PROJET AUTOBLOG


S.I.Lex

source: S.I.Lex

⇐ retour index

Domaine public payant : Victor Hugo n’aurait pas voulu ça !

mercredi 30 avril 2014 à 07:22

Victor Hugo a joué un rôle important dans l’évolution du droit d’auteur à la fin du XIXème siècle, en participant à la fondation de la Société des Gens de Lettres et en initiant le mouvement qui conduisit en 1886, un an après sa mort, à la signature de la Convention de Berne. En 1878 lors d’un Congrès International Littéraire, Hugo prononça deux discours (1,2) dans lesquels il défendit l’idée d’instaurer un domaine public payant. Cette idée, qui revient périodiquement dans le débat sur l’évolution du droit d’auteur, consiste à mettre en place une redevance sur l’exploitation commerciale des oeuvres du domaine public, alors même que la durée de protection des droits patrimoniaux est échue. Plusieurs conceptions différentes de ce système existent, divergeant notamment quant à l’affectation des sommes ainsi récoltées, mais toutes aboutissent à la suppression d’une des libertés fondamentales rendues possibles par le domaine public : celles de puiser dans le fonds commun des oeuvres anciennes pour les rééditer, les adapter et les exploiter à nouveau en alimentant ainsi le cycle continu de la création.

hugo

Victor Hugo, par Auguste Rodin. Photo par B.S. Wise. CC-BY-NC. Source : Flickr.

La question du domaine public payant est revenue sur le devant de la scène en France lors des auditions conduites par la mission Lescure. La SACD notamment, par le biais de son directeur général Pascal Rogard, avait alors réclamé la mise en place de redevances sur l’exploitation des oeuvres du domaine public audiovisuel. Mais la mission Lescure n’a pas retenu cette idée et au contraire, son rapport final a même recommandé d’introduire une définition positive du domaine public dans le Code de propriété intellectuelle pour en renforcer la protection. Il semble bien d’ailleurs que le Ministère de la Culture travaille toujours sur cette piste en vue de la future loi sur la Création.

Mais cela n’est visiblement pas suffisant pour désarmer les revendications des sociétés de gestion collective qui agissent toujours pour remettre le domaine public payant sur le devant de la scène. Le 17 avril dernier, l’ADAMI (société représentant les artistes-interprètes) a ainsi organisé une table ronde lors de ces rencontres européennes, intitulée "Domaine public : la règle ou l’exception ?". Les échanges ont largement porté sur cette question du domaine public payant, défendue par plusieurs orateurs à la tribune. Et en introduction de ce débat, une lecture du fameux discours de Victor Hugo a été donnée par l’acteur Pierre Santini, pour convoquer l’esprit du grand homme au soutien de cette idée.

L’intégralité du débat est accessible en vidéo sur le site de Romaine Lubrique, et vous pouvez lire un compte-rendu sur Next INpact, ainsi qu’une belle réaction chez l’auteur Neil Jomunsi. Je voudrais moi aussi contribuer à ce débat en essayant de retourner au plus près des propos de Victor Hugo, pour essayer de discerner quelle était vraiment sa position sur ce sujet. Car comme c’est hélas souvent le cas, on ne cite ces discours que par morceaux et par bribes, qui finissent par en mutiler le sens. Victor Hugo se retrouve alors "embrigadé" du côté du domaine public payant tel que l’entendent les sociétés de gestion collective actuelles, alors que sa pensée sur la question était beaucoup plus nuancée que l’on veut bien nous le faire croire. La réalité ne correspond pas aux images d’Épinal que l’on cherche à nous faire avaler, à l’image des propos à l’emporte pièce et des simplifications historiques grossières dont un personnage comme Pascal Rogard s’est fait une spécialité :

Avant Hugo, certains ont aussi cherché à faire de Jean Zay un champion du domaine public payant, mais j’ai déjà eu l’occasion de montrer que c’était faux et qu’au contraire, Jean Zay souhaitait étendre le domaine public en l’anticipant. Pour Victor Hugo, les choses sont différentes : il défend bien l’idée d’un domaine public payant, mais il partage pourtant certains points communs avec  Jean Zay  dans la mesure où il réclamait l’instauration d’un "domaine public immédiat". Nos très chères sociétés de gestion collective se gardent bien de rappeler cela et je serais très étonné qu’elles soutiennent une telle proposition, pourtant fort judicieuse ! Par ailleurs, Victor Hugo assignait un but précis au domaine public payant : non pas constituer une rente perpétuelle au profit des ayants droit des auteurs, mais servir au financement des jeunes créateurs pour les aider à prendre leur essor.

Et il faut bien reconnaître qu’Hugo, par une de ces fulgurances dont il est coutumier, touchait là à une question absolument essentielle, peut-être même la question la plus importante que nous devons nous poser à propos de l’avenir de la création. Quels moyens une société doit-elle consacrer pour favoriser en son sein l’émergence de nouveaux créateurs ? Or si l’idée d’un domaine public payant pouvait peut-être avoir du sens à la fin du XIXème siècle, vous allez voir qu’il n’en est plus de même aujourd’hui, notamment parce que la proportion de créateurs effectifs et potentiels dans la société s’est grandement accrue. Internet a mis dans les mains de la population des moyens de création à une échelle sans précédent dans l’histoire, ce qui bouleverse complètement la donne. Dans ces conditions, le domaine public payant serait inefficace et même l’une des pires choses à faire. A moins que l’on ne cherche à conserver l’émergence de nouveaux auteurs sous contrôle étroit, ce qui est derrière leurs discours "généreux" constitue le but réel des sociétés de gestion collective.

Une grande idée : le "domaine public immédiat" de Victor Hugo

Quand on lit les discours de Victor Hugo sur le domaine public payant (et notamment celui-ci), on se rend compte que Victor Hugo est sans doute en réalité l’auteur des plus belles pages qui soient sur le domaine public et le défenseur remarquable d’une conception équilibrée entre les droits d’auteur et les droits du public, directement héritée de l’esprit de la Révolution française. Il prône certes un domaine public payant, mais il demande aussi l’instauration d’un "domaine public immédiat", en faisant une nette distinction entre les droits de l’auteur de son vivant et ceux qui appartiendront ensuite à ses descendants après sa disparition. Son idée est que les droits des héritiers doivent être réduits à un droit à toucher une redevance pour l’exploitation de l’oeuvre, mais qu’ils ne devraient pas pouvoir exercer un contrôle sur l’oeuvre, que n’importe quel éditeur devrait pouvoir exploiter sans autorisation. Hugo demande donc pour les héritiers la transformation du droit exclusif en un simple droit à une rémunération. C’est particulièrement lumineux dans ce passage magnifique :

L’héritier du sang est l’héritier du sang. L’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue.

