PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

source: S.I.Lex

⇐ retour index

Les Communs numériques sont-il condamnés à devenir des « Communs du capital » ?

dimanche 24 juin 2018 à 10:19

La semaine dernière, Katherine Maher, la directrice exécutive de la Wikimedia Foundation, a publié sur le site Wired un article assez surprenant, intitulé : «Facebook et Google devraient faire plus pour soutenir Wikipédia». Le point de départ de son raisonnement est de faire remarquer que les contenus de Wikipédia sont de plus en plus utilisés par les géants du numérique, comme Facebook ou Google :

Vous ne réalisez peut-être pas combien Wikipédia est devenu omniprésent dans votre vie quotidienne, mais ses données ouvertes et maintenues de manière collaborative sont réutilisées par des plateformes numériques sur Internet ayant besoin de données sémantisées et structurées. Des assistants personnels comme Siri, Alexa et Google Home utilisent les articles de Wikipédia pour répondre aux questions qui leur sont posées ; Google enrichit les résultats de son moteur de recherche avec des extraits et des données issus de Wikipédia ; Quora utilise les données du projet Wikidata pour lier des sujets entre eux et améliorer les recommandations de ses utilisateurs.

Plus récemment, YouTube et Facebook se sont tournés vers Wikipédia pour une nouvelle raison : faire face aux problèmes engendrés par les Fake News et les théories du complot. YouTube a annoncé qu’ils allaient faire des liens vers des articles de Wikipédia depuis les vidéos conspirationnistes, de manière à donner aux utilisateurs des informations additionnelles (et souvent rectificatives). Et Facebook a mis en place une fonctionnalité réutilisant les contenus de Wikipédia pour donner à ses usagers davantage d’informations à propos des sources qui publient des articles apparaissant dans leur fil d’actualités.

Wikipédia étant de plus en plus sollicitée par des acteurs comme Facebook ou Google, Katherine Maher estime qu’ils devraient contribuer en retour pour aider le projet à garantir sa soutenabilité :

Mais ce travail n’est pas gratuit. Si l’on demande à Wikipédia d’aider à lutter contre les côtés les plus sombres d’internet, comme les théories du complot ou la propagande, alors les Communs ont besoin d’être soutenus de manière continue et à long terme, et ce soutien devrait venir de ceux qui ont le plus intérêt sur le plan financier à ce que notre réseau numérique partagé reste en bonne santé.

Les entreprises qui se reposent sur les standards que nous développons, sur les contenus que nous maintenons, sur la connaissance dont nous prenons soin devraient investir en retour. Et elles devraient le faire sur la base d’engagements significatifs et durables proportionnés à la valeur que nous créons. Après tout, cela constituerait une bonne affaire : garantir la soutenabilité à long terme des Communs signifient qu’ils pourront continuer à être utilisé à l’avenir.

Comme les organisations à but non lucratif qui rendent l’internet possible, nous savons déjà comment défendre nos valeurs. Nous ne devrions pas avoir peur de défendre notre valeur.

Une image qui se moque d’une célèbre phrase de Bill Gates qui avait qualifié de « communiste » le projet Linux. Mais aujourd’hui, c’est le Capital qui produit ou récupère des Communs numériques et peut-être que cela ne devrait pas nous faire rire…

Du problème de soutenabilité des Communs numériques

Il y a quelque chose d’étrange à ce que la directrice de la Fondation Wikimedia tienne ce genre de discours. Wikipédia est en effet un projet ancré dans la philosophie du Libre et placé sous une licence (CC-BY-SA) qui autorise les réutilisations commerciales, sans discriminer les acteurs qui les opèrent selon qu’ils soient petits ou gros. La clause de partage à l’identique (SA pour Share Alike) implique que les créations dérivées réalisées à partir des contenus de Wikipédia soient reversées sous la même licence, mais elle n’interdit en rien les réutilisations commerciales. Pour les données de Wikidata, les choses vont même plus loin encore vu que ce projet est placée sous licence CC0 et n’impose aucune condition à la réutilisation, pas même la mention de la source.

Donc si l’on s’en tient au plan strictement juridique, des acteurs comme Facebook ou Google sont fondés à puiser dans les contenus et données des projets Wikimedia pour les réutiliser à leurs propres fins, sans avoir à contribuer financièrement en retour. S’ils le font, cela ne peut être que sur une base purement volontaire et c’est la seule chose que peut espérer Katherine Maher avec sa tribune : que ces entreprises deviennent des mécènes en versant des sommes d’argent à la Wikimedia Foundation. Google l’a d’ailleurs déjà fait par le passé, en 2010 notamment avec un don de 2 millions de dollars et encore 1 million de dollars l’an dernier. Facebook, Apple, Microsoft et Google ont également mis en place une politique au terme de laquelle ces entreprises s’engagent à verser à la Fondation Wikimedia la même somme que celle que lui donnent leurs employés à titre individuel.

Faudrait-il que les géants du numérique fassent davantage et qu’ils prennent en charge de manière significative la soutenabilité à long terme du Commun numérique que représente Wikipédia ? Cette question renvoie à celle de la réciprocité pour les Communs, qui est à la fois absolument essentielle et très ambivalente. Si on élargit la perspective aux logiciels libres, force est de constater que ces Communs sont devenus une infrastructure essentielle sans laquelle Internet ne pourrait plus fonctionner aujourd’hui (90% des serveurs dans le monde tournent sous Linux, 25% des sites internet utilisent WordPress, etc.). Mais beaucoup de ces projets souffrent d’un problème de maintenance et de financement, car leur développement repose sur des communautés dont les moyens sont sans rapport avec l’importance des ressources qu’elles mettent à disposition du monde entier. C’est ce que montre très bien l’ouvrage « Sur quoi reposent nos infrastructures numériques ? Le travail invisible des faiseurs du web » signé par Nadia Enghbal :

Aujourd’hui, la quasi-totalité des logiciels couramment utilisés sont tributaires de code dit « open source », créé et maintenu par des communautés composées de développeurs et d’autres talents. Ce code peut être repris, modifié et utilisé par n’importe qui, entreprise ou particulier, pour créer ses propres logiciels. Partagé, ce code constitue ainsi l’infrastructure numérique de la société d’aujourd’hui… dont les fondations menacent cependant de céder sous la demande !

En effet, dans un monde régi par la technologie, qu’il s’agisse des entreprises du Fortune 500, du Gouvernement, des grandes entreprises de logiciel ou des startups, nous sommes en train d’accroître la charge de ceux qui produisent et entretiennent cette infrastructure partagée. Or, comme ces communautés sont assez discrètes, les utilisateurs ont mis longtemps à en prendre conscience.

Tout comme l’infrastructure matérielle, l’infrastructure numérique nécessite pourtant une maintenance et un entretien réguliers. Face à une demande sans précédent, si nous ne soutenons pas cette infrastructure, les conséquences seront nombreuses.

Cette situation correspond à une forme de Tragédie des Communs, mais d’une nature différente de celle qui peur frapper les ressources matérielles. En effet, les ressources immatérielles, comme les logiciels ou les données, ne peuvent par définition être surexploitées et elles prennent même de la valeur à mesure qu’elles sont plus utilisées. Mais la Tragédie peut par contre frapper les communautés qui participent au développement et à l’entretien de ces Communs numériques. Lorsque le noyau des individus-contributeurs se réduit et que leurs forces s’épuisent, les ressources informationnelles perdent en qualité et peuvent finir par s’étioler.

La progression des « Communs du Capital »

Les acteurs marchands ont bien conscience de ce problème et lorsque leur activité dépend d’un Commun numérique, ils finissent généralement par contribuer à son entretien en retour. L’exemple le plus connu à cet égard est celui du logiciel Linux, souvent cité à juste titre comme une des plus belles réalisations du Libre. Véritable clé de voûte de l’environnement numérique, Linux a fini par être intégré dans la stratégie de grandes entreprises comme IBM, Samsung, Intel, RedHat, Oracle et bien d’autres encore (y compris aujourd’hui Microsoft, Google, Amazon ou Facebook). Développé à l’origine comme un projet communautaire sur la base de contributions de développeurs bénévoles, Linux a profondément changé de nature avec le temps : ce sont aujourd’hui plus de 90% des contributions au logiciel qui sont assurées par des développeurs professionnels rémunérés par des entreprises. La Tragédie des Communs « par épuisement » qui menace beaucoup de projets Open Source a donc été conjurée en ce qui concerne Linux, mais uniquement en « ré-internalisant » les contributeurs sous la forme d’employés.

Principaux contributeurs à Linux en 2017. Les contributeurs individuels bénévoles (none) ne représentent plus que 7,7% des participants au projets…

Or cette situation est parfois dénoncée comme une dégénérescence des projets contributifs qui deviendraient au fil du temps des « Communs du capital » ou des « pseudo-Communs du capital », comme l’expliquait par exemple Christian Laval dans une tribune :

Les grandes entreprises créent des communautés d’usagers ou de consommateurs pour en tirer des avis, des opinions, des suggestions, des améliorations techniques. C’est ce que nous appelons les « pseudo-communs du capital ». Le capital est capable d’organiser des formes de coopération et de partage à son profit. Ce qui est d’une certaine façon la preuve indirecte et paradoxale de la fécondité du commun, de sa capacité créatrice et productive. C’est un peu la même chose qui avait permis le décollage industriel au XIXe siècle, quand le capitalisme a organisé la coopération ouvrière dans les usines et l’a exploitée à son profit.

