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Une ressource pédagogique libre sur le droit d’auteur avec l’Université de Technologie de Compiègne

samedi 15 octobre 2016 à 10:45

Cela fait à présent un bon nombre d’années que je donne des formations sur le droit d’auteur et c’est une activité que j’ai toujours grandement appréciée. Au fil du temps, j’ai fini par accumuler une masse importante de matériaux pédagogiques, dont des supports de cours que je diffuse déjà en ligne sous licence libre. Mais même si j’essaie d’y faire figurer l’essentiel, la lecture des supports ne remplace pas les explications orales qui peuvent être données pendant une formation. Du coup, cela faisait longtemps que je cherchais une occasion de pouvoir enregistrer un cours de base sur le droit d’auteur pour produire une Ressource Éducative Libre (REL).

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Image par Jonathasmello. CC-BY.

Or une opportunité m’a été donnée de donner corps à cette idée, grâce à une proposition de Stéphane Crozat, enseignant-chercheur à l’Université de Technologie de Compiègne. Stéphane est notamment à l’origine de la conception de Scenari, une suite de logiciels libres permettant d’utiliser des chaînes éditoriales pour la création de documents multimédia. Cet outil est particulièrement adapté pour produire des contenus pédagogiques.

Avec le soutien de l’Université de Compiègne, nous avons donc pu enregistrer une série de 19 courtes vidéos, qui ont été insérées dans un module comportant des ressources complémentaires (schémas, explications, liens vers des références extérieures, etc.). Vous pouvez cliquer sur l’image ci-dessous pour y accéder (ou sur ce lien).

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L’ensemble constitue un moyen simple de s’auto-former pour découvrir les grandes notions de base du droit et leurs principes de fonctionnement, la manière dont ils s’appliquent dans l’environnement numérique, ainsi que les licences libres et la façon dont elles peuvent être utilisées. Le tout s’adresse à un public débutant sur ces questions et ne nécessite pas de connaissance juridique préalable.

Je colle ci-dessous le plan du module, ainsi que les liens vers chacune des parties.

Les notions de base du droit d’auteur
Le fonctionnement du droit d’auteur
La gestion du droit d’auteur et des droits voisins
Limitations et exceptions au droit d’auteur
Environnement numérique et droit d’auteur
Contenus numériques et licences libres

Cette ressource est placée sous licence Creative Commons CC-BY (Paternité), ce qui signifie qu’elle peut être réutilisée librement à toutes fins, en totalité ou en partie, à condition simplement d’en créditer les auteurs (Lionel Maurel. Contributions : TUC, Kelis, Unisciel).

Grâce au logiciel Scenari, je serai en mesure de mettre à jour en temps réel les contenus en fonction des changements intervenants dans la législation, ainsi que de rajouter au fil du temps des compléments (notamment des exercices d’auto-évaluation et des activités pédagogiques). Je vous recommande d’ailleurs vivement l’utilisation de ce logiciel libre, qui ouvre de grandes possibilités en matière de création de contenus, avec une approche originale du traitement documentaire.

Merci donc à Stéphane Crozat et à l’Université de Technologie de Compiègne pour avoir rendu tout ceci possible !

PS : je termine en vous signalant un article que Stéphane vient de faire paraître dans le BBF : « De l’écriture qui veut imprimer à l’écriture qui veut programmer« , qui permet de comprendre la philosophie sur laquelle est bâtie Scenari.


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Quelles perspectives pour les activités pédagogiques et de recherche dans la nouvelle directive sur le droit d’auteur ?

mardi 20 septembre 2016 à 23:35

La semaine dernière, la Commission européenne a officiellement publié son projet de nouvelle directive sur le droit d’auteur. Ce texte a déjà suscité un grand nombre de réactions, aussi bien de la part des titulaires de droits que des défenseurs des libertés. Chez ces derniers, l’attention s’est surtout focalisée sur deux propositions particulièrement inquiétantes : la création d’un droit voisin pour les éditeurs de presse et la mise en place d’une obligation de filtrage automatisé des contenus sur les plateformes. Néanmoins, le projet contient aussi d’autres dispositions méritant qu’on s’y  attarde, car certaines vont dans le sens des usages.

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Flag of the European Union. Par rockcohen. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

C’est le cas notamment de mesures en faveur des activités pédagogiques, décrites en ces termes par la Commission :

Les étudiants et les enseignants sont certes désireux d’utiliser les matériaux et technologies numériques à des fins d’apprentissage et d’enseignement, mais aujourd’hui, près d’un éducateur sur quatre se heurte chaque semaine à des restrictions liées au droit d’auteur dans ses activités pédagogiques numériques. La Commission a proposé aujourd’hui une nouvelle exception en vue de permettre aux établissements d’enseignement d’utiliser des matériaux à des fins d’illustration dans leurs activités pédagogiques fondées sur des outils numériques et dans le cadre des cours en ligne transfrontières.