Les législateurs ont attribué à l’héritier du sang une faculté qui est pleine d’inconvénients, celle d’administrer une propriété qu’il ne connaît pas, ou du moins qu’il peut ne pas connaître. L’héritier du sang est le plus souvent à la discrétion de son éditeur. Que l’on conserve à l’héritier du sang son droit, et que l’on donne à l’héritier de l’esprit ce qui lui appartient, en établissant le domaine public payant, immédiat.

Comme j’avais eu l’occasion de le dire au sujet des propositions que Jean Zay avait voulu introduire en 1936 dans son projet de réforme du droit d’auteur, on est en présence ici d’un "domaine public anticipé", puisque certains des effets du passage des oeuvres dans le domaine public sont déclenchés alors même que les droits patrimoniaux n’ont pas encore couru sur toute leur durée.

Mais sur cette voie, Hugo va plus loin encore. Il estime en effet que le droit moral ne doit pas perdurer au-delà de la mort de l’auteur, car ses descendants n’ont pas de titre à agir en son nom après sa disparition.

L’auteur donne le livre, la société l’accepte ou ne l’accepte pas. Le livre est fait par l’auteur, le sort du livre est fait par la société. L’héritier ne fait pas le livre ; il ne peut avoir les droits de l’auteur. L’héritier ne fait pas le succès ; il ne peut avoir le droit de la société [...] Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable et illimité [...] Mais dès que l’œuvre est publiée l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage-là qui dit : Je suis là, je prends cette œuvre, j’en fais ce que je crois devoir en faire, moi esprit humain ; je la possède, elle est à moi désormais.

Voilà une conception ô combien audacieuse et qui serait parfaitement salutaire, quand on voit par exemple comment des ayants droit comme ceux d’Hergé sont capables d’abuser du droit "moral" pour exercer une censure systématique sur les usages d’une oeuvre qu’ils n’ont pas créée !

Domaine public immédiat, liberté d’exploitation de l’oeuvre aussitôt l’auteur disparu et limitation de la portée dans le temps du droit moral : voilà qui change singulièrement la figure de Victor Hugo par rapport à la caricature qui nous en est généralement servi. On comprend mieux dès lors que Victor Hugo ait pu prononcer des citations comme celle qui suit, figurant dans cet autre discours sur le domaine public payant :

Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous.

Mais un domaine public payant et une redevance d’usage perpétuelle…

Là où Hugo et Jean Zay diffèrent cependant, c’est que ce dernier envisageait une période de 10 ans après la mort pendant laquelle les descendants de l’auteur pourraient continuer à contrôler l’exploitation de l’oeuvre, puis une période de "domaine public anticipé" pendant laquelle l’exploitation deviendrait libre à condition de verser une redevance, jusqu’à l’expiration des droits patrimoniaux (50 ans après la mort de l’auteur), moment auquel l’oeuvre serait entrée dans le domaine public "complet", tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Hugo de son coté envisage les choses autrement : son domaine public anticipé est "immédiat", dès la disparition de l’auteur les descendants perdent le droit d’autoriser et d’interdire (et même l’exercice du droit moral), mais ils conservent un droit à la rémunération en cas d’exploitation commerciale. Et ce droit serait "perpétuel", sans limite dans le temps, ce qui fait que l’oeuvre n’entrerait jamais plus dans un "domaine public complet" :

Supposons le domaine public payant, immédiat, établi.

Il paie une redevance. J’ai dit que cette redevance devrait être légère. J’ajoute qu’elle devrait être perpétuelle.

Hugo introduit encore par la suite une distinction. Pour lui, seuls les héritiers directs doivent pouvoir bénéficier de cette redevance, c’est-à-dire le conjoint et la première génération d’enfants, mais pas les suivantes :

S’il y a un héritier direct, le domaine public paie à cet héritier direct la redevance ; car remarquez que nous ne stipulons que pour l’héritier direct, et que tous les arguments qu’on fait valoir au sujet des héritiers collatéraux et de la difficulté qu’on aurait à les découvrir, s’évanouissent.

L’idée ici encore paraît judicieuse, car elle évite que le droit d’auteur ne se transforme en une rente perpétuelle au profit des descendants successifs, qui finissent par avoir un lien de plus en plus ténu avec le créateur original. Par ailleurs, cela montre qu’aux yeux d’Hugo, le droit d’auteur est certes une propriété, mais d’une nature différente de celle de la propriété des biens physiques qui, elle, se transmet sans fin dans le temps aux descendants.

Chez Hugo, la redevance sur l’exploitation est perpétuelle, mais après la disparition des descendants directs, elle est réaffectée vers un but social, celui de l’aide aux jeunes créateurs :

Rien ne serait plus utile, en effet, qu’une sorte de fonds commun, un capital considérable, des revenus solides, appliqués aux besoins de la littérature en continuelle voie de formation. Il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d’avenir, et qui rencontrent, au début, d’immenses difficultés. Quelques-uns ne percent pas, l’appui leur a manqué, le pain leur a manqué [...] Mais supposez que la littérature française, par sa propre force, par ce décime prélevé sur l’immense produit du domaine public, possède un vaste fonds littéraire, administré par un syndicat d’écrivains, par cette société des gens de lettres qui représente le grand mouvement intellectuel de l’époque ; supposez que votre comité ait cette très grande fonction d’administrer ce que j’appellerai la liste civile de la littérature. Connaissez-vous rien de plus beau que ceci : toutes les œuvres qui n’ont plus d’héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits !

Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants ?

Les mots qui expriment cette idée sont beaux et l’intention l’est aussi. J’ai déjà dit plus haut qu’elle me paraît parfaitement légitime.  Mais la mise en oeuvre d’un tel système aboutirait au démantèlement du concept même de domaine public et à celui de la liberté dont il est le support. Il n’est pas moins légitime que les générations futures puissent aller puiser dans les oeuvres anciennes en toute liberté pour produire de nouvelles créations dérivées  y compris en faisant un usage commercial. Cette circulation des oeuvres est un des moteurs essentiels de la création et de la transmission des oeuvres dans le temps. Il a d’ailleurs été prouvé que l’exploitation commerciale du domaine public jouait un rôle de premier plan dans la diffusion des oeuvres anciennes. Elle génère aussi de l’activité économique qui profite de manière indirecte à la société toute entière et favorise l’innovation créatrice.

Victor Hugo a raison de vouloir soutenir les jeunes créateurs, mais il se trompe dans le moyen pour y parvenir. C’était sans doute déjà le cas à la fin du XIXème siècle, mais cela le serait plus encore aujourd’hui.

D’autres financement mutualisés sont possibles pour soutenir la création

L’intention de Victor Hugo n’était pas d’aligner le fonctionnement du droit d’auteur sur le droit de propriété privée personnelle, mais au contraire d’instaurer avec cette redevance un nouveau droit social, affecté aux jeunes créateurs. On est en réalité devant une forme de financement mutualisé pour la création, alimentant un "fonds curatorial" dont Victor Hugo souhaite confier la gestion à une société d’auteurs (La SGDL par exemple).

