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Pourquoi Béla Bartok entrera dans le domaine public en 2016 partout dans le monde… sauf en France !

jeudi 3 décembre 2015 à 07:22

SavoirsCom1 et Romaine Lubrique proposent une nouvelle fois cette année le Calendrier de l’Avent du Domaine Public, qui signalera chaque jour du mois de décembre un nouvel auteur dont les oeuvres entreront dans le domaine public en 2016.

L’année dernière déjà, cet exercice avait été l’occasion de mettre en lumière certaines aberrations découlant de l’état de la loi française. Antoine de Saint-Exupéry par exemple est entré dans le domaine public partout dans le monde en 2015… sauf en France ! La raison résidait dans la durée de 30 ans supplémentaires attribuée par la loi aux auteurs « Morts pour la France ». Cette situation avait conduit à la conséquence ubuesque que le Petit Prince a été mis en ligne dès le 1er janvier 2015 sur un site belge, portant une mention spéciale indiquant aux internautes français de passer leur chemin…

Cette année encore, nous avons été obligés d’écarter certains des auteurs pourtant bien morts depuis plus de 70 ans et l’un des cas est peut-être même encore plus absurde que celui de Saint-Exupéry (si, c’est possible…).  Il s’agit de celui du compositeur hongrois Béla Bartok, qui entrera lui aussi dans le domaine public en 2016 partout dans le monde, sauf en France. La raison de cette incongruité est cependant un peu plus difficile à comprendre (accrochez-vous !).

Buste de Béla Bartok (Image par Renard de Hongrie. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.)

Les « Morts pour la France » ne sont pas en effet la seule exception en droit français à la règle de l’entrée dans le domaine public 70 ans après la mort de l’auteur. Un autre régime dérogatoire existe du fait de l’application des prorogations de guerre. Le Code de Propriété Intellectuelle prévoit ainsi « une extension de la durée des droits d’auteur aux œuvres publiées avant ou pendant les conflits mondiaux du xxe siècle, et ajoutées à la durée normale de ces droits, afin de compenser les pertes d’exploitation occasionnées par ces guerres » (définition Wikipédia). Ces délais supplémentaires durent ; 6 ans et 152 jours pour la Première Guerre mondiale ; 8 ans et 120 jours pour la Seconde Guerre Mondiale (soit 14 ans et 272 jours en tout).

On lit souvent que ces prorogations auraient été supprimées en 2007 par la Cour de Cassation à l’occasion de deux arrêts (Monet et Boldoni), mais ce n’est pas complètement vrai. Dans ces affaires, la Cour a estimé que ces durées supplémentaires n’avaient plus vocation à s’appliquer en principe du fait qu’elles ont été « absorbées » par le passage de la durée du droit d’auteur de 50 à 70 ans après la mort décidé par une directive européenne en 1997.

Mais la Cour a considéré que la règle des 70 ans après la mort de l’auteur cèderait lorsque une durée de protection plus longue avait déjà commencé à courir au moment de l’entrée en vigueur de la directive, pour ne pas faire perdre les « droits acquis » par les titulaires de droits. Or en 1985, la loi Lang avait déjà allongé les droits pour la musique de 50 à 70 ans. On en déduit donc que les prorogations n’ont plus vocation à s’appliquer en général, mais qu’elles subsistent… seulement pour les oeuvres musicales !

Vous suivez toujours ?

Revenons alors au Calendrier de l’Avent du Domaine Public. Le premier auteur que nous avons fait figurer dans la sélection 2016 est Maurice Ravel. Contrairement aux autres auteurs du Calendrier, nous avons pris en compte pour lui la date de mort de 1937 et non de 1945, justement à cause des prorogations de guerre. En ajoutant les 8 ans et 120 de la Seconde Guerre mondiale, on arrive à la conclusion qu’une partie de l’oeuvre de Ravel (notamment le fameux Boléro) entrera dans le domaine public le 30 avril 2016. Mais une partie seulement, car les oeuvres publiées par Ravel avant 1920 resteront soumises aux prorogations de la Première Guerre Mondale (effroyable complexité !). En revanche pour Béla Bartok, c’est bien l’ensemble de l’oeuvre du compositeur qui est concernée et pour lesquelles l’entrée dans le domaine public est repoussée du fait des prorogations de guerre.