Si cette critique peut tout à fait légitimement être adressée à des acteurs comme Uber ou AirBnB qui détournent et capturent pour leurs propres intérêts les dynamiques collaboratives, elle est plus difficile à adresser à un projet comme Linux. Car les grandes entreprises qui contribuent au développement du logiciel par le biais de leurs salariés n’ont pas changé la licence (GNU-GPL) sous laquelle la ressource est placée. Ce qui signifie qu’elles ne peuvent à aucun moment revendiquer d’exclusivité qui viendrait remettre en cause les droits d’usage partagés permettant à n’importe quel acteur, commercial ou non, d’utiliser Linux. Il n’y a donc pas au sens propre d’appropriation du Commun ou de retour d’une enclosure.

Par contre, il est évident qu’un projet qui dépend à plus de 90% des contributions de développeurs salariés par de grandes entreprises n’est plus « autogouverné » au sens où on l’entend dans la théorie des Communs. Certes, la gouvernance du projet revient toujours formellement à la communauté des développeurs s’appuyant sur la Linux Foundation. Mais on peut penser que le poids des intérêts des corporations se fait nécessairement sentir, ne serait-ce que par le biais des liens de subordination pesant sur les développeurs salariés. Cet état structurel de dépendance économique vis-à-vis de ces firmes fait bien de Linux un « Commun du capital », bien qu’il n’en soit pas pour autant complètement capturé et qu’il garde une certaine autonomie relative.

Comment garantir l’indépendance des Communs numériques ?

Pour un projet comme Wikipédia, les choses seraient sans doute différentes si des firmes comme Google ou Facebook répondaient à l’appel lancé par Katherine Maher. Car la communauté des Wikipédiens a fixé des règles strictes concernant les contributions rémunérées qui font que l’on ne verra sans doute jamais 90% des contenus produits par des employés. La contribution en retour des entreprises se ferait vraisemblablement par le biais de versement en argent à la Wikimedia Foundation. Or la dépendance économique ne serait pas moins forte, alors que jusqu’à présent, Wikipédia assure son indépendance en recourant essentiellement à des dons individuels pour couvrir les coûts liés à l’entretien des infrastructures du projet. Cette dépendance économique aurait sans doute vite fait de se transformer en une dépendance politique, ce qui a d’ailleurs déjà été reproché à la Wikimedia Foundation qui a parfois compté dans son board un nombre important de personnalités ayant des liens directs ou indirects avec Google, au point de générer de fortes tensions avec la communauté. C’est aussi ce que l’on reproche parfois à la Mozilla Foundation à l’origine du navigateur Firefox et dont la dépendance aux financements de Google a pu lui attirer des critiques assez virulentes et des doutes quant à certains de ses choix stratégiques.

Au final, cette question de l’état de dépendance économique des Communs numériques est relativement généralisée et il est en réalité peu de projets libres ayant acquis une ampleur importante qui ne soit pas devenu peu ou prou des « Communs du Capital ». Cet effet de capture risque d’être encore accentué par le fait que les communautés du logiciel libre se sont placées elles-mêmes dans une situation de fragilité en recourant pour se coordonner à des infrastructures qui peuvent être facilement capturées par le Capital. C’est précisément ce qui vient de se passer avec le rachat de GitHub par Microsoft pour 7,5 milliards de dollars. Certains ont pu saluer le fait que cette acquisition traduisait une évolution – réelle – de la stratégie de Microsoft vers l’Open Source et qu’elle serait même le signe que «le logiciel libre a gagné», comme on l’entend dire parfois.

Microsoft était déjà la firme qui consacre le plus d’emplois salariés au développement de logiciels en Open Source (devant Facebook…).

Mais on peut sérieusement en douter, car si les logiciels libres ont bien acquis une dimension infrastructurelle aujourd’hui, au point que même un acteur historique du logiciel propriétaire comme Microsoft ne peut plus les ignorer, les communautés qui les développent n’ont toujours pas les moyens de leur indépendance, que ce soit à titre individuel (puisque les développeurs salariés par de grandes entreprises sont majoritaires) ou collectif (puisque beaucoup de logiciels libres dépendent de plateformes comme GitHub pour leur développement). Paradoxalement, Microsoft a pris au sérieux les mots d’ordre du Coopérativisme de plateformes qui insiste sur l’importance de redevenir propriétaire des moyens de production dans l’environnement numérique pour être en mesure de créer de véritables alternatives. Microsoft étant devenu au fil du temps un des principaux utilisateurs de GitHub pour développer son propre code, il a logiquement racheté la plateforme pour en devenir le maître. Pendant ce temps – et c’est quelque part d’une grinçante ironie-, Trebor Scholtz – un des initiateurs avec Nathan Schneider du mouvement du Coopérativisme de Plateformes – a accepté un financement d’un million de dollars de la part de Google pour développer ses projets. Cela revient à se placer d’emblée dans la dépendance d’un des principaux acteurs du capitalisme de surveillance, en compromettant gravement au passage tout espoir de bâtir des alternatives véritables…

On peut se demander si Microsoft n’a pas mieux compris les principes du Coopérativisme de Plateformes que Trebor Scholtz lui-même, qui en est pourtant le créateur !

Pour le coup, Wikipédia possède à l’endroit de ses infrastructures une résilience plus forte, car la Wikimedia Foundation ne gère que les serveurs sur lesquels les contenus de l’encyclopédie collaborative sont hébergés, sans avoir de titre de propriété sur eux du fait de la licence libre sous laquelle ils sont placés. GitHub a pu être racheté, car il s’agissait d’une entreprise commerciale classique, là où la Wikimedia Foundation ne pourrait pas se revendre, quand bien même des acteurs comme Google ou Apple lui feraient une offre en ce sens. Il n’en reste pas moins que l’appel à des financements de Google ou Facebook que lance Kathrina Maher risque de fragiliser Wikipédia plus qu’autre chose et j’ai du mal à y voir quelque chose de positif pour les Communs. D’une certaine manière, je dirais même que ce genre de propositions participent de la dilution progressive de la notion de Communs à laquelle on assiste parfois aujourd’hui. On l’a vu récemment avec le sommet « Tech For Good » organisé à Paris par Emmanuel Macron, en invitant des acteurs comme Facebook ou Uber à discuter de leur contribution « au bien commun ». Cette approche n’est finalement pas si différente de celle de Kathrina Maher qui demande à ce que Facebook ou Google participent au financement du projet Wikipédia sans pouvoir le leur imposer. Dans les deux cas ce qui est très dérangeant, c’est que l’on régresse à l’ère du paternalisme industriel, tel qu’il avait cours à la fin du XIXème siècle, lorsque les grands capitalistes lançaient sur une base purement volontaire des « bonnes oeuvres » pour compenser par la philanthropie les dégâts humains et sociaux causés par une économie de marché débridée.

Se donner les moyens d’imposer au Capital une réciprocité pour les Communs

Les Communs sont condamnés à devenir de simples « Communs du Capital » s’ils ne se donnent pas les moyens de se reproduire de manière autonome sans dépendre de la générosité calculée des grandes entreprises qui trouveront toujours par là un moyen de les instrumentaliser et de les vider de leur capacité à constituer une réelle alternative. Une association comme Framasoft l’a bien compris qui après son programme « Dégooglisons Internet » visant à créer des outils permettant aux internautes de rompre leur dépendance aux GAFAMs a enchaîné avec la campagne Contributopia. Celles-ci vise à sensibiliser le public à la nécessité de créer un écosystème de contribution garantissant, à la fois pour les contributeurs individuels et pour les projets collectifs, les conditions de la soutenabilité à long terme. On le voit par exemple en ce moment avec la campagne de financement participatif organisée pour booster le développement de PeerTube, logiciel permettant de mettre en place une architecture distribuée pour la diffusion des vidéos qui pourrait à terme constituer une alternative crédible à YouTube.

Mais avec tout le respect que je dois à Framasoft, il me semble que l’approche « libriste » classique reste engluée dans de graves contradictions, dont l’article de Kathrina Maher est aussi une manifestation. Car comment dans le même temps lancer un programme comme « Dégooglisons Internet » qui fustige le modèle du Capitalisme de surveillance et continuer à défendre des licences qui ne permettent pas de discriminer selon la nature des acteurs qui réutilisent des ressources développées par des communautés comme des biens communs ? Il y a là une schizophrénie tenant à une certaine forme d’aveuglement qui a toujours marqué la philosophie du Libre quant à son appréhension des questions économiques. C’est ce qui provoque en retour le malaise – en partie compréhensible – de Kathrina Maher à voir les contenus et données de Wikipédia réutilisés par des acteurs comme Facebook ou Google qui sont à l’origine de la centralisation et de la marchandisation d’Internet…

Pour sortir de ces contradictions de plus en plus problématiques, il faut se donner les moyens de défendre la sphère des Communs numériques sur une base beaucoup plus ferme que ne le permettent les licences libres aujourd’hui. C’est ce qu’essaient de réaliser les acteurs qui promeuvent des « licences à réciprocité renforcée » qui interdiraient aux entités commerciales lucratives de réutiliser des ressources communes ou qui leur imposeraient un financement en retour. On voit ce type de propositions chez un projet comme CoopCycle par exemple, alternative solidaire à Deliveroo ou Uber Eats, qui refuse que son logiciel soit réutilisé par des entités commerciales qui ne respecteraient pas les valeurs sociales dont il est porteur. Le but de cette nouvelle approche, défendue notamment par Michel Bauwens, est de protéger une « Économie des Communs » en lui permettant de défendre son indépendance économique et d’éviter justement qu’elle ne soit petit à petit colonisée et récupérée en « Communs du Capital ».