A l’époque de Victor Hugo, rien de tel n’existait et les auteurs ne pouvaient compter pour vivre que sur les revenus du produit de l’exploitation de leurs oeuvres. Mais les choses ont changé depuis et le temps a montré que l’on pouvait mettre en place des financements mutualisés sans passer par une redevance sur le domaine public. C’est le cas par exemple aujourd’hui pour la redevance pour copie privée, perçue sur les supports vierges et certains matériels, dont les sommes perçues sont reversées aux sociétés de gestion collective avec 25% consacré au financement d’actions culturelles. Pour ce qui concerne le livre, une partie de la redevance pour copie privée est redirigée vers le Centre National du Livre qui s’en sert notamment pour soutenir la création d’oeuvres par des auteurs. Toujours au chapitre de la mise en place de "droits sociaux" pour les auteurs par le biais de financements mutualisés, on peut citer les rémunérations versées par les bibliothèques au titre du droit de prêt public, qui alimentent en partie une caisse de retraite pour les auteurs. Il y a certainement beaucoup de choses à redire sur la manière dont ces fonds sont gérés actuellement par les sociétés de gestion collective, mais ces dispositifs montrent que l’on peut mettre en place des soutiens à la création sans passer par un domaine public payant. Victor Hugo n’a pas vu cela.

Victor Hugo parle en outre d’un "immense produit du domaine public" et d’un "vaste fonds littéraire", mais il y a tout lieu de penser que le produit de cette redevance sur le domaine public serait sans doute modeste et assurément complexe et coûteux à prélever, avec une faible rentabilité à la clé. Victor Hugo dit aussi qu’"il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d’avenir, et qui rencontrent, au début, d’immenses difficultés", mais qu’aurait-il dit alors s’il avait vu l’époque actuelle ! Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans un autre billet, nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation de profusion des auteurs, les moyens de création ayant été mis entre les mains d’une part de plus en plus large de la population. L’aspiration à la création est immense, comme le révèlent les chiffres. Un sondage récent indiquait par exemple que 64% des français sont prêts à publier un ouvrage sur Internet. Ce mouvement de fond se donne à voir dans la profusion des pratiques créatives amateurs sur Internet, au développement du phénomène de l’auto-édition ou à la multiplication des YouTubeurs. Nous sommes ainsi graduellement en train de passer d’une société ouvrière à une société "oeuvrière", selon la belle expression créée par Jérémie Nestel. Voilà la vraie révolution induite par le numérique dans le champ de la Culture et ce nouvel état des choses nous oblige à penser une économie de l’abondance des contenus, mais surtout de l’abondance des auteurs, et c’est face à cette explosion que le domaine public payant se révèlerait complètement inadapté.

Inventer de nouveaux financements pour la création dans une société oeuvrière

Comme je l’ai dit plus haut, le produit d’une redevance levée sur l’exploitation du domaine public serait sans doute peu élevé et complexe à récolter. Sans doute les sociétés de gestion collective y voient-elles un moyen commode de prolonger la croisade contre la gratuité qu’elles mènent par ailleurs pour des raisons idéologiques, mais en terme de financement concret pour les jeunes créateurs, il ne s’agirait nullement d’une solution crédible.

Le vrai défi est de savoir comment donner les moyens à une part croissante de la population de développer des compétences créatives, en y consacrant le temps nécessaire et en lui donnant accès à des canaux de diffusion appropriés pour toucher un public. Les transformations qui affectent nos sociétés sont si profondes que certains réfléchissent à des solutions beaucoup plus globales de financement, comme Bernard Stiegler qui envisage une extension du statut d’ intermittent du spectacle à tous les "contributeurs" :

Dans cette perspective, il ne faut surtout pas détruire le statut d’intermittent du spectacle mais au contraire… le généraliser, en proposant à tout le monde un revenu contributif de base. Je puis alors alterner et passer d’un statut où je suis en train de développer mes capacités à un statut de mise en production de ces capacités acquises (comme pour l’intermittence).

Et pour lui, un tel système pourrait constituer une alternative au droit d’auteur :

Le statut d’intermittent apparaît donc comme une solution à la question du droit d’auteur si on le généralise. En accordant un revenu contributif à l’auteur, on n’a plus besoin de cette rente patrimoniale bourgeoise que représente le droit d’auteur aujourd’hui.

Dès lors, il faut être non pas défensif, mais offensif : non pas défendre le statut d’intermittent auprès de la société du spectacle, mais partir à l’attaque de la société avec ce statut d’intermittent.

Les propositions de contribution créative que porte La Quadrature du Net constitue une autre piste de financement qui est pensée pour être applicable aux créateurs amateurs comme professionnels, et qui permettrait aux auteurs postant des contenus en ligne de dégager progressivement un revenu. La question de l’adaptation des politiques culturelles à la situation de prolifération des auteurs est au cœur des préoccupations de Philippe Aigrain dans sa réflexion sur le finacement de la création :

Contribuer demande du temps, des compétences dont l’acquisition demande également du temps et souvent de l’argent, et parfois des moyens de production. Si nous rejetons l’hypothèse du maintien de la rareté des copies [...] ou de l’institution d’une pure logique de l’accès [...], quels sont les nouveaux mécanismes qui peuvent accompagner la mise en place d’une société culturelle de beaucoup vers tous ? [...]

Quels nouveaux mécanismes peuvent compléter les financements publics alimentés par l’impôt, l’investissement privé et la distribution des revenus marchands ? Les réponses se situent dans différentes formes de mutualisation [...]  : la mutualisation volontaire du financement et de la rémunération participative [crowdfunding], la mutualisation organisée par la puissance publique à l’échelle d’une société et gérée par les contributeurs [contribution créative] et enfin le revenu minimal d’existence.

On le voit, la question des droits sociaux devant être institués pour aider les nouveaux créateurs dans une société comme la notre est cruciale. Hugo la posait déjà au XIXème siècle avec raison, mais les termes de l’équation ont complètement changé aujourd’hui. Le domaine public payant qui aurait peut-être apporté une pierre à l’édifice en 1880 ne constitue plus du tout un moyen crédible de répondre aux besoins de notre époque. Pire, il pourrait être instrumentalisé par les titulaires de droits pour servir des fins complètement opposées à celles que visait Hugo.

