequence concerned could not be reproduced in a way that sounded like the original). Ici le sample avait été modifié (déformé et ralenti par rapport à l’original), mais les juges d’appel ont estimé qu’il était encore reconnaissable. Dès lors sur la base de ce raisonnement, l’exception n’était plus applicable et la primauté devait être accordée au droit exclusif. Les juges d’appel ont donc logiquement considéré que « même l’utilisation d’une bribe sonore d’un morceau original était soumise aux droits d’auteur et d’exploitation et qu’à défaut, l’artiste devait réenregistrer lui-même l’extrait concerné ».

Dans un tel système, la pratique du sample est donc radicalement dépourvue de base légale, sauf à passer par une autorisation préalable des titulaires, qui sont libres de refuser ou d’accepter, ainsi que de faire payer cet usage.

Un équilibre à opérer entre droit d’auteur et liberté de création

Le raisonnement des juges d’appel que j’ai analysé ci-dessus est très représentatif de la manière dont les juges envisagent traditionnellement la question des usages transformatifs au sein de l’Union européenne. Mais la Cour suprême allemande s’est mise à penser « outside the box » pour rendre ensuite sa décision et c’est ce qui fait à mon sens tout l’intérêt de cette affaire.

En effet, la Cour a considéré que même lorsque aucune exception n’est mobilisable, les juges ne devaient pas s’arrêter là, mais étaient tenus de rechercher un équilibre des droits fondamentaux. Le droit d’auteur constitue un tel droit fondamental au sein de l’ordre juridique allemand, rattaché au droit de propriété, mais la Cour a estimé que la pratique du sample pouvait relever de l’exercice de la « liberté de création ». Dès lors, elle cherche à établir si l’application stricte du droit exclusif, y compris pour la reprise de la « moindre bribe » de musique enregistrée ne serait pas constitutive d’une atteinte disproportionnée à la liberté créatrice d’autres artistes.

Or ici, la Cour insiste sur le fait que la réutilisation de portions d’oeuvres musicales pré-existantes est devenu une pratique constitutive d’un genre musical comme le hip-hop. Dès lors soumettre intégralement à un régime d’autorisation préalable les musiciens qui s’adonnent à ce genre reviendraient à créer une inégalité entre les artistes et à brider nécessairement leur créativité. Les avocats de Kraftwerk ont cherché à faire valoir que des systèmes de licences existent qui permettent à des artistes d’aller demander une autorisation pour obtenir le droit de réutiliser un sample, en versant une rémunération associée. Si la pratique peut s’organiser sur une simple base contractuelle, c’est la preuve qu’il n’était pas utile, selon eux, d’imposer une nouvelle limitation au droit d’auteur.

Or la Cour allemande estime que ce système de licences ne constitue pas une protection suffisante pour la liberté de création. En effet, elle fait observer que rien n’oblige un titulaire de droit à accorder une telle autorisation à un artiste qui voudrait réutiliser un sample, ce qui revient à lui accorder un pouvoir discrétionnaire qui limite sérieusement la liberté de création. Par ailleurs, la Cour ajoute que les titulaires de droits sont aussi libres de fixer le prix qu’ils souhaitent en contrepartie de l’usage du sample, ce qui là aussi peut s’avérer un obstacle insurmontable pour les tiers dans l’exercice de leur créativité.

Ce type de raisonnement sur la balance des droits fondamentaux est complètement différent de celui fondée sur la recherche d’exceptions au droit d’auteur applicables au cas. Car le propre d’une exception est justement de ne pas constituer véritablement un droit invocable. Dans le schéma traditionnel, c’est le droit d’auteur qui a nécessairement la primauté et sa sauvegarde est assurée par des interprétations restrictives effectuées par les juges à propos des exceptions. Ici la Cour allemande rompt avec cette logique et elle finit par conclure que les droits exclusifs d’exploitation peuvent parfois céder devant les impératifs de la liberté de création.

Hésitation entre la logique du fair use et celle du de minimis

Évidemment, il ne s’agit pas non plus de balayer l’application du droit d’auteur et d’ouvrir complètement les vannes à la pratique du sample. Si ce qui doit être recherché est un équilibre satisfaisant des droits en présence, alors la question est de savoir quels critères doivent être maniés pour arriver dans chaque cas à une balance satisfaisante. Ici la Cour allemande semble hésiter entre plusieurs logiques différentes et c’est sans doute un peu le talon d’Achille de son raisonnement, susceptible de provoquer des incertitudes à l’avenir.

La Cour exprime ainsi le cheminement à suivre :

L’intérêt des titulaires de droits à empêcher l’exploitation commerciale de leurs oeuvres par des tiers sans leur consentement entre en conflit avec l’intérêt des autres artistes à initier un processus créatif par le biais d’un dialogue artistique avec des oeuvres pré-existantes sans être soumis à des risques financiers ou à des restrictions en terme de contenus. Si l’expression de la créativité d’un artiste entraîne une interférence avec les droits d’auteur qui limite seulement de manière marginale les possibilités d’exploitation, alors l’intérêt économique des titulaires de droits peut céder en faveur de la liberté d’entrer dans un tel dialogue artistique.

J’ai surligné les mots les plus importants dans le passage ci-dessus : « de manière marginale ». Dans la recherche d’un équilibre des droits, comment apprécier la juste proportion d’un emprunt qui va séparer l’exercice légitime de la liberté de création de la contrefaçon condamnable du droit d’auteur ? C’est tout le problème que soulèvent les usages transformatifs dès lors qu’à l’instar de la Cour suprême allemande on s’engage dans leur consécration juridique.

Ici la Cour nous dit que le sampling ne devra affecter « qu’à la marge » les droits exclusifs des auteurs et des producteurs. Mais il est deux manières d’envisager ce caractère « marginal » : soit sur la base d’un critère quantitatif, soit sur la base d’un critère qualitatif. L’approche quantitative est celle de l’exception dite de « courte citation » en France, qui s’attache à la proportion des emprunts incorporés dans une nouvelle oeuvre pour juger de leur légalité. Cette « pesée » s’apprécie en elle-même sans que l’on prenne en compte l’impact produit concrètement sur les conditions d’exploitation de l’oeuvre originale. Par exemple, la citation d’une portion trop importante d’un texte pourra être considérée comme une violation du droit d’auteur, même en l’absence de tout usage commercial.

Une autre manière d’envisager l’équilibre des droits consiste à introduire une logique qualitative dans le raisonnement et c’est ce que fait par exemple le fair use (usage équitable) aux Etats-Unis. Ce moyen de défense invocable devant les juges en cas d’accusation de violation du droit d’auteur prend aussi en compte la quantité d’oeuvre empruntée, mais même dans le cas d’une réutilisation intégrale, il est encore possible d’en bénéficier, car les juges vont regarder in concreto si l’usage a été suffisamment transformatif pour que le produit final de la réutilisation ne concurrence pas de manière disproportionnée l’original en nuisant à ses possibilités d’exploitation commerciale.

Ici dans cette affaire, la Cour suprême semble apprécier le caractère « marginal » de l’atteinte au droit d’exploitation en se basant sur une logique qui ressemble à celle du fair use américain. Elle estime en effet qu’en l’espèce, l’emprunt fait au morceau de Kraftwerk n’est manifestement pas susceptible d’entraîner une chute des ventes pour les titulaires de droits. Elle ajoute que ce ne sera cependant pas toujours le cas en matière de sample, notamment quand les séquences empruntées sont trop similaires à celles du morceau d’origine (ce qui ressemble beaucoup au critère de l’usage transformatif du fair use). Et elle indique une série de critères à manier pour effectuer la pesée des droits :

On devra prendre en considération la distance artistique et temporelle vis-à-vis de l’oeuvre originale, la signification de la séquence empruntée, l’impact du dommage économique potentiel pour le créateur de l’oeuvre originale, ainsi que son importance.

Tous ces éléments nous rapprochent vraiment beaucoup d’un fair use à l’américaine. Mais on ne peut pas s’empêcher de se dire que l’aspect « quantitatif » a pu ici quand même prédominer, car on parle tout de même d’un sample de deux secondes seulement, difficilement identifiable à la première écoute du morceau.

Or aux Etats-Unis également, la jurisprudence oscille en matière de samples musicaux entre la logique du fair use et une autre logique, purement quantitative, du de miminis. Le de minimis constitue un principe général du droit (qui existe aussi chez nous) voulant que les juges ne doivent pas se préoccuper des choses de peu d’importance. Or aux Etats-Unis, la pratique du sample a toujours eu du mal à être reconnue comme légale sur la base du fair use. Alors que le fair use est de plus en plus largement admis en matière de réutilisation de photographies (voir les affaires Richard Prince) ou de numérisation de livres (voir l’affaire Google Books), certains juges ont été tentés de verrouiller complètement les choses en matière musicale. Dans une célèbre affaire Bridgeport Music, le juge en charge du dossier avait suivi une logique très proche de la Cour d’appel allemande dans l’affaire Kraftwerk, en considérant que même les bribes les plus courtes de musique ne pouvaient être réutilisées sans autorisation. Il avait eu à cette occasion cette phrase restée célèbre :

Get a license or do not sample. We do not see this as stifling creativity in any significant way. (Obtenez une licence ou ne faites pas de sample. Nous ne voyons pas cela comme une restriction significative pour la créativité).

La voie du fair use est donc bouchée en matière de sample musicaux aux Etats-Unis. Mais c’est sur la base beaucoup plus restrictive du de minimis que cette pratique se développe tout de même. Initiée en 2003 par un jugement impliquant la reprise d’un morceau de 6 secondes par les Beasties Boys, le de minimis a trouvé encore à s’appliquer la semaine dernière dans un procès remporté par Madonna à propos d’un sample de 0,23 secondes incorporé dans son célèbre morceau Vogue.

La décision de la Cour allemande semble formellement se rapprocher du fair use américain, mais matériellement, on ne peut pas encore être certain qu’elle va réellement plus loin qu’un de minimis, beaucoup plus restrictif dans sa portée. Il faudra sans doute attendre de voir à l’usage laquelle de ces deux logiques prévaudra.

Quelles répercussions possibles en France ?