Avec un projet comme celui des CHATONS, un acteur comme Framasoft n’est plus si loin d’embrasser une telle approche, car pour développer son réseau d’hébergeurs alternatifs, une charte a été rédigée comportant des conditions relatives à la finalité sociale des entreprises participant à l’opération. C’est un premier pas dans le rapprochement entre le Libre et l’ESS, qui se dessine aussi à travers un projet comme «Plateformes en Communs», visant à créer une coalition d’acteurs se reconnaissant à la fois dans le Coopérativisme de plateformes et les Communs. Il n’y aurait sans doute plus tellement de chemin à faire pour que ces rapprochements soient plus étroits et débouchent sur une clarification des contradictions qui affectent toujours le Libre.

Ne nous y trompons pas : je ne suis pas en train de dire que des acteurs comme Facebook ou Google ne devraient pas payer pour participer au développement de projets libres. Mais contrairement à Kathrina Maher, je pense que cela ne doit surtout pas se faire sur une base volontaire, car ces donations ne feront que renforcer le pouvoir des grandes plateformes centralisées en hâtant la transformation des Communs numériques en « Communs du Capital ». Si Google et Facebook doivent payer, ils doivent y être obligés, de la même manière que les capitalistes industriels ont fini par être obligés de contribuer au financement de l’État social en payant des cotisations obligatoires. Ce modèle est à réinventer aujourd’hui et on pourrait imaginer des États – ou mieux encore l’Union européenne – soumettant les grandes plateformes à l’impôt pour financer un droit social à la contribution ouvert aux individus. Ce serait un moyen d’aller vers cette « société de contribution » que Framasoft appelle de ses voeux, en se donnant les moyens d’en faire un au-delà du capitalisme de surveillance, qui saura autrement très bien inféoder les Communs à sa propre logique et neutraliser leur potentiel émancipateur.

Daniel Buren contre le Street Art (ou la trahison du droit moral)

samedi 16 juin 2018 à 13:20

A la fin du mois dernier, on apprenait que Daniel Buren a exigé le retrait d’une oeuvre de Street Art installée temporairement dans la cour du Palais royal, où se situent les fameuses colonnes sur lesquelles une partie de la renommée de cet artiste s’est construite. Le street artist Le Module de Zeer avait placé sur la colonnade prolongeant les alignements de la cour des motifs à bandes noires horizontales qui répondaient aux rayures verticales des colonnes de Buren.

Vertical vs horizontal. L’oeuvre de la discorde…

Daniel Buren n’a pas apprécié ce geste, qui s’inscrivait dans le cadre d’une manifestation organisée par le Ministère de la Culture pour mettre en valeur l’art urbain et qui devait durer jusqu’au 10 juin. Il a demandé le retrait de l’installation, en faisant valoir une violation de son droit moral, c’est-à-dire la protection que lui confère le droit d’auteur contre les « atteintes à l’intégrité » de son oeuvre et à la « dénaturation de son esprit ». Le Ministère a rapidement obtempéré en déclarant qu’il était «le ministère de la propriété intellectuelle et artistique, donc du droit moral des auteurs et créateurs» (sic).

J’étais déjà extrêmement mal à l’aise avec l’issue de cette histoire, mais j’ai compris exactement pourquoi en faisant la comparaison avec une autre affaire impliquant du Street Art, dont le dénouement a eu lieu en février dernier. Des graffeurs ont réussi à faire valoir leur droit moral devant un tribunal américain et à obtenir le versement de 6 millions de dollars d’indemnités de la part d’un promoteur immobilier pour avoir détruit le mythique immeuble 5Pointz de New York, sur lequel figuraient leurs créations.

L’immeuble 5Pointz à New York, considéré pendant 25 ans comme « la Mecque du graffiti » où tous les grands noms de l’art urbain ont produit des oeuvres. Par Ezmosis. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Contrairement à ce que l’on raconte un peu trop souvent en France, le droit moral existe aux Etats-Unis, mais seulement pour les oeuvres d’art visuel suite à une loi VARA adoptée en 1990. Or si le droit moral consiste à protéger la personne de l’auteur à travers son oeuvre, je trouve que le tribunal américain lui a parfaitement fait jouer son rôle, tandis que la manière dont le Ministère s’est incliné sans discussion face aux exigences de Daniel Buren constitue au contraire une trahison de la signification du droit moral.

On peut même dire que la seule chose qui a été réellement « dénaturée » dans cette affaire, c’est l’esprit du droit moral. Mais pour le comprendre, il faut voir que le droit moral joue en réalité le rôle d’un droit social pour les créateurs, en protégeant leur indépendance dans leurs relations avec des puissances qui pourraient chercher à les subordonner. C’est cette fonction qui fonde la légitimité du droit moral et ce qui provoque des abus lorsque des artistes, comme Buren, l’invoque au contraire pour abuser d’une position de pouvoir. 

Comprendre la « fonction sociale » du droit moral

Les juristes français ont fait du droit moral une sorte de notion « métaphysique » – et même « quasi-mystique » – à partir de conceptions romantiques héritées du XIXème siècle. L’oeuvre serait un prolongement de la personnalité de l’auteur et de son génie propre, et elle servirait à celui-ci de réceptacle, y compris après la mort du créateur. Cette construction a en réalité surtout une fonction idéologique, car la perpétuité et imprescriptibilité du droit moral permettent de rapprocher le droit d’auteur du droit de propriété sur les biens matériels, qui est lui aussi sans limite dans le temps.

Pourtant, c’est une autre caractéristique du droit moral qui permet d’en saisir la fonction véritable. Le droit moral est en effet « inaliénable », au sens où l’auteur ne peut valablement le céder à un tiers par le biais d’un contrat. Même si l’auteur accepte une clause ayant pour effet de céder tout ou partie de son droit moral, celle-ci est réputée nulle et non avenue et l’auteur ne pourra être tenu de la respecter. C’est ce qui fait qu’en France, les contrats de « nègre littéraire » (ghost writing, en anglais) sont sans valeur, car un auteur qui écrit un livre pour une autre personne garde toujours la possibilité de faire valoir sa qualité d’auteur, y compris s’il s’est engagé par contrat à ne pas le faire. Cela reviendrait autrement à lui faire abdiquer son droit à la paternité de l’oeuvre (règle fixée dès le XIXème siècle dans l’affaire ayant opposé Alexandre Dumas à son « collaborateur », Auguste Maquet).

Dans un contexte où un auteur est en relation avec un intermédiaire économique, le droit moral garde tout son sens, et notamment le droit au respect de l’intégrité de l’oeuvre. On en voit bien l’intérêt notamment par rapport aux Etats-Unis dans les secteurs comme l’audiovisuel, où le droit moral n’existe pas. C’est ce qui fait par exemple que le final cut d’un film (pouvoir d’arrêter le montage définitif) n’appartient pas au réalisateur, mais au producteur. On voit même parfois dans les grosses productions hollywoodiennes, type films Disney, des cas où un réalisateur est subitement débarqué d’un tournage pour cause de désaccord avec les producteurs et la finalisation confiée à une autre personne (exemple récent avec le spin-off Han Solo).

(Ci-dessous les nombreuses versions de Blade Runner, liées au fait que Ridley Scott a mis des années à récupérer ses droits pour pouvoir produire le film qu’il voulait vraiment réaliser. Il aura fallu pour cela qu’il se libère de son état de dépendance économique vis-à-vis des studios pour monter sa propre boîte de production. J’en avais parlé ici). 

Le caractère inaliénable du droit moral à la française protège les créateurs de ce genre d’atteinte à leur liberté artistique, et c’est en cela que je dis que le droit moral remplit la fonction d’un droit social. En effet, il s’agit de protéger la liberté du créateur dans le cadre d’une relation déséquilibrée avec un intermédiaire (producteur, éditeur, etc.) plus puissant que lui. Malgré l’état de dépendance économique dans laquelle l’auteur se trouve vis-à-vis de cet agent, le droit moral vient empêcher que leur relation ne se transforme en un lien de subordination. En pratique, on sait bien qu’un rapport de forces existe toujours entre l’éditeur ou le producteur et l’auteur, mais au moins le droit moral donne-t-il à ce dernier une prérogative pour défendre juridiquement l’indépendance de son travail de création.

Quand Buren trahit l’esprit du droit moral

Si telle est la fonction du droit moral, alors force est de constater que Daniel Buren a utilisé le sien face au Module de Zeer d’une manière qui en trahit complètement l’esprit. En s’appuyant sur une conception très discutable de « l’atteinte à l’intégrité de l’oeuvre », Buren a en réalité instrumentalisé le droit moral pour exercer lui-même un pouvoir de subordination sur un autre artiste, en bridant sa capacité de création. Sachant que vu sa notoriété, c’est bien Buren ici qui était en position de force, face à un confrère au statut moins assuré.

Ce genre d’attitude est d’autant plus choquante que Buren lui-même n’avait réussi à sauver ses fameuses colonnes qu’en réussissant à faire valoir son droit moral contre l’Etat. « Les deux plateaux » – véritable nom de l’oeuvre que l’on appelle « les colonnes de Buren » – a en effet soulevé à la fin des années 80 une énorme polémique à propos de leur mérite esthétique, au point de menacer la réalisation du projet. Commandées par Jack Lang, leur construction avait été remise en cause par le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac, qui avait menacé d’interrompre le chantier. C’est en brandissant son droit moral par le biais d’un recours en référé que Daniel Buren a réussi à sauver son oeuvre de la destruction et dans ce cas, on peut dire que le droit moral a bien rempli sa fonction sociale de protection de l’indépendance de l’auteur face à plus puissant que lui, ici en l’occurrence le commanditaire.