Un instrument de violence symbolique au service de la reproduction d’une "caste"

Si le domaine public payant était institué aujourd’hui sous la forme qu’envisageait Victor Hugo, nous aurions donc un fonds, sans doute limité, qui passerait entre les mains d’une société d’auteurs professionnels – mettons la SGDL – et dont l’attribution à des "jeunes créateurs" serait laissée à la discrétion de cette structure. Que se passerait-il alors ? Comment une telle société pourrait-elle choisir dans la profusion des nouveaux auteurs potentiels ceux qui mériteraient de recevoir des moyens supplémentaires pour émerger ? Une société comme la SGDL comporte essentiellement des auteurs insérés dans les rouages traditionnels de l’édition, c’est-à-dire une catégorie d’auteurs bien particulière et nullement représentative de la multitude des créateurs empruntant de nouvelles voies sur Internet. Comment penser qu’une telle société pourrait agir autrement qu’en privilégiant des auteurs proches de ses membres ? On aboutirait mécaniquement à une "reproduction" par co-optation, permettant à une certaine élite appuyée par l’État d’assurer dans le temps sa propre perpétuation. Un véritable système de violence symbolique organisée verrait le jour, adoubant quelques nouveaux entrants d’une qualité "d’auteur" dont ils seraient les maîtres. Voilà à quoi servirait essentiellement le sacrifice de la liberté offerte par le domaine public ! Le domaine public payant servirait au final à alimenter et à aggraver un système de caste culturelle ! Et ne doutons pas un seul instant que les sociétés de gestion collective qui défendent actuellement cette idée en sont tout à fait conscientes !

Rien ne serait en fait plus redoutable pour la diversité de la création qu’un tel système qui servirait non pas à financer "les jeunes créateurs", mais "certains jeunes créateurs" seulement. Ces messieurs de la SGDL iraient-ils financer par exemple des Neil Jomunsi ou des Pouhiou dont ils ignorent sans doute jusqu’à l’existence ? Tous ces auteurs qui choisissent en ligne la voie de l’indépendance, soyons assurés qu’ils seraient exclus des fruits de ce domaine public payant…

Cette semaine, j’ai été frappé par la lecture de ce billet publié par Thomas Meunier, un auteur indépendant, dans lequel il explique pourquoi "cela vaut la peine" de créer librement en ligne en publiant ses écrits directement sur la Toile :

Si nous diffusons notre art en indépendant, parfois nous nous disons : « A quoi bon gaspiller mon énergie à diffuser, et promouvoir mon œuvre moi-même alors qu’un producteur ou un éditeur peut le faire mieux que moi ? ». Parce que l’indépendance redonne le pouvoir aux créatifs. Parce que l’indépendance transmet l’idée que chacun peut produire sa propre culture. Que nous n’avons pas besoin d’être cooptés, que nous pouvons nous adresser au public directement plutôt que d’attendre qu’un tiers donne son aval parce qu’il possède le culot, l’argent, le diplôme ou le média de masse.

Si nous fabriquons notre art nous-même, parfois nous nous disons : « A quoi bon gaspiller mon argent à fabriquer moi-même quelque chose qu’une chaîne de production ferait pour moi mieux, plus vite et moins cher ? ». Parce qu’en fabriquant notre art nous-même, nous réinventons l’art, un art déconnecté de la notion d’économie d’échelle, de standards, de règles. Nous participons à l’idée que chacun peut produire une œuvre d’art, quelque soit ses compétences, son milieu, son matériel, son argent.

Voilà exactement ce que veulent étouffer ceux qui poussent cette idée de domaine public payant. Ils cherchent à faire coup double : faire disparaître la gratuité du domaine public au nom de la conception maximaliste de la propriété intellectuelle qu’ils défendent et instaurer une source rare de financement pour les jeunes créateurs, afin que ceux-ci demeurent tout aussi rares et triés sur le volet !

***

Voilà pourquoi il faut s’opposer avec la dernière énergie à cette idée fétide de domaine public payant. Que penserait Victor Hugo de ceux qui instrumentalisent ainsi sans vergogne aujourd’hui sa pensée ? Quand je me replonge dans les discours de Victor Hugo, je suis certain qu’il se réjouirait profondément de voir la capacité d’écrire plus largement répandue aujourd’hui que jamais grâce à Internet :

Ah ! la lumière ! la lumière toujours ! la lumière partout ! Le besoin de tout c’est la lumière. La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout ; enseignez, montrez, démontrez ; multipliez les écoles ; les écoles sont les points lumineux de la civilisation.

Victor Hugo était un chantre de l’abondance. Dans "Ceci tuera cela", ce chapitre extraordinaire de "Notre Dame de Paris", il a écrit les plus beaux mots qui soient pour décrire la rupture introduite par l’imprimerie dans l’histoire :

Quand on cherche à recueillir dans sa pensée une image totale de l’ensemble des produits de l’imprimerie jusqu’à nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme une immense construction, appuyée sur le monde entier, à laquelle l’humanité travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l’avenir ? C’est la fourmilière des intelligences. C’est la ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées, arrivent avec leur miel. L’édifice a mille étages, Çà et là, on voit déboucher sur ses rampes les cavernes ténébreuses de la science qui s’entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l’art fait luxurier à l’oeil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles.

Fourmilière des intelligences, ruche des imaginations… Qu’aurait dit Victor Hugo s’il avait vu l’avènement d’Internet, qui permet pour la première fois à toutes ces intelligences de se connecter et qui est la réalisation même du plein potentiel du domaine public pour la diffusion de la connaissance ? Quand Benjamin Bayart dit si justement "L’imprimerie a permis au peuple de lire ; Internet va lui permettre d’écrire", il marche dans les pas de Hugo.

Ne laissons surtout pas Victor Hugo à des Pascal Rogard et à tous ceux qui se rêvent en fossoyeurs du domaine public ! Son héritage ne leur appartient pas. Le domaine public payant d’Hugo n’était pas la bonne solution, mais il restait noble ; le leur n’en est plus qu’une caricature grossière et cynique.

 


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: auteurs, Domaine public, domaine public payant, droit d'auteur, gestion collective, pascal rogard, SACD, SGDL, Victor Hugo

La licence est dans le pré ? Intérêt et limites des licences libres appliquées aux semences

samedi 26 avril 2014 à 15:30

La semaine dernière, Numerama a consacré un article à des "graines open source" produites dans le cadre du projet américain Open Source Seeds Initiative, lié à l’Université du Wisconsin. 22 variétés végétales de plantes et de légumes produites par des sélectionneurs participants à l’initiative ont été placées sous une licence libre, inspirée de celles que l’on trouve dans le monde du logiciel libre, afin de garantir leur libre réutilisation. La démarche peut paraître au premier abord incongrue , mais elle ne l’est pas dans la mesure où les variétés végétales peuvent faire l’objet de droits de propriété intellectuelle, sous la forme de brevets aux États-Unis ou de Certificats d’Obtention Végétale en Europe (COV). Cette forme d’appropriation du vivant par la propriété d’intellectuelle est au coeur d’intenses débats, car elle a favorisé l’émergence de géants industriels de la production de semences comme Monsanto, tandis qu’elle restreint les droits dont disposent les agriculteurs à échanger, réutiliser d’une année sur l’autre, améliorer ou revendre les graines issues de leurs propres productions.

Vectored Vegetables. Par Nancy, Regan. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Vectored Vegetables. Par Nancy, Regan. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Il existe donc bel et bien des semences "propriétaires", à l’image de certains logiciels, d’où l’idée d’employer les mêmes armes pour retourner cette logique d’appropriation, à savoir des licences s’appuyant sur la faculté d’autoriser liée aux droits de propriété intellectuelle pour organiser le partage de la ressource et la garantie des libertés.