Cependant, me direz-vous sans doute, on peut trouver étrange qu’un auteur hongrois bénéficie de suppléments de durée fixés par la loi française. Certes, les deux conflits mondiaux ont eu un impact sur toute l’Europe, mais la Hongrie n’a pas instauré de mécanisme de prorogations similaire à la France.  Par quel prodige le droit français affecte-t-il le statut juridique des oeuvres d’un auteur hongrois, alors même qu’une directive européenne est censée être intervenue en 1993 pour uniformiser la durée des droits au sein de l’Union ?

Pour répondre, il faut se tourner cette fois vers l’article L. 123-12 du Code de Propriété Intellectuelle, qui nous dit ceci :

Lorsque le pays d’origine de l’oeuvre, au sens de l’acte de Paris de la convention de Berne, est un pays tiers à la Communauté européenne et que l’auteur n’est pas un ressortissant d’un Etat membre de la Communauté, la durée de protection est celle accordée dans le pays d’origine de l’oeuvre sans que cette durée puisse excéder celle prévue à l’article L. 123-1.

La loi française retient la durée de protection du pays d’origine dans les cas où celle-ci est plus courte que celle  qui prévaut en France. Par exemple, la durée des droits n’est que de 50 ans après la mort au Canada et c’est ce délai qui doit être pris en compte pour l’application des droits en France en ce qui concerne les auteurs canadiens. Pour la Hongrie, la durée des droits est plus courte également, puisque ce pays n’a pas de prorogations de guerre. Sauf que… l’article L. 123-12 spécifie bien que cette règle de l’application de la durée la plus courte s’applique uniquement pour les pays tiers à la Communauté européenne.

Du coup (et c’est complètement aberrant, en plus d’être effroyablement complexe), le fait que la Hongrie appartienne à l’Union européenne va faire que l’on retiendra l’application du droit français pour Béla Bartok, quand bien même cela revient à anéantir l’objectif d’harmonisation de la durée des droits qui était celui de la directive de 2003 !

Au final, cet imbroglio va faire que l’oeuvre de ce grand compositeur pourra être librement interprétée partout dans le monde dès le 1er janvier 2016, sauf en France…

CQFD.

***

La vérité, c’est que le législateur aurait dû intervenir depuis longtemps pour corriger les aberrations de la loi française que constituent le bonus de 30 ans des « Morts pour la France » et le maintien des prorogations de guerre pour la musique. Le collectif SavoirsCom1 l’avait appelé à le faire en 2014 à l’occasion de la transposition d’une autre directive européenne. La députée Isabelle Attard a essayé de son côté plusieurs fois au cours de cette législature d’inciter ses collègues à l’Assemblée nationale à adopter cette mesure de bon sens. L’eurodéputée Julia Reda a elle aussi mis en avant dans son rapport sur la réforme du droit d’auteur en Europe que la directive de 2003 n’avait pas atteint son but d’harmonisation de la durée des droits, en prenant pour exemple les complications toujours imposées par la loi française.

Il faut espérer que l’on arrivera un jour à se débarrasser de ces absurdités qui, au nom d’une véritable religiosité des « droits acquis », aboutissent à rendre illisible le domaine public, alors qu’il est le support de l’exercice des droits fondamentaux des individus sur la culture.

 


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: béla bartok, Domaine public, durée des droits, maurice ravel, musique, prorogations de guerre

Le jour où l’espace a cessé d’être un bien commun…

lundi 30 novembre 2015 à 17:57

Plusieurs sites de presse comme Rue89 ou Slate se sont faits aujourd’hui l’écho d’une nouvelle que j’ai trouvée particulièrement glaçante : Barack Obama a promulgué la semaine dernière une loi (HR 2262) qui va autoriser des compagnies privées à s’approprier les ressources naturelles figurant dans l’espace extra-atmosphérique.

La portée de ce texte est potentiellement énorme et peut-être que dans un siècle, on citera encore la date de son adoption comme un des événements majeurs de l’histoire de l’Humanité. Car on peut considérer ce 25 novembre 2015 comme le jour où l’espace cessa d’être un bien commun, par l’effet d’une décision unilatérale des Etats-Unis d’Amérique.