La précédente directive de 2001 comportait déjà une exception au droit d’auteur pour l’utilisation d’extraits d’oeuvres à des fins d’illustration de la recherche et de l’enseignement. Mais celle-ci restait seulement facultative pour les Etats-membres, sans obligation de la transposer dans la loi nationale. La France a choisi de le faire de son côté avec la loi DADVSI en 2006 et j’ai déjà eu l’occasion de consacrer plusieurs billets à cette question sur S.I.Lex. Mais en fonction des différents choix effectués par les Etats lors de la transposition, de fortes disparités persistaient au sein de l’Union européenne, avec des inégalités flagrantes selon les pays. L’idée de la Commission est donc d’harmoniser la situation au sein de l’Union, en rendant cette exception au droit d’auteur obligatoire et en fixant un « seuil » auquel les Etats devront se tenir, notamment en ce qui concerne les usages numériques.

A première vue, on peut se réjouir que la Commission ait retenu une telle option dans son projet, notamment quand on voit la violente campagne menée par les ayants droit contre le principe même des exceptions au droit d’auteur. Mais il importe de se plonger dans les détails du texte du projet de directive pour évaluer en quoi les propositions de la Commission constitueraient un progrès pour les usages pédagogiques et de recherche, notamment par rapport au dispositif actuellement applicable en France. Je précise que je laisse de côté la question de l’exception en faveur de la fouille de textes et de données (Text and Data Mining) qui figure aussi dans le projet de directive (et je vous renvoie au site Communia pour plus d’informations à ce sujet).

Les activités de recherche inexplicablement écartées

La première chose qui frappe lorsqu’on se plonge dans le texte du projet de directive, c’est que cette nouvelle exception obligatoire concerne les usages pédagogiques, mais pas les activités de recherche. L’article 4 qui traite de ce point est consacré aux « Usages des oeuvres et autres objets protégés dans le cadre d’activités d’enseignement numériques et trans-frontières » (Use of works and other subject-matter in digital and cross-border teaching activities). Or le fait que les activités de recherche n’apparaissent pas est très surprenant, dans la mesure où la directive de 2001 prévoyait bien de son côté une exception « pour les utilisations à des fins éducatives et de recherche non commerciales« . C’est d’ailleurs aussi ce qui ressort aujourd’hui de la législation française, puisque l’exception introduite pour transposera la directive en 2006 portait bien à la fois sur l’éducation et la recherche.

C’est donc déjà une première déception qui nous frappe à la lecture des propositions de la Commission, car si l’objectif est d’harmoniser et de développer les pratiques numériques, il était tout aussi important de le faire dans le champ de la recherche que dans celui de l’éducation. L’actuel dispositif prévu en France prévoit par exemple que des extraits d’oeuvres peuvent être utilisés par des chercheurs lors de colloques, séminaires et conférences. Il autorise aussi la diffusion d’images et d’extraits d’oeuvres dans les thèses, y compris lorsquelles sont publiées en ligne.

Il existe à l’évidence des points de friction sur lesquels la Commission aurait pu se pencher à l’occasion de la révision de la directive sur le droit d’auteur. Par exemple, la Commission pousse clairement pour que la plus grande partie des articles scientifiques produits en Europe soient librement accessibles en ligne en Open Access d’ici à 2020. Mais pour l’instant, il reste complexe et coûteux pour des chercheurs de négocier les droits sur des illustrations accompagnant des articles. L’exception actuellement en vigueur en France ne couvre pas ce type d’usages et comme on le verra plus loin, les propositions de la Commission ne remédieront en rien à ce problème. Plus largement, beaucoup de projets de recherche avec une composante numérique, surtout en Sciences Humaines et Sociales, s’appuient sur la numérisation de corpus d’oeuvres et de contenus, qui peuvent être protégés par le droit d’auteur. Là encore, les propositions de la Commission n’apporteront aucune réponse aux chercheurs sur ce point (si ce n’est sur le volet Text et Data Mining, mais il ne prendra en compte que les reproductions nécessaires à l’analyse des contenus et pas leur diffusion, même sous forme d’extraits).

Promouvoir les usages en ligne et au-delà des frontières, vraiment ?

Si l’on en croit les annonces de la Commission, l’objectif de l’exception obligatoire envisagée serait de promouvoir « les activités pédagogiques fondées sur des outils numériques » et de développer « les cours en ligne transfrontières« . L’intention est louable, surtout lorsque l’on voit l’importance croissante prise par des outils comme les MOOC (Massive Open Online Courses) dans l’écosystème de l’enseignement supérieur.

Mais là encore, la déception frappe cruellement à la lecture du texte du projet de directive, car l’exception couvrirait (je traduis) :

(…) l’usage numérique des oeuvres et autres objets protégés dans le seul but d’illustration de l’enseignement, dans la mesure justifée par le but non-commercial poursuivi, au cas où l’usage a lieu dans les emprises de l’établissement éducatif ou à travers un réseau sécurisé accessible uniquement par les élèves ou les étudiants de l’établissement éducatif et son personnel enseignant.

Il y a donc un énorme décalage entre les ambitions affichées par la Commission et ce qui résulte du texte, car on voit bien ici qu’il n’est nullement question de favoriser des diffusions en ligne sur Internet et encore moins de faciliter les usages pédagogiques par-delà les frontières de l’Union européenne. D’après ce que est dit ici, on ne pourra pas aller au-delà d’une diffusion d’extraits d’oeuvres protégées par le biais d’un extranet ouvert seulement aux communautés fréquentant un établissement donné. Les échanges seront donc impossibles entre deux établissements situés sur une même commune : on est donc extextrêmement loin des « cours trans-frontières », alors que c’est pourtant ce dont parle la Commission.

