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Copyfraud Awards ! Votez pour désigner les pires réappropriations abusives du domaine public !

samedi 31 janvier 2015 à 10:36

Depuis plusieurs années maintenant que Thomas Fourmeux et moi observons avec le Copyright Madness les dérives de la propriété intellectuelle, nous avons constamment été surpris par les trésors d’imagination déployés pour porter atteinte au domaine public. Qu’il s’agisse d’entreprises privées, d’institutions publiques, d’héritiers d’auteurs, de sociétés de gestion collective et parfois même de législateurs : ils rivalisent d’ingéniosité pour prolonger les droits par tous les moyens et faire en sorte que les oeuvres du domaine public qui appartiennent normalement à tous restent un peu plus longtemps leur précieuuuux !

Un terme désigne ces pratiques louches : celui de copyfraud, qui n’est rien de moins qu’une forme de piratage inversé, encore trop souvent ignoré.

resizeIl était temps de récompenser cette débauche de créativité et de mauvaise foi en tout genre et c’est aujourd’hui ce que nous faisons en créant les Copyfraud Awards dans le cadre du 1er Festival du Domaine public, organisé par Alexis Kauffman Véronique Boukali de Romaine lubrique.

Ces prix récompenseront les plus gros trolls du copyfraud et nous avons besoin de vous pour les départager, tant le choix s’avère difficile. Nous avons sélectionné pour vous une trentaine de cas, répartis en 5 catégories : Copyfraud bien de chez nous / Personnages / International / Religion / What The Fuck + une catégorie Hors Concours. Découvrez avec la présentation ci-dessous ces cas tous plus carabinés les uns que les autres !

Pour voter dans les différentes catégories, utilisez les liens suivants :

Le 1er Festival du domaine public se terminera samedi 31 janvier par une cérémonie de remise des Copyfraud Awards à la REcyclerie (83 boulevard Ornano, 75018 Paris) de 22h à 23h30. Venez nombreux ! Ambiance festive (et un brin moqueuse) garantie …

PS : vous pouvez aussi soutenir sur Ulule les organisateurs du Festival du domaine public, qui ont abattu un travail impressionnant depuis 15 jours et qui ont besoin de ce soutien pour organiser une deuxième édition l’an prochain. Ils le méritent très largement et c’est déjà fait de mon côté !

PPS : Pour découvrir qui sont les grands « gagnants » ayant remporté ces Copyfraud Awards dans chaque catégorie, allez lire ce billet sur le site de Romaine Lubrique !

 

 


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: copyfraud, Domaine public, festival

L’information ne peut plus être libre (à propos d’un arrêt aberrant de la CJUE)

vendredi 23 janvier 2015 à 09:30

« Information wants to be free » : c’est l’une des phrases les plus célèbres de la culture Internet lancée par Stewart Brand lors de la première Hacker’s Conference organisée en 1984 en Californie. Elle exprime l’idée que l’information sous forme numérique tend à circuler librement et c’est la nature même d’un réseau comme internet de favoriser cette libération. Le statut juridique de l’information est longtemps resté en phase avec l’esprit de cette phrase : l’information et les données ne pouvaient pas être saisies en tant que telles par la propriété intellectuelle. Elles étaient une des composantes primordiales du domaine public, dans lequel chacun était libre de puiser. L’information ne pouvait être « privatisée » que lorsqu’elle était mise en forme de manière originale pour créer une oeuvre de l’esprit, offrant pour un temps limité prise au droit d’auteur.

Ouvrez, ouvrez la cage aux données… (Birdcage, par Dedric Lam. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

En 1996, une directive européenne est cependant intervenue, qui a provoqué un profond changement de paradigme. En créant un nouveau droit de propriété spécifique au bénéfice des producteurs de bases de données, elle a ouvert la voie vers une possibilité d’appropriation de l’information et des données. La logique de cette directive est double : la structure d’une base de données peut être considérée comme originale et elle sera alors protégée comme oeuvre de l’esprit par le droit d’auteur. Par ailleurs, même si l’originalité lui fait défaut, le producteur d’une base de données pourra se prévaloir de l’investissement réalisé pour la constituer afin de revendiquer un droit spécifique – dit sui generis – lui permettant de contrôler certains usages de la base et notamment l’extraction  substantielle des données qu’elle contient. Droit d’auteur et droit sui generis peuvent se cumuler, si les conditions posées par la directive sont remplies.

Ce droit des bases de données d’origine communautaire peut être considéré comme une enclosure posée sur le bien commun de la connaissance que constitue l’information. Il a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses critiques en raison de sa complexité, y compris d’ailleurs par la Commission européenne elle-même qui s’est un temps demandée s’il ne serait pas préférable de le supprimer pour favoriser l’innovation. D’une certaine manière – du moins en Europe – le mouvement de l’Open Data est intervenu par la suite précisément pour renverser cette logique d’appropriation des données et créer des instruments juridiques (des licences) pour donner aux producteurs de bases de données la possibilité de libérer l’information plutôt que de l’enclore.