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Image par NASA/JPL-Caltech. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons

En effet jusqu’à présent, le droit international tendait à faire de l’espace extra-atmosphérique une Res Communis (chose commune) au sens où l’entendait déjà les romains, c’est-à-dire une ressource non susceptible d’appropriation à titre exclusif par quiconque, mais librement utilisable par tous. Un traité de l’espace adopté en 1967 suite à une résolution des Nations Unies fixait jusqu’alors le statut juridique de cette ressource à partir de ces deux traits caractérisant les biens communs.

Le texte commence par consacrer dans son premier article un droit d’usage ouvert à tous sur les ressources que constituent l’espace extra-atmosphérique et les corps s’y trouvant :

Art. I

L’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développement économique ou scientifique ; elles sont l’apanage de l’humanité tout entière.

L’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, peut être exploré et utilisé librement par tous les États sans aucune discrimination, dans des conditions d’égalité et conformément au droit international, toutes les régions des corps célestes devant être librement accessibles.

Les recherches scientifiques sont libres dans l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, et les États doivent faciliter et encourager la coopération internationale dans ces recherches.

Le traité se poursuit en proclamant que l’espace et les corps céleste doivent rester inappropriables :

Art. II

L’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen.

La loi promulguée la semaine dernière par Barack Obama, dénommé Competitiveness Act, introduit une faille dans cette « sanctuarisation » juridique de l’espace, en prévoyant une possibilité d’appropriation à titre exclusif des ressources s’y trouvant par les citoyens américains souhaitant les exploiter commercialement. L’article pertinent de la loi dit précisément ceci :

A United States citizen engaged in commercial recovery of an asteroid resource or a space resource under this chapter shall be entitled to any asteroid resource or space resource obtained, including to possess, own, transport, use, and sell the asteroid resource or space resource obtained in accordance with applicable law, including the international obligations of the United States.

[Traduction] Un citoyen des Etats-Unis engagé dans la récupération à titre commercial d’une ressource se trouvant sur un astéroïde ou dans l’espace aura droit à toute ressource obtenue, incluant le droit de détenir, de posséder, de transporter, d’utiliser et de vendre la ressource obtenue conformément à la législation applicable, y compris les obligations internationales des Etats-Unis.

Cela signifie que cette loi crée au bénéfice des citoyens US (mais surtout des sociétés commerciales américaines) un droit de prélèvement des ressources situées dans l’espace débouchant, lorsque ce prélèvement est effectué dans le cadre d’une entreprise commerciale, à un droit de propriété complet (usus, fructus et absus comme disent les juristes).

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Cette loi américaine transforme l’espace en un jeu de Monopoly géant…

A première vue, ce droit exclusif instituée par la loi américaine paraît incompatible avec les engagements internationaux auxquels les Etats-Unis ont souscrit et notamment le Traité de l’espace de 1967 cité ci-dessus. Mais le texte adopté la semaine dernière introduit une nuance subtile qui risque de peser lourd :

DISCLAIMER OF EXTRATERRITORIAL SOVEREIGNTY.

It is the sense of Congress that by the enactment of this Act, the United States does not thereby assert sovereignty or sovereign or exclusive rights or jurisdiction over, or the ownership of, any celestial body.

[Traduction] EXCLUSION DE SOUVERAINETE EXTRATERRITORIALE   Le Congrès déclare que par le biais de cette loi, Les Etats-Unis ne revendiquent pas de souveraineté, de droits souverains, de droits exclusifs, de droits de juridiction ou de droit de propriété sur aucun corps céleste.

Le traité de 1967 interdit en effet « l’appropriation nationale par proclamation de souveraineté« , ce qui renvoie au fait pour un Etat de revendiquer une portion de l’espace ou des corps y figurant comme une partie de son territoire. Mais ici la loi américaine fait une chose différente : l’Etat ne se saisit pas lui-même de la propriété sur les ressources de l’espace, mais il délègue à ses citoyens un titre juridique pour en faire leur propriété privée, qui sera ensuite reconnue et garantie par l’Etat. La nuance est mince, mais elle est importante.