J’avais déjà consacré l’an dernier un billet à une autre initiative de ce type qui avait essayé de proposer une "Open Source Seeds Licence", intéressante sur le fond et très inspirée des Creative Commons, mais soulevant aussi des questions épineuses de mise en oeuvre. La nouvelle licence proposée par l’Open Source Seeds Initiative (OSSI) est différente dans son fonctionnement et les deux modèles sont intéressants à comparer. Les deux projets avaient pour but de mettre en place une sorte de "copyleft vert" et l’OSSI y parvient en créant un "domaine public viral", assez inédit dans l’univers des licences libres.

Néanmoins, cette démarche n’est pas sans susciter des débats au sein même de ceux qui luttent pour la liberté des semences. Pour comprendre ces questionnements, je vous recommande de lire cet article de recherche écrit par Jack Kloppenbourg, l’un des porteurs de l’Open Source Seeds Initiative, paru en janvier dans The Journal of Peasant Studies : "Re-purposing the master’s tools : the open source seed initiative and the struggle for seed sovereigty" (pdf). Utiliser des licences libres revient en effet à admettre que le droit puisse saisir une ressource comme les semences. Or pour de nombreux acteurs, c’est le principe même de la soumission du vivant à cette logique juridique qui doit être rejeté et les licences libres ne constitueraient pas une solution adéquate pour en sortir. On retrouve ici d’ailleurs des questionnements qui existent aussi dans la Culture libre, où certains acteurs comme la dessinatrice Nina Paley, en sont eux aussi venus à rejeter la logique des licences.

Il s’agit en réalité d’un débat plus général traversant toute la pensée autour des biens communs. Faut-il laisser les ressources partagées dans le domaine public, sans aucune restriction juridique à leur réutilisation ou doit-on au contraire mettre en place des mécanismes de protection, ancrés dans le droit, pour empêcher l’apparition de phénomènes d’enclosure et le retour de la logique propriétaire ? Pour les semences, la question du domaine public existe aussi : de nombreuses variétés traditionnelles de plantes n’ont jamais été ou ne sont plus protégées par des droits de propriété intellectuelle. Et il suffit que les obtenteurs de nouvelles variétés ne déposent pas de titres de propriété sur leurs productions pour qu’elles restent dans ce domaine public. Dès lors pour aboutir à des semences "libres", vaut-il mieux les laisser dans le domaine public ou les protéger par des mécanismes de "copyleft" (partage à l’identique) à l’image de ce que l’on retrouve dans le logiciel libre ?

Infographie sur le domaine public des semences par Imagidroit.

Infographie sur le domaine public des semences par Imagidroit.

Dans son article, Jack Kloppenbourg discute de ces questions et estime que des licences adaptées aux semences constituent une piste à explorer pour arriver à retrouver une "souveraineté sur les semences", qui ne serait pas garantie pour les cultivateurs uniquement par le domaine public. Mais la licence qu’il propose garde quand même pour objectif de rester aussi proche que possible du domaine public, pour n’ajouter que ce qui est nécessaire à la préservation des libertés.

L’ Open Source Seeds Pledge : un "domaine public viral" pour les semences ?

L’outil proposé par l’OSSI n’est en réalité pas vraiment une "licence" au sens propre, mais il constitue plutôt un "engagement" ou une "déclaration" ("Pledge" en anglais). On n’est pas véritablement comme avec la GNU-GPL ou les Creative Commons devant un contrat liant deux parties, mais plutôt devant un engagement public pris par le ré-utilisateur de la ressource vis-à-vis de tous. Ce mécanisme se présente sous la forme d’un texte figurant sur les paquets de graines distribués par l’OSSI, dont l’utilisateur est réputé accepter automatiquement les termes en l’ouvrant. Guillaume Champeau sur Numerama a traduit en français cet Open Source Seeds Pledge et je reproduis ci-dessous sa traduction :

Cet engagement Open Source Seed vise à garantir votre liberté à utiliser les graines contenues à l’intérieur de quelque manière que vous choisissez, et de s’assurer que ces libertés profitent à tous les utilisateurs ultérieurs.

En ouvrant ce paquet, vous vous engagez à ne pas restreindre l’utilisation par des tiers de ces graines et de leurs dérivés par des brevets, licences ou tout autre moyen. Vous vous engagez à ce que si vous transférez ces graines ou leurs dérivés, ils seront également accompagnés de cet engagement.

Formellement, on est en présence de ce que l’on appelle une "Shrink Wrap Licence", qui existe déjà par exemple dans le secteur des logiciels. Les utilisateurs ayant acheté une boîte contenant un CD sont réputés accepter les conditions d’utilisation fixées par le producteur du logiciel lorsqu’ils déchirent l’emballage plastique. Dans son article, Jack Kloppenbourg explique que c’est aussi ainsi que procède Monsanto avec ses sacs de semences OGM. Les agriculteurs sont réputés accepter à l’ouverture les termes d’une licence d’utilisation trouvant son fondement dans les brevets déposés par la firme sur ces graines génétiquement modifiées. Ici, le mécanisme est le même, mais le but est radicalement différent, puisqu’il s’agit de garantir des libertés et non d’en priver les cultivateurs.

Des paquets de graines de l’OSSI, avec le texte de la licence inscrit dessus.

Sur le fond, la personne qui ouvre ce paquet s’engage à ne jamais restreindre l’utilisation de ces semences libres en déposant un titre de propriété intellectuelle de quelque nature que ce soit sur cette variété ou sur des dérivés qu’elle pourrait produire. On est donc devant un engagement à respecter le domaine public et à ne pas porter atteinte à son intégrité par le biais de nouvelles enclosures. Ce n’est pas exactement la même chose que la clause de partage à l’identique (Share Alike) que l’on retrouve dans les licences "copyleft" et c’est ce qui me fait plutôt parler d’un "domaine public viral" que je n’avais jamais vu auparavant.

Pour les oeuvres de l’esprit, il existe en effet déjà une déclinaison des Creative Commons, appelée Creative Commons Zéro (CC0), permettant de renoncer à tous ses droits sur une création et de verser ainsi volontairement l’oeuvre dans le domaine public. Mais cet instrument ne lie que le créateur et pas le réutilisateur, qui peut tout à fait remettre un copyright sur une production dérivée qu’il aurait réalisée à partir de cette création. Avec l’Open Source Seeds Pledge, on est donc en présence d’une sorte de chaînon manquant entre la Creative Commons Zéro et la Creative Commons CC-BY-SA (Paternité-Partage à l’identique). L’Open Source Seeds Pledge est d’ailleurs peut-être mal nommée, car elle est beaucoup plus "Libre" qu’Open Source, vu qu’elle comporte un copyleft.