Nous parlons avec cette affaire Kraftwerk d’un jugement allemand qui n’a bien entendu pas vocation à se transposer ipso facto à la situation en France. C’est d’ailleurs ce que se sont empressés de préciser plusieurs commentateurs français la semaine dernière, comme l’a fait sur le site Télérama Romain Rouffiac, responsable juridique du label Because Music :

Même si je ne suis pas spécialiste du droit allemand, il est vrai que cette décision est surprenante. Concernant l’Allemagne, il faudra attendre un autre jugement dans une affaire similaire pour savoir si la jurisprudence est établie. Dans les autres pays, je ne pense pas que cette affaire aura des conséquences immédiates. En France, la reproduction et l’exploitation phonographique d’un extrait d’un master préexistant au sein d’un nouvel enregistrement sont soumises à une autorisation préalable des ayants droit. Et cela est valable que l’on emprunte une seconde ou l’intégralité d’un enregistrement.

Le problème, c’est que ce juriste semble ignorer que la logique de l’équilibre des droits fondamentaux a déjà commencé à s’introduire en France, et ce au plus haut niveau. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le commenter dans S.I.Lex, la Cour de Cassation a déjà été amenée en 2015 à renverser un jugement d’appel, parce que les juges avaient appliqué le droit d’auteur strictement, sans rechercher à faire une mise en balance avec d’autres droits fondamentaux (en l’occurrence, la liberté d’expression). Il s’agissait d’une affaire impliquant la réutilisation de photographies de mode par le peintre Peter Klasen pour réaliser une nouvelle oeuvre et l’on attend avec impatience à présent que la Cour d’appel réexamine ce cas pour voir comment elle va opérer cette nécessaire pesée des droits.

Or si la Cour de Cassation s’est engagée sur cette nouvelle voie, qui tranche radicalement sur l’approche française traditionnelle en matière de droit d’auteur, c’est parce qu’elle y a été obligée pour tenir compte d’une jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme datée de 2013 dont l’autorité s’impose à elle. On est donc bien face à un mouvement de fond au sein de l’Union européenne qui est graduellement en train de faire bouger le cadre étroit de la dialectique entre le droit d’auteur et les exceptions, en offrant des conditions plus favorables à la reconnaissance des usages transformatifs.

Ces dernières années, toutes les tentatives de réformer la loi pour consacrer le mashup et le remix ont échoué, alors même qu’elles avaient été recommandées par des sources officielles, à l’image du rapport Lescure en 2013. Face à cette inertie politique, il paraît possible de s’inspirer de l’exemple allemand de ce procès Kraftwerk pour aller faire bouger les lignes en justice, en revendiquant la possibilité de faire des samples musicaux au nom de la liberté de création.

Et cette brèche qui est en train de s’ouvrir n’est pas limitée uniquement à la question des samples. On pourrait envisager des actions similaires pour défendre les fanfictions par exemple au nom de la liberté de création ou la réutilisation d’extraits audiovisuels par des vidéastes sur Youtube au nom de la liberté d’expression. Il y a là peut-être une belle occasion à saisir pour « hacker » le système du droit d’auteur français, resté depuis des années bien trop statique par rapport aux pratiques créatives émergentes impulsées par le numérique.


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Freezone : une nouvelle chronique d’actualité juridique avec la radio Libre@Toi

samedi 21 mai 2016 à 11:23

Trois samedis par mois à 14 heures, j’aurais dorénavant le plaisir d’intervenir sur la radio Libre@Toi pour une chronique d’actualité juridique, intitulée Freezone.

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The Battle of Copyright. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr.

Voici la présentation du concept de cette émission que vous pouvez retrouver sur le site de Libre@Toi :

Ceci n’est PAS une chronique de propriété intellectuelle !

Chaque semaine avec Freezone, on traitera plusieurs actualités sous l’angle juridique, autour des questions de droit d’auteur, de droit des marques ou de droit des brevets. Il s’agira de proposer un décryptage accessible, en mettant l’accent sur les liens avec le Libre, la culture numérique et la
diffusion des connaissances.

Une émission pour donner à tous les clés pour s’interroger et comprendre ces enjeux juridiques, souvent présentés – à tort ! – comme trop complexes pour que les citoyens s’y intéressent de trop près…

Rien se serait pire que d’abandonner le droit à ceux qui font profession de l’édicter” (P. Dardot et C. Laval dans l’ouvrage « Commun »)

J’ai fait connaissance avec l’équipe de la webradio Libre@Toi sur la Place de la République dans le cadre de Nuit Debout. Les animateurs du projet ont très vite voulu déplacer leur radio mobile directement au coeur de Nuit Debout pour donner la parole aux personnes qui participent au mouvement, dans le cadre d’une émission intitulée « La Place aux gens ». 

libre@toi

Le projet Libre@Toi est en lui-même extrêmement intéressant et vous pourrez en avoir un bon aperçu en lisant cette interview sur le Framablog. S’inspirant des quatre libertés du logiciel libre, Libre@Toi constitue une radio à s’approprier pour exercer nos libertés d’expression et de création. Voici comment Olicat, un des porteurs de cette initiative, la décrit :

Libre@Toi*, c’est une plate-forme d’échanges, de partages et de pratiques. C’est un éventail étendu de possibles à s’approprier et à redistribuer. C’est aussi une invitation, d’où l’ *. Libre@Toi*
– *de créer,

– *d’inventer,

– *de t’informer,

– *de démonter,

– *de ne rien faire…

En gros, le principe est de fournir un cadre expérimental et pratique qui permettrait à quiconque de reprendre le contrôle des outils, concepts et techniques. Ce qu’on vise, c’est que chacun dispose des éléments qui lui permettront de se déterminer, peu importe le sujet. Se déterminer, c’est à dire faire un choix, adopter un positionnement politique. Or, ce qu’on observe, c’est qu’aujourd’hui la plupart des choix sont opérés par défaut, en déni des alternatives et possibles disponibles. Nous voulons être l’écho de ces possibles.

Pour moi Libre@Toi est l’occasion de renouer avec une démarche que j’avais initiée sur S.I.Lex au début de ce blog, mais que je n’ai pu maintenir avec le temps. J’avais ouvert la première année une rubrique intitulée « Les filons de S.I.Lex » où je faisais une chronique des actualités de la semaine. Mais à l’usage, je n’ai pas eu le temps de m’y tenir, en plus de l’écriture des billets de fond. Le commentaire de l’actualité passe aujourd’hui beaucoup par les réseaux sociaux, et notamment Twitter. Mais un tel cadre est assez frustrant, car s’il permet de partager efficacement une veille, il n’est pas adapté pour en faire un commentaire, en essayant d’apporter une valeur ajoutée.

C’est désormais ce que je pourrai faire chaque semaine en format radio avec Freezone, sous la forme d’une discussion libre d’une vingtaine de minutes avec Olicat, qui sera diffusée le samedi à 14h et que vous pourrez ensuite télécharger en podcast (sous licence Creative Commons, of course !).

La première émission « pilote » enregistrée le 13 mai est déjà disponible et j’y avais traité les actualités suivantes :

Cette semaine, nous avons parlé des sujets suivants :

En plus d’être une plateforme web, Libre@Toi est aussi un tier-lieu, installé aux Grands Voisins, cet endroit incroyable situé dans les locaux de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul à côté de Denfert-Rochereau, qui se définit comme une « fabrique de biens communs ». Il y a mille et une choses à inventer à partir de cette combinaison très fertile de possibilités et on a déjà d’autres projets de collaboration avec Libre@Toi dont on vous parlera très prochainement.

Pour que Libre@Toi puisse perdurer, l’association a besoin que des gens adhèrent, contribuent ou fassent des dons. N’hésitez pas à le faire si vous en avez la possibilité, car il me semble que cela en vaut largement la peine !

 

 

 

 


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En quoi la BiblioDebout constitue-t-elle un Commun ?

mercredi 11 mai 2016 à 23:36

« Chaque commun est un cas particulier ». On cite souvent cette phrase d’Elinor Ostrom, lauréate du prix Nobel d’Économie en 2009 pour ses travaux sur les Communs et je l’ai fait moi-même à de nombreuses reprises à l’écrit ou à l’oral, sans me rendre compte à quel point c’était un point crucial pour saisir sa pensée et, plus largement, la réalité de ce que sont les Communs. Après plus d’un mois à présent d’existence de la BiblioDebout, cette bibliothèque collaborative créée comme un Commun par un groupe au sein du mouvement Nuit Debout, je comprends infiniment mieux pourquoi Elinor Ostrom a consacré une grande partie de sa vie à observer sur le terrain et à documenter des pratiques de mise en commun de ressources. Je saisis aussi mieux pourquoi ses écrits sur la gouvernance des Communs peuvent se révéler au premier abord assez hermétiques et difficiles d’accès, tant que l’on a pas soi-même expérimenté ces pratiques pour en comprendre « de l’intérieur » la micro-signification.

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Inspirés à l’origine par les exemples de la People’s Library d’Occupy Wallstreet ou de la Biblioteca Indigna de la Puerta del Sol à Madrid, nous avons voulu que le mouvement Nuit Debout ait une bibliothèque, avec un fonctionnement basé sur le principe du don et du partage. Il y a donc déjà eu plusieurs bibliothèques du même type liées aux mouvements d’occupation des places de ces dernières années, mais nous sommes peut-être les premiers à nous être aussi directement référés à la notion de Communs dans la conduite d’une telle expérience. Nous en parlions ainsi dans le premier billet sur le site de SavoirsCom1, par lequel l’idée a été initialement lancée :

SavoirsCom1 appelle à s’associer à ce mouvement et propose de créer une BiblioDebout sur la Place de la République !

Installons une bibliothèque éphémère en apportant nos livres pour les mettre en partage. Par ce simple geste, érigeons un Commun temporaire et mettons la connaissance au coeur de ce mouvement en train de naître en réaction aux abus répétés du pouvoir en place ! Que ces livres viennent  nourrir les débats qui s’épanouissent sur cette place ! Qu’ils symbolisent notre volonté de participer à cet élan en nous réappropriant notre culture commune !

Après plus d’un mois de gestion de la BiblioDebout, il me paraît possible de prendre un peu de recul pour essayer de répondre à une question qui me taraude depuis le début. En quoi la BiblioDebout constitue-t-elle un Commun, au sens fort du terme ? N’y a-t-il qu’un lien métaphorique entre les Communs et ce dispositif de partage de livres ou peut-on réellement appliquer les éléments de la théorie des Communs à cette expérience, notamment ceux dégagés par Elinor Ostrom à propos de la gestion des « Common-Pool Resources » (CPR) ?