Voilà à grosses mailles où nous en étions jusqu’au 15 janvier dernier, date à laquelle la Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu une décision – à mon sens complètement aberrante – qui risque de renforcer drastiquement les possibilités du contrôle de l’information…

Quelles limites au droit des bases de données ?

L’affaire concerne la compagnie aérienne Ryanair qui contestait à un comparateur de prix néerlandais (PR aviation) la possibilité d’extraire automatiquement de son site internet des informations relatives à ses vols pour permettre à ses utilisateurs d’effectuer des réservations. Le site de Ryanair était en effet assorti de conditions générales d’utilisation (CGU) interdisant de telles extractions automatisées de données, à moins de conclure une licence avec la compagnie. Les juges hollandais ont d’abord rejeté les demandes de Ryanair sur la base de deux arguments. D’une part, ils ont considéré que les informations relatives aux vols figurant sur le site ne pouvaient prétendre, faute d’originalité, à la protection du droit d’auteur reconnue par la loi aux « écrits » . Par ailleurs, ils ont considéré que les CGU du site de Ryanair ne pouvaient pas interdire valablement les extractions opérées par PR Aviation, car celles-ci correspondaient aux droits reconnus par la directive européenne aux « utilisateurs légitimes d’une base de données« .

Image par Adrian Pingstone. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

En effet, le droit de propriété reconnu par la directive au bénéfice des producteurs de bases de données n’est normalement pas absolu. La directive donne en effet aux producteurs le droit exclusif de s’opposer aux actions suivantes :

a) la reproduction permanente ou provisoire, en tout ou en partie, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit ;

b) la traduction, l’adaptation, l’arrangement et toute autre transformation ;

c) toute forme de distribution au public de la base ou de ses copies. […]

d) toute communication, exposition ou représentation au public ;

e) toute reproduction, distribution, communication, exposition ou représentation au public des résultats des actes visés au point b).

Mais elle ajoute :

L’utilisateur légitime d’une base de données ou de copies de celle-ci peut effectuer tous les actes visés à l’article 5 qui sont nécessaires à l’accès au contenu de la base de données et à son utilisation normale par lui-même sans l’autorisation de l’auteur de la base.

Or ici précisément, la justice hollandaise avait dans un premier temps estimé que les extractions d’informations réalisées par PR Aviation relevaient bien d’actes correspondant à une « utilisation normale » du site de Ryanair. Les horaires et les tarifs des vols de la compagnie ont été considérés comme des informations publiques librement réutilisables, que leur encapsulation dans un site ne permettait pas de contrôler.

De l’art de protéger une base de données non-protégée…

L’affaire a lors été portée devant la Cour de Justice de l’Union Européenne, parce que Ryanair a soulevé un moyen de défense particulièrement étrange. En gros, les juges hollandais ont dénié à son site à la fois la protection du droit d’auteur (faute d’originalité) et celle du droit sui generis des bases de données, en relevant que Ryanair n’avait pas apporté la preuve qu’un « investissement substantiel » avait été réalisé pour constituer cette base. Normalement, s’il n’y a ni droit d’auteur, ni droit sui generis, cela signifie que cette base de peut faire l’objet d’un droit de propriété. Les éléments qui la composent devraient donc rester dans le domaine public et faire l’objet d’une libre réutilisation.

No, this is CJUE…

Mais ce n’est pas ce raisonnement, pourtant logique, que la CJUE a décidé de suivre. Elle a choisi plutôt que de considérer les « actes correspondant à une utilisation normale de la base » comme une sorte d’exception n’existant que lorsqu’une base de données fait l’objet d’une protection par le droit d’auteur et/ou par le droit sui generis de producteur de base de données. Or ici, comme ni l’un ni l’autre n’était présent, elle a écarté l’application de cette exception pour considérer que les CGU de la base pouvaient valablement interdire l’exercice des droits reconnus par la directive aux utilisateurs légitimes d’une base de données. En gros, cela revient à dire qu’une base non-protégée peut quand même être protégée, précisément parce qu’elle est non-protégée !

Ce raisonnement paraît franchement aberrant et il suffit de raisonner par analogie avec le droit d’auteur pour le comprendre. Imaginons que vous souhaitiez citer quelques lignes d’un texte dans un de vos ouvrages, mais que l’auteur vous attaque en justice pour vous en empêcher. Devant les juges, vous arrivez à apporter la preuve que ce texte n’est pas original et ne peut à ce titre prétendre à la protection du droit d’auteur. Votre adversaire est normalement à ce stade echec et mat, parce que son texte appartient en réalité au domaine public. Mais imaginez que le juge déraille et se mette à faire comme si le domaine public n’existait pas. Qu’il se mette à vous dire au contraire : « Non, ce que vous avez fait relève de la courte citation. Or cette exception au droit d’auteur n’existe pour pour les textes protégés. Le texte ici en cause n’étant pas original, il n’est pas protégé. Il en résulte que vous ne pouvez pas revendiquer le bénéfice de l’exception de courte citation. L’auteur peut donc vous empêcher de faire cette citation… précisément parce que son texte n’est pas protégé ! ».

Heu… mais WTF !