Le dispositif actuellement prévu en France comporte de nombreux défauts, mais il va déjà plus loin que les propositions de la nouvelle directive. Il ne permet certes pas la mise en ligne directement sur Internet de supports pédagogiques contenant des extraits d’oeuvres protégées, dans la mesure où le public visé doit être directement concerné par l’acte d’enseignement ou de recherche. Mais le texte des derniers accords sectoriels signés en 2015 couvre les diffusions par le biais d’un ENT, d’un intranet ou d’un extranet, et surtout le public qui peut être visé est défini de manière assez large comme celui des « apprenants« , compris comme « toute personne qui suit un enseignement ». Du coup contrairement à ce que propose la Commission, l’exception pédagogique française est sans doute applicable à des MOOCs, dans la mesure où les contenus proposés sont accessibles uniquement sur inscription (comme c’est le cas sur la plateforme FUN par exemple) et pas directement en ligne sur Internet. Et l’exception a le mérite de s’appliquer quelle que soit la provenance géographique de ces « apprenants« , sans obligation de rattachement à un établissement donné.

Une subsidiarité problématique entre l’exception et des licences contractuelles

On voit donc que la nouvelle directive risque de ne pas apporter grand chose par rapport à ce qui existe déjà en France, mais il y a un aspect dequi la réforme envisagée qui risque même de provoquer une véritable régression. On peut lire en effet dans le texte un paragraphe très surprenant qui prévoit ceci :

Les Etats-membres pourront prévoir que l’exception adoptée en vertu du paragraphe 1 ne s’appliquera pas de manière générale ou ne couvrira pas certaines types d’oeuvres ou d’objets protégés, dans la mesure où des licences adéquates autorisant les acte décrits au paragraphe 1 sont facilement accessibles sur le marché.

Ce passage signifie que la Commission envisage un étrange mécanisme de subsidiarité entre l’exception pédagogique et des licences proposées par les titulaires de droits. Or c’est normalement l’inverse qui prévaut nornormalement : lorsqu’une exception au droit d’auteur est  instaurée, il est souvent prévu que les contrats ne peuvent y déroger (c’est par exemple ce qui est envisagé pour l’exception en faveur du Text and Data Mining). Ici, la directive va en fait laisser la possibilité aux Etats d’introduire une « exception subsidiaire » qui ne jouera qu’au cas où des licences n’existent pas pour autoriser les usages pédagogiques des contenus. Cela revient à laisser une immense marge de manoeuvre aux titulaires de droits pour définir eux-mêmes les conditions d’utilisation des oeuvres et c’est exactement le contraire de ce que l’on veut normalement lorsqu’on met en place une exception. A l’échelle d’un pays, ce dispositif risque déjà de provoquer une complexité énorme, due aux disparités entre les licences proposées par les différents éditeurs de contenus, mais à l’échelle de l’Union européenne toute entière, on n’imagine à peine ce que cela produira comme désordre, en contradiction complète avec l’objectif d’harmonisation affiché par la Commission.

Concernant la France, l’impact d’une telle disposition risque de ne pas être complètement négligeable. En effet dans notre pays, l’exception pédagogique présente déjà un visage « hybride » assez déconcertant, qui est loin de faciliter sa mise en oeuvre. L’exception figure en effet formellement dans la loi, mais elle n’est réellement applicable qu’après que le Ministère de l’Education Nationale et de l’Enseignement Supérieur signe périodiquement des accords sectoriels avec les différentes sociétés de gestion de droits. Or en pratique, ces accords contractuels ont une importance déterminante sur l’applicabilité de l’exception. Parfois, ils autorisent des usages pourtant interdits dans l’exception législative et parfois au contraire, ils vont introduire des contraintes supplémentaires qui restreignent son champ d’application. Le tout créée une situation extrêmement compliquée pour les acteurs de terrain, même si les accords tendent quand même depuis 2006 à autoriser un plus grand nombre d’usages.

Le système de subsidiarité prévu par ce projet de directive risque déjà de donner une base juridique à ces accords sectoriels, alors que celle-ci était jusqu’à présent relativement douteuse. Mais pire encore, il peut conduire à des régressions, car il suffira que des éditeurs proposent des licences pour l’usage pédagogique de contenus et l’exception sera alors écartée au profit de ces contrats spécifiques, qui prendront alors aussi sans doute le pas sur les accords sectoriels. Autant dire qu’il n’y aura plus réellement d’exception législative et qu’on reviendra à une situation où il faudra négocier les usages pédagogiques directement avec les ayants droit. La loi ne servira que de recours ultime, au cas où les titulaires n’aient rien prévu.