Plusieurs observateurs ont déjà commencé à identifier des liens entre les Communs et ce qui se passe au sein du mouvement Nuit Debout. Le magazine Reporterre a par exemple publié un article intéressant, dans lequel il assimile plusieurs des « pôles » présents sur la place de la République à des Communs : la cantine, l’infirmerie, l’accueil, le campement, la logistique… et la bibliothèque.

Depuis le jeudi 31 mars, Nuit debout se tient place de la République. Chaque jour, des centaines de personnes s’y retrouvent pour discuter des possibilités de remplacer le système social et économique actuel. L’organisation est devenue un outil majeur du bon déroulement du mouvement. Au fur et à mesure, différents pôles se sont installés : infirmerie, cantine, accueil… Pour chacun d’eux, matériel et savoirs sont mis en commun par les occupants de la place. Des ressources autant nécessaires qu’éphémères car chaque jour, la police démonte des stands remontés le soir-même.

D’autres comme Hervé le Crosnier ont déjà étendu cette grille d’analyse au mouvement tout entier, en posant la question de savoir si Nuit Debout dans son ensemble n’était pas un « Commun qui s’ignore » :

Vous allez voir que la réponse à apporter est complexe, mais extrêmement riche d’enseignements en ce qui concerne la BiblioDebout.

Intérêt et imprécision de la définition générale des Communs

Définir ce que sont les Communs constitue un exercice redoutable, qui peut parfois conduire à des résultats décevants, si on essaie de le faire de manière générale et abstraite. On s’accorde cependant pour dire que l’existence d’un Commun nécessite la réunion de trois éléments : 1) une ressource mise en partage, 2) une communauté qui se rassemble pour en assurer la gestion, 3) des règles destinées à en organiser la gouvernance.

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On trouve par exemple une telle définition dans le beau texte « Le bien commun est sur toutes les lèvres« , écrit par Alain Ambrosi à l’occasion du Printemps Érable au Québec :

On parle de « bien commun » chaque fois qu’une communauté de personnes (1) est animée par le même désir de prendre en charge une ressource (2) dont elle hérite ou qu’elle crée et qu’elle s’auto-organise (3) de manière démocratique, conviviale et responsable pour en assurer l’accès, l’usage et la pérennité dans l’intérêt général et le souci du ‘bien vivre’ ensemble et du bien vivre des générations à venir.

Du point de vue de cette définition sommaire, la BiblioDebout peut sans doute être considérée comme un Commun. Nous avons en effet appelé à ce que des livres nous soient donnés en vue de rassembler un fonds que nous mettons ensuite en partage sur la Place de la République (1). Il existe bien une communauté de personnes (2), distincte à présent du collectif SavoirsCom1, qui s’est réunie et auto-organisée pour gérer cette bibliothèque et faire durer cette initiative au sein de la communauté plus large de Nuit Debout. Par ailleurs dès le départ, un certain nombre de règles (3) ont été convenues d’un commun accord pour assurer le fonctionnement de la BiblioDebout, qui ont évolué au fil du temps en fonction des besoins et des circonstances, par le biais d’un processus de délibération collective.

Le problème de cette définition, c’est qu’elle est sans doute utile pour introduire la question des Communs et en expliquer les éléments fondamentaux. Mais elle s’avère souvent trop large, car susceptible de s’appliquer à des phénomènes très différents, et trop pauvre pour fournir un cadre d’analyse détaillée. Pour aller plus loin, il nous faut entrer davantage dans le détail des éléments de la théorie des Communs.

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A quel type de Communs avons-nous affaire avec la BiblioDebout ?

On distingue habituellement les Communs en plusieurs catégories, qui partagent des traits communs, mais présentent néanmoins aussi de profondes différences. Les Communs naturels par exemple (pensons à des ressources en eau, à un jardin partagé ou à un pâturage) constituent des biens rivaux, dont l’usage par un individu prive les autres par le prélèvement qu’il opère dans la ressource. Les Communs de la Connaissance (savoir scientifique, logiciels libres, créations culturelles, etc.) constituent au contraire normalement des biens non-rivaux, pouvant être utilisés simultanément par plusieurs individus, et qui prennent même de la valeur à mesure qu’ils le sont à grande échelle au lieu d’être dégradés par l’usage.

La BiblioDebout présente la particularité d’être difficile à appréhender à partir de cette distinction canonique. S’agissant de livres qui circulent, on aurait tendance à vouloir la situer du côté des Communs de la Connaissance, comme on le fait d’ailleurs pour les bibliothèques en général. Mais les livres dont elle est constituée sont pourtant des biens rivaux, ce qui rend la BiblioDebout très sensible aux prélèvements que les utilisateurs viennent y opérer. On est clairement en présence d’une « ressource soustractive », qui comme une ressource naturelle s’épuise à mesure qu’elle est utilisée, et non d’une « ressource additive » comme Wikipédia ou un logiciel libre dont la valeur s’accroît avec l’usage. Depuis un mois,  j’ai parfois davantage l’impression avec la BiblioDebout de participer à la gestion d’un jardin ou d’une réserve de poissons que d’un commun informationnel !

Mais d’un autre côté, ce sentiment « métaphorique » est assez trompeur, car il ne s’impose que si l’on considère la BiblioDebout comme un stock à un instant t, ce qu’elle n’est pas en réalité. En effet, contrairement à une bibliothèque publique, dont les fonds ont une certaine pérennité même s’ils peuvent être renouvelés, la BiblioDebout présente un caractère extrêmement volatil. Alimentée en permanence par les dons qui nous sont faits et constamment objet de prélèvements par les utilisateurs de passage, elle constitue bien davantage un flux qu’un stock. Du coup, cette nature « fluide » la rapproche pour le coup d’un commun informationnel, malgré l’indéniable matérialité dans laquelle nous sommes profondément immergés, avec nos bouquins, nos sacs, nos boîtes et nos cartons !

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Quelle répartition du faisceau de droits ?

Un des aspects importants du cadre d’analyse posé par Ostrom pour étudier les Communs repose sur la notion de « faisceau de droits » (Bundle Of Rights). Là où la théorie économique classique postule que la gestion efficace d’une ressource passe par la concentration de toutes les composantes du droit de propriété aux mains d’un acteur unique (le « propriétaire »), Ostrom a montré à travers ses observations que le droit de propriété pouvait se démembrer en pratique en plusieurs types d’attributs. Dans la gestion de chaque Commun, la distribution de ces différents attributs est susceptible de varier, selon les circonstances et les besoins propres à chaque ressource et à chaque communauté.

Le schéma ci-dessous, que j’emprunte à une présentation de l’Assemblée des Communs de Lille, détaille les différents éléments du faisceau, tels que formalisés par Ostrom : droit d’accès et de prélèvement, droit de gestion, droit d’exclusion et droit d’aliénation.

En ce qui concerne la BiblioDebout, la répartition du faisceau de droit est intéressante à considérer.

Chacun possède un droit d’accès et de prélèvement, par le droit que nous reconnaissons à tous de venir donner et prendre des livres dans la bibliothèque. Le cercle des « utilisateurs autorisés » est donc très large, puisqu’il équivaut à toute personne présente sur la Place de la République et désireuse de prendre un livre. Le droit de gestion est quant à lui exercé par le groupe qui a lancé l’initiative et par ceux qui l’ont rejoint pour la faire perdurer. Ce groupe repose sur un « noyau dur » de personnes ayant participé à cette action depuis le début, mais ses frontières sont en réalité mouvantes. En effet, il n’a pas été rare que de simples « utilisateurs autorisés » changent de statut pour nous rejoindre et participer à l’exercice du droit de gestion avec nous. En fait, ce droit s’obtient en contribuant par le biais des efforts et du temps consacré à l’organisation de la BiblioDebout et aux multiples tâches qu’elle implique. Toute personne qui veut nous donner un coup de main peut le faire et cela lui ouvre alors un droit à participer à la discussion collective par laquelle est mis en oeuvre le droit de gestion. Obéissant à un schéma de gouvernance horizontale et ouverte, le pouvoir de décision appartient ainsi à « ceux qui font ».

Les deux niveaux supérieurs du faisceau sont aussi intéressants à considérer. A proprement parler, il n’y a pas de droit d’exclusion dans le fonctionnement de la BiblioDebout, étant donné que nous accordons un droit de prélèvement des livres  à toute personne désireuse de les emporter. Néanmoins, une certaine forme d’exclusion peut réapparaître comme sanction exercée à l’encontre de ceux qui abusent de ce droit de prélèvement, en cherchant à s’accaparer une trop grande partie des livres pour leur usage exclusif. Cela renvoie au problème de la gestion des « passagers clandestins », aspect sur lequel je reviendrai plus loin, essentiel dans la gestion d’un Commun et auquel nous avons été confrontés.

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Le droit d’aliénation constitue le sommet de la pyramide du faisceau de droits selon Ostrom et il correspond à l’attribut suprême du propriétaire – l’abusus du droit romain – permettant à celui qui le détient de donner, de vendre ou de détruire un bien. Concernant la BiblioDebout, le groupe des personnes qui animent cette initiative ne se conçoivent pas comme « propriétaires » des livres qui nous sont donnés, mais plutôt comme de simples « dépositaires » dont le rôle consiste à en organiser la circulation. Il est rigoureusement exclu que nous puissions revendre ces livres, ce que le groupe considérerait comme une trahison des principes qui l’animent et de la confiance que les donateurs ont placée en nous. Par contre, il arrive que nous devions pour des raisons logistiques nous séparer d’une partie des livres constituant le fonds, un peu à la manière dont les bibliothécaires effectuent des opérations de « désherbage » à échéance régulière. Peut-être à terme, lorsque la BiblioDebout prendra fin, la question se posera de savoir si nous devons donner les livres restant à une autre institution, comme une association. Et dans ce cas, nous exercerons collectivement le droit d’aliénation sur la ressource.

A noter aussi que c’est aussi par l’exercice du droit d’aliénation de propriétaires de biens que la BiblioDebout a pu exister et se développer. En effet, chaque personne qui nous fait don d’un livre procède bien à une aliénation de son bien au sens juridique du terme, et c’est cet acte initial d’abandon de la propriété qui permet à ce Commun de fonctionner.