La précédente tentative que j’avais repérée de création une licence libre adaptée aux semences était beaucoup plus complexe que celle-ci et je trouve qu’elle avait trop tendance à "mimer" les conditions des licences Creative Commons (BY, NC, ND, SA), en les "plaquant" sur les semences. Elle était aussi plus restrictive, car elle appliquait une forme de ND (pas de modification), interprétée comme interdisant les modifications génétiques des variétés. Or les membres de l’OSSI ne sont pas opposés fondamentalement aux OGM et l’Open Source Seeds Pledge n’interdit donc pas en elle-même de modifier génétiquement les variétés ainsi libérées. C’est un autre débat fondamental agitant le champ des semences que l’on voit ici resurgir au niveau des licences.

Jack Kloppenbourg explique dans son article que ce modèle de "licence libre" constitue la première proposition de l’OSSI, mais qu’une partie de ses membres souhaitent aussi mettre en place une autre licence, comportant cette fois une clause non-commerciale (NC), afin que les sélectionneurs de variétés puissent imposer une redevance pour les usages commerciaux :

Une licence "payante" permettrait de collecter des redevances sur les semences, mais sans restreindre en aucune autre manière leur usage. Les personnes à qui serait transféré le matériel génétique par le producteur original par le biais de cette licence pourraient être contraints à payer des redevances pour la revente commerciale des semences, mais ils resteraient libres de cultiver les semences, de les reproduire, de les partager, de les revendre, de conduire des recherches à partir d’elles ou de produire de nouvelles variétés, et les cultivateurs seraient libres de conserver et de replanter d’une année sur l’autre les semences.

A noter que les semences sous Open Source Seeds Pledge peuvent tout à fait être vendues, en tant qu’objet matériel contenus dans les paquets, mais elles ne peuvent faire l’objet de redevances si elles sont ensuite revendues par un tiers. Avec la licence "payante" envisagées par l’OSSI, c’est bien cet usage commercial des semences qui serait soumis à redevance et l’on s’éloigne alors considérablement à la fois du domaine public et de la démarche des licences libres. Avec cette seconde licence qui est en cours de rédaction, Il sera plus difficile pour Kloppenbourg d’échapper à l’accusation d’utiliser les mêmes mécanismes que les semences "propriétaires".

Quelle efficacité pour ces licences au-delà du symbole ?

Il existe des doutes sur la validité juridique de ces "licences libres " appliquées aux semences et sur la possibilité de transposer  aux variétés végétales les mécanismes de mise en partage qui ont fonctionné pour les logiciels et ensuite pour toutes les oeuvres de l’esprit. Les porteurs du projet de la première licence que j’avais repérée se posaient des questions sur la validité de leur démarche au regard des règles particulières de fonctionnement des titres de propriété intellectuelle que l’on peut revendiquer sur des variétés végétales :

Il n’est pas certain que les conditions imposées par la licence puissent avoir une valeur juridique les rendant opposables. Il est possible qu’elles doivent être plutôt regardées comme un code de bonnes pratiques à respecter sur une base volontaire.

Les lois qui ont instauré un droit de propriété intellectuelle sur les semences sont très différentes de celles qui concernent les logiciels. Un des points essentiels à propos des droits de propriété intellectuelle sur les semences réside dans les critères de Distinction, Homogénéité et Stabilité (DHS) qui sont nécessaires pour pouvoir bénéficier de la protection. C’est de cette manière que ces droits fonctionnent partout dans le monde, parce qu’une variété doit être suffisamment stable pour pouvoir être reconnue comme une variété. Mais les variétés les plus intéressantes pour la biodiversité sont généralement trop instables pour respecter ces critères. Or c’est précisément leur "instabilité" qui leur permet de s’adapter aux différentes conditions de culture.

Les logiciels sont effet considérés comme des oeuvres de l’esprit, soumis au droit d’auteur, qui sont automatiquement protégés dès leur création sans formalité à accomplir. Cela fait que l’on peut facilement leur appliquer une licence libre pour "retourner" le copyright en copyleft. Pour les variétés végétales, c’est beaucoup plus compliqué, car pour être en mesure de retourner la propriété intellectuelle, encore faut-il déjà à la base être titulaire de ces droits. Et pour cela, il faut obtenir un Certificat d’Obtention Végétale (COV), en suivant une procédure et en satisfaisant à des critères précis qui ont été pensés avant tout pour les variétés produites par les industriels de la semence. Il semblait donc exister une sorte d’aporie logique qui rendait quasiment impossible l’application de la logique des licences libres dans le champ des semences.

Procédure à suivre pour inscrite les variétés au catalogue officiel français (source : GNIS)

Mais l’Open Source Seeds Pledge me semble contourner cette difficulté. Son fondement ne se trouve pas dans un titre de propriété intellectuelle que le producteur de la variété viendrait imposer au ré-utilisateur. La variété reste bien dans le domaine public, mais c’est ce même utilisateur qui s’impose à lui-même, par un engagement ("pledge", qui peut se traduire aussi par "serment" ou "promesse") de ne pas restreindre les libertés associées au domaine public. Peut-être l’OSSI a-t-elle donc réussi à surmonter la contradiction logique que j’ai pointée plus haut ? D’autres plus spécialisés que moi dans ce domaine pourront peut-être le dire.

Reste quand même des restrictions à la liberté d’usage qui sont "extérieures" au champ d’action de cet instrument et qui ne pourront pas être levées par ce biais. En effet, comme l’explique Guillaume Champeau, pour pouvoir être valablement commercialisées, les semences en Europe doivent être inscrites dans un catalogue :

Pour pouvoir vendre des semences sur le marché ou s’en échanger entre agriculteurs, les producteurs ont l’obligation que celles-ci soient inscrites au préalable dans un "catalogue commun des espèces et variétés", tenu à jour par l’Union Européenne. Il rassemble les catalogues nationaux des différents états membres, qui font payer plusieurs centaines voire milliers d’euros le processus exigeant de validation et d’inscription.

Or il est beaucoup plus difficile pour les variétés libres appartenant au domaine public d’entrer dans ce catalogue que pour les variétés protégées par la propriété intellectuelle. Qui en effet va accomplir cette démarche coûteuse sans pouvoir disposer en retour d’une exclusivité ?

On voit donc que le système a été "verrouillé" par le haut pour favoriser mécaniquement les semences "propriétaires" produites par des firmes, plutôt que celles issues des pratiques ancestrales de partage entre cultivateurs, et il n’est pas certain que l’approche par les seules licences soit aujourd’hui suffisante pour aboutir à une liberté des semences et à la reconquête d’une "souveraineté" sur ce bien commun essentiel.