D’une certaine manière, les Etats-Unis ont pris l’initiative de transformer le statut des ressources de l’espace extra-atmosphérique, en les faisant passer de celui de Res Communes à Res Nullius : des « choses sans maître » n’appartenant à personne, mais dont le premier à s’en saisir peut se proclamer légitimement le propriétaire. Les ressources de l’espace appartenaient à tous ; elles n’appartient aujourd’hui à personne… du moins jusqu’à ce qu’un américain s’en empare !

Il n’est à vrai dire pas très surprenant que la nation de la Conquête de l’Ouest et de la Nouvelle Frontière ait procédé ainsi. Le statut de Res Nullius est celui qui fut attribué par exemple aux bisons des grandes plaines, ce qui conduisit à leur massacre systématique par les colons jusqu’à leur quasi-extinction au 19ème siècle.

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Une pile de crâne de bisons dans les années 1870. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Plus loin encore en arrière dans l’histoire, c’est aussi un statut de Res Nullius que les terres américaines se virent attribuées pour permettre aux premiers explorateurs de s’en servir au nom des puissances souveraines d’Europe.

L’indienne Vandana Shiva explique d’ailleurs dans un texte très fort paru en 2004 dans la revue Ecorev’ comment dès l’origine, la colonisation a constitué une forme d’enclosure des Communs ayant conduit à leur destruction dans les pays du Sud :

Les chartes et patentes accordées aux aventuriers marchands étaient des autorisations pour « découvrir, trouver, rechercher et inspecter de telles terres païennes et barbares encore non possédées par des peuples ou des rois chrétiens » […]

Le traité sur la propriété de Locke légitime ce même processus de vol durant le mouvement des enclosures en Europe. Locke articule clairement la liberté du capital à cette liberté de voler ; il affirme que la propriété est crée par l’arrachement des ressources à la nature et leur association au travail, sous la forme intellectuelle qui se manifeste dans le contrôle capitaliste. […]

La construction coloniale d’une terre passive et sa définition conséquente comme « terra nullius » avait deux objectifs : dénier l’existence et l’antériorité des droits des habitants originels et nier la capacité régénérative et les processus de la vie.

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Christophe Colomb prenant possession du Nouveau Monde au nom de la Reine d’Espagne. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Le parallèle avec ce qui vient de se produire avec la création par cette loi américaine d’une possibilité d’appropriation des ressources de l’espace par des sociétés commerciales est saisissant.

Rue89 et Slate rapportent que l’adoption de ce texte a été largement saluée par des sociétés minières désireuses de se lancer dans l’exploitation minière des astéroïdes. Le dirigeant de l’une d’entre elles, dénommée Planetary Ressources, a déclaré :

C’est la plus grande reconnaissance unitaire de droits de propriété de l’histoire. Ce projet de loi établit le même cadre légal qui a créé les grandes économies de l’histoire, et encourage le développement durable de l’espace.

Il a sans doute raison de relever l’importance historique de cette évolution, car peut-être cette loi marque-t-elle le point de départ d’un nouveau « mouvement des enclosures » à l’image de celui qui a démantelé les terres communes en Angleterre du 12ème au 18ème siècle. La loi promulguée par Barack Obama la semaine dernière ressemble d’ailleurs beaucoup aux « Enclosures Acts » adoptés en masse par le Parlement anglais pour autoriser la privatisation des terres.

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Un acte d’enclosure adopté par le Parlement anglais en 1796.

Mais là où ce dirigeant a tort, c’est lorsqu’il affirme que cette « nouvelle frontière » ouverte à l’extension des droits de propriété va « encourager le développement durable de l’espace ». On sait au contraire que l’idéologie qui a érigé le droit de propriété comme un principe absolu de gestion des ressources est en grande partie responsable de la situation environnementale dramatique à laquelle nous sommes confrontés.

La vraie « Tragédie des Communs » ne réside pas dans l’incapacité des hommes à gérer durablement des ressources naturelles en commun, comme pensait l’avoir démontré Garret Hardin. La tragédie consiste au contraire à avoir livré pendant des siècles  la régulation de ressources essentielles à des marchés aveugles, guidés par la seule logique de la maximisation des profits et de l’exploitation débridée des droits de propriété.