La BiblioDebout face aux huit « principes » de gestion des Communs

Elinor Ostrom a obtenu le prix Nobel pour avoir réussi à établir, contre la théorie économique néo-libérale dominante, que la gestion en commun d’une ressource pouvait dans certaines circonstances s’avérer plus efficace que la distribution de droits exclusifs de propriété, notamment du point de vue de leur préservation à long terme pour des ressources naturelles. Mais les mots « dans certaines circonstances » ont ici une importance particulière, car la gestion en commun peut aussi très bien échouer et conduire à une destruction ou à un épuisement de la ressource. L’apport fondamental d’Ostrom a été de théoriser les conditions de « succès » des Communs, par le biais de huit « principes » dégagés à partir de ses observations.

Hervé le Crosnier, dans un article de synthèse sur Elinor Ostrom, résume de la façon suivante ces facteurs susceptibles d’influencer  l’efficacité d’un Commun :

— des groupes aux frontières définies ;
— des règles régissant l’usage des biens collectifs qui répondent aux spécificités et besoins locaux ;
— la capacité des individus concernés à les modifier ;
— le respect de ces règles par les autorités extérieures ;
— le contrôle du respect des règles par la communauté qui dispose d’un système de sanctions graduées ;
— l’accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ;
— la résolution des conflits et activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées.

Appliquer ces huit principes au cas de la BiblioDebout est intéressant, car révélateur d’un certain nombre de « failles » assez marquées, qui expliquent la fragilité du Commun que nous avons créé :

Comme nous l’avons déjà dit, le groupe qui est susceptible d’avoir accès à la BiblioDebout n’a pas de frontières strictement définies, puisqu’il équivaut à toutes les personnes susceptibles de passer sur la Place de la République. Ce groupe n’est cependant pas pour autant infini, et étant donnée la nature d’un événement comme Nuit Debout, les individus que nous rencontrons partagent en général un certain nombre de principes et de valeurs communes, même si celles-ci sont difficiles à expliciter (et généralement pas en lien direct avec les Communs).

Cette configuration très ouverte constitue à n’en pas douter un élément de fragilité pour le Commun que constitue la BiblioDebout, car il est beaucoup plus difficile de faire respecter des règles à un groupe aux frontières non-définies et ne partageant pas nécessairement les mêmes valeurs et motivations. Nous avons d’ailleurs constaté que les week-ends constituent par exemple des moments plus difficiles pour nous en raison de l’afflux du public sur la Place, et de la proportion plus importante de simples curieux, extérieurs au mouvement.

Le fonctionnement de la BiblioDebout ne repose pas sur des règles très complexes, mais nous nous sommes rapidement aperçus que nous étions obligés d’en mettre quelques unes en place si nous voulions que cette expérience fasse sens et se prolonge dans la durée.

Pour faire comprendre aux utilisateurs potentiels en quoi la BiblioDebout constitue un Commun, nous avons dès le départ écrit sur des pancartes :

Cette Bibliothèque est un Commun. Donnez un livre, prenez-en un.

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Cette simple phrase était très importante, car elle introduit l’idée que si l’usage est ouvert, une certaine forme de réciprocité est attendue de la part des personnes qui viennent prélever des livres dans la BiblioDebout. Rapidement cependant, nous avons convenu entre nous que cette réciprocité serait suggérée, mais pas strictement exigée. Nous avons donc changé l’inscription sur nos pancartes, qui est devenue :

Cette Bibliothèque est un Commun. Donnez un livre et/ou prenez-en un.

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Une personne souhaitant prendre un ou des livres qui l’intéressent peut le faire, même si elle n’est pas en mesure d’effectuer immédiatement un don en retour. Dans ces conditions, nous nous contentons d’indiquer à la personne qu’elle pourra soit ramener le livre une fois qu’elle l’aura lu, soit en donner d’autres si elle vient à repasser sur la place plus tard.

Cette « souplesse » dans l’exercice de la règle s’avère à la fois une force et une faiblesse. C’est une force, parce qu’elle assure le caractère inclusif de cette expérience de mise en partage, autorisant même celui qui n’a pas les moyens de faire un contre-don de bénéficier de la ressource. Les SDF, les itinérants et les migrants sont par exemple nombreux à venir sur la place de la République et appliquer trop strictement la règle de la réciprocité aurait conduit à leur exclusion pure et simple du dispositif.  Une règle similaire est appliquée par la Cantine de Nuit Debout, proposant de la nourriture à prix libre, en invitant à donner en retour sans l’imposer. La souplesse est aussi un avantage, car cela place d’emblée le fonctionnement de la BiblioDebout du côté de la confiance en la capacité des individus à prendre soin d’une ressource fragile, en participant à son entretien et à sa préservation dans le temps. Mais c’est aussi incontestablement une faiblesse, dans la mesure où tout repose sur notre capacité à faire comprendre ces principes par la discussion et par la conviction, sans garantie qu’ils soient respectés.

Comme on l’a vu plus haut, les règles de la BiblioDebout ont déjà été modifiées plusieurs fois au cours de l’expérience et il est facile pour un utilisateur de rejoindre le groupe en assurant la gestion, avec comme corollaire un droit à participer à la délibération collective établissant les règles.

La gouvernance au sein de ce groupe se veut horizontale et ouverte. Nous avons appliqué les mêmes règles qu’au sein du collectif SavoirsCom1. La délibération se fait sur une liste de discussion où le principe « Qui ne dit mot consent » prévaut, de manière à donner une prime à l’action. Lorsque des divergences surviennent, elles sont tranchées non pas par des votes, mais par la recherche d’un consensus. Jusqu’à présent, ces règles ont permis de surmonter toutes les difficultés au sein du groupe en associant le plus grand nombre aux décisions.

Si par « autorités extérieures », on entend l’État ou les pouvoirs publics, la BiblioDebout est dans une situation relativement ambivalente. D’un côté, la loi – et notamment les règles de la propriété intellectuelle – permettent tout à fait le partage de livres entre individus, même lorsqu’il est organisé comme nous le faisons. Le principe « d’épuisement du droit d’auteur » autorise en effet le propriétaire du support physique d’une oeuvre à le prêter à un ami, à le donner et même à le revendre en occasion, sans que ces actes enfreignent le droit d’auteur. C’est ce qui permet déjà des pratiques de partage comme le BookCrossing ou les Circul’Livres.

Il nous est arrivé cependant une fois à la BiblioDebout d’être interpellé par une personne nous reprochant de faire quelque chose d’illégal, dans la mesure où il existe un droit de prêt public en France auquel sont soumises les bibliothèques, qui implique une rémunération des auteurs et des éditeurs. Mais cette accusation était infondée, car cette loi ne s’applique qu’aux structures – publiques ou privées – qui acquièrent des ouvrages dans le but de mettre en prêt plus de la moitié de leur fonds (voir ici). Or dans le cas de la BiblioDebout, le fonds n’est justement pas constitué par voie d’acquisitions à titre onéreux et il n’est pas au sens propre « mis en prêt », puisque les individus peuvent emporter les ouvrages sans les rendre. Dans un sens, la BiblioDebout n’a pu être possible que parce que la loi garantit par le biais du principe d’épuisement du droit d’auteur une sphère de partage non-marchand autour des objets que sont les livres.

Il faut cependant noter que nous avons tenu dès le début à ce que notre dispositif inclue aussi une Pirate Box, de manière à ce que nous puissions également proposer un partage d’oeuvres sous forme numérique. Nous l’avons initialement chargée avec des fichiers correspondant à des oeuvres du domaine public ou sous licence libre, pur rester dans les clous au niveau légal. Mais au fil du temps, nous avons reçu un certain nombre d’oeuvres protégées par le droit d’auteur qui ont été mises en partage par des individus par le biais de la Pirate Box. Dans ce cas-là, la mise à disposition des fichiers est illégale, mais nous avons tenu à ce que cela reste possible pour souligner justement le hiatus entre la faculté légale de partager les oeuvres sous forme physique et l’illégalité qui frappe encore le partage non-marchand des oeuvres dématérialisées. Dans un monde où les livres seraient tous dématérialisés et accessibles uniquement en format numérique, la BiblioDebout aurait été entièrement illégale et cette initiative n’aurait sans doute pas pu voir le jour…

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On touche ici une première zone de friction potentielle avec les autorités publiques extérieures. Mais il en existe bien sûr aussi une autre, beaucoup plus vive, qui tient aux conditions générales d’occupation de la place de la République par le mouvement Nuit Debout. Pour que la BiblioDebout existe, il faut que nous soyons en mesure d’exercer nos droits fondamentaux à nous déplacer, à nous rassembler, à nous exprimer et à agir collectivement dans l’espace public que constitue la Place de la République. Or depuis un mois, nous avons été durement affectés, comme tout le mouvement Nuit Debout, par les multiples restrictions imposées par les pouvoirs publics à l’activité du mouvement. C’est notamment le cas de l’interdiction des installations permanentes ou semi-permanentes, nous obligeant à démonter et remonter la BiblioDebout tous les jours, qui s’est avérée très difficile à gérer. Si l’on peut parler d’une forme d’enclosure qui a pu frapper la BiblioDebout en tant que bien commun, c’est d’abord celle découlant de ces dérives sécuritaires du pouvoir en place, qui s’attaquent en réalité directement à la capacité des groupes à ériger des Communs.

Ce point rejoint celui, important pour les Communs constitués de biens rivaux, de la lutte contre les comportements de « passagers clandestins », à savoir des individus cherchant à abuser de leur droit de prélèvement en s’accaparant une part trop grande de la ressource, la menaçant d’épuisement ou de destruction, sans contribuer en retour.

Pour ce qui est de la BiblioDebout cet élément constitue un point de fragilité important, car si nous avons cherché à mettre en place un « principe de réciprocité » pour équilibrer les dons et les prélèvements, il nous était en pratique très difficile, voire impossible, de le faire respecter dans les faits, autrement qu’en emportant la conviction des individus et par une adhésion volontaire à l’objectif de préserver la ressource dans le temps.

Heureusement, nous avons été aidés par le fait que les abus sont pour l’instant restés très rares, représentant seulement une part infime des comportements observés. Mais cela ne signifie pas que la gestion de ces abus ne constitue pas  un défi épineux pour un groupe comme celui qui gère la BiblioDebout, notamment parce qu’il nous est difficile de mettre en oeuvre des sanctions effectives. Pour une structure verticale classique, la mise en oeuvre de sanctions est plus simple, car des organes et des procédures assurent ce type de fonction, par le biais d’une hiérarchie. Mais dans un groupe organisé de manière horizontale, le gestion des sanctions est beaucoup moins évidente et c’est typiquement le genre de choses qui peuvent mettre à l’épreuve la cohésion d’un groupe, tout en étant pourtant indispensable.