***

On voit donc que même si le principe de rendre obligatoire l’exception pédagogique est louable, les propositions de la Commission restent en l’état hautement problématiques. Il y a certes encore loin jusqu’à ce que ce projet soit adopté définitivement et nul doute qu’il fera notamment l’objet d’âpres débats au Parlement européen. Mais les communautés pédagogiques et de recherche devraient sans tarder faire entendre leur voix, car à défaut, la prochaine directive sur le droit d’auteur imposerait aux Etats-membres une exception pédagogique poussive, qui risque surtout de servir de cheval de Troie à la généralisation de la voie contractuelle et à la toute puissance des ayants droit sur la définition des conditions d’usage pédagogique des oeuvres.


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Accès Wi-Fi ouvert au public : la Cour européenne souffle le chaud et le froid…

jeudi 15 septembre 2016 à 18:10

La Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu hier une décision importante à propos de la responsabilité des exploitants professionnels mettant à disposition de leurs clients un hotspot Wi-Fi ouvert. Elle était saisie suite à un litige ayant éclaté à propos du téléchargement d’un morceau de musique à partir de la connexion d’un magasin de sonorisation en Allemagne. Les questions que la Cour devait examiner portaient sur la responsabilité directe de l’intermédiaire du fait des actes commis par un utilisateur de la connexion, ainsi que sur la nature des mesures de sécurisation pouvant lui être imposées par le juge à la demande des ayants droit.

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Next INpact et Numerama ont déjà produit des commentaires de cette décision auxquels je vous renvoie, mais je voudrais ici détailler une question annexe, mais importante : quelles vont être les retombées de ce jugement sur les établissements publics tels des bibliothèques qui fournissent une connexion Wi-Fi à leurs usagers ? En 2010, l’IABD (Interassociation Archives Bibliothèques et Documentation) avait produit une analyse juridique du cadre législatif en vigueur qui montrait clairement que les bibliothèques n’étaient en réalité soumises ni à l’obligation d’identifier leurs usagers, ni à celle de mettre en place des mesures de filtrage des contenus. Ces principes protégeaient l’anonymat des usagers des bibliothèques, ainsi que la liberté d’accès à l’information, et ils n’ont (miraculeusement) pas été remis en cause par le cortège de lois sécuritaires adoptées en France ces dernières années.

Ce jugement de la CJUE va-t-il conforter ces principes ou au contraire les bouleverser ?

Absence de responsabilité directe et d’obligation de filtrage des contenus

Sur beaucoup de points, la Cour a suivi les conclusions de son avocat général, qui insistait sur la nécessité de préserver la liberté d’accès à l’information procurée par les hotspots. Les juges ont notamment considéré que la personne qui met à disposition un accès Wi-Fi ouvert au public n’était pas responsable des agissements de ses utilisateurs, à condition qu’elle se cantonne à un rôle passif de connexion et de transport des informations. Cette exemption de responsabilité bénéficie à l’intermédiaire s’il : 1) n’est pas à l’origine de la transmission des informations, 2) ne sélectionne pas le destinataire et 3) ne sélectionne, ni le modifie les informations faisant l’objet de la transmission.

Par ailleurs, comme c’était déjà le cas pour les fournisseurs d’accès Internet (FAI), la CJUE rappelle dans ce jugement son attachement à ce que les intermédiaires techniques ne soient pas « soumis à des obligations générales de surveillance des informations qu’ils transmettent« . Cela signifie que les ayants droit ne peuvent demander à une juridiction ou à une autorité administrative d’imposer à la personne qui met à disposition un hotspot Wi-Fi des moyens de sécurisation impliquant un filtrage automatisé des contenus ou des dispositifs de type liste noire ou liste blanche de sites Internet.

Cela ne veut cependant pas dire que les établissements fournissant un accès à Internet soient dispensés de toute obligation de conservation des informations liées aux connexions. En France notamment, en vertu de la loi anti-terroriste de 2006, il est obligatoire de conserver pendant un an les « données de connexion » ou « données de trafic« , c’est-à-dire selon la CNIL, des informations comme « l’adresse IP de l’ordinateur (n° identifiant chaque ordinateur connecté à internet) utilisé, la date, de l’heure et la durée de chaque connexion ou encore des informations permettant d’identifier le destinataire d’une communication (par exemple le numéro de téléphone appelé). » Ces données peuvent être demandées par la justice « dans le but de permettre la recherche et la poursuite des infractions pénales« . Mais cette obligation est distincte de la question de la lutte contre la contrefaçon qui était en cause dans cette affaire et elle va rester applicable.

En revanche, la Hadopi est bien compétente pour s’assurer que les personnes morales offrant un accès à Internet ne commettent pas de « négligence caractérisée dans la sécurisation de leur connexion« . Cela signifie – et j’ai déjà eu des témoignages de collègues attestant que c’est déjà arrivé à des bibliothèques – que des personnes morales peuvent recevoir des mails et des courriers d’avertissement de la Hadopi, si l’autorité repère des téléchargements illégaux commis à partir de leurs accès Internet. Au cas où elle est ainsi avertie, la personne morale doit « mettre en place un moyen de sécurisation » adapté pour faire cesser les infractions. Or la décision de la CJUE est intéressante de ce point de vue, car elle précise que les mesures appropriées en la matière n’ont pas besoin d’aller jusqu’à la coupure de la connexion internet, ni même la mise en place de dispositifs de filtrage.