Ce raisonnement paraît absurde, mais c’est pourtant exactement ce que la CJUE a fait à propos du site de Ryanair. Elle aboutit au résultat qu’une base de données qui n’est pourtant ni originale, ni protégeable par le droit sui generis va pouvoir être contrôlée plus étroitement par son producteur, simplement sur une base contractuelle par le biais ses conditions d’utilisation. Mais alors, à quoi bon servait-il de créer justement un droit des bases de données au niveau de l’Union européenne ? Et comment justifier à présent que ce droit existe pour protéger et récompenser l’innovation ou des investissements réalisés, puisque sans innovation et sans investissement, on peut bénéficier d’une protection plus puissante ? La Cour tente d’expliquer dans sa décision que la protection de la directive a quand même encore un intérêt parce qu’elle est automatique, alors que la protection par les CGU nécessite quand même de les mettre en place. Mais franchement, son raisonnement est très peu convaincant, surtout au regard des dégâts que son arrêt va causer…

Une négation du domaine public de l’information

Car ce que la CJUE a fait disparaître par cette décision, c’est tout simplement une immense partie du domaine public : celle qui était auparavant constituée par l’information brute et les données. Son raisonnement instaure une possibilité, cette fois-ci absolue – sans aucune exception – de poser des limites par voire contractuelle à la réutilisation de l’information encapsulée dans une base, sans avoir de conditions particulières d’originalité ou d’investissement à remplir.

« Information wants to free », mais l’information ne pourra plus être libre, puisqu’il devient enfantin de la piéger et de la soumettre à un contrôle exclusif…

Le domaine public de l’information avait pourtant fait l’objet d’une reconnaissance  de la part de l’Unesco dans une déclaration solennelle :

L’UNESCO soutient fortement l’accès au domaine public informationnel ou « indivis mondial de l’information ». Ce domaine public informationnel est constitué par l’information publiquement accessible, dont l’utilisation ne porte atteinte à aucun droit légal, ne viole aucun autre droit communautaire (par exemple les droits des populations autochtones) ou n’enfreint aucune obligation de confidentialité.

En 2010, le Manifeste pour le domaine public de Communia était allé encore plus loin en reconnaissant la notion de « biens communs informationnels essentiels » comme l’une des deux composantesdu domaine public :

Le domaine public structurel est au cœur de la notion de domaine public : il comprend tout notre savoir commun, notre culture et les ressources qui peuvent être utilisées de part la loi actuelle sans restriction liée au droit d’auteur. Plus précisément, le domaine public structurel a deux composantes :

1. Les œuvres dont la protection a expiré. Le droit d’auteur est un droit temporaire délivré aux auteurs. Une fois que cette protection temporaire arrive à son terme, toute restriction légale disparaît, à l’exception, dans certains pays, du droit moral des auteurs.

2. Les biens communs informationnels essentiels qui ne sont pas couverts par le droit d’auteur. Il s’agit des œuvres qui ne sont pas protégées par le droit d’auteur parce qu’elles ne possèdent pas l’originalité nécessaire, ou qu’elles sont exclues d’une telle protection (données, faits, idées, procédures, procédés, systèmes, méthodes d’opération, concepts, principes ou découvertes, quelle que soit la forme dans laquelle ils sont décrits, expliqués, illustrés ou intégrés à une œuvre, ainsi que les lois et décisions judiciaires). Ces communs essentiels sont trop importants pour le fonctionnement de nos sociétés pour qu’on leur impose le fardeau de restrictions juridiques même pour une période limitée.

La décision de la CJUE montre en réalité tout le danger qu’il y a à continuer à ne pas consacrer le domaine public par le biais d’une définition positive, formellement inscrite dans les textes. A cause de cette lacune, la Cour a ici tout simplement pu faire ici  « comme si » le domaine public n’existait pas. C’est ce qui explique le résultat complètement aberrant auquel elle aboutit…

Bien sûr, il restera encore possible de « libérer » de l’information en la versant volontairement dans le domaine public en utilisant une licence comme la Creative Commons Zéro (CC0). Le mouvement de l’Open Data pourra toujours ainsi contribuer à créer des biens communs informationnels. Mais il eut été infiniment préférable que la possibilité même d’arracher l’information au domaine public ait été limitée par le droit. Ici au contraire, c’est comme si un « blanc-seing propriétaire » avait été octroyé à n’importe qui souhaitant en faire usage.

***

Si c’est bien ce que signifie cette décision de la CJUE, elle constituerait une menace redoutable pour l’existence même des biens communs informationnels…


Classé dans:A propos des biens communs, Domaine public, patrimoine commun Tagged: Biens Communs, CJUE, Domaine public, droit des bases de données, ryanair

La Bibliothèque Sainte-Geneviève modifie son règlement pour autoriser la photographie personnelle. Et la vôtre ?

lundi 19 janvier 2015 à 07:29

En mars 2012, nous avions lancé avec Silvère Mercier et Olivier Ertszcheid la Copy Party, pour attirer l’attention sur le fait que la législation avait évolué de manière à autoriser la réalisation de photographies personnelles en bibliothèque, sur la base de l’exception de copie privée. L’événement en lui-même de la Copy Party était en réalité relativement accessoire, même si plus d’une dizaine ont été organisées depuis. Ce qui importait, c’était de faire prendre conscience aux professionnels des bibliothèques que l’interdit de la photographie personnelle n’était plus justifié juridiquement et que les règlements intérieurs des établissements devaient être modifiés pour accueillir cet usage au quotidien.