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Tout au long de ce mois, la gestion de la BiblioDebout a impliqué pour le groupe de faire des choix, parfois relativement complexes, pour lesquels des divergences de points de vue se sont exprimées. Mais aucun de ces désaccords n’a provoqué de véritables « conflits » qui auraient nécessité le recours à une instance extérieure pour trancher un litige. La délibération au sein du groupe, que ce soit par mail ou en présentiel, a suffi jusqu’à présent à atteindre un consensus accepté par les membres.

L’idée d’une « organisation de la gouvernance en strates différentes et imbriquées » peut faire écho avec d’autres aspects dans ce que nous avons vécu. En effet, la BiblioDebout est assez rapidement parvenue à obtenir la reconnaissance du mouvement Nuit Debout, qui l’a acceptée officiellement en son sein. Au bout de quelques jours, notre groupe a en effet obtenu le statut d’une « Commission » de Nuit Debout, d’abord thématique, puis structurelle, au même titre que le sont la Logistique, la Cantine, l’Infirmerie ou l’Accueil. Ce statut facilite les rapports avec les autres commissions et il permet aussi de participer à la gouvernance générale du mouvement Nuit Debout. C’est un point déterminant, pour bénéficier par exemple de l’appui de la commission Logistique, qui s’est souvent avérée essentielle, notamment par temps de pluie, ou pour pouvoir légitimement occuper un espace sur la place, sachant que les initiatives sont nombreuses et que l’allocation des emplacements – ressource rare par excellence – constitue un enjeu non négligeable.

Res Nullius ou Commun protégé ?

On le voit, au-delà de la définition générale des Communs, la BiblioDebout peut se lire à travers le prisme beaucoup plus précis du faisceau de droits ou des huit principes de la gestion en commun dégagés par Elinor Ostrom. Mais la réflexion sur les Communs dépasse aujourd’hui très largement Elinor OStrom et son école de pensée. D’autres approches existent et certaines peuvent nous amener au contraire à douter que la BiblioDebout constitue un Commun au sens propre du terme.

Dans l’ouvrage « Commun : essai sur la révolution au XXIème siècle« , Pierre Dardot et Christian Laval développent en effet une conception des Communs sensiblement différente de celle d’Elinor Ostrom, notamment dans ses rapports avec la question de l’appropriation. Comme le résume bien dans un billet de blog Pierre Naegelen, Dardot et Laval « prônent la refondation du commun sur la base d’un acte instituant de mise en commun, contre et hors de la sphère de la propriété » en opposant strictement droit d’usage et propriété :

L’usage instituant des communs n’est pas un droit de propriété, il est la négation en acte du droit de propriété sous toutes ses formes parce qu’il est la seule forme de prise en charge de l’inappropriable.

Si l’on se place dans cette optique plus radicale, la BiblioDebout n’a manifestement pas contribué à « instituer de l’inappropriable », bien au contraire. Notre système de mise en partage a permis en effet à des centaines d’individus de s’approprier à titre exclusif plusieurs milliers de livres. Nos donateurs ont accepté d’abandonner leur propriété sur des objets pour que d’autres en deviennent propriétaires. Même si nous nous sommes volontairement placés dans l’échange non-marchand, nous sommes peut-être plus proches de « l’économie du partage » que des Communs au sens propre.

Les livres dans la BiblioDebout ont en réalité le même statut juridique que des poissons dans une rivière ou des champignons dans une forêt. Ce sont des Res Nullius – des « choses sans maître » dont le premier à se saisir devient le propriétaire à titre exclusif. Or pour certains, les res nullius sont justement l’inverse des Communs, car ce statut a souvent été utilisé dans l’histoire pour justifier le pillage des ressources et leur appropriation. Ainsi, les colons américains ont attribué le statut de « choses sans maître » aux bisons des plaines de l’Ouest pour en permettre la chasse sans restriction, là où les Indiens appliquaient des principes d’auto-limitation des prélèvements, pour les préserver en tant que biens communs.

Si, comme le disent Dardot et Laval, le droit d’usage doit l’emporter sur la propriété privée, alors les bibliothèques de lecture publique contribuent peut-être davantage à instituer des communs que des initiatives comme la BiblioDebout. En effet, l’acte de prélèvement opéré par les usagers d’une bibliothèque publique est limité à un prêt temporaire et ne peut en principe déboucher sur une appropriation et une soustraction définitive de la ressource à l’usage commun. En ce sens, les bibliothèques publiques constituent un « Commun sous garantie publique », préservant un « droit d’usage collectif sur la culture ». Et le régime de propriété publique appliqué aux collections institue bien « une forme de prise en charge de l’inappropriable »  (au moins vis-à-vis des utilisateurs de la ressource).

Nous avons d’ailleurs un jour été confrontés à cette critique lorsqu’une personne est venue nous interpeller en disant : « Vous n’êtes pas une bibliothèque, puisqu’on peut garder les livres« . Cela renvoyait dans l’esprit de cette personne au fait que la bibliothèque accorde un droit d’usage, mais pas un droit d’appropriation.

Pourtant, ce que l’on pourrait opposer à Dardot et Laval, c’est qu’historiquement – et toujours actuellement, voir par exemple le cas des prud’homies de pêche en Méditerranée – beaucoup de ressources gérées comme des communs impliquent un droit de prélèvement par les utilisateurs passant nécessairement par une appropriation à titre exclusif. Pensons à des pâturages, à des systèmes d’irrigation, à des marais salants : dans chacun de ces exemples, la gestion en commun impose des limitations au droit de prélever, mais pas la suppression de la possibilité de s’approprier ce que l’on vient prendre dans le Commun. Et c’est en cela que je trouve à nouveau que la BiblioDebout ressemble à bien des égards davantage à un Commun naturel qu’à un Commun de la connaissance.

Cette question de l’appropriation des livres par les individus est en réalité au centre de l’expérience de la BiblioDebout – essentielle et problématique à la fois – et nous avons déployé plusieurs stratégie pour essayer de la réguler, en jouant sur sa signification.

Forces et faiblesses d’un « Copyleft matérialisé »

Pour essayer d’influer sur la portée du geste d’appropriation effectué par les individus, nous avons dès le départ commencé à apposer des étiquettes « BiblioDebout » sur les livres que nous recevions en dons, ainsi qu’à les « marquer » au stylo sur les pages intérieures pour indiquer la date du don et laisser une trace de leur passage dans la bibliothèque.

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L’étiquetage et le marquage constituent des moyens simples de signifier que l’acte d’appropriation individuelle « n’efface » pas le passage du livre dans la BiblioDebout, mais il n’explicite pas en lui-même l’idée d’une obligation de réciprocité contractée en retour. Du coup, nous avons modifié le texte de l’étiquette pour que cette idée soit formulée plus clairement.

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Nos étiquettes disent à présent : « Ce livre nous a été donné. Donnez-le à votre tour pour qu’il reste un bien commun« . Nous entendions par là suggérer, un peu comme avec les livres mis en bookcrossing, que le droit d’usage sur l’objet devait continuer à primer sur l’appropriation exclusive, en incitant le « préleveur » à remettre en circulation le livre après l’avoir utilisé, pour que l’intention initiale de partage ayant présidé à son entrée dans la BiblioDebout se prolonge.

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Un livre en bookcrossing qui nous a été donné pour la BiblioDebout

D’une certaine façon, le message porté par cette étiquette fait aussi penser à un « Copyleft » ou à une clause de partage à l’identique – « Share Alike« – comme celles que l’on retrouve dans la licence GNU-GPL ou certaines licences Creative Commons. La différence cependant, c’est que cette incitation à la « remise au pot commun » porte ici sur le support physique lui-même (le livre) et non sur l’oeuvre qu’il véhicule, comme c’est le cas avec les licences libres. Il nous est arrivé d’ailleurs que des livre sous licence libre nous soient aussi donnés pour la BiblioDebout, comme par exemple cet ouvrage sur les Indignés écrit en esperanto et placé sous licence Art Libre. Cela implique que ces livres peuvent être copiés ou remixés, mais pas que celui qui s’empare du support papier doive donner quoi que ce soit en retour.

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Bien entendu, nos étiquettes n’ont en elles-mêmes aucune valeur contraignante. Un jour, j’ai eu l’occasion d’avoir une discussion avec des personnes qui m’ont demandé si nous avions songé à écrire une sorte de « Licence BiblioDebout », inspirée des licences libres, qui auraient porté sur le support physique des livres et non sur les oeuvres, en imposant juridiquement un don en retour à ceux qui auraient pris un livre dans la bibliothèque. Le problème, c’est qu’une telle licence est sans doute inconstructible d’un point de vue juridique. Les licences libres fonctionnent parce qu’elles s’appuient sur le droit d’auteur des créateurs qui les utilisent pour diffuser leurs oeuvres. Ici, nous ne pouvons bien entendu pas revendiquer un droit de propriété intellectuelle qui aurait servi de fondement à l’obligation. J’ai déjà pu  croiser cependant des licences expérimentales liées à des supports, comme l’Open Source Seeds Licence, applicables à des sachets de semences. Cette « licence » très spéciale se déclenche lorsqu’une personne déchire un sachet de graines sur laquelle elle est inscrite et par ce geste, l’utilisateur « s’auto-oblige » par une sorte de serment à ne pas restreindre l’usage de la variété végétale correspondant à ces semences. On aurait pu imaginer écrire pour la BiblioDebout une licence comparable, qui aurait produit ses effets lorsqu’une personne aurait emporté un livre. Mais outre que la validité de ce genre de procédés est relativement douteuse, le choix d’imposer des obligations juridiques aux utilisateurs de la BiblioDebout aurait aussi été contraire au principe du « contrat de confiance » que nous voulions mettre en place. Par ailleurs, même si cela était possible à formuler juridiquement, nous n’aurions de toutes façons eu aucun moyen de contrôler le respect par les utilisateurs de l’obligation de don en retour, ni de la faire sanctionner en cas de manquement. Notre « Copyleft physique » était donc condamné à rester seulement métaphorique…

Au cours d’une autre discussion avec une personne de passage, on m’a fait remarquer que le respect de l’obligation de don en retour aurait pu être plus efficacement imposé par le biais d’un système de « jetons », assimilable à une sorte de monnaie. Chaque personne qui aurait fait don d’un livre à la BiblioDebout aurait reçu un de ces jetons, lui donnant droit à prélever un livre en retour. Un tel système de « monnaie complémentaire » fonctionne d’ailleurs depuis plusieurs années sur le site Bookmooch, où les utilisateurs qui mettent en partage des livres et les envoient par la poste aux demandeurs reçoivent en échange des « points » leur permettant d’adresser des demandes à d’autres utilisateurs en retour.

bookmooch

Pour la BiblioDebout, un tel système aurait pu être testé et il aurait eu le mérite de garantir un strict respect de l’obligation de réciprocité. Mais nous avons préféré nous en remettre à une forme d’obligation purement morale, ce qui a rendu l’expérience beaucoup plus humaine, avec les avantages et les inconvénients liés au fait de réguler des échanges uniquement sur la base de la confiance.