La Cour estime en revanche qu’une juridiction ou une autorité administrative saisie par des ayants droit peut imposer une sécurisation de la connexion au moyen d’un mot de passe. Et c’est sur ce point précis que la décision va peut-être conduire à imposer une nouvelle obligation d’identification des usagers.

Vers une obligation d’identification des usagers ?

En effet, la Cour estime que l’identification par mot de passe constitue une mesure proportionnée, « susceptible de dissuader les usagers d’un réseau de violer des droits de propriété intellectuelle« . Mais afin d' »assurer la réalisation de cet effet dissuasif« , la Cour souligne qu’ :

il est nécessaire que les utilisateurs, pour éviter qu’ils n’agissent anonymement, soient obligés de révéler leur identité avant de pouvoir obtenir le mot de passe requis.

Or si l’on en croit les préconisations de la CNIL, les personnes morales, privées ou publiques, étaient jusqu’à présent dispensées de cette obligation d’identifier les personnes utilisant les connexions Internet qu’elles mettaient à leur disposition. Elles doivent conserver les données de connexion pendant un an, comme nous l’avons vu ci-dessus, mais elles n’ont pas obligation de relier ces logs à des utilisateurs identifiés. Certaines bibliothèques, comme la BULAC par exemple (voir cette interview sur Bibliobsession de l’un de ses responsables) mettent même un point d’honneur à ne pas aller au-delà de la loi en matière d’accès à Internet, en n’imposant pas de mesures d’identification afin de préserver le droit à la vie privée de leurs lecteurs. Aux États-Unis, certains établissements vont même plus loin, notamment dans le cadre du Library Freedom Project, en installant un relai TOR afin d’anonymiser et protéger les données personnelles des usagers qui utilisent la connexion Internet de l’établissement (et l’idée commence visiblement à faire son chemin en France).

La question qu’on peut dès lors se poser est de savoir si ces pratiques protectrices vont être remises en cause par la décision de la CJUE ?

Quel impact sur les bibliothèques françaises ?

Il faut d’abord rester prudent quant à la portée exacte de cette décision, car la CJUE s’est prononcée dans cette affaire sur le cas d’un exploitant commercial mettant à disposition de ses clients un hotspot Wi-Fi. On n’est donc pas certain que le résultat aurait été identique si un établissement public comme une bibliothèque avait été en cause.

Néanmoins, il y a quand même des chances non négligeables pour que les principes dégagées dans cette affaire s’appliquent à des accès publics à Internet. En effet, on constate par exemple que la CNIL a tendance à amalgamer la situation des cybercafés avec celles des administrations mettant à la disposition de leurs usagers des connexions Internet (voir ici et ici). Certes, la CNIL n’est pas une juridiction, mais je pense néanmoins que les probabilités sont fortes pour que les principes dégagés par la CJUE s’appliquent aussi aux acteurs publics.

Toutefois, même si l’on reconnaît une portée large à la décision de la CJUE, celle-ci ne signifie pas que des établissements comme des bibliothèques doivent mettre en place de manière pro-active des mesures d’identification de leurs usagers. Ce que dit la Cour, c’est que la réglementation européenne ne « s’oppose pas à ce que le titulaire de droits demande à une autorité ou à une juridiction » d’enjoindre à un établissement mettant à disposition de ses usagers des connexions Wi-Fi la mise en place d’un dispositif de sécurisation par mots de passe pour faire cesser des infractions constatées.

On en déduit donc que la Hadopi ou un juge saisi dans le cadre d’un litige pourraient enjoindre à une bibliothèque de mettre en place une procédure d’identification par mot de passe.  Le fait de ne pas avoir mis en place d’un tel dispositif ne sera pas constitutif d’une faute qu’on pourrait reprocher à l’établissement. Néanmoins la Cour précise que les frais de justice et de mise en demeure pourront être mis à la charge de l’opérateur, ce qui n’est pas non plus complètement sans conséquence…

Il reste donc une marge de manoeuvre pour mettre en place des politiques ouvertes d’accès à internet préservant la vie privée des usagers, même si la décision de la CJUE va contribuer à fragiliser le droit à l’anonymat et c’est une chose regrettable.

 


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Nouvel arrêté sur le doctorat : quelle incidence sur la diffusion des thèses électroniques ?

mercredi 14 septembre 2016 à 17:41

En février dernier, j’avais consacré sur ce blog un billet à la question du PEB des thèses électroniques, en pointant des lacunes dans la réglementation qui rendaient paradoxalement les fichiers numériques plus difficiles à transmettre à l’extérieur des établissements de soutenance que les exemplaires papier. Or le 25 mai dernier, un nouvel arrêté « fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat » a été publié, qui comporte des dispositions relatives à la diffusion des thèses électroniques.

Image Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.
Image Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

J’ai reçu depuis de nombreuses questions de la part de lecteurs de ce blog qui me demandent comment ce nouveau texte doit être interprété et dans quelle mesure il apporte des solutions au problème de la transmission des thèses électroniques au-delà des intranets des établissements de soutenance. Je poste donc ci-dessous les réflexions que ce texte m’inspire, sachant que les commentaires sont ouverts sous le billet pour prolonger la discussion, car vous allez voir que l’interprétation du nouvel arrêté n’est (hélas) pas simple. …

Qu’est-ce qui change avec le nouvel arrêté ? 