Photographie par Marie-Lan NGuyen. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Un peu d’eau a coulé sous les ponts depuis 2012 et il est encourageant de voir que cette semaine, un établissement emblématique comme la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à la fois grande bibliothèque patrimoniale et haut-lieu de la vie étudiante à Paris, a modifié son règlement pour autoriser la photographie personnelle sur la base de l’exception de copie privée et de l’exception pédagogique et de recherche :

Photographie de documents : le règlement est modifié !

Dans le cadre d’un usage privé ou relevant de l’exception d’enseignement et de recherche, les prises de vues au moyen d’un appareil personnel sont autorisées sous certaines conditions.

– Elles doivent être réalisées sans flash, sans contact direct de l’appareil avec le document, et dans le respect de la tranquillité des autres lecteurs ; le président de salle pourra aménager ou interdire la prise de vue des documents fragilisés ou susceptibles d’être endommagés, notamment les ouvrages de grand format (plus de 30 cm), à la reliure abîmée ou serrée, ou encore dont le papier serait jauni ou cassant.
– La reproduction des documents suivants est interdite : thèses non publiées, documents auto-édités, logiciels, bases de données, documents en dépôt et tout autre document imposant l’autorisation des ayants-droit.
– Selon l’accord conclu avec le Centre français d’exploitation du droit de copie, les reproductions effectuées avec le matériel mis à disposition par la Bibliothèque (photocopieur, scanner) sont autorisées dans la limite de 10% d’un livre et 30% d’un périodique.

Références légales :
Code de la propriété intellectuelle, notamment, art. L. 122-5, 2°, art L. 122-10

On retrouve ici les points essentiels de l’analyse juridique que nous avions produite à propos de la Copy Party, à savoir que la copie privée permet la reproduction de documents protégés par le droit d’auteur, à condition qu’elle soit réalisée avec un appareil dont le copiste est propriétaire, à partir d’une « source licite » et que l’usage des reproductions reste personnel. Certains documents sont exclus, soit parce qu’ils n’ont pas encore été publiés (thèses) ou parce qu’ils relèvent d’un régime particulier excluant la copie privée (logiciels, bases de données).

Photographie par Marie-Lan NGuyen. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

La Bibliothèque Sainte-Geneviève rajoute à raison que la copie de documents est également possible, que ce soit par les enseignants ou par les étudiants, pour faire jouer l’exception pédagogique et de recherche. Dans ce cas, il n’y a cependant pas d’obligation d’utiliser seulement un moyen de reproduction dont est propriétaire. L’utilisation des scanners mis à disposition par la bibliothèque est possible et l’usage ensuite des copies peut dépasser la sphère personnelle, dans les limites fixées par l’exception pédagogique qui viennent d’ailleurs d’être précisées par un protocole d’accord signé début janvier entre le Ministère et les sociétés d’ayants droit.

Depuis 2012, l’analyse que nous avions produite assimilant des collections de bibliothèques comme « source licite » à partir desquelles des copies privées peuvent être réalisées a été indirectement confortée par une récente décision de la Cour de Justice de la l’Union Européenne consacrée à la numérisation en bibliothèque. C’est dire que ces adaptations de règlement intérieur de bibliothèques sont possibles, mais qu’elles devraient même devenir obligatoires et les usagers devraient pouvoir revendiquer de procéder à des photographies personnelles là où cela leur est encore interdit.

Certains établissement, et non des moindres, comme la Bibliothèque nationale de France, continuent pourtant à refuser cette possibilité à leurs usagers, en limitant les photographies personnelles aux seuls ouvrages du domaine public, ce qui revient à neutraliser le jeu de l’exception de copie privée. Au vu des évolutions de la jurisprudence européenne, une telle interprétation est cependant de moins en moins supportable.

Photographie par Ann Chou. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

A la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC), établissement dans lequel je travaille, j’ai eu la satisfaction de constater à mon arrivée que l’usage de la photographie personnelle était autorisé depuis longtemps. L’essentiel des collections portant sur le XXème siècle, elles restent protégées par le droit d’auteur, mais leur état de fragilité fait qu’il est infiniment préférable de permettre à un chercheur de faire des reproductions avec son appareil photo plutôt d’avoir à sortir plusieurs fois les originaux des magasins. Cette possibilité ouverte aux usagers est quotidiennement utilisée par les chercheurs fréquentant la BDIC et complètement passée dans les usages.