***

L’histoire retiendra peut-être qu’une semaine avant le début de la COP21, où les gouvernements du monde se rassemblent pour tenter de trouver des solutions à une crise environnementale largement provoquée par les errances de l’idéologie propriétaire, les Etats-Unis auront fait passer une loi pour projeter cette logique délétère dans l’espace, alors que celui-ci aurait pu rester un bien commun de l’Humanité…


Classé dans:A propos des biens communs Tagged: Biens Communs, communs, enclosures, espace, Etats-Unis, Res nullius

Les dérives sécuritaires s’attaquent au principe même des Communs : la liberté !

vendredi 20 novembre 2015 à 13:24

Je republie ici cette déclaration du collectif SavoirsCom1, qui dénonce la spirale sécuritaire dans laquelle nous sommes en train de nous enfoncer, suite aux attentats du 13 novembre dernier. Nous avons tenu à réagir pour rappeler le lien indéfectible qui existe entre les Communs et les libertés fondamentales. Je vous invite également à aller lire l’analyse dressée par la Quadrature du Net à propos de la loi sur l’état d’urgence examinée hier à l’Assemblée nationale.

***

Le collectif SavoirsCom1 exprime ses plus vives inquiétudes en réaction à la pente sécuritaire que le gouvernement et la grande majorité de nos représentants sont en train de suivre, suite aux attentats survenus le 13 novembre dernier.

L’adoption à une écrasante majorité par l’Assemblée nationale du projet de loi prolongeant l’état d’urgence pour une période de 3 mois en est une première manifestation. Mais le pire est sans doute à venir, notamment dans le cadre de la réforme de la Constitution annoncée par le Président de la République.

Image par Art_inthecity. CC-BY. Source : Flickr.

En tant que collectif dédié à la promotion des communs de la connaissance, nous tenons aujourd’hui à dénoncer cette spirale sécuritaire, parce qu’il y existe un lien consubstantiel entre les Communs et les libertés fondamentales.

Depuis la création du collectif SavoirsCom1 en 2012, nous avons œuvré pour la défense des Communs, parce que nous avons la conviction qu’ils sont une condition de l’exercice concret des droits de l’homme, notamment par l’accès à l’information, à la culture et à la connaissance. Et, s’il n’y a pas de libertés effectives sans Communs, il n’y a pas non plus de Communs possibles sans garantie des libertés.

Ce rapport étroit entre Communs et libertés remonte à leurs origines. C’était le sens de la Magna Carta, la première grande Charte les libertés du peuple anglais adoptée au XIIIe siècle, qui a servi de matrice aux déclarations des droits de l’homme qui ont suivi dans l’histoire. Ce texte consacrait pour la première fois des droits opposables au Souverain, pour garantir la sûreté des individus contre l’arbitraire et leur offrir des recours en justice. La Magna Carta a été complétée ensuite par la Charte des Forêts, premier instrument juridique à reconnaître et protéger les droits d’usage liés aux Communs. Ces deux textes fondamentaux constituent en réalité les deux faces inséparables d’une même pièce.

Pour créer et administrer des communs, les groupes ont besoin de pouvoir se former et exercer leur liberté d’opinion, d’expression, de réunion, de déplacement et de manifestation. C’est cette possibilité d’agir collectivement que l’installation d’un état d’exception permanent va gravement affecter. Or, comme l’ont montré Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage « Commun », la capacité d’action collective des groupes constitue le « principe politique du Commun » :

Il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes.

Notre collectif a demandé à de nombreuses reprises que l’État se fasse le « garant des communs », notamment par des politiques publiques permettant de les protéger contre les enclosures et de favoriser leur développement. Le premier devoir de l’État est par ailleurs de garantir les libertés fondamentales. Au lieu de cela, il se dote d’un arsenal législatif qui vise à en limiter l’exercice au nom de la sécurité. La criminalisation d’un grand nombre d’usages en ligne nous inquiète particulièrement, car elle dénie la capacité d’Internet à servir de support à l’action collective.