 

Voici les nouvelles dispositions du texte concernant la diffusion des thèses électroniques :

Sauf si la thèse présente un caractère de confidentialité avéré, sa diffusion est assurée dans l’établissement de soutenance et au sein de l’ensemble de la communauté universitaire. La diffusion en ligne de la thèse au-delà de ce périmètre est subordonnée à l’autorisation de son auteur, sous réserve de l’absence de clause de confidentialité.

Elles remplacent les dispositions du précédent arrêté, daté de 2006, qui étaient formulées ainsi :

Sauf dans le cas d’une clause de confidentialité, l’établissement de soutenance assure en son sein l’accès à la thèse. La mise en ligne de la thèse sur la toile est subordonnée à l’autorisation du nouveau docteur sous réserve de l’absence de clauses de confidentialité.

L’arrêté de 2006 soulevait un problème en matière de diffusion à distance des thèses sous forme électronique. Alors que les bibliothèques universitaires avaient la possibilité d’envoyer un exemplaire imprimé de la thèse à un autre établissement à la demande d’un usager (système du PEB), elles ne peuvent faire de même avec les fichiers  d’une thèse au format électronique.

L’arrêté de 2006 prévoyait seulement une diffusion de la thèse électronique au sein des emprises de l’établissement de soutenance et la transmission à distance implique des actes de reproduction et de communication qui restent couverts par le droit d’auteur, et donc théoriquement soumis à l’approbation du doctorant.

Le nouvel arrêté de 2016 semble comporter une formulation plus ouverte en matière de diffusion par l’ajout des termes « et au sein de l’ensemble de la communauté universitaire ».

Difficultés d’interprétation… 

En réalité, ces nouvelles dispositions sont formulées de manière relativement ambiguë. Elles ne mentionnent pas explicitement la communication à distance des fichiers d’une thèse électronique. Elles se content d’évoquer la communication « au sein de l’ensemble de la communauté universitaire ».

Néanmoins, étant donné qu’une modification dans les textes est intervenue, il est réaliste d’essayer de lui trouver un sens, par le biais d’une interprétation. Ici, deux sens différents peuvent être envisagés :

Un problème se pose cependant au niveau juridique pour retenir cette seconde interprétation. La communication à distance des fichiers d’une thèse électronique implique une reproduction effectuée par le service de documentation et un acte de communication à un autre établissement. Or pour que de tels actes  soient possibles légalement, il faudrait instaurer de nouvelles exceptions au droit d’auteur, ce qui n’est pas possible normalement par le biais d’un simple arrêté ministériel. Il aurait fallu pour cela un acte législatif, modifiant le Code de Propriété Intellectuelle ou a minima le Code de la Recherche.

Néanmoins, on pourrait objecter que déjà en 2006, la faculté ouverte aux établissements de soutenance de diffuser en leur sein les thèses sous forme électronique relevait déjà d’une forme d’exception au droit d’auteur et aurait donc dû être introduite au niveau législatif. Or pendant 10 ans, l’application de cette disposition n’a soulevé aucune objection.

On pourrait donc, au prix d’une interprétation constructive, considérer que le nouvel arrêté autorise la diffusion à distance des fichiers des thèses électroniques. L’argument principal en faveur de cette interprétation est que sinon, le nouvel arrêté imposerait des restrictions plus fortes en matière de diffusion des thèses électroniques que le précédent, ce qui pouvait difficilement être l’intention du Ministère.

Que faire en pratique ? 

Si l’on admet cette interprétation constructive, il reste à savoir comment organiser concrètement la diffusion à distance des fichiers correspondants aux thèses électroniques, sachant que le risque principal consiste en la dissémination de ces fichiers au-delà de la communauté universitaire.

L’idéal aurait été qu’une solution technique soit organisée directement dans  le portail Thèses.fr pour permettre la consultation des thèses électroniques au sein de l’ensemble des établissements universitaires français, par le biais d’une sorte « d’intranet étendu ». Il semblerait d’ailleurs que l’ABES, qui gère Thèses.fr, ait été saisies depuis la publication du nouvel arrêté de demandes en ce sens.

Mais dans l’attente d’une telle solution, un moyen pragmatique d’organiser la diffusion à distance des thèses pourrait consister pour les services de la documentation d’un établissement à procéder à l’envoi des fichiers correspondants à une thèse électronique à leurs homologues d’un autre établissement, à la demande d’un usager.

Pour respecter les nouvelles conditions fixées par l’arrêté, il faudrait au préalable vérifier que cet utilisateur appartient bien à la « communauté universitaire » (ce qui exclut les lecteurs extérieurs pouvant être inscrits dans les bibliothèques universitaires). Par contre, la formulation de l’arrêté paraît suffisamment large pour que les fichiers puissent être envoyés à des établissements étrangers.