Or vis-à-vis du Module de Zeer, cette fonction sociale est absente, et on aboutit même à un résultat profondément « anti-social ». Buren fait un usage discrétionnaire du droit moral en prétendant que l’installation des bandes horizontales à proximité de ses colonnes constitue une « atteinte à leur intégrité ». Mais l’intégrité physique des colonnes n’a été à aucun moment compromise et si l’effet visuel de l’ensemble a pu être modifié, ce n’est que d’une manière temporaire. Par ailleurs, parler de « dénaturation » de l’oeuvre est extrêmement contestable, car Buren a procédé exactement de la même façon lors de la construction originale des colonnes qu’il a inscrites dans la géométrie de la cour du Palais royal pour produire un effet esthétique. Le Module de Zeer n’a donc pas « dénaturé » l’esprit de l’oeuvre de Buren, mais il lui a répondu en jouant pareillement sur la géométrie et les couleurs pour les faire entrer en résonance.

Image par Ros K. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Donc Buren trahit l’esprit du droit moral, car il fait jouer cette prérogative pour s’approprier l’espace public autour de son oeuvre, qui par définition ne lui appartient pas et qui, en tant que bien public, devrait rester « affecté à l’usage de tous » et c’est cela que le Ministère de la Culture aurait dû défendre, au lieu de se proclamer servilement « Ministère du droit moral » en oubliant qu’il est celui de la création !

La bataille du 5Pointz et la « fonction sociale de la propriété »

Il est intéressant de rapprocher cette nouvelle « Affaire Buren » du cas que je citais au début de ce billet de cet immeuble new-yorkais dont des street artists sont parvenus à contester la destruction en justice. Dans les années 90, un promoteur immobilier du nom de Jerry Wolkoff décida de mettre à disposition d’artistes un bâtiment vétuste qu’il possédait dans le quartier de Long Island. Celui-ci fut bientôt littéralement recouvert de graffitis et au début des années 2000, il avait acquis une renommée mondiale sous le nom de 5Pointz.

La façade du 5Pointz en 2011. Image par YoungKing11. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Mais la présence de ce lieu dédié à l’art urbain fit évoluer le quartier autour de lui, en donnant de la valeur aux terrains, si bien que le promoteur annonça dans les années 2010 son intention de reconvertir l’immeuble en complexe d’appartements. Certains artistes se mobilisèrent alors pour tenter de racheter le bâtiment, mais son prix avait tellement grimpé qu’il rendait cette opération de sauvetage impossible. Une nuit en 2013, Wolkoff fit repeindre en blanc les graffitis qui ornaient la façade du bâtiment, espérant mettre fin par là aux protestations en faisant disparaître leur objet. Mais c’est l’inverse qui se produisit et 44 artistes l’attaquèrent en justice pour violation de leur droit moral liée à la destruction des oeuvres.

Ce procès soulevait une très intéressante question de droit quant à l’articulation de deux types de propriété : la propriété matérielle dont Jerry Wolkoff était titulaire sur l’immeuble et la propriété sur les oeuvres dont pouvaient se revendiquer les graffeurs. Finalement en février dernier, un tribunal fédéral a estimé que la destruction unilatérale des graffitis constituait bien une atteinte au droit moral des artistes, avec 6,7 millions de dollars à verser pour le promoteur à titre de compensation (150 000 dollars par oeuvre).

Il me semble que le droit moral a joué ici également le rôle légitime d’un droit social, comme j’ai essayé de le montrer plus haut. On n’était pas exactement dans le cas où un artiste est engagé dans un rapport contractuel avec un intermédiaire économique, mais il y avait bien un état de dépendance de créateurs vis-à-vis d’un tiers qui était en mesure de faire jouer son droit de propriétaire comme un lien de subordination. Le droit moral a ici servi à attester que cette subordination constituait un abus de pouvoir entraînant un droit à réparation, à défaut d’être en mesure de reconstituer l’intégrité des oeuvres détruites.

L’issue de ce procès fait penser à la notion de « fonction sociale de la propriété », développée au début du XXème siècle par le juriste français Léon Duguit. Il affirmait que le droit de propriété devait être compris comme une fonction sociale, signifiant par là qu’un propriétaire est certes dotées de prérogatives, mais que celles-ci ne devraient être ni arbitraires, ni illimitées, car la propriété implique autant de devoirs que de droits. Dans le cas du 5Pointz, c’est l’usage du droit d’abusus qui était contesté au propriétaire de l’immeuble, au nom de la signification sociale que ce bien avait pris du fait de l’activité artistique associée.

***

Il me semble que cette grille de lecture est précieuse pour repenser le rôle du droit moral dans le secteur de la création et éviter qu’il ne soit détourné de son esprit. Si on s’éloigne de la question du Street Art, il me paraît juste de protéger un écrivain dans le cadre de sa relation avec l’éditeur pour éviter que celui-ci essaie de le subordonner. Mais cette « fonction sociale du droit moral » est dévoyée si ce même écrivain l’utilise pour empêcher ses lecteurs d’écrire des fanfictions s’inscrivant dans son univers. De la même façon, Buren était fondé à utiliser son droit moral lorsqu’il s’agissait de protéger sa démarche des abus de pouvoir de l’Etat. Et il a eu raison également de l’invoquer plus tard pour que l’Etat entretienne et restaure le monument dont l’état s’était détérioré. Mais il perd toute légitimité à le faire s’il retourne ce droit moral contre la liberté d’un autre créateur en s’arrogeant au passage un droit de propriété sur l’espace environnant son oeuvre.

L’issue de l’affaire du 5Pointz n’est d’ailleurs pas non plus complètement satisfaisante de ce point de vue. Car on peut imaginer que donner un pouvoir absolu de contrôle à des Street Artists puisse aussi dégénérer en abus et en tentative d’appropriation de l’espace environnant. L’élément essentiel à prendre en compte ici est celui de l’art s’inscrivant dans l’espace public, lequel théoriquement devrait « appartenir à tous », dans un esprit de conciliation des usages garanti par une discussion collective. J’avais parlé en janvier dernier des écrits de deux juristes italiens qui proposent de repenser le Street Art comme un bien commun, avec une gouvernance associée. C’est une piste qui me paraît intéressante, d’autant plus qu’elle se combinerait sans doute parfaitement avec une redéfinition du droit moral sous la forme d’un droit social.

 

 

 

 

 

 

Protection sociale des données personnelles et mobilisation de la société civile

jeudi 14 juin 2018 à 08:36

Le 2 mai dernier, l’IAE (Institut d’Administration des Entreprises) de Paris organisait une conférence intitulée « Economie digitale : quand la société civile s’organise ». Philippe Eynaud, professeur en gestion travaillant sur l’apport des technologies de l’information au secteur associatif et coopératif, nous avait invités – Laura Aufrère et moi-même – à présenter les grandes lignes de notre article «Pour une protection sociale des données personnelles», en creusant les liens avec la question de la mobilisation de la société civile autour des enjeux de protection de la vie privée.

Vous trouverez ci-dessous la vidéo de cette intervention (merci à l’IAE pour la captation et le montage !)

Vous pourrez également visionner deux autres interventions qui ont eu lieu au cours de cette soirée : une présentation du projet Plateformes en Communs (auquel je participe également au sein de La Coop des Communs) et une autre du projet Coopcycle, alternative solidaire à des entreprises comme Deliveroo ou Uber Eats. 

Sur le même sujet, j’en profite pour poster un autre contenu. Le 29 mars dernier, j’ai été invité à intervenir lors du colloque « 40 ans de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés : quel bilan ? » organisé au Sénat par la CNIL. Voici ci-dessous la transcription de l’allocution que j’ai tenue, en réponse à la question qui était posée aux participants de la première table-ronde : « La loi Informatique et Libertés a-t-elle tenu ses promesses ? ».

On nous avait demandé de traiter la question suivante : la loi de 1978 a-t-elle tenu ses promesses ? C’était déjà un sujet intéressant lorsque l’invitation à ce colloque m’est parvenue, il y a quelques semaines – notamment avec l’entrée en vigueur prochaine du RGPD -, mais cela l’est d’autant plus dans le contexte de l’affaire Cambridge Analytica qui provoque les remous que l’on sait et a mis un violent coup de coup de projecteur sur les tensions que le régime juridique de protection des données subit actuellement.

Concernant les grands principes de la loi de 1978, et notamment la conception de la protection de la vie privée dans la loi de 1978, je vais commencer par relire le premier article du texte, dont Gérard Larcher a déjà lu la première phrase : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée ni aux libertés individuelles ou publiques. Toute personne dispose du droit de décider ou de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel les concernant. »

Je crois que nous serons tous d’accord pour saluer la dimension personnaliste de la loi de 1978, cette inspiration humaniste qui rattache la protection des données personnelles aux Droits de l’Homme et qui conçoit la vie privée comme un droit fondamental de la personne.

40 ans après, cet esprit de la loi de 1978 est en train de se transmettre au RGPD et ces principes vont devenir le socle de la protection des données en Europe. Mais on ne peut pas échapper à un sentiment de profond décalage par rapport au sentiment d’une perte de contrôle liée notamment au développement de l’environnement numérique. Ce droit de décider et de contrôler les usages paraît bien difficile à saisir, face à un scandale comme celui de Cambridge Analytica. Certains comparent cette affaire à une catastrophe industrielle comme celle de Tchernobyl, sauf que c’est un nuage de données personnelles qui est en train de se répandre dans l’environnement numérique. Mais même si l’on prend du recul par rapport à cette actualité, on se rend compte que le problème vient d’une évolution du concept même de vie privée, qui a profondément changé depuis 40 ans, notamment du fait des formes de sociabilité qu’engendre l’environnement numérique. En 1978 après l’affaire SAFARI, la vie privée qui était conçue comme une sphère d’autonomie individuelle devant être protégée contre les intrusions extérieures que pourraient subir les personnes. On pensait en premier lieu à l’intrusion des Etats et à celle des entreprises, et la protection des données était essentiellement vue comme une protection contre un fichage abusif qu’un tiers pouvait venir exercer de l’extérieur. C’est l’équivalent de la « liberté autonomie » de Benjamin Constant, la liberté des Modernes face à la liberté des Anciens qu’il définissait comme une « liberté de participation ».