Concernant la modification du règlement de Sainte-Geneviève, il n’y a qu’un élément qui me paraît être absent. L’exception de copie privée ou l’exception pédagogique ne constituent pas les seuls fondements sur lesquelles on peut s’appuyer pour réaliser une photographie. C’est aussi le cas lorsque les documents que l’on souhaite reproduire correspondent à des oeuvres appartenant au domaine public. Cette hypothèse devrait être prise en compte par les règlements intérieurs des établissements, car alors les scanners de la bibliothèques peuvent également être utilisés pour réaliser les reproductions (sans être soumis aux limitations imposées par le CNC) et il n’est plus nécessaire de réserver les copies à l’usage personnel. Elles peuvent être partagées et publiées librement.

Et vous, connaissez-vous d’autres bibliothèques qui autorisent la photographie personnelle ?


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels Tagged: bibliothèque, copie privée, copy party, droit d'auteur, exception pédagogique et recherche, photographie, sainte-geneviève, scanner

Liberté d’expression : la caricature est aussi une exception au droit d’auteur

mardi 13 janvier 2015 à 23:19

Samedi et dimanche derniers, les manifestants se sont levés en masse pour défendre la liberté d’expression, gravement remise en question par les attentats contre Charlie Hebdo. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la caricature, la parodie et le pastiche, qui constituaient les moyens d’expression privilégiés des dessinateurs assassinés sont protégés par une exception au droit d’auteur, instaurée au titre de l’intérêt général par le législateur pour permettre le débat d’idées, la libre critique et la création artistique.

Paris rally in support of the victims of the 2015 Charlie Hebdo shooting, 11 January 2015. Par Yann Karadec. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Alors qu’un nouveau numéro de Charlie Hebdo paraît aujourd’hui, avec une caricature de Mahomet signée Luz, on peut se souvenir que certaines des parodies qui ont illustré les unes du journal, détournant des personnages célèbres, s’appuyaient sur cette exception au droit d’auteur.

C’est le cas de cette une de Charb ou de la suivante par Luz, détournant Astérix et Obélix.

Dans la suivante signée Luz encore, c’est le personnage de Batman qui est passé à la moulinette de la parodie pour se moquer des Jeux Olympiques.

Et il ne faut pas oublier que même celle-ci – très célèbre et polémique – dessinée par Charb, caricature une oeuvre protégée par le droit d’auteur, à savoir le film Intouchables.

L’exemple de Charlie Hebdo montre bien l’intérêt du mécanisme des exceptions pour favoriser la liberté d’expression. Car en effet, le fait de ne pas être soumis à une demande d’autorisation préalable des ayants droit favorise toutes les irrévérences et les points de vues les plus polémiques. L’exception de parodie, qui protège le « droit au rire », est d’ailleurs l’une des plus puissantes dans ses effets de notre droit, car elle permet en outre de faire un usage commercial des oeuvres dérivées réalisées à partir des oeuvres détournées.

Si elle est puissante en théorie, l’exception de caricature est longtemps restée fragilisée en France, notamment du fait de certains ayants droit particulièrement acharnés contre elle, comme la société Moulinsart gérant les droits sur les oeuvres d’Hergé. Il aura fallu de longues années de procès pour que la justice française finisse par reconnaître en 2011 que l’auteur Gordon Zola avait bien le droit de produire les Aventures de Saint-Tin et de son ami Lou, pastichant les albums de Tintin sans commettre de contrefaçon, ni de parasitisme. La société Moulinsart mettait en particulier en avant le droit moral de l’auteur, empêchant théoriquement « les atteintes à l’intégrité de l’oeuvre » et sa « dénaturation« .

On pensait que cette décision avait conforté la parodie dans notre droit, mais la Cour de Justice de l’Union Européenne est intervenue en septembre dernier pour définir les limites de l’exception de parodie par une décision dont la portée est ambiguë et qui revêt une signification particulière au vu des événements qui viennent de se produire.

Appelée  se prononcer sur le détournement de la couverture d’une bande dessinée par un parti d’extrême-droite belge pour véhiculer un message jugé insultant par les ayants droit de l’auteur à propos des musulmans, la CJUE a été obligée d’arbitrer en ces termes entre la liberté d’expression et le principe de non-discrimination :

[…] il y a lieu de rappeler l’importance du principe de non-discrimination fondée sur la race, la couleur et les origines ethniques […] Dans ces conditions, des titulaires de droits […] ont en principe un intérêt légitime à ce que l’oeuvre protégée ne soit pas associée à un tel message.

D’un côté cette décision conforte la parodie parce qu’elle consacre son existence dans le droit de l’Union, d’une manière d’ailleurs un peu plus large que le droit français ne le fait. Mais de l’autre, elle la fragilise également, car elle ouvre la possibilité aux titulaires de droits d’agir contre des détournements de leurs oeuvres véhiculant un message auquel ils ne veulent pas être associés. Ce qui me dérange ici, c’est moins que l’on fixe des limites à la liberté d’expression (ce que j’estime légitime), mais que l’on reconnaisse un pouvoir spécial aux ayants droit par rapport aux autres groupes ayant intérêt à agir pour faire interdire une caricature.