Si nous n’avons pas mis en place de « jetons » ou de « monnaie BiblioDebout », nous avons rapidement en revanche vu des personnes souhaiter nous faire des dons en argent pour contribuer à l’initiative. Chez certains, il y avait même une vraie réticence à prendre des livres sans les payer, preuve que l’échange non marchand reste une chose compliquée dans nos sociétés. Du coup, nous avons mis en place une « cagnotte » permettant aux gens de nous faire des dons en argent, dont nous utilisons le montant pour imprimer nos étiquettes ou acheter du petit matériel.

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Un certain nombre de stands sur la Place de la République fonctionnent d’ailleurs à prix libre (comme la cantine de Nuit Debout), en permettant de payer sans l’imposer. Mais pour la BiblioDebout, nous avons fini par ne pas trop mettre en avant cette cagnotte, car nous avons remarqué que certains utilisaient le fait de laisser une pièce pour ne pas avoir à entrer en contact avec nous et se sentir libres de toutes obligations en retour après avoir pris un livre. C’est une des fonctions du paiement en argent de nous rendre « quitte de l’échange » et de nous délier au quotidien de la logique du don/contre-don, dans laquelle nous serions autrement constamment immergés.

Droit de glanage, déchets, poubelle…

En début d’année, j’ai consacré un billet à la question du droit de glanage, qui constitue une des racines historiques des Communs. Ce droit de glanage, qui a joué un rôle social important dans le passé, existe toujours, notamment à travers les multiples pratiques de récupération et de recyclage, y compris celles auxquelles se livrent les plus démunis en fouillant dans les poubelles de notre société de consommation.

C’est justement le fait que les choses que nous jetons à la poubelle deviennent des Res Nullius (ou plus exactement des Res Derelictae – « choses abandonnées ») qui permet l’exercice ensuite d’un droit de glanage. La BiblioDebout n’est en un certain sens qu’une incitation à l’abandon des livres par leurs propiétaires, permettant d’ouvrir ensuite un droit de « glanage culturel » à ses utilisateurs.

Néanmoins, la proximité avec les poubelles n’est ici pas uniquement une métaphore et il est arrivé plusieurs fois que les gens nous considèrent comme une bonne occasion de se débarrasser de leurs vieux livres. C’est en général d’ailleurs une critique qui revient souvent à propos des « boîtes à livres » qui se multiplient de plus en plus dans nos villes, où l’on invite les gens à laisser des ouvrages pour que d’autres puissent les prendre et les lire. On entend généralement les gens se plaindre de la mauvaise qualité des livres qu’on trouve dans ces boîtes, qui contiennent davantage des rogatons de brocantes que des ouvrages récents.

Image par Dereckson. CC-BY. Source : Wikimedia Commons. 

Pour la BiblioDebout, cette tendance à confondre le partage avec la mise à la poubelle n’a heureusement pas été systématique, loin de là. Il nous est fréquemment arrivé que des gens nous donnent des livres neufs, achetés spécialement pour l’occasion. Des éditeurs, des libraires ou encore des auteurs nous ont aussi régulièrement fait des dons d’ouvrages neufs ou en très bon état. Par ailleurs, nous avons aussi d’emblée incité les personnes à privilégier des dons « qui font sens » dans le cadre d’un contexte comme celui de la Nuit Debout, en choisissant des ouvrages qu’ils voulaient spécialement partager avec les autres participants au mouvement. Nous avons même fini par inscrire cette idée sur la banderole que nous avons fait réaliser pour la BiblioDebout :

Cette bibliothèque est un Commun. Contribuez à la bibliothèque de #NuitDebout ! Donnez un livre que vous voulez faire lire, prenez-en un qui vous fait envie. 

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En dépit de cette incitation, il nous arrivé plusieurs fois de recevoir des dons que l’on peut clairement qualifier de « contributions toxiques », autre forme subtile de passagers clandestins… Certains – parfois avec une authentique intention généreuse ou parce qu’ils ne peuvent pas donner autre chose – viennent nous laisser des sacs entiers d’ouvrages très anciens, abîmés ou complètement dépassés. Voir ci-dessous par exemple ce volumineux dictionnaire Vidal des médicaments, daté de… 1995 et donc sans doute largement inutile…

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Ce genre de contributions peuvent être dites « toxiques » parce qu’elles font plus de mal que de bien au Commun qui les reçoit. En effet, ces livres sont lourds ; ils occupent de la place ; ils imposent de la manutention inutile ; ils ont tendance à s’accumuler sans repartir et ils dévalorisent par leur présence l’ensemble du fonds proposé. Il est cependant extrêmement délicat de les refuser au moment du don, car cela impliquerait un jugement de valeur et une sélection, rapidement susceptible de dériver en une forme de censure et à laquelle notre groupe a préféré renoncer. Sans compter que pour une personne qui apporte de bonne foi des ouvrages, se voir refuser le don sur la base d’un critère de qualité peut constituer quelque chose d’assez violent…

Du coup, nos capacités logistiques étant très limitées (notamment à cause des restrictions imposées par la police qui nous empêchent d’amener des véhicules à proximité de la place), nous avons rapidement été contraints d’abandonner le soir certains des livres sur place, faute d’être en mesure de tous les emporter à dos d’homme. Ces livres, en quelque sorte « désherbés », rejoignaient alors effectivement les déchets et les poubelles de la soirée…

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Néanmoins, il nous est vite apparu qu’il convenait de ne pas abandonner ces livres n’importe comment et de leur témoigner encore un minimum de respect, car même les ouvrages les plus vieux et démodés peuvent encore trouver preneurs. Nous les plaçons généralement dans des boîtes avec un écriteau « Servez-vous ! » et nous avons constaté qu’ils partent rapidement, parfois même en quelques dizaines de minutes. Et c’est d’ailleurs un phénomène intéressant : les mêmes livres que personne n’aurait pris lorsqu’ils sont placés parmi les autres ouvrages dans le fonds sont récupérés quand ils sont abandonnés comme des déchets. De manière assez triste,  de nombreux personnes en grande nécessité comme des SDF ou des migrants, qui sont nombreux sur la place, n’osent sans doute pas s’approcher de la BiblioDebout tant que nous sommes là, mais ils viennent prendre les livres que nous laissons derrière nous une fois que nous sommes partis.

Pour certains qui sont dans un état de nécessité extrême, le décalage est plus violent encore. Je me souviens d’un soir où nous avions abandonné des ouvrages en les étalant sur l’un des grands bancs qui entourent la Place de la République. Nous voyant partir, un SDF s’est approché et a commencé à jeter ces livres par terre, en déclarant que c’était l’endroit où il voulait dormir. Alors nous lui faisions remarquer que c’était quand même des livres qu’il balançait ainsi, il nous a répondu « C’est facile pour vous qui allaient dormir dans un lit ! » Il est finalement parti ailleurs, mais sa réplique nous a désarmés sur le coup, car elle nous a fait comprendre que notre démarche ne faisait tout simplement pas sens à ses yeux.

 Les multiples visages de la Tragédie des Communs

Comme nous avons d’emblée conçu la BiblioDebout comme un Commun, nous nous sommes très vite demandés si nous allions subir un phénomène de Tragédie des Communs. Popularisée par le chercheur Garett Hardin dans un article paru en 1968, cette expression désigne la destruction d’une ressource laissée en libre accès, que ses utilisateurs vont surexploiter jusqu’à son épuisement. Prenant l’exemple d’un pâturage, Hardin explique que des éleveurs de moutons ont toujours intérêt d’un point de vue individuel à y amener davantage de bêtes et que si on laisse se dérouler le processus, la ressource mise en commun finira fatalement par être détruite, chacun cherchant à maximiser égoïstement son profit. L’article arrive à la conclusion que l’humanité est en réalité incapable de gérer des biens comme des Communs et que le seul moyen d’en assurer la préservation à long terme est l’appropriation privée ou publique. Et c’est précisément pour avoir réfuté ce type d’analyses, en montrant que la Tragédie des Communs n’était pas une fatalité, qu’Elinor Ostrom a reçu le prix Nobel.

Pour la BiblioDebout, la grande question était de savoir si nous allions rapidement être « pillés » par les prélèvements des utilisateurs ou si nous aurions suffisamment de dons pour tenir dans la durée. Après plus d’un mois de gestion, il est clair que nous n’avons jamais subi de « tragédie » d’un point de vue quantitatif. Dès le premier week-end, nous avons terminé avec bien plus de livres (près de 500) que nous n’en avions amené à l’origine. Ces derniers jours, nous avons compté que nous recevions encore plus de 100 ouvrages en don en une soirée et plus de 260 encore dimanche dernier. Ces apports sont assez abondants pour que nous puissions nous permettre de stocker et de ramener chaque soir peu de livres. La BiblioDebout peut « renaître » quasiment de zéro d’un soir sur l’autre, même si certains jours sont plus difficiles (notamment lorsqu’il pleut).

Par ailleurs globalement, mis à part les rares comportements de passagers clandestins que j’ai signalés plus haut, nous avons pu observer une vraie auto-limitation des prélèvements par les utilisateurs, qui garantit la préservation de la ressource. Cet « équilibre » qui s’établit assez naturellement s’explique certainement par certaines des caractéristiques de l’objet-livre lui-même. On lit généralement un livre une seule fois et les gens sont assez facilement portés à en donner. Par ailleurs, dans une ville comme Paris, aux surfaces d’habitation limitées, donner des livres permet de libérer de l’espace et constitue davantage un gain qu’un sacrifice. De l’autre côté, les livres sont lourds et en prendre beaucoup n’est pas une chose si aisée pour un passant. Enfin, la capacité pour un individu moyen à lire un livre est elle-aussi limitée par le temps de loisir disponible et cela ne fait pas sens pour beaucoup d’emporter quatre ou cinq livres à la fois. Tous ces éléments font que l’un dans l’autre, la BiblioDebout arrive assez facilement à se constituer et à se reconstituer d’un jour sur l’autre, sans subir de « Tragédie des Communs ».