Aujourd’hui, on assiste à une sorte d’inversion et les Modernes sont redevenus quelque part des Anciens. Ils exercent leur vie privée comme une forme de participation, que les réseaux numériques leur permettent d’exercer. La vie privée ne peut plus être dissociée d’une vie sociale. Les individus en ligne utilisent leurs données pour se lier aux uns et autres, former des communautés et se rattacher à ce qu’on appelle le « graphe social », le réseau des relations unissant les individus auquel tout le monde veut se raccrocher.

Les réseaux numériques mettent en lumière cette dimension sociale de la vie privée qui a toujours existé. La vie privée a toujours été enchâssée dans une vie amicale, familiale, amoureuse, professionnelle, territoriale, citoyenne. Et concevoir la vie privée comme séparable de la vie sociale était peut-être une illusion d’optique à laquelle la loi de 1978 avait déjà succombé. L’affaire Cambridge Analytica nous l’a rappelé de manière assez saisissante, car on voit bien que cette entreprise cherchait en fait à obtenir de la part des individus des portions du graphe social dont chaque personne constitue un nœud, et elle les a obtenues en versant quelques dollars à des individus pour qu’ils lui remettent les informations liées à leur réseau. Jacques-François Marchandise, de la FING, a commenté cette affaire en disant : « Mes données personnelles ne sont pas seulement les miennes. Quand je les partage sur Facebook, j’engage aussi ma famille, mes amis, mes employés. Cette affaire montre que nos données ont un impact collectif ».

Cette dimension collective n’est pas présente dans la loi de 1978 et n’a pas de consécration juridique. Pourtant, les grands acteurs du numérique ont très vite compris que c’était le point essentiel. En 2007, Mark Zuckerberg donne une conférence dans laquelle il parle du graphe social, trois ans seulement après la création de Facebook. Il en dit ceci : « Le graphe social, c’est l’ensemble de toutes les relations de toutes les personnes dans le monde. Le graphe social, il n’y en a qu’un seul, il comprend tout le monde, personne ne le possède. Ce que nous essayons de faire chez Facebook, c’est de le modeler, le modéliser, de représenter le monde réel en en dressant la carte. » Facebook, Google et les autres grandes plateformes ne « possèdent » pas le graphe social, mais tout le monde cherche à le maîtriser car tout le monde sait que c’est la source réelle de la valeur. Cette dimension collective est de plus en plus présentes dans le discours sur les données. Dans le rapport sur l’intelligence artificielle de la mission Villani, on peut lire ceci : « Au regard de l’intelligence artificielle, on peut se demander si la notion de données à caractère personnel peut tout simplement conserver un sens. » Et ses rédacteurs appellent à penser les droits collectifs sur les données.

Ces visions appellent un dépassement assez profond de la philosophie de la loi de 1978, qui avait certes cet avantage d’avoir une vision personnaliste, mais qui la liait à un individualisme. Et c’est peut-être l’une des plus grandes failles de la loi de 1978 d’avoir procédé de cette manière. Cette faille n’était pourtant pas une fatalité, car on n’est pas obligé de protéger des droits fondamentaux sous la forme de droits individuels. Un grand juriste comme Alain Supiot par exemple, montre que d’autres champs du droit, comme le droit social, protège des droits fondamentaux sous la forme de droits collectifs. Tout ceci amène à une très profonde modification de ce qu’est la vie privée aujourd’hui. Et la personne qui l’a le mieux résumé cette évolution est sans doute Antonio Casilli, socioloque à Télécom Paris Tech, qui a dit : « La vie privée a cessé d’être un droit individuel pour devenir une négociation collective ». On est très loin d’avoir épuisé toutes les conséquences que cette phrase implique. Elle dit quelque chose de très vrai, à savoir que c’est aujourd’hui par une négociation collective que les individus, entre eux, définissent le périmètre de la vie privée, mais aussi et surtout avec les Etats et les grandes plateformes qui enregistrent sans cesse le graphe social.

La vie privée a changé de nature mais cela ne veut pas dire que les individus ont renoncé à ce besoin d’un droit de contrôler et décider les usages qui sont faits de leurs données, comme le promettait la loi de 1978. La grande question est de savoir quelle forme on doit donner aujourd’hui à ce droit pour qu’il ait une effectivité.

Dans la loi de 1978, la définition de l’échelle pertinente de l’exercice de ce contrôle est l’individu. Elle est en cela empreinte de ce que l’on peut appeler un « individualisme méthodologique ». Et cet individualisme se manifeste par le fait que c’est par le biais d’un consentement individuel que l’on va donner un pouvoir de contrôle aux personnes. Ce n’est pas tout à fait la logique dans le texte original de la loi de 1978 origine, où la notion de consentement n’était pas encore si présente. Elle jouait pour les données sensibles et a posteriori dans ce que l’on appelait le droit d’opposition que l’on pouvait revendiquer en cas de traitement, à condition de pouvoir se prévaloir d’un motif légitime. Mais le consentement est devenu de plus en plus central à mesure que le temps a passé et on s’est éloigné de l’esprit de 1978. En 1995, avec l’évolution des directives européennes il devient le principe, et dans le RGPD, il prend une place réellement centrale sous la forme d’un super-consentement « libre, éclairé explicite, réversible ». Cette place du consentement est très paradoxale. C’est à la fois une des grandes forces du régime juridique de protection des données, mais peut-être aussi une de ses plus grandes faiblesses. Face au scandale qu’il a suscité, Facebook s’est immédiatement prévalu du fait que les individus avaient consenti au traitement de leurs données, ce qui est certainement faux d’ailleurs dans le cadre de l’affaire Cambridge Analytica. Mais on voit très bien qu’ils cherchent à s’appuyer sur ce consentement des individus qu’ils obtiennent généralement facilement. Facebook annonce d’ailleurs vouloir mettre en place des outils pour centraliser les paramètres afin de faciliter l’expression du consentement pour l’individu.

Commentant cette affaire, un autre juriste, Guillaume Desjean-Pasanau, a dit une chose qui me paraît importante : « Il y a 40 ans, la loi informatique et libertés visait à protéger les individus contre le fichage abusif par les administrations et par les entreprises. Aujourd’hui, la question se pose différemment : comment protéger les utilisateurs contre eux-mêmes ? » Protéger les individus contre eux-mêmes, c’est une phrase qui prête toujours à discussion. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il veut dire : comment faire en sorte que le consentement ne soit jamais retourné contre l’individu pour le faire participer à l’affaiblissement de ses propres droits. C’est extrêmement compliqué étant donné que l’on demande à l’individu de consentir dans le cadre d’une relation caractérisée par une asymétrie exorbitante, d’un rapport de forces déséquilibré avec les grandes plateformes numériques. On demande à l’individu seul face à Facebook, Google, Microsoft, d’être le gardien de ses propres droits.

Heureusement, le RGPD apporte des éléments qui vont peut-être permettre d’éviter que le consentement dérive en une forme de sacrifice de ses propres droits. On pense à des innovations comme la mise en conformité proactive, le privacy by design et cette notion de consentement libre, explicite et éclairé dont on constate déjà les effets. On a pu voir par exemple la mise en demeure adressée par la CNIL à Whatsapp à l’occasion du transfert des données vers Facebook, estimant que le consentement tel que proposé par cette plateforme ne pouvait pas être valable, parce qu’il devait être donné par les utilisateurs sous peine de devoir supprimer leur compte en cas de refus, ce qui revient à exercer sur eux une forme de « chantage au service ». 

Néanmoins, cette question va devenir centrale à mon sens pour la suite. Il y a déjà un champ du droit qui a beaucoup réfléchi à la question de comment faire pour éviter que les individus consentent contre eux-mêmes : c’est celui du droit social et du droit du travail qui, historiquement, s’est organisé pour éviter que les individus participent à l’affaiblissement de leurs propres droits par leur consentement. Et l’on devrait aujourd’hui s’inspirer des mécanismes du droit du travail pour repenser la protection des données personnelles, notamment parce que les individus sont placés par les plateformes dans une position qui relève de ce que certains sociologues appellent le digital labor, le travail numérique, par lequel ils sont inclus par les plateformes dans un rapport de production des données à valeur économique. L’avenir de la régulation des données devrait être une régulation des travailleurs de la donnée. Antonio Casilli dont je parlais tout à l’heure a d’ailleurs interpellé la CNIL pour lui demander qu’elle change son mode de régulation et qu’elle régule l’environnement numérique sous l’angle du « travail de la donnée ». Cette approche est certainement féconde, mais cela impliquerait de changer très profondément la philosophie de la protection des données parce que cela la ferait évoluer vers ce que l’on pourrait appeler une « protection sociale des données personnelles ». Protéger les personnes pour ne pas que leur consentement affaiblisse leurs propres droits, dans le champ du droit du travail, cela est accompli par le biais des institutions de la protection sociale ; et on pourrait imaginer transposer ces mécanismes dans le champ des données personnelles pour créer une protection sociale des données personnelles. Le RGPD contient quelques éléments qui pourraient aller dans ce sens. On peut penser notamment aux recours collectifs qui permettront à l’individu de sortir de son isolement et de pouvoir agir en justice pour défendre ses droits de manière collective. Mais il y a certainement beaucoup plus à chercher dans le champ du droit social pour réinventer un droit social des données personnelles et c’est peut-être un des prochains défis qui nous attendent pour poursuivre l’histoire ouverte par la loi de 1978 et réaliser les promesses dont elle était porteuse.