D’ailleurs, un signe explicite des dangers de cette approche, c’est que le site Tintin.com, derrière lequel se trouve la société Moulinsart n’a pas manqué de saluer cette décision de la CJUE par un billet paru le 29 septembre 2014 et intitulé « Parodier Tintin, un art difficile« . Et le texte n’hésite pas d’ailleurs à passer rapidement des parodies discriminatoires à celles qui peuvent choquer par leur caractère érotique ou pornographique :

Au nom de la parodie, un auteur ne pourrait pas tenir des propos discriminatoires, injurieux ou haineux. Cette limite s’impose à tous parodie ou non ! Les parodies sexuelles sont elles aussi périlleuses… Plus délicate est la question des parodies pornographiques ! La subjectivité du juge peut l’emporter. Il peut balayer d’un revers de la main, l’exception de parodie au motif d’un goût douteux de l’œuvre parodique. La parodie peut être considérée à ce point choquante, grossière, offensante et scandaleuse que toute intention d’humour ne peut alors qu’être écartée.

Goût douteux, choquante, grossière, offensante, scandaleuse… On se doute bien que de nombreuses caricatures parues dans Charlie Hebdo pourraient tout à fait faire l’objet de telles accusations et donner prise à des tentatives de censure de la part des ayants droit. Par exemple, la caricature détournant Intouchables dessinée par Charb pourrait très bien être contestée par les titulaires de droits du film en invoquant la nouvelle jurisprudence de la CJUE… Avec quelle issue ?

On le voit les rapports entre la caricature et le droit d’auteur sont complexes et souvent conflictuels. Une des choses qui m’ont le plus choqué ces derniers jours de ce point de vue, c’est le discours prononcé hier par la Ministre de la Culture Fleur Pellerin devant un aréopage de sociétés d’auteurs et d’ayants droit pour les rassurer quant à la position de la France concernant la réforme européenne du droit d’auteur.

Alors que les dessinateurs de Charlie Hebdo n’ont même pas encore été enterrés, Fleur Pellerin commence son discours par un vibrant hommage à la « liberté d’expression » et au « prix infiniment précieux de la création, de la culture, de tout ce que nous devons aux auteurs et aux artistes. » Mais elle continue en exprimant un point de vue ultra-maximaliste du droit d’auteur – hélas très courant en France – avec notamment une remise en cause de l’importance des exceptions dans l’équilibre du système, alors que nous venons de voir le rôle joué par l’exception de parodie dans l’activité de créateurs comme les dessinateurs de Charlie Hebdo :

Enfin, le quatrième sujet qu’il nous faudra aborder est l’accès au savoir et la participation à la culture. La révolution numérique a fait naître des demandes entièrement nouvelles, et auxquelles nous devons trouver des réponses.

Dans le monde de l’éducation, de la recherche ou des bibliothèques, un service public est en train de se réinventer complètement, et les attentes de modernisation du droit d’auteur sont fortes.

Ces attentes du monde de la recherche et de la création telles que la fouille et l’exploration de texte (text and data mining), ou le développement des pratiques transformatives doivent être prises en considération

En revanche, il faut se garder de croire qu’à tout sujet nouveau, il n’y a qu’une réponse pertinente, qui serait la consécration d’une exception nouvelle.

L’exception doit rester rare, et constituer un dernier recours si le régime normal du droit d’auteur ne peut s’appliquer.

[…] La priorité doit être, une fois clarifiée la « doctrine d’emploi » des exceptions, de regarder de très près les demandes de modernisation et d’adaptation des conditions posées par le droit de l’Union, par exemple pour les bibliothèques, la citation ou la parodie.

Par ces mots, la Ministre de la Culture fait référence aux demandes qui s’expriment pour étendre les exceptions de citation ou de parodie afin d’englober les pratiques « transformatives » sur Internet : mashups, remix, détournements en tous genres, qui sont au coeur de la culture numérique. Le rapport Lescure en 2013 avait recommandé d’adapter le droit d’auteur en ce sens, mais le Ministère de la Culture a réussi à temporiser en faisant enterrer cette idée par un rapport réaffirmant en grande partie la doxa juridique française en la matière : No Pasaran Exception ! Et aujourd’hui, on voit que la France va agir de toutes ses forces au niveau européen pour que rien ne bouge d’un iota.

Pourtant les pratiques, elles, débordent déjà de toutes part  ! Et heureusement, l’exception de parodie peut en couvrir certaines. La preuve encore depuis hier avec la myriade des détournements de photographies publiées par le hashtag #JeSuisNico, pour railler la manière dont Nicolas Sarkozy s’est incrusté au premier rang de la photographie des chefs d’États en tête du cortège de la manifestation de dimanche.

Ces détournements-là rentrent bien dans le cadre de l’exception de parodie parce qu’ils se visent à faire rire et à railler, ce qui est un des critères posés par la jurisprudence à la parodie. Et pour boucler la boucle par une très belle mise en abyme, c’est la couverture du numéro d’aujourd’hui de Charlie Hebdo qui a été détournée à son tour, avant même sa parution en kiosque ! Caricature de caricature !

Ce qui est difficilement supportable aujourd’hui, c’est que ce droit de transformer les oeuvres pour faire rire au nom de la liberté d’expression et de création ne soit pas également reconnu pour ceux qui désirent simplement prolonger des oeuvres, rendre hommage et créer à partir d’oeuvres pré-existantes sans se moquer. Le cas de Charlie Hebdo est d’ailleurs assez symptomatique de ce point de vue des blocages engendrés par le numérique : on encense la liberté de détourner pour un média papier, mais on la refuse encore pour le mashup et le remix sur Internet.