Par contre, si nous ne subissons pas de tragédie d’un point de vue « quantitatif », la BiblioDebout est régulièrement confrontée à un problème « qualitatif » épineux à résoudre. Les gens qui sont sur la Place de la République recherchent davantage des livres qui font sens dans le cadre d’un tel événement, notamment des essais en lien avec des problématiques politiques, économiques ou sociales. Sauf exceptions, les romans trouvent moins facilement preneurs, et ce d’autant plus qu’ils sont anciens. Naturellement, les ouvrages les plus attractifs ont tendance à partir le plus vite, parfois même quelques minutes seulement après avoir été déposés. Du coup, même quand de beaux dons arrivent, la BiblioDebout tend rapidement à comporter davantage de livres anciens et moins intéressants pour les passants.

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Très beau don en provenance des éditions La Fabrique arrivant dans la BiblioDebout. Mais ce type d'ouvrages ne restent pas ensuite plus de quelques minutes en général sur notre étalage... 

Notre groupe a eu de longues discussions pour essayer de conjurer ce problème de « Tragédie qualitative ». Nous avons d’abord essayé de le faire en incitant plus clairement les gens à nous donner des livres « significatifs » dans le cadre du mouvement Nuit Debout. Nous nous sommes ensuite demandés si nous ne devions pas réserver une partie du fonds uniquement à la consultation sur place, en ne permettant pas aux gens d’emporter certains livres. Mais cette tentative de constituer une sorte de « Debouthèque idéale » s’est avéré impossible en pratique à mettre en oeuvre, car elle implique un jugement de valeur sur les ouvrages, extrêmement subjectif et pouvant facilement glisser vers une forme de censure. Par ailleurs, la lecture sur place uniquement est assez incompréhensible pour les usagers de la BiblioDebout et les conditions sur la Place de la République ne sont généralement pas propices à une lecture au calme. Nous nous sommes aussi demandés si nous ne devions pas refuser certains types ouvrages en don, pour en privilégier d’autres, mais cela oblige encore à opérer une sélection extrêmement subjective.

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L'idée de la Debouthèque idéale est restée, mais seulement sous la forme de suggestions que les utilisateurs peuvent nous laisser. 

Au final, il a été décidé que c’est par la mise en espace des livres dans la BiblioDebout que nous essayerions de mettre en valeur les ouvrages les plus significatifs, sans empêcher les gens de les prendre et sans refuser de dons. Ce système n’empêche pas une érosion qualitative du fonds de se produire de manière cyclique et le seul moyen pour nous d’y remédier consiste à nous mettre en quête de dons d’éditeurs, de libraires ou d’associations qui nous permettent de réinjecter des ouvrages plus significatifs dans le fonds.

De la théorie à l’action ; de l’action à la théorie

Ce billet est déjà extrêmement long, mais il m’a permis de faire le tour de la plupart des réflexions sur les Communs que ma participation cette aventure de la BiblioDebout avait pu susciter. Mais je voudrais terminer par un dernier point qui me paraît important.

L’idée de créer la BiblioDebout est née au sein du collectif SavoirsCom1, à savoir un groupe de personnes fortement sensibilisées à cette question des Communs et ayant globalement une connaissance assez approfondie de ses aspects théoriques. Le groupe qui s’est ensuite rassemblé pour gérer la BiblioDebout est à présent beaucoup plus large et ne comporte d’ailleurs que peu de membres de SavoirsCom1. Pour autant, ces personnes connaissent aussi, à des degrés divers, le discours sur les Communs, ou l’ont a présent découvert et bien assimilé à partir cette expérience.

Nous avons aussi à travers nos pancartes, nos banderoles, nos étiquettes et nos tracts mis en scène le fait que nous voulions faire fonctionner la BiblioDebout comme un Commun, en le faisant savoir à nos utilisateurs. Parmi eux, seule une minorité a sans doute connaissance de ce que sont les Communs (au sens « ostromien » du terme), mais il n’est pas impossible non plus que certains connaissent, de manière plus ou moins claire, ce cadre de référence. Plusieurs interventions, débats et conférences ont aussi eu lieu depuis un mois sur la place en lien avec cette thématique des Communs (notamment à l’université populaire de Nuit Debout).

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Une banderole "Les communs" dressée un jour sur la Place de la République, mais pas par un membre du groupe gérant par la BiblioDebout. 

La question qu’on peut se poser, c’est de savoir dans quelle mesure la diffusion croissante de la théorie des Communs commence à influer en retour les acteurs qui essaient de créer et de gérer des ressources en partage. D’emblée par exemple, alors que nous nous lancions dans la création de la BiblioDebout, nous avons eu en tête des notions comme celle de « Tragédie des Communs », « d’enclosure », de « passagers clandestins », de « gouvernance ouverte ». Il est donc clair que les concepts de la théorie des Communs, à la différence de la manière dont les aborde un chercheur par exemple, ne sont pas uniquement restés pour nous un cadre d’analyse de la réalité, mais ont joué également le rôle de principes directeurs de l’action, avec une influence directe sur nos comportements.

Par ailleurs, par un effet de boucle en retour, il me semble qu’avoir participé à la gestion d’un Commun concret comme la BiblioDebout me permet d’arriver à présent à une compréhension beaucoup plus forte des éléments de cette théorie, dont j’avais auparavant une connaissance assez poussée, mais à bien des égards encore abstraite sur certains points.

***

D’un point de vue épistémologique, ce type d’expérience est donc assez fascinante. Faire vivre un Commun et vivre dans un Commun, ne serait-ce que pour un temps donné, apporte un niveau de compréhension supérieur qu’aucune analyse théorique ne peut sans doute remplacer, mais d’un autre côté, la pratique concrète est elle aussi vivifiée par la connaissance préalable de la théorie des Communs.


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RetroNews ou la logique du Premium appliquée au domaine public

dimanche 3 avril 2016 à 23:05

La Bibliothèque Nationale de France (ou plus exactement sa filiale commerciale BnF-Partenariats) a lancé la semaine dernière un nouveau service intitulé RetroNews donnant accès à 50 titres de presse numérisés pour un total de 3 millions de pages. Les premiers journaux retenus correspondent à des titres d’information générale, publiés entre 1631 et 1945, et appartiennent donc tous au domaine public.

retronews

Ce site, distinct de la bibliothèque numérique Gallica déjà très riche en matière de presse, s’inscrit dans le cadre d’un nouveau Partenariat Public-Privé, conclu cette fois avec la société Immanens, « société française [qui] développe des technologies innovantes dans les métiers de l’information électronique« . Pour rappel, la BnF s’est lancée depuis 2013 dans une politique de partenariats de numérisation avec des sociétés privées, dans le cadre d’un programme des Investissements d’Avenir. Le principe est que le partenaire privé participe au financement de la numérisation, en échange d’une exclusivité commerciale susceptible de varier dans sa nature et dans sa durée.

En 2013, les deux premiers partenariats de ce type, conclus avec les sociétés Proquest et Believe pour la numérisation de livres anciens et d’enregistrements musicaux, avaient suscité une forte polémique et de nombreuses associations étaient montées au créneau pour les dénoncer. Le partenariat avec Proquest notamment, impliquait que cette société obtiendrait une exclusivité de 10 ans pour commercialiser un corpus de 70 000 ouvrages sous la forme d’abonnements à une base de données, sans accès gratuit sur Internet. Nous avions été plusieurs à critiquer là une forme de « privatisation » ou « d’expropriation du domaine public« , à laquelle il était inacceptable qu’un établissement public comme la BnF se livre.

Cette mobilisation, qui avait trouvé écho à l’Assemblée nationale, n’a cependant pas conduit les pouvoirs publics à revenir sur ces premiers partenariats. Mais on constate que la BnF n’a plus jamais conclu par la suite des accords impliquant une exclusivité d’accès en ligne aux contenus numérisés. En 2014, BnF-Partenariat a lancé avec la société Ligaran une offre commerciale « BnF Collection Ebooks », impliquant la vente de classiques de la littérature au format ePub, tandis que les mêmes titres restaient gratuitement accessibles dans Gallica en pdf. En 2015, une formule similaire avait donné lieu à un partenariat avec Apple pour la commercialisation de 10 000 eBooks correspondant à des livres du XIXème siècle, en exclusivité sur l’ibooks Store. Apple avait contribué au financement de la couche ePub de ces livres numériques sur laquelle il a obtenu une exclusivité commerciale d’un an, mais les ouvrages restaient parallèlement disponibles dans Gallica en pdf.

Ce que l’on constate, c’est que la BnF s’est donc écartée des modèles impliquant une exclusivité d’accès pour évoluer vers des systèmes de Freemium-Premium. Et c’est également cette formule qui constitue le modèle économique du nouveau site RetroNews. En 2013, le partenariat conclu avec la société Proquest avait été dénoncé comme une enclosure intolérable sur le domaine public. Avec ces nouveaux partenariats en Freemium, l’appréciation doit être plus nuancée dans la mesure où ils sauvegardent l’accès gratuit en ligne aux contenus. Le principe même du recours aux partenariats Public-Privé n’est pas en lui-même condamnable : la question est de savoir dans quelle mesure ces dispositifs peuvent aboutir à des restrictions des usages que le domaine public garantit normalement.

Ici, on va voir à propos du site RetroNews que la formule du Premium appliquée à la presse aurait pu constituer une piste intéressante, mais que les modalités concrètes retenues paraissent hélas encore une fois franchement contestables. Et en ne publiant pas d’elle-même en ligne les accords signés avec la société Immanens, la BnF viole de surcroît ouvertement la loi Valter adoptée à la fin de l’année dernière, qui impose noir sur blanc cette obligation aux établissements culturels recourant aux partenariats Public-Privé de numérisation.