 

Le Zéro Déchet et l’émergence des « Communs négatifs »

dimanche 10 juin 2018 à 16:13

A la fin du mois dernier, le magazine Socialter a publié en partenariat avec l’association Zero Waste France un hors-série spécial sur le Zéro Déchet, ce mouvement qui prône une réduction maximale de la production de déchets à travers l’évolution des modes de vie. Les différents articles qui composent ce dossier sont d’une grande richesse et ils déplient chacun une des dimensions de la question : écologique, économique, sociale et même politique.

Cette lecture m’a paru extrêmement intéressante, car il existe un lien étroit entre la question des déchets et celle des Communs, dont j’avais déjà eu l’occasion de parler dans un billet précédent. Mais le Zero Déchet marque aussi une évolution de ce rapport entre déchets et Communs, que l’on ne peut saisir qu’en recourant à une nouvelle notion en voie d’émergence dans la théorie des Communs : celle des « Communs négatifs ».

Du lien historique entre déchet et Communs

Dans une frise consacrée à l’histoire du rapport de l’humanité aux déchets figurant dans le dossier de Socialter, Philippe Vion-Dury explique le statut du déchet à l’ère pré-industrielle :

Le déchet n’existe pas.

Dans les sociétés qui précèdent l’ère industrielle, les déchets sont perçus comme un état transitoire de la matière. Ils n’existent pas au sens moderne du terme : ce ne sont pas des matières résiduelles de l’activité humaine relevant de l’immonde et vouées à la destruction ou à l’oubli. Les déchets sont partie intégrante des villes, voire soulignent leur puissance démographique et leur activité. Ils forment presque un « bien commun » dont on cherche à éviter l’accumulation et la stagnation. 

En fait, le lien entre déchets et Communs est même encore plus profond, mais c’est du côté des campagnes d’Ancien Régime qu’il faut se tourner pour l’appréhender. Parmi les droits coutumiers dont bénéficiaient les individus dans les communautés villageoises figuraient en premier lieu les droits de glanage et de grappillage. Ces prérogatives reconnues aux plus pauvres leur permettaient de ramasser les épis laissés au sol après la récolte par le propriétaire d’un champ ou d’entrer dans les forêts privées pour prendre le bois mort détaché des arbres. En vertu de ces traditions, ce qui n’aurait pu rester que des déchets pouvait devenir à nouveau une ressource pour les nécessiteux.

Or les pratiques de glanage, non seulement n’ont pas disparu, mais sont en pleine résurgence aujourd’hui, ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’émergence du mouvement Zero Déchet. La réalisatrice Agnès Varda a consacré en 2000 un film magnifique à ce sujet (Les Glaneurs et la Glaneuse) qui montre la survivance des pratiques de glanage aussi bien à la campagne qu’à la ville. Le ramassage des fruits et des légumes non-récoltés dans les champs se perpétue toujours, en prenant un sens différent, comme avec le « glanage solidaire » qui permet à des cueilleurs bénévoles de les récupérer pour en faire don aux associations d’aide alimentaire.

Le Zero Déchet, pour en finir avec les déchets comme « ressource »

S’il y a donc des liens avec ces Communs ancestraux, le mouvement du Zéro Déchet marque néanmoins une rupture dans l’appréhension même du rapport aux déchets. Comme le rappelle Flore Berlingen, l’anglais « Zero Waste » rend bien mieux compte de l’objectif de cette démarche, car le mot « Waste » signifie à la fois « déchet » et « gaspillage ».

Il s’agit donc non pas de se focaliser sur les déchets en eux-mêmes, mais sur les processus (gaspillage alimentaire, obscolence programmée, etc.) qui conduisent à l’accumulation des déchets. Cela conduit d’ailleurs le mouvement Zéro Déchet à tenir un discours critique sur l’économie circulaire et le recyclage, qui ne peuvent être vus comme des solutions véritables au problème :

Bien sûr, il faut valoriser par le recyclage ce qui peut l’être, mais garder à l’esprit que le procédé sans pollutions, ni pertes et consommation, n’existe pas, quel que soit le matériau considéré. Ce qui était un moyen (d’économiser des ressources et de limiter les pollutions) est malheureusement en train de devenir une fin en soi. Et, à nouveau grâce à un glissement lexical regrettable, on passe très vite de la valorisation matière (recyclage) à la valorisation énergétique (incinération). Faire de nos déchets un carburant est devenu le nouveau mot d’ordre.

« Faire de nos déchets des ressources » est d’ailleurs le slogan de l’un des fleurons français de l’industrie des déchets. A la première lecture, il semble refléter l’ambition de l’économie circulaire. En réalité, il illustre surtout la poursuite d’une logique du traitement du déchet […] et surtout d’un modèle de création de valeur qui va à l’encontre de la préservation des ressources. 

L’apport spécifique du Zéro Déchet consiste donc à attaquer le problème à la racine et à en finir avec l’idée que l’on pourrait transformer les déchets en ressources à réinjecter dans le circuit de production économique. Le recyclage peut avoir son intérêt, par exemple avec le réémploi des objets ou le compostage des matières organiques, mais dans la grande majorité des cas, il faut agir en amont sur les pratiques pour éviter qu’elles ne génèrent des déchets.

Or c’est là qu’on peut déceler une rupture avec la logique du droit de glanage : alors qu’il s’agissait à l’origine de transformer les déchets en ressources en les « communifiant », le Zéro Déchet vise à ne pas produire de déchets, quand bien même on serait capable de les transformer en ressources.

Et c’est ce déplacement que l’on peut rattacher à la nouvelle catégorie des « Communs négatifs ».

De l’émergence d’un nouveau paradigme avec les « Communs négatifs »

On a aujourd’hui l’habitude de parler des Communs à travers un triptyque d’éléments : 1) une ressource partagée, 2) gérée par une communauté, 3) se donnant pour cela des règles et une gouvernance. Cette définition que l’on retrouve aujourd’hui comme point de départ dans la plupart des écrits sur les Communs n’est pas cependant sans soulever certains problèmes, notamment parce qu’elle n’envisage de Communs qu’articulés autour d’une « ressource ». Or par « ressource », on sous-entend nécessairement (pour parler comme les juristes) une chose pourvue « d’utilités » (c’est-à-dire d’effets positifs), sans voir qu’il est possible que des communautés s’organisent aussi pour faire face aux effets négatifs pouvant s’attacher à certaines choses.

C’est ce qui conduit certains aujourd’hui à envisager des « Communs négatifs », notamment dans le domaine environnemental. La première fois que j’ai entendu parler de cette expression, c’était dans la bouche du chercheur Alexandre Monnin, lors d’une intervention à la Cité du Design de St-Etienne où il appliquait la notion de « communs négatifs » aux problèmes des centrales nucléaires désaffectées (voir vidéo ci-dessous à partir de 2h51).

Je retranscris ci-dessous ses propos :

Les biens communs à l’avenir, dans un monde de ruines tel qu’il est présenté par exemple par l’anthropologue Anna Tsing, ne seront pas seulement des « ressources » positives (halieutiques, végétales ou autres) mais aussi négatives.

Les centrales nucléaires constituent de ce point de vue un exemple intéressant pour trois raisons : 1) nous n’avons pas les moyens de continuer très longtemps. Nous les faisons d’ores et déjà durer plus que de raison, 2) nous n’avons pas les moyens d’arrêter de les démanteler. Et c’est pour cela que nous continuons plus que de raison, car cela coûte très cher de les démanteler et de traiter les déchets, 3) Nous n’avons pas non plus le loisir d’arrêter. L’hiver arrive, il faut se chauffer, mais on peut aussi entendre cette expression au sens d’une célèbre série télévisée…

Que faire dans ces conditions ? Cela nous oblige à transformer tout un ensemble d’agents à commencer par les centrales nucléaires, mais aussi d’autres éléments dont nous allons hériter à l’avenir, en « communs négatifs » dont il va falloir prendre soin et s’occuper d’une manière ou d’une autre. 

Diapo sur les Communs négatifs d’Alexandre Monnin.

Dans cette perspective, le commoning (l’art de s’auto-organiser pour prendre soin ensemble) peut donc tout aussi bien s’entendre de ressources « positives » que « négatives ». Je n’ai pas fait de généalogie poussée de la notion de « Communs négatifs », mais il semble qu’elle soit apparue au Japon suite à la catastrophe de Fukushima, comme ce texte de Sabu Kohso paru dans Lundi Matin en porte la trace :

L’économie capitaliste s’est construite sur l’expropriation et la marchandisation des communs, ainsi que sur le transfert des déchets vers les territoires des plus pauvres. Plus les sociétés capitalistes se développent, plus elles perdent leur capacité à recycler ce qu’elles produisent en excès, reléguant ainsi le négatif au domaine de l’invisible – l’air, l’océan, le sous-sol, les territoires économiquement inférieurs.

Si on nomme « communs négatifs » les déchets ne pouvant être recyclés, la contamination radioactive post-Fukushima en constitue peut-être le pire exemple jamais connu. Et cela est irréversible.