Le site Tintin.com se félicite d’ailleurs de la possibilité qu’ont les ayants droit de censurer ces productions transformatives au nom du droit d’auteur:

L’exception de parodie n’autorise pas un détournement de l’œuvre de type mashup graphique ou sous toute autre forme dénué de toute intention railleuse. Ainsi par exemple, les couvertures de Tintin Au Pays de Lovercraft (Howard Philip Lovecraft) réalisées sous le crédit Muzski ne s’inscrivent pas dans le cadre de l’exception de parodie. Les initiatives « créatrices » de type remix, mashup, bootleg, fanfiction, fanfic, hommages, dōjinshi ou autres travaux dérivés, etc… sont en principe soumises au droit d’auteur.

Si la culture libre qui prône la liberté de distribuer (par l’utilisation de l’Internet notamment) et de modifier des œuvres de l’esprit venait à mettre de côté le droit d’auteur, cela nuirait gravement à la création artistique !

Cela nuirait gravement à la création artistique ? On voit clairement avec l’exemple de Charlie Hebdo que les créateurs eux-mêmes ont besoin de ces espaces de respiration que sont les exceptions au droit d’auteur pour pouvoir exercer leur liberté d’expression.

Mimi et Eunice, par Nina Paley, Copyheart. Please copy and share.

Et je terminerai en rappelant que pour écrire ce billet, il m’aura fallu enfreindre 10 fois le droit d’auteur, vu l’étroitesse en France de l’exception de citation, qui n’est pas applicable aux images, même pour un usage complètement non-commercial comme celui qui est ici le mien…


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Domaine public : James Bond et le syndrome de Sherlock

dimanche 11 janvier 2015 à 23:24

Cette année, il va se produire quelque chose d’assez étrange, puisque James Bond va entrer dans le domaine public au Canada, mais pas dans la majorité des autres pays du monde. En effet, l’auteur britannique Ian Fleming est mort en 1964 et la durée du droit d’auteur est fixée au Canada à 50 ans après le décès de l’auteur. Mais cette durée est plus longue dans plusieurs autres pays du monde : l’oeuvre de Ian Flaming ne rentrera ainsi dans le domaine public qu’en 2035 en Angleterre ou en France, voire même seulement en 2049 aux États-Unis.

Couvertures des romans de Ian Fleming mettant en scène James Bond. Image par SchroCat, Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Il n’en reste pas moins qu’au Canada, les droits patrimoniaux sur l’oeuvre de Ian Fleming sont éteints depuis le 1er janvier, ce qui permet par exemple de rééditer librement les douze romans originaux dont les aventures du plus fameux des agents secrets sont tirées. Les choses sont plus complexes en ce qui concerne la numérisation et la mise en ligne de ces mêmes romans sur Internet. En effet si Internet est mondial, l’application du droit d’auteur reste très largement territoriale et l’on a déjà pu constater que cela pouvait générer des situations épineuses, à cause de la durée plus courte du droit d’auteur au Canada. On se souvient par exemple des plaintes de Gallimard face à la mise en ligne d’oeuvres d’Apollinaire, de Gide ou d’Eluard sur Wikisource à partir du Canada, qui avait permis à l’éditeur d’obtenir que ces versions numériques ne soient pas accessibles depuis la France.

Mais ce droit à réutiliser l’oeuvre de Ian Fleming au Canada est en réalité difficile à déterminer, notamment quand on l’applique au personnage même de James Bond. S’il est possible de rééditer les romans, il est beaucoup plus difficile de savoir dans quelle mesure il est permis de faire vivre à James Bond de nouvelles aventures en reprenant le personnage, que ce soit dans un livre, un film, un jeu vidéo ou tout autre forme de création imaginable.

Bons baisers du domaine public (ou pas…)

C’est ce qui ressort de l’intéressant article « What Does It Mean that James Bond Is In The Public Domain In Canada ?« , écrit par Katharine Trendacosta, montrant encore une fois la fragilité et l’indétermination qui affectent la notion de domaine public. En effet, Trendacosta explique que si les romans originaux de Ian Fleming sont bien dans le domaine public au Canada, ce n’est pas encore le cas pour les films ayant porté ces histoires au cinéma. Or dans l’imaginaire collectif, ces films ont très largement contribué à forger l’image de James Bond et certaines caractéristiques de l’univers bondien ont même été introduites par les films à l’occasion du passage sur le grand écran.

Que peut-on faire réellement avec le personnage de James Bond ?

Ainsi Blofeld, le grand méchant des histoires de James Bond à la tête de l’organisation SPECTRE, apparaît dans les films avec un chat blanc, qui est devenu sa « signature » particulière. Mais ce détail figure seulement dans les films et pas dans les livres écrits par Fleming. Il en résulte que si vous reprenez ce chat blanc dans une nouvelle histoire de James Bond que vous voudriez écrire et publier au Canada, il vous portera malheur ! Car vous risqueriez de vous faire accuser de violation du droit d’auteur par EON productions, détenteur des droits sur la franchise.