Les attentats brutaux qui ont frappé le pays sont eux-mêmes une attaque directe des libertés auxquelles nous proclamons ici notre attachement. La lutte contre le terrorisme ne doit pas produire le même effet en compromettant les droits les plus fondamentaux et en escamotant le nécessaire débat sur les causes de ces atrocités et les moyens d’y faire face.

Pas de libertés sans communs, pas de communs sans libertés. Nous appelons tous les acteurs partageant cette conviction à manifester par tous les moyens leur opposition la plus ferme à la dérive sécuritaire à laquelle nous assistons, et à dénoncer le discours unanimiste dont elle se drape.


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Tout ce que vous pensiez qu’il est interdit de faire en bibliothèque… mais qui en réalité est permis !

dimanche 15 novembre 2015 à 22:26

J’ai eu l’occasion d’intervenir récemment devant des collègues du SCD de Lyon I pour une formation sur l’application du droit d’auteur en bibliothèque. Mais on m’avait demandé d’aborder le sujet d’une manière originale, en insistant pour une fois davantage sur ce qu’il est permis de faire plutôt que sur ce qui est interdit.

« Tout ce que vous pensez qu’il est interdit de faire en bibliothèque en raison de la propriété intellectuelle… mais qui en réalité est permis ! »  : voilà la thématique que je devais traiter et il m’a rapidement semblé que la meilleure manière de le faire était de réaliser une carte heuristique répertorier et classer les usages autorisés des oeuvres en bibliothèque (cliquez sur l’image ci-dessous pour accéder à cette carte).

carte

Les différents types d’usages sont inventoriés à partir de la liste suivante :

A chaque usage est associée une pastille de couleur indiquant si la bibliothèque dispose d’une autorisation (et sur la base de quel fondement juridique) :

légende

La pastille est verte pour les usage couverts par une exception ou une limitation au droit d’auteur, ce qui dispense la bibliothèque d’avoir à demander une autorisation préalable aux titulaires de droits. J’ai indiqué en jaune les hypothèses où ont été mis en place des systèmes de licences légales ou de gestion collective obligatoire qui facilitent les usages, généralement en faisant intervenir une société de gestion collective. Enfin, la couleur rouge signale les cas les plus contraignants où  la bibliothèque va devoir recueillir le consentement du ou des titulaires de droits et le formaliser par le biais d’un contrat.

J’ai ajouté également une catégorie « zone grise », signalée par une pastille bleue, pour les usages qui sont manifestement illégaux, mais pour lesquels une forme de tolérance de fait s’est installée, les ayants droit n’attaquant pas les bibliothèques en justice (on pense par exemple au prêt de CDs qui n’est couvert par aucun mécanisme légal, mais il existe un certain nombres d’autres hypothèses similaires).

Un symbole « dollars ($) » signale par ailleurs si les usages font  l’objet, d’une manière ou d’une autre, d’une rémunération ou d’une compensation financière versée aux titulaires de droits.

Au final, cet exercice s’est avéré particulièrement intéressant. On constate par exemple que c’est dans le champ de la reproduction que les bibliothèques disposent des marges de manoeuvre les plus étendues, du fait qu’elles bénéficient d’un nombre relativement important d’exceptions au droit d’auteur introduites par le législateur. Pour ce qui concerne le prêt d’oeuvres, les possibilités sont bien plus réduites, car la licence légale instaurée en 2003 se limite au seul domaine du livre papier et ne couvre pas les autres types de supports. Pour tous les autres types d’oeuvres les bibliothèques sont tributaires de la mise en place d’autorisations contractuelles, qui font encore parfois défaut. La diffusion des oeuvres est clairement le secteur dans lequel les marges de manoeuvre sont les plus réduites et la situation est encore plus fermée pour tout ce qui touche au numérique et à Internet.

J’ai ajouté des liens hypertexte pour renvoyer au bout de chaque branche de la carte vers des textes de référence. Si vous pensez à des hypothèses que je n’ai pas envisagées, n’hésitez pas à me les signaler en commentaire à ce billet et je les ajouterai dans la carte. J’ai placé ce document sous licence Creative Commons BY et il est donc librement téléchargeable, rediffusable et modifiable par ceux qui le souhaiteraient.