Dans un premier sens, les « communs négatifs » désigneraient donc l’action de prendre soin d’une ressource « négative », ce qui provoque déjà en soi un élargissement par rapport à la théorie classique des Communs (les Commons Pool Resources d’Elinor Ostrom étaient toutes des ressources positives). Mais avec le Zéro Déchet, il me semble que le sens des « communs négatifs » va plus loin encore, car il ne s’agit plus seulement de prendre en charge des ressources négatives, mais carrément de ne plus considérer les déchets comme des ressources potentielles, en évitant qu’ils soient produits à la source. Il s’agit donc pour les groupes humains de s’organiser pour éviter qu’une chose devienne une ressource, ce qui tranche fortement par rapport à l’approche traditionnelle des Communs.

Dans cette optique, les personnes qui participent au mouvement Zéro Déchet forment des communautés de pratiques et d’échanges de savoirs visant à éviter, dans leur vie quotidienne, de produire des déchets (par exemple en produisant leurs propres produits ménagers plutôt qu’en achetant des produits industriels vendus dans des contenants en plastique). Mais le mouvement ne se limite pas à une évolution des pratiques individuelles de consommation domestique ; il comporte aussi une dimension collective, et même politique, en cherchant à peser sur les politiques publiques, comme on peut le voir dans des « Villes Zéro Déchet » telles que San Francisco.

Quelle redéfinition de notre rapport à la propriété ?

Tous les Communs ont quelque chose à nous dire sur notre rapport à la propriété. C’était déjà le cas des Communs anciens où le droit de glanage fixait une limite au droit de propriété qui ne pouvait être opposé aux plus pauvres pour les empêcher d’avoir accès à des ressources nécessaires à leur survie. Dans ces sociétés pré-industrielles, le droit de glanage manifestait l’idée que le droit à la vie pouvait primer dans certaines conditions sur le droit de propriété.

Que nous dit alors le Zéro Déchet sur la redéfinition du droit de propriété aujourd’hui ? Au tournant du XIXème siècle, la propriété a été redéfinie dans le Code civil comme «le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue». Cela entraînait notamment un droit d’abusus sans limite, nous permettant de jeter les objets qui nous appartiennent sans que personne ne puisse nous en empêcher. Avec l’avènement de la société de consommation après la seconde guerre mondiale, ce droit illimité d’abusus est devenu la cause d’un immense gaspillage de ressources et d’une masse de déchets impossible à absorber par les écosystèmes.

« Usez, n’abusez point ». Citation de Voltaire.

A l’heure de l’Anthropocène et tandis qu’un 7ème continent de plastique s’est formé dans l’océan, certains demandent à ce que l’on revienne sur ce droit d’abusus, soit par le biais d’un auto-contrôle individuel, soit par des mesures plus globales évitant l’apparition des déchets à la source, comme la législation contre l’obsolescence programmée ou les mesures envisagées par l’Union européenne pour interdire les plastiques à usage unique (pailles, couverts, etc.).

Le droit d’abusus, tel qu’il est défini dans le Code civil, n’est aujourd’hui plus soutenable, car l’aggrégation de ces micro-droits individuels d’abuser des choses fait de l’humanité un « macro-proriétaire de la Nature », capable d’abuser d’elle au point de la faire disparaître. Et c’est là que l’on peut faire un lien avec la justification du droit de glanage dans les Communs anciens. Comme la propriété était limitée par le droit à la vie (des plus faibles) sous l’Ancien Régime, on voit éclore une revendication à une nouvelle limitation du droit de propriété au nom du même droit à la vie, mais compris à une échelle globale (survie de la nature entière et, avec elle, de l’espèce humaine).

Au final, cette vision se rapproche des réflexions de la juriste Sarah Vanuxem dans son dernier ouvrage « La propriété de la Terre », où elle propose de passer d’une « propriété-puissance » (dominium) à une « propriété-habitation » (domus), en faisant le lien avec la question des Communs :

On a l’habitude de regarder la propriété comme un pouvoir absolu, illimité, sur les choses : le propriétaire pourrait faire d’elles tout et n’importe quoi, y compris les maltraiter, les défigurer. Dans les faits, les juristes qui professent cette vision orthodoxe l’accompagnent d’une série de limites ; mais le principe demeure celui d’un pouvoir souverain. Cette conception participe d’une vision occidentale moderne du droit où on regarde le monde « environnant » l’humain comme le « terrain de jeu » de ce dernier. Je propose d’introduire un léger décalage : plutôt que de voir le propriétaire comme un despote seul avec sa chose et détenteur exclusif de sa jouissance, regardons-le comme un habitant de cette chose. Et plutôt que d’envisager les choses comme des objets à la disposition du sujet de droit, regardons-les comme des demeures, des milieux…

***

Au-delà du mouvement du Zéro Déchet, il me semble que cette notion de « Communs négatifs » est extrêmement précieuse pour (re)penser les Communs et élargir le périmètre de cette approche. On commence d’ailleurs à voir d’autres cas où cette notion pourrait être mobilisée de manière intéressante.

Certains disent par exemple qu’il faudrait que l’humanité soit capable de traiter les bactéries comme un « Commun global » en arrêtant de chercher à lutter contre elles à grands coups d’antibiotiques, en les rendant de plus en plus résistantes au point de devenir incontrôlables. Cela renverrait à l’idée que les bactéries constituent un « Commun négatif » dont il faut « prendre soin » (notamment en développant collectivement des mesures d’hygiène) plutôt que de chercher à les combattre. On trouve également des personnes estimant que le pétrole, bien que constituant aujourd’hui un « poison planétaire », devrait être géré comme un Commun au niveau mondial et plus comme une marchandise, de manière à ce que l’humanité s’organise pour cesser de l’utiliser comme une ressource.

Et il n’est pas jusqu’au domaine du numérique et de l’immatériel où la notion de Communs négatifs pourrait être appliquée. Si l’on songe par exemple aux « fake news » à propos desquelles l’Etat français est sur le point d’adopter une loi très contestée, on pourrait considérer qu’il s’agit d’un « Commun négatif » dont tous les acteurs impliqués dans la production et la diffusion des informations devraient « prendre soin » de manière solidaire, plutôt que de vouloir les combattre avec des mesures répressives qui, comme c’est le cas pour les antibiotiques avec les bactéries, ne peuvent que les faire muter en des monstres plus incontrôlables encore. Si les « fake news » sont des sortes de « déchets informationnels », alors il faut traiter le problème à la source, avec une approche éco-systémique, en s’attaquant aux causes qui les produisent, tout comme les adeptes du Zéro Déchet le font avec les détritus matériels.

 

Voulons-nous vraiment des bibliothèques sous surveillance en France ?

mercredi 30 mai 2018 à 08:37

Je republie sur ce blog un texte posté ce matin sur le forum Agorabib de l’ABF. Il est signé par Thomas Fourmeux, Silvère Mercier, Pierre Naegelen, Chloé Lailic et moi-même, en tant que membres de l’ABF. Il a pour but de réagir à la parution d’une tribune dans la revue Bibliothèque(s) de l’ABF à propos de laquelle nous demandons à l’association des clarifications (téléchargez le texte).

***

L’Association des Bibliothécaires de France (ABF) a publié dans la dernière livraison de sa revue Bibliothèque(s) deux textes consacrés à la liberté de s’informer et à la protection de la vie privée des usagers en bibliothèque.

Ces deux contributions, l’une signée par Chloé Lailic, l’autre par Anna Marcuzzi alimentent dans ce numéro la rubrique « Le Débat », mettant en regard deux textes défendant des points de vue opposés sur des sujets suscitant des discussions au sein de la profession des bibliothécaires.

Le procédé est en lui-même parfaitement louable, car il est important que les débats internes à un champ professionnel puissent être mis en visibilité, surtout lorsqu’ils touchent à des sujets complexes et délicats comme celui-ci. Néanmoins, nous sommes plusieurs à avoir été profondément choqués par les propos tenus par Anna Marcuzzi dans sa tribune, au point de ressentir le besoin d’y répondre publiquement.

Le titre retenu donne déjà clairement le ton : « Militant de la liberté ou sentinelle du pacte républicain ? », comme si l’on était d’emblée sommé de choisir entre la liberté et la République…

Le texte poursuit en critiquant le « positionnement idéologique – voire dogmatique » des bibliothécaires qui s’affirment en faveur de la protection de la vie privée et «[empêcheraient] ainsi d’avoir un débat de fond au sein de […] la profession». Pour s’éloigner de cette « posture dogmatique » qu’elle n’hésite pas à qualifier de «libertaire», Anna Marcuzzi souhaite « reposer les termes d’un débat plus serein » en appelant à discuter de la «responsabilité du bibliothécaire-citoyen», notamment à propos de l’utilisation des connexions internet mises à disposition des usagers en bibliothèque :

Devons-nous pour autant ne pas interroger le monde dans lequel nous vivons et imaginer, par exemple, la possibilité d’une utilisation dévoyée des espaces publics que peuvent être les bibliothèques qui nous ramènerait alors à un questionnement sur notre positionnement – et notre devoir – de fonctionnaire (et même de citoyen) ?

Cette question s’est posée avec beaucoup d’acuité pour les bibliothécaires français ces dernières années, notamment à cause de l’adoption de plusieurs textes de loi qui ont considérablement durci l’arsenal juridique mobilisable par les pouvoirs publics pour lutter contre le terrorisme. Ces mesures sont longtemps restées sans incidence directe sur les bibliothèques jusqu’à ce que le Parlement instaure en 2016 un délit de «consultation habituelle de sites faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à la haine». La condamnation d’un usager consultant de tels sites à partir d’une bibliothèque devenait possible, avec deux ans de prison à la clé. Et cette éventualité n’est pas restée simplement théorique : au moins une personne a été condamnée sur cette base à partir d’informations communiquées par une bibliothèque à la demande de l’autorité judiciaire.