La question fondamentale  des "normes juridiques ascendantes"

Malgré les limites et les questions que ce type de démarches soulèvent, il faut saluer le travail effectué par l’Open Source Seeds Initiative. Il fait partie de ce que Valérie Peugeot appelle le mouvement de production des "normes juridiques ascendantes" que la société civile produit de manière autonome pour organiser la mise en partage de ressources en créant des faisceaux de droits (bundle of rights). C’est le coeur de la démarche des biens communs de substituer à la propriété privée des droits d’usage sur les ressources, débattus de manière ouverte au sein des communautés pour en assurer la question équitable et durable.

Les quatre libertés du logiciel libre, exemple typique de l’approche par les "faisceaux de droits". Pas simple à transposer au champ de semences.

Dans le champ des semences, la situation est grave, car le cadre légal et réglementaire gêne considérablement cette forme d’inventivité juridique sociale, en fragilisant  la validité ou la portée des nouvelles règles dont voudraient se doter les communautés. Pour les oeuvres de l’esprit, logiciels et autres créations, on se rend compte que le cadre juridique était plus favorable et c’est sans doute ce qui a favorisé l’essor du logiciel libre et par extension celui de la Culture libre.

Il faudra cependant rester constamment vigilant à ce que ce phénomène de "verrouillage par le haut" auquel on a assisté pour les semences ne se reproduise pas pour les oeuvres. Certaines propositions de gestion collective obligatoire pourraient un jour avoir un tel effet. Le sénateur Philippe Marini a ainsi récemment proposé une gestion collective obligatoire des usages commerciaux des photographies en ligne pour pouvoir taxer des acteurs comme Google Images. Le dommage collatéral d’une telle mesure serait qu’il deviendrait impossible pour un auteur de placer ses photos sous une licence libre sans clause Non-Commerciale, cette partie des droits étant transférée à une société de gestion collective de la photo. On aboutirait au même risque de neutralisation des normes ascendantes que l’on repère pour les semences…

 

 

 


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: Biens Communs, Domaine public, graines, licences libres, Open Source, semences

Peer Production Licence : le chaînon manquant entre la Culture libre et l’Economie Sociale et Solidaire ?

vendredi 18 avril 2014 à 11:00

En 2012, j’avais écrit un billet sur la Peer Production Licence, une proposition de nouvelle licence imaginée par l’allemand Dmitry Kleiner, fondateur du collectif Telekommunisten, et soutenue par l’un des penseurs les plus importants de l’économie des biens communs, Michel Bauwens. Cette licence constitue une adaptation de la licence Creative Commons CC-BY-NC-SA (Pas d’usage commercial – Partage à l’identique), présentant la particularité de tenir compte de la nature de la structure qui fait un usage commercial de l’oeuvre. Inspirée par la théorie des biens communs, son principe consiste à permettre aux commoners (ceux qui participent à la création et au maintien d’un bien commun), à condition qu’ils soient organisés en coopératives ou en organismes à but non-lucratif d’utiliser et de partager librement des ressources, y compris dans un cadre commercial. Mais les entités qui chercheraient à faire du profit en utilisant le bien commun ne pourraient le faire que dans le cadre d’une stricte réciprocité, en contribuant financièrement à l’entretien du commun par le versement d’une redevance.

Michel Bauwens est actuellement à la tête du projet FLOK Society (Free Libre and Open Knowledge), lancé par le gouvernement en Équateur pour étudier la possibilité d’une transition du pays vers une économie du partage de la connaissance et de la production entre pairs dans tous les secteurs, aussi bien du numérique que de la production physique ou de l’agriculture.

Récemment, Michel Bauwens a écrit un article dans lequel il explique que l’usage de cette Peer Production Licence pourrait constituer un outil important pour permettre l’émergence d’une économie des communs durable, peu à peu capable de s’autonomiser par rapport à l’économie de marché capitaliste. Ce texte a été repris sur le blog de David Bollier, juriste américain qui est lui aussi une des têtes de file du mouvement des communs au niveau mondial. Dans son article, Bauwens formule une critique du fonctionnement des licences libres, notamment dans le domaine du logiciel, et essaie d’envisager comment un pont pourrait être jeté entre le mouvement de la Culture libre et celui de l’Economie Sociale et Solidaire. Cela passe par lui par l’émergence d’un nouveau mouvement coopératif, au sein duquel la Peer Production Licence jouerait un rôle majeur.

Michel Bauwens. Par Seminario Universitad 2.0. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Je propose ici une traduction en français de ce texte (initialement publié sous CC-BY). Il a été repris sur le site de SavoirsCom1 afin d’engager un débat sur les thèses qu’il formule et je vous recommande aussi d’aller lire ce billet écrit par Thierry Crouzet, qui montre que les mécanismes de "double flux" décrits par Bauwens existent déjà actuellement dans certains secteurs particuliers de ce qu’il appelle "l’économie de paix".

***

Utiliser la Peer Production Licence pour favoriser « le coopérativisme ouvert » (traduction par Lionel Maurel du texte original de Michel Bauwens)

Les mouvements du peer-to-peer et des Communs sont aujourd’hui confrontés à un paradoxe.

D’un côté, nous assistons à la résurgence du mouvement coopératif et des entreprises dont la propriété appartient aux travailleurs, mais ils sont affectés par une faiblesse structurelle. Les entités coopératives oeuvrent pour leurs propres membres, sont réticentes à accepter de nouveaux participants qui partageraient les profits existants et les bénéfices, et ont recours au même type de savoir propriétaire et de rareté artificielle que leurs homologues capitalistes. Même si elles fonctionnent de manière démocratique en interne, elles participent souvent à la même dynamique de compétition capitaliste qui fragilise leurs propres valeurs coopératives.

D’un autre côté, nous avons un champ émergent de production entre pairs ouverte et orientée vers les communs dans des domaines comme le logiciel libre, l’open design, l’open hardware, qui créent des ressources de communs de la connaissance pour toute l’humanité, mais qui dans le même temps, sont dominés à la fois par des start-ups et de grandes multinationales utilisant les mêmes ressources.

L’argument principal

Nous avons aujourd’hui un paradoxe : plus nous utilisons des licences de partage communautaire dans la production de logiciel libre ou de matériel ouvert et plus la pratique est capitaliste, avec par exemple un bien commun comme Linux devenant une ressource d’entreprise enrichissant IBM et d’autres… Cela fonctionne jusqu’à un certain point et semble acceptable pour la plupart des développeurs du Libre, mais est-ce la seule manière de concevoir les choses ?