A titre de précaution, un formulaire devrait être signé par l’usager demandeur des fichiers pour qu’il s’engage formellement à ne pas les rediffuser à des tiers qui ne seraient pas membres de la communauté universitaire. Une telle mesure serait de nature à dégager de leur responsabilité les établissements en cas de manquement à cette obligation par l’usager.

On peut aussi imaginer des dispositifs plus contraignants, impliquant par exemple des mesures techniques de protection (DRM) associées aux fichiers. Mais dès lors qu’on admet l’interprétation constructive de l’arrêté, rien n’impose formellement que l’on aille jusque-là.

Comment lever l’ambiguïté ? 

Etant donné que le texte du nouvel arrêté comporte une certaine ambiguïté, génératrice d’une insécurité juridique, il pourrait être intéressant d’essayer de la lever par les moyens suivants :

Enfin, dans tous les cas, il semble de toute manière préférable d’encourager au maximum les doctorants à accepter la diffusion en ligne de leur thèse, comme le nouvel arrêté continue à le prévoir, car cela règle directement à la racine les questions de diffusion à distance tout en contribuant au Libre Accès aux résultats de la recherche.

 


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A découvrir d’urgence : les « Classiques connectés » chez Publie.net

jeudi 8 septembre 2016 à 17:45

Aujourd’hui, un nouveau livre numérique paraît chez Publie.net, écrit par Olivier Ertzscheid. Il est intitulé « Les Classiques connectés » et il s’agit de la compilation d’une série de billets initialement parus sur son blog Affordance, dans lesquels Olivier détournait des classiques de la littérature pour leur faire parler des problématiques numériques qu’il nous a habitués  à analyser avec brio depuis des années.

Cliquez sur l’image pour accéder au site de Publie.net

Olivier ne s’est pas contenté de rassembler ces textes pour en faire un ebook. Il les a aussi liés ensemble par le biais d’une fiction « à la Borgès », qui leur donne encore davantage de relief.

Le fantasme de la bibliothèque universelle de Borges est réalisé. Un programme d’intelligence artificielle mis au point conjointement par Google et Amazon a généré l’ensemble des livres pouvant être écrits. Dans ce qui fut le désert du Nouveau-Mexique, un territoire grand deux fois comme la ville de New-York abrite, sous terre, la plus grande banque de données de la planète : Textotal IV. La totalité des textes, écrits ou restant à écrire y est stockée. Le site s’appelle le Mundaneum 2.

Olivier m’a fait le grand plaisir de me demander d’écrire une préface pour cet ouvrage, en m’invitant à exprimer ce que ces textes m’inspiraient à propos du remix, du pastiche, du domaine public et plus largement des usages transformatifs, dont je parle souvent sur ce blog.

Il m’a aussi autorisé à publier ce texte sur S.I.Lex et je le colle à la suite de ce billet. J’espère qu’il pourra vous donner envie d’acheter le livre numérique chez Publie.net, sachant que conformément à la politique de cet éditeur, vous recevrez un fichier sans DRM, ni tatouage numérique et pour un prix comparable à celui d’un livre de poche. 

Sur les épaules des géants (et au-delà)

« Nous sommes assis sur les épaules des géants ».  Cette citation bien connue traduit une vérité profonde du processus créatif : tout se transforme et la nouveauté d’aujourd’hui plonge toujours peu ou prou ses racines dans des fondations posées hier. Malgré tout, sont-ils si nombreux ceux qui osent  non seulement s’inspirer des classiques de la littérature, mais directement y porter la main pour en retoucher la lettre afin de leur donner une nouvelle signification ?  Il faut indéniablement avoir un certain culot pour réécrire La Fontaine, Baudelaire, Aragon ou St-Exupéry tant ces auteurs ont acquis une « aura » qui fait qu’on ne peut y toucher qu’en tremblant…

C’est pourtant ce qu’a fait Olivier Ertzscheid à travers ses « Classiques connectés » : détourner plusieurs textes marquants pour leur faire parler de ce que nous aimons dans l’environnement numérique et de ce qui nous inquiète dans son évolution. Ce qui marque à la lecture de ces pages, c’est que l’on n’est pas ici vraiment en présence de « pastiches » traditionnels, au sens d’un simple « à la manière de… ». Des portions des textes d’origine sont conservées, tandis que d’autres ont été modifiées et  apparaissent comme telles sous les yeux du lecteur, grâce au jeu de la typographie. La « musique » des textes reste la même, mais les paroles ont été partiellement changées, produisant un effet étrange de familiarité et de distance à la fois.

Plus que du pastiche, ce type de transformations relève du remix ou du mashup, des formes incrémentales de créativité qui constituent peut-être le meilleur de ce que nous a apporté la culture Internet. Il n’est pas très étonnant que quelqu’un d’aussi profondément immergé dans les usages numériques qu’Olivier ait choisi ce mode particulier d’expression. C’est généralement du côté de la musique ou de la vidéo que s’épanouissent  les pratiques de remix. En matière d’écrit, elles restent cependant plus rares. Quand ils s’emparent des histoires qu’ils aiment, les internautes en font plutôt des fanfictions pour inventer de nouvelles aventures à leurs personnages préférés, en brisant au passage les codes et en faisant entrer en collision les univers.