Critiqué par une large partie de la société civile (y compris d’ailleurs l’ABF par le biais d’une déclaration publiée en janvier 2017), ce délit a finalement été annulé par le Conseil constitutionnel. Les neufs sages ont mis en cause le caractère disproportionné de cette sanction et l’atteinte aux libertés fondamentales que revêtait intrinsèquement la création d’un « délit de lecture » décorrélé d’actes positifs commis par des individus. Encore a-t-il fallu au Conseil s’y reprendre à deux fois, car après une première annulation en 2016, les parlementaires ont cru bon en 2017 de réintroduire ce délit dans une nouvelle loi dans une version « atténuée », pourtant déclarée inconstitutionnelle comme la première mouture.

Qui veut des bibliothèques sous surveillance en France ?

Étant donné les tensions autour des questions de lutte contre le terrorisme, ces deux décisions du Conseil constitutionnel revêtent une forte valeur symbolique : elles rappellent qu’on ne peut mettre en place n’importe quelle mesure en invoquant la sécurité. Si l’on doit parler de « pacte républicain », comme s’y aventure Anna Marcuzzi, alors on doit considérer que le Conseil a rappelé au nom des valeurs de la République l’importance de la liberté de conscience. Il a également souligné à cette occasion, en s’appuyant sur l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qu’un accès libre à Internet était une garantie indispensable à l’exercice de la liberté d’expression et de communication.

Les principes sont donc désormais absolument clairs, ce qui n’empêche pourtant pas Anna Marcuzzi de remettre en question l’arbitrage du Conseil Constitutionnel :

Peut-être est-il temps d’ailleurs d’évoquer ce qui a généré ce débat au sein de notre association, à savoir les éventuelles informations que des bibliothécaires seraient susceptibles de communiquer dans le cadre d’un soupçon de radicalisation de certains usagers compte tenu, par exemple des sites consultés dans les bibliothèques […]

La radicalisation violente n’est pas un délit. Et c’est là que réside toute la difficulté et le malaise des professionnels que nous sommes face à des informations dont nous pourrions disposer et dont nous ne savons que faire.

Les militants de la liberté vous diront de regarder ailleurs de ne surtout rien communiquer. A personne.

C’est ce passage en particulier qui est extrêmement choquant et que nous voulons dénoncer. Nous pourrions le faire en soulignant l’incompatibilité de tels propos avec la Charte de l’UNESCO sur les bibliothèques ou encore avec la Déclaration de l’IFLA sur la vie privée dans le monde des bibliothèques. Mais ces textes étant assis sur des valeurs, on nous taxerait encore certainement d’idéologie si nous les invoquions…

A vrai dire, il n’est même pas nécessaire d’en passer par là, car il suffit de s’en tenir au droit positif pour montrer à quel point les propos d’Anna Marcuzzi sont inacceptables et n’ont absolument rien à voir avec une « position équilibrée » qu’elle souhaiterait voir l’ABF adopter.

Car Anna Marcuzzi déplore en toutes lettres que la consultation habituelle ne constitue pas un délit : «certains d’entre nous, malgré l’absence de délit – qui simplifierait de facto l’action à envisager, n’arrivent pas à se satisfaire de ce crédo libertaire». Le problème, c’est que le délit de consultation n’a pas été annulé par le Conseil constitutionnel sur la base d’un « crédo libertaire », mais au nom de la protection des droits fondamentaux tels qu’ils résultent notamment de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.

Déplorer cette décision revient donc à se mettre en porte-à-faux avec les valeurs de la Constitution et les libertés qu’elle protège.

Ayant ceci en tête, d’autres passages du texte d’Anna Marcuzzi apparaissent problématiques, notamment celui-ci où elle en appelle les fonctionnaires à leurs « devoirs »:

Parce que oui, j’aime à le rappeler parfois, nous sommes fonctionnaires. Pas activistes. Et cela nous oblige, jour après jour.

Mais quel est au juste le but poursuivi par Anna Marcuzzi en remettant ainsi frontalement en cause la décision du Conseil constitutionnel ? Lorsqu’elle déplore que les bibliothécaires doivent « regarder ailleurs », appelle-t-elle à demi-mots nos collègues à exercer une surveillance sur les sites consultés par les usagers, alors même que la loi ne leur impose nullement une telle obligation ?

Si c’était le cas, elle inciterait, non pas à respecter les devoirs des fonctionnaires, mais à les violer gravement, car le premier d’entre eux est le principe de légalité auxquels les agents administratifs sont strictement tenus. Se comporter comme si des actes des usagers étaient des délits alors que la loi ne les déclare pas comme tels est l’un des pires manquements qu’un fonctionnaire puisse commettre. Cela revient ni plus ni moins à encourager les bibliothécaires à exercer une fonction larvée de police sur une base illicite. Et ce sera d’autant plus le cas à l’avenir avec l’entrée en vigueur du RGPD qui impose un principe de minimisation dans la collecte des données nécessaires à l’accomplissement d’une mission de service public. L’obligation faite aux espaces publics offrant un accès internet de conserver les données de connexion n’implique pas d’identifier les utilisateurs, ni de conserver l’historique de leur navigation nominativement. Si tel était le choix des établissements, un consentement libre et éclairé est désormais nécessaire, sans qu’un refus puisse priver l’usager de l’accès à Internet.

Le texte d’Anna Marcuzzi est par ailleurs émaillé de lourdes confusions, notamment lorsqu’elle se livre à une comparaison avec la consultation de sites pédophiles. Celle-ci constitue bien en tant que telle un délit, validé par le Conseil constitutionnel. Mais les deux situations sont complètement différentes : en ce qui concerne la pédophilie, le Conseil a estimé que l’instauration d’un délit n’était pas une mesure disproportionnée parce qu’il est possible d’établir sur une base objective le caractère pédophile d’une image (en fonction de l’âge de la personne représentée). Il n’en va pas de même pour la consultation de sites «faisant l’apologie du terrorisme», notion hautement subjective qui ne fait pas l’objet de la moindre définition dans la loi. Cet élément a pesé de manière déterminante dans la décision du Conseil, car instaurer sur une base aussi floue un délit de lecture ouvrirait grande la porte à la censure, contre laquelle les bibliothécaires sont généralement si prompts à se mobiliser…

L’accusation d’idéologie a ceci de dangereux à manier qu’elle est récursive. Celui ou celle qui accuse l’autre d’être un-e idéologue le fait généralement à des fins rhétoriques afin de dissimuler la propre idéologie qui l’anime. On remarquera à ce propos que malgré les deux censures du Conseil, il reste en France quelques rares responsables politiques, comme Eric Ciotti, qui demandent encore une modification de la Constitution pour réinstaurer le délit de consultation habituelle. Cette précision aidera peut-être à mieux situer le type de terreau idéologique susceptible d’inspirer les nostalgiques de ce délit…

Doit-on comprendre qu’Anna Marcuzzi appelle l’ABF à adopter ce qu’elle appelle une « position équilibrée » en soutenant des propositions aussi marquées de révision de la Constitution ? Car ce serait aujourd’hui la seule façon dans notre système juridique de revenir sur les deux décisions du Conseil…

Ne nous y trompons donc pas : ce qu’Anna Marcuzzi présente comme des questions de déontologie professionnelle constituent en réalité des positionnements politiques qui s’avancent masqués. Comble du confusionnisme (ou de la perte totale de repères ?), elle va jusqu’à mettre ce débat sur la protection de la vie privée sur le même plan que celui sur l’ouverture des bibliothèques qu’il conviendrait tous deux, selon elle, d’aborder « sans idéologie » bien sûr !

Au-delà de ce qu’il faut bien appeler un grave dérapage individuel, il importe également de pointer les responsabilités collectives que la publication de tels propos implique. Comment un tel texte peut-il être publié dans la revue de l’ABF, comme s’il s’agissait de n’importe quelle « opinion », sans que le comité éditorial ne prenne au moins la précaution de marquer une distance vis-à-vis de lui ?

Il est piquant à ce sujet de rappeler une anecdote ayant eu lieu en janvier dernier lors d’une journée organisée par l’ABF sur le thème « (Auto)-censure et surveillance de masse, quels impacts pour les bibliothèques ? » Dans ses propos introductifs, Xavier Galaup, le président de l’ABF – visiblement assez mal à l’aise – s’était cru obligé de préciser qu’il souhaitait qu’aucun propos tenu lors de cette journée n’incite à la violation de la loi, au motif que les bibliothèques « ne sont pas des pirates » (cf. enregistrement en ligne sur le site de l’ABF).

Si ce souci scrupuleux de la légalité habite réellement l’ABF, peut-être serait-il bon de prendre garde d’un peu plus près à ce qui se publie dans sa revue, car ce n’est pas uniquement la loi qu’Anna Marcuzzi a mise à mal dans sa tribune, mais directement la Constitution et la Déclaration des Droits de l’Homme !

Nous aurions bien davantage de choses à dire encore sur le plan des valeurs professionnelles et de la déontologie du métier de bibliothécaire, mais il nous suffit de nous en tenir à la lettre du droit pour dénoncer de tels propos et appeler l’ABF à se démarquer vigoureusement et sans ambiguïté de ce point de vue.

Il en va de l’éthique de responsabilité de l’association et de sa crédibilité à porter la parole des bibliothécaires français sur ces grands débats de société.