En effet, la General Public Licence et ses variantes autorise quiconque à utiliser et modifier le code d’un logiciel (ou un design), tant que ces changements sont ensuite reversés dans un pot commun sous les mêmes conditions pour de prochains utilisateurs. Techniquement, cela correspond à du « communisme » tel que défini par Marx : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins, mais avec ensuite ce paradoxe que des multinationales sont autorisées à utiliser le code des logiciels libres à leur profit et pour accumuler du capital. Le résultat, c’est que nous avons une accumulation de biens communs immatériels, basés sur des contributions ouvertes, un processus participatif et orientée en bout de chaîne vers la production de communs, mais qui reste subordonnée à l’accumulation de capital. Il est aujourd’hui impossible, ou en tous cas difficile, d’avoir de la reproduction sociale (c’est-à-dire l’obtention de moyens de subsistance) dans la sphère des communs. Dès lors le mouvement du logiciel et de la culture libre, aussi important qu’ils soient comme nouvelles forces sociales et expression de nouvelles demandes sociales, sont aussi dans leur essence « libéraux ». Ce n’est pas seulement admis par ses leaders comme Richard Stallman, mais aussi par des études anthropologiques comme celles de Gabriela Coleman. Sans langue de bois, nous pourrions dire que ces mouvements sont « libéro-communistes » et qu’ils créent un « communisme du capital ».

Il y a-t-il une alternative ?  Nous pensons qu’il en existe une et elle consiste à remplacer les licences non-réciproques, dans la mesure où elles ne demandent pas une réciprocité de la part de leurs utilisateurs, par une licence basée sur la réciprocité. Ce qui revient à passer de licences « communistes » à des licences « socialistes ».

C’est le choix de la Peer Production Licence, telle que conçue et proposée par Dmytri Kleiner. Elle ne doit pas être confondue avec la licence Creative Commons « Pas d’usage commercial », car sa logique est différente.

La logique de la CC-NC est d’offrir une protection pour les individus réticents à partager, dans la mesure où ils ne désirent pas la commercialisation de leur œuvre si elle ne leur assure pas une rémunération pour leur travail. Ainsi la licence Creative Commons « Non-Commercial » bloque le développement économique ultérieur basé sur cette connaissance ouverte et partagée et la garde entièrement dans la sphère non-lucrative.

La logique de la PPL est d’autoriser la commercialisation, mais seulement sur la base d’une demande de réciprocité. Elle est conçue pour rendre possible et renforcer une économie réciproque contre-hégémonique combinant des communs ouverts à tous ceux qui y contribuent, avec des paiements imposés contractuellement aux entreprises commerciales qui veulent utiliser la ressource sans y contribuer. Cela ne représente pas tellement de changements en pratique pour les multinationales, elles peuvent toujours utiliser le code si elles y contribuent, comme IBM le fait pour Linux, et pour celles qui ne le font pas, elles s’acquitteront d’une redevance, ce dont elles ont l’habitude. Son effet pratique consistera à rediriger un flux de revenu depuis le capital vers les communs, mais son effet principal serait idéologique, ou si vous préférez orienté vers la conception de la valeur.

Les coalitions entrepreneuriales qui seraient nouées autour des communs en PPL seraient explicitement orientées en direction d’une contribution aux communs, et le système alternatif de valeur qu’ils représentent. Du point de vue des producteurs de pair à pair ou des commoners, c’est-à-dire les communautés de contributeurs aux ressources communes, cela leur permettrait de créer leurs propres entités coopératives, au sein desquelles le profit serait subordonné au but social de maintenir la ressource et les commoners. Même les sociétés commerciales participantes devraient consciemment contribuer selon une logique différente.  Cela rattache les communs à une coalition entrepreneuriale d’entités marchandes éthiques (des coopératives et d’autres modèles de ce type) et garde le surplus de valeur entièrement dans la sphère des commoners/coopérants au lieu qu’elle s’échappe vers les multinationales.

En d’autres termes,  à travers cette convergence ou plutôt cette combinaison entre un modèle en commun pour les ressources immatérielles abondantes, et un modèle de réciprocité pour les ressources matérielles « rares », la question des moyens de subsistance serait résolue, et le surplus de valeur serait conservé au sein de la sphère des communs elle-même. Ce serait les coopératives qui assureraient, à travers leur accumulation coopérative, le paiement et la rémunération des producteurs entre pairs associés à elles.

De cette façon, la production entre pairs pourrait passer d’un proto-mode de production, incapable de se perpétuer lui-même en dehors du capitalisme, à un mode autonome et réel de production. Cela créerait une contre-économie qui pourrait constituer la base d’une « contre-hégémonie » avec une circulation de valeur au bénéfice de tous, qui en s’alliant avec les mouvements sociaux en faveur des communs pourrait constituer la base d’une transformation politique et sociale de l’économie politique. Ainsi nous passons d’une situation dans laquelle le communisme du capital est dominant, à une situation où nous avons un « capital pour les communs » , assurant de manière croissante l’auto-reproduction du mode de production entre pairs.

La PPL est utilisée de manière expérimentale par Guerrilla Translation! et est en discussion à différents endroits, comme par exemple, en France, dans le secteur des machines agricoles ouvertes et des communautés du design.

Il existe également un potentiel spécifique, à l’intérieur de l’économie éthique orientée vers la production de communs, que l’application de systèmes de comptabilité ouverte et de chaînes d’approvisionnement ouvertes, puissent favoriser une circulation différente de la valeur, où les effets de stigmergie et de coordination mutuelle fonctionnant déjà à l’échelle pour la coopération et la production de biens immatériels, puissent se déplacer vers la coordination de la production physique, créant des dynamiques hors-marché d’allocation dans la sphère physique. Remplaçant à la fois l’allocation par le marché par le biais du signal des prix et la planification centralisée, ce nouveau système de production décentralisée permettrait à la place une coordination mutuelle massive, rendant possible une nouvelle forme « d’économie orientée vers les ressources ».

Enfin, ce système global pourrait être renforcé par la création d’un mécanisme de financement d’entreprises basé sur les communs, tel que proposé par Dmitry Kleiner. De cette façon, le parc des machines lui-même est soustrait à la sphère de l’accumulation du capital. Dans le système proposé, les coopératives ayant besoin de capital pour s’équiper en machines émettraient un bon, et les autres coopératives du système viendraient financer ce bon et achèteraient la machine pour former un bien commun dont les financeurs et les utilisateurs seraient membres. Les intérêts payés pour rembourser ces prêts créeraient un fonds, qui serait graduellement capable de verser un revenu croissant à ses membres, ce qui constituerait une nouvelle forme de revenu de base.

Le nouveau coopérativisme ouvert est substantiellement différent de l’ancien. Sous sa forme ancienne, la démocratie économique interne s’accompagnait d’une participation aux dynamiques du marché au nom des membres, en recourant à la compétition capitaliste. D’où une volonté de ne pas partager les profits et les bénéfices avec des membres extérieurs. Il n’y avait pas création de communs. Nous avons besoin d’un nouveau modèle dans lequel les coopératives produisent des communs, et sont orientés par leurs statuts vers la production du bien commun, avec des formes de gouvernance à plusieurs parties prenantes, incluant les travailleurs, les utilisateurs-consommateurs, les investisseurs et les communautés concernées.

Aujourd’hui, nous avons ce paradoxe que les communautés ouvertes de producteurs entre pairs sont orientées vers le modèles des start-up et sont dépendantes du modèle du profit, tandis que les coopératives demeurent fermées, utilisent la propriété