PS : la formation a été filmée et j’ajouterai à ce billet la vidéo lorsqu’elle sera disponible.


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Trois ans après la mort d’Aaron Swartz, où en sommes-nous ?

dimanche 1 novembre 2015 à 22:31

Vendredi dernier, j’ai eu le grand plaisir d’intervenir dans le cadre du Festival des Libertés, organisé à Bruxelles. L’association Bruxelles Laïque m’a demandé d’intervenir à la suite de la projection du documentaire « The Internet’s Own Boy » consacré à la vie et à la mort de l’activiste Aaron Swartz.

Près de trois ans après cette disparition tragique, cette conférence m’a donné l’occasion de faire un point sur les grands sujets en lien avec la trajectoire d’Aaron Swartz : l’évolution des lois sur les crimes informatiques, l’accès aux articles scientifiques et aux textes de loi, la réforme du droit d’auteur et la progression de nouvelles menaces pour les libertés sur Internet.

Voici ci-dessous le support que j’ai utilisé (sous licence Creative Commons BY).

En fin de semaine dernière, un événement s’est produit qui a montré que le combat d’Aaron Swartz pour la diffusion de la connaissance gardait toute son acuité. La Renaissance Society of America s’est vue signifier par la société américaine ProQuest que l’accès à la base Early English Books Online (EEBO) lui serait coupé au 31 octobre. Proquest se plaignait visiblement de la trop forte utilisation de la base par les membres de la société, au point d’envisager en couper l’accès. Pour mémoire, la base EEBO est constituée de reproductions d’ouvrages anciens, issues des collections de bibliothèques-partenaires avec qui ProQuest conclut des contrats de numérisation avec clause d’exclusivité.

Ce comportement a soulevé une vague de protestations chez les chercheurs, qui a rapidement dépassé la Renaissance Society of America pour exploser sur Twitter, où de nombreux universitaires ont dénoncé ces pratiques en utilisant le hashtag #ProQuestGate. L’une d’entre eux, Jessica Ottis (@jotis13) , a même appelé à lancer une action FrEEBO (« Free English Ebooks Online ») en mettant en ligne les scans téléchargés à partir des bibliothèques afin de « libérer » cette base.

Nombreux sont ceux qui ont fait le lien entre cette proposition et ce qu’avait fait Aaron Swartz à propos de la base JSTOR, en téléchargeant massivement son contenu depuis la bibliothèque du MIT ; action pour laquelle il avait été poursuivi avec acharnement par le FBI et la justice fédérale jusqu’à le pousser au suicide. Pour sortir de cette spirale, John Overholt, un bibliothécaire américain, propose de son côté que les livres constituant la base EEBO soient numérisés à nouveau par les bibliothèques publiques pour être mis en ligne en accès gratuit pour tous. Il appelle à un sursaut collectif pour que ce projet soit mené de manière collaborative.

Face au tollé soulevé par son comportement, ProQuest a finalement choisi de battre en retraite en annonçant que la Renaissance Society of America pourrait conserver son accès à la base. La compagnie essaie de faire croire qu’un simple « malentendu » expliquerait toute cette affaire, sans parvenir à convaincre grand monde. Son recul calmera sans doute un temps les critiques, mais il laisse entier la question du modèle délétère sur lequel repose son activité.

Rappelons que la BnF a choisi en janvier 2013 – juste après la mort d’Aaron Swartz – de faire affaire avec la société ProQuest  pour la numérisation de collections de livres anciens, en lui accordant une exclusivité de 10 ans, malgré les protestions de nombreuses associations lui reprochant de porter atteinte au domaine public et aux droits du public.

Plus grave encore, la loi Valter qui va transposer en France la nouvelle directive sur la réutilisation des informations publiques, s’apprête à graver dans le marbre la possibilité pour les établissements culturels de numériser leurs collections dans le cadre de partenariats public-privé, en octroyant des exclusivités pouvant aller jusqu’à 15 années.

Autant dire que l’enclosure et la privatisation de la connaissance dénoncées par Aaron Swartz ont hélas encore de beaux jours devant elles, mais cela ne fait que renforcer l’importance de garder à l’esprit les combats qu’il a menés.

 

 

 


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