Il en résulte une situation assez inextricable où il faudrait être en mesure de démêler avec précision ce qui provient des romans et ce qui a été rajouté par les films. C’est ce qu’explique un juriste cité par Katharine Trendacosta :

On peut envisager qu’un titulaire de droits attaque en justice quelqu’un qui écrirait une nouveau livre au Canada en revendiquant une violation du droit d’auteur sur un film. Et l’issue dépendrait de la manière dont les faits seraient présentés et dépeints dans le livre. Si on y retrouve quelque chose qui apparaît uniquement dans les films et pas dans les romans de Fleming, ce serait sans doute un procès difficile à gagner.

Du Magicien d’Oz au « syndrome de Sherlock »

A vrai dire, ce phénomène de « verrouillage » d’une oeuvre du domaine public par des adaptations ultérieures toujours protégées s’est déjà produit. C’est ce qui est arrivé par exemple au Magicien d’Oz, pour lequel le roman de Franck L. Baum est bien dans le domaine public, mais pas le film de la Warner avec Judy Garland, toujours couvert par le copyright. Or en 2013, lorsque Disney a souhaité faire un film se déroulant dans l’univers du Magicien d’Oz, ils ont dû renoncer à produire une adaptation fidèle du roman original, car les risques de violer les droits sur le film ultérieur s’avéraient trop grands. Trop de détails avaient été rajoutés dans le film de la Warner et fini avec le temps par devenir indissociables dans notre imaginaire de la représentation que nous nous faisons du Magicien d’Oz. Du coup, Disney a préféré produire une préquelle de l’histoire avec Le Monde fantastique d’Oz, mais les avocats du studio sont lourdement intervenus lors de l’écriture du scénario pour éviter un procès, au point d’exiger que la couleur de peau d’un personnage ou la coiffure d’un autre soient modifiées !

Couverture de l’édition originale du Magicien d’Oz. Domaine Public. Source : WIkimedia Commons.

Le fait que les « couches successives » ajoutées sur une oeuvre puissent ainsi finir par avoir une incidence négative sur le domaine public me rappelle aussi fortement ce qui a failli arriver au personnage de Sherlock Holmes. Les 60 nouvelles et romans écrits par Conan Doyle mettant en scène le fameux détective de Baker Street sont entrés dans le domaine public, sauf 10 d’entre eux publiés après 1923 (date « butoir » du domaine public aux États-Unis). Les descendants de Doyle ont utiliser ce prétexte pour saisir la justice et essayer de faire en sorte d’empêcher Sherlock Holmes d’entrer dans le domaine public.

Leur raisonnement était tortueux, mais assez ingénieux. Ils avançaient que Conan Doyle avait continué à développer les traits du personnage de Sherlock Holmes dans les 10 romans toujours protégés. Or à leurs yeux, il ne pouvait pas exister « plusieurs » Sherlock et le personnage formait un tout indissociable. Dès lors, bien que les premiers romans étaient bien passés dans le domaine public, le personnage devait rester protégé tant que certains de ses traits le seraient. Les titulaires de droits évoquaient le risque que le Sherlock Holmes soit affecté d’une sorte de « schizophrénie fictionnelle  » si on permettait qu’il développe « plusieurs personnalités« .

Sur la base de ces arguments, les descendants de Doyle ont fait traîner le procès pendant des années en allant jusqu’à demander à la Cour suprême de se prononcer. Celle-ci a finalement refusé de le faire pour entériner la décision des juges inférieurs qui avaient estimé que cette théorie du « personnage indissociable » ne tenait pas et que Sherlock Holmes était bien dans le domaine public.

A vrai dire, ce raisonnement des ayants droits de Doyle était potentiellement redoutable, car s’il avait été retenu par les juges, l’existence même du domaine public aurait été mise en péril. En effet, tant qu’un personnage aurait continué à faire l’objet d’adaptations, les titulaires de droits auraient pu soutenir qu’il était toujours en évolution et s’opposer à ce titre à ce qu’on puisse le réutiliser librement. Mais si l’on regarde bien, ce « syndrome de Sherlock » n’a pas été complètement conjuré, malgré la décision de la justice américaine. On voit bien avec l’exemple de James Bond et celui du Magicien d’Oz comment les adaptations successives d’une oeuvre créent une accumulation de « strates » finissant par rétroagir sur la possibilité de réutiliser un personnage du domaine public, jusqu’à potentiellement le verrouiller à nouveau.

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Personnellement, je pense que c’est plutôt l’inverse qui devrait se produire. Lorsque l’on va puiser dans le domaine public pour créer, c’est lui qui devrait rétroagir sur les couches subséquentes et les « contaminer » juridiquement de façon à ce que les oeuvres dérivées ne puissent pas être complètement verrouillées, au moins pour laisser libre la réutilisation des personnages. Le domaine public s’enrichirait alors au fil de ses réutilisations, plutôt que de finir par être enseveli sous les adaptations qu’il autorise.


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