Accès gratuit en ligne, contenus additionnels et fonctionnalités avancées

Le site propose un abonnement à 12,5 euros par mois à destination des particuliers (gratuit pour un test ce mois-ci), mais souscrire à celui-ci n’est pas nécessaire pour avoir accès aux journaux numérisés. Il suffit pour cela de se créer un compte sur le site et il est possible d’utiliser le moteur de recherche et d’accéder aux fonctionnalités de visualisation des documents (voir ci-dessous ce que donne une recherche « droit d’auteur »).

droit d'auteur

Souscrire un abonnement permet d’accéder à des « compléments éditoriaux » produits chaque semaine par une équipe de professeurs et de journalistes réunie à cet effet : des dossiers pédagogiques à destination des enseignants, des rebonds sur l’actualité, des éditoriaux écrits par des personnalités (le premier signé par Pierre Haski, le fondateur de Rue89).

compléments

Pour ce que j’ai pu en voir les contenus produits par cette équipe éditoriale sont de qualité. Le créneau retenu est potentiellement intéressant : celui de créer un « site media communautaire » autour des contenus numérisés, qui nécessitent une médiation importante pour être mis en valeur. RetroNews se positionne comme une sorte de « Mediapart » ou « Arrêt sur Images » patrimonial et il est fait appel aux  particuliers par le biais des abonnements pour financer la production d’une valeur ajoutée, comme on peut le lire dans la FAQ :

Pourquoi faut-il payer pour bénéficier des fonctionnalités avancées ?        RetroNews est le fruit de l’initiative de BnF-Partenariats et de Immanens, son partenaire dès l’origine sur ce projet. Avec le soutien du Fonds national pour la Société Numérique, ils ont ensemble financé la conception et la réalisation de la première version de RetroNews. Mais, il ne s’agit que d’une première étape et pour assurer le financement du fonctionnement de RetroNews, de son enrichissement en nouveaux contenus  et de ses nombreuses nouvelles fonctionnalités, nous avons fait le choix d’un modèle économique dit « freemium » associant une consultation gratuite de l’ensemble des titres de presse et un accès payant à certaines fonctionnalités expertes.
RetroNews compte à présent sur le soutien de ses lecteurs et abonnés.

Par ailleurs, RetroNews propose aussi à ses abonnés des fonctionnalités de recherche avancées, issues d’un partenariat avec deux autres sociétés, Syllabs et Wedodata, spécialisées dans « le data mining,  l’enrichissement sémantique des données et le graphisme des informations« . Une extraction des entités nommées a ainsi visiblement été réalisées, qui permet une indexation fine des contenus et des rebonds au sein du corpus par nom de lieux, de personnes et d’organisations (voir ci-dessous les données de classification sous un numéro de journal, produites sans doute automatiquement par traitement sémantique).

données

Premium ou Diminium ?

Si les choses en étaient restées là, j’aurais applaudi le lancement du site RetroNews, mais hélas, une analyse plus poussée montre que le positionnement de ce Premium est extrêmement contestable. Pour bien le comprendre, il faut comparer ce que l’on peut faire des contenus avec les fonctionnalités offertes par ailleurs par la bibliothèque numérique Gallica.

Les Conditions d’utilisation de Gallica imposent certes une restriction d’usage commercial, avec obligation de conclure une licence et de payer une redevance pour réutiliser les contenus à des fins commerciales. C’est assurément une atteinte à l’intégrité du domaine public, mais pour les usages non-commerciaux, les possibilités de réutilisation sont en revanche larges. Il est possible d’imprimer, de télécharger, d’exporter les contenus librement et gratuitement, et des fonctionnalités ont même été développées pour faciliter ces réutilisations extérieures (comme par exemple un lecteur exportable).

Sur RetroNews, tout ceci devient impossible, y compris pour les usages non-commerciaux, ce qui constitue une régression considérable. Les conditions d’utilisation du site sont très claires à cet égard :

Est-il autorisé d’enregistrer et imprimer un article ou une page d’un numéro ?

Si vous êtes abonné à l’offre Premium, vous pouvez imprimer et télécharger sur votre disque dur (format pdf) les pages des numéros qui vous intéressent (ou leur version texte) pour votre usage personnel.

Est-il autorisé d’intégrer et partager ses trouvailles sur son blog personnel?

Si vous êtes abonné à l’offre Premium vous pouvez intégrer sur votre site ou sur votre blog un article ou un extrait d’article sous la forme d’une vignette.

Est-il autorisé d’utiliser RetroNews dans le cadre de ma classe ?

Si vous êtes abonné à l’offre Premium, vous pouvez utiliser RetroNews dans le cadre de votre classe.

Est-il autorisé de réutiliser des archives de presse dans un mémoire, une thèse ou une publication scientifique ?

Si vous êtes abonné à l’offre Premium, vous pouvez utiliser un ou plusieurs articles de RetroNews dans vos publications en citant la source.

Est-il autorisé de réutiliser des archives de presse dans un nouveau produit éditorial ?

Pour utiliser un extrait/article/numéro dans un produit éditorial vous devez souscrire un abonnement Pro et acheter une licence de réutilisation commerciale.

Comme sur Gallica, les réutilisations commerciales font l’objet d’une redevance (ici un abonnement Pro plus élevé, à 450 euros l’année). Mais il faut souscrire l’abonnement à 12,5 euros par mois simplement pour pouvoir télécharger, imprimer ou reposter les contenus sur un blog ou site personnel. Pire encore, les usages pédagogiques, y compris le simple fait d’utiliser le site en classe, sont interdits par défaut. L’offre commerciale de RetroNews vise explicitement les enseignants et les professeurs, mais aussi les étudiants, les collégiens et les lycéens !

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Il s’agit donc pour BnF-Partenariats de monétiser les usages pédagogiques et de recherche, ce qui paraît franchement intolérable de la part d’un établissement public. Imagine-t-on un collégien de 10 ans obligés de payer un abonnement à 12,5 euros par mois pour pouvoir réutiliser la une d’un quotidien pour un exposé ? On se demande dans quel esprit technocratique une telle idée a pu germer…

Notons par ailleurs que cette formule va aboutir au résultat paradoxal que des contenus de presse toujours sous droits d’auteur vont être plus facilement utilisables dans un contexte pédagogique que les contenus du domaine public mis à disposition par la BnF. En effet, il existe en France une exception pédagogique qui permet aux enseignants et aux élèves de réutiliser dans une certaine mesure des contenus protégés. Cette exception est loin d’être parfaite, mais elle a le mérite d’exister et pour les usages dans la classe même, elle est assez ouverte. Mais elle n’a par définition d’effet que sur les oeuvres toujours protégées par le droit d’auteur. Ce n’est pas le cas pour les contenus de RetroNews qui appartiennent au domaine public. Les conditions contractuelles du site neutralisent les droits d’usage normalement garantis par le domaine public et au final, un élève pourra utiliser plus facilement la une du dernier numéro de Libé plutôt que celles de titres de presse du XIXème siècle…

Si l’on excepte les contenus éditoriaux additionnels, ce que l’on nous présente avec RetroNews comme un Premium constitue en réalité… un Diminium ! Par rapport à Gallica, certaines fonctionnalités essentielles comme le téléchargement et des libertés d’usage essentielles ont été supprimées. C’est un peu comme si la SNCF, au lieu de mettre en place une première classe plus confortable, retirait les sièges de ses wagons de seconde classe et vendait ensuite la position assise comme un Premium ! Nul doute que cela paraîtrait absurde, mais c’est pourtant le principe de fonctionnement de RetroNews…

Ajoutons que vis-à-vis de l’utilisateur, il y a quelque chose d’assez incompréhensible. En effet pour l’instant, tous les titres qui figurent dans RetroNews semblent aussi être disponibles dans Gallica (ce qui est en soi une très bonne chose, car cela montre que l’exclusivité concédée à Immanens n’a pas affecté la présence dans Gallica de ces contenus). En gros, des titres de presse qui figuraient dans Gallica ont visiblement été transférés dans RetroNews. Mais cela aboutit au résultat que les mêmes contenus dans Gallica peuvent être imprimés, téléchargés, réutilisés sur des sites personnels ou en classe, librement et gratuitement. Donc ce que l’on fait payer dans RetroNews à l’utilisateur comme un Premium est possible gratuitement sur un autre site du même établissement, sans qu’il n’en soit prévenu. Cela paraît assez malhonnête et qui ira payer le Premium lorsqu’il aura compris qu’il peut faire la même chose gratuitement dans Gallica ?

Absence de publication des accords de partenariat en violation de la loi

RetroNews contient actuellement 50 titres de presse numérisés, mais il y en a beaucoup plus dans Gallica. BnF-Partenariats annonce qu’elle souhaite que la plateforme « propose un total de 200 titres de presse consultables en ligne et 30 millions d’articles numérisés d’ici 2018« . S’agit-il de titres déjà numérisés qui, comme les premiers, vont être transférés progressivement de Gallica à RetroNews ou s’agira-t-il de nouveaux titres qui seront numérisés grâce au partenariat Public-Privé ? Difficile de le dire d’après les éléments de communication de la BnF…

Or ce déficit d’information est en soi un gros problème. On ne sait pas par exemple quel type d’exclusivités la société Immanens a obtenu dans cet accord et combien d’années elles vont durer. Ce défaut de transparence avait été un des points les plus critiqués lors de la mobilisation contre les accords Proquest et il avait fallu qu’un recours soit effectué devant la CADA par le site Actualitté pour qu’on puisse enfin avoir accès aux accords conclus avec la société (mais seulement partiellement).

Mais la loi a changé depuis 2013 et ici, BnF-Partenariats était dans l’obligation légale de publier d’elle-même les accords signés avec la société Immanens. le 28 décembre 2015, une loi « relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public« , dite Loi Valter, a en effet été publiée au JO qui a gravé dans le marbre la possibilité pour les établissements de conclure des partenariats public-privé pour la numérisation de leurs collections, en accordant des exclusivités d’une durée maximum de 15 ans.

Mais l’article 4 du texte précise que :

Les accords d’exclusivité et leurs avenants sont transparents et rendus publics sous forme électronique.

Ce n’est manifestement pas le cas ici et il y a donc violation de la loi par BnF-Partenariats.

***

Pouvoir disposer du texte de ces accords permettrait d’être en mesure de mieux juger si cette formule de Premium appliquée au domaine public est acceptable ou non. Mais d’après les premiers éléments déductibles à partir du site de RetroNews, on peut déjà estimer que les restrictions imposées aux usages sont trop importantes. Sachant que l’on ne pourra pas dire ici que les contenus n’auraient pas pu être numérisés sans ce partenariat puisqu’ils figurent déjà dans Gallica.

C’est extrêmement regrettable, car la piste du Premium permettrait peut-être de trouver un compromis acceptable et de construire des modèles économiques soutenables pour la numérisation du patrimoine.


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