Ici avec ces « Classiques connectés », on est en présence d’une forme de « poésie transformative », qui rentre difficilement dans les cases traditionnelles. C’était déjà vrai pour la série de billets parus sur le blog Affordance, mais ça l’est encore plus pour cette anthologie où Olivier, un peu à l’image du Cervantès de Don Quichotte, s’amuse en plus à « s’effacer » comme auteur de cette création. Il imagine que ces textes aient pu être générés automatiquement par des algorithmes, obligeant à leur « inventer » des auteurs. Déjà troublante en soi, cette spéculation le devient plus encore lorsque l’on sait que certains posent aujourd’hui très sérieusement la question de savoir si on ne devrait pas reconnaître un droit d’auteur pour les robots…

Si on regarde à présent cet exercice de style avec l’œil d’un juriste, on peut dire qu’il est né à la fois d’une liberté et d’une audace. Une liberté tout d’abord, parce qu’Olivier est allé puiser une grande partie de son matériau de base chez des auteurs dont les œuvres appartiennent au domaine public. Certes, le droit moral persiste en théorie sans limite dans le temps, et il s’oppose à ce qu’on porte atteinte à « l’intégrité » ou à « l’esprit » de l’œuvre.  Mais pour un La Fontaine ou un Baudelaire, il n’y a plus « d’ayants droit » susceptibles de venir crier à la « dénaturation », ce qui permet de remixer en paix…

Olivier s’est déjà illustré à plusieurs reprises comme un ardent défenseur du domaine public. Il l’a fait notamment avec beaucoup de courage à propos du Journal d’Anne Frank, en dénonçant le fait que l’œuvre puisse rester protégée au-delà des 70 ans après la mort tragique de son auteure en raison d’un incroyable imbroglio législatif. Mais il n’est rien de plus important pour la défense du domaine public que de s’emparer concrètement des libertés qu’il nous donne pour créer à notre tour. On oublie trop souvent que le domaine public n’est pas seulement fait pour que des firmes comme Disney y puisent la substance de leur prochain film. Ce patrimoine nous « appartient » à tous et ce recueil a le grand mérite de le raviver de la plus belle manière.

Mais aussi étrange qu’il puisse paraître, cet ouvrage s’appuie aussi sur une audace, dans la mesure où il reprend plusieurs textes toujours couverts par le droit d’auteur. Le drame qui a frappé Charlie Hebdo en janvier 2015 nous a cruellement rappelé à quel point la parodie et la caricature étaient essentielles pour la liberté d’expression. La jurisprudence a conforté ces dernières années cette exception au droit d’auteur, notamment suite à plusieurs procès perdus par la Société Moulinsart, détentrice des droits sur l’œuvre d’Hergé, qui cherchait à juguler les parodies de Tintin.

Pourtant les juges ont limité la liberté de détourner des œuvres préexistantes, en la confinant à un simple « droit au rire ». Il est permis de s’appuyer sur les créations d’autrui, mais à condition de s’en servir pour se moquer ou pour railler. Selon cette conception, reprise récemment par la Cour de Justice de l’Union Européenne, il n’est pas permis de réutiliser une œuvre uniquement pour rendre hommage à un auteur que l’on apprécie ou pour prolonger sa création dans une nouvelle direction.

Il en résulte une vaste « zone grise » au sein de laquelle restent plongées bon nombre des pratiques transformatives sur Internet. En 2008, le juriste Lawrence Lessig, père des licences Creative Commons, publiait son ouvrage « Remix » dans lequel il expliquait à la fois l’importance de ces usages pour la dynamique de la culture et la nécessité pour le droit de s’adapter pour leur permettre de s’épanouir. Presque 10 ans plus tard, force est de constater que cette question n’est hélas toujours pas tranchée et qu’une partie de la création contemporaine se construit sur des bases fragiles, dans un climat de prohibition larvée.

C’est pourquoi on conseillera au lecteur de garder un sourire aux lèvres en lisant les pages de cette anthologie, ce qui ne devrait pas être très difficile étant donné que certains passages sont hilarants. Mais comme souvent chez Olivier, il y a dans ces textes plusieurs niveaux de lecture imbriqués et on en retirera aussi de quoi méditer longtemps et profondément sur des enjeux aussi fondamentaux que la Neutralité du Net, le droit à l’oubli, la protection des données personnelles ou l’emprise des grandes plateformes.

Ceux qui pensent encore que les pratiques transformatives relèvent de la paresse ou du parasitisme  devraient se plonger dans ces « Classiques connectés » pour se convaincre qu’elles peuvent au contraire être porteuses d’une véritable valeur ajoutée ! Comme le laisse entendre Olivier, chaque création contient des milliers d’œuvres potentielles que l’on peut déplier dans de multiples directions inattendues pour augmenter ce que l’auteur originel n’a pas écrit (et parfois ne pouvait tout simplement pas prévoir).

Dans le Mundaneum 2 qu’imagine Olivier, il doit forcément exister une loi écrite qui réconcilierait la considération pour les auteurs avec la liberté de création. Puissions-nous un jour avoir suffisamment d’intelligence collective pour la découvrir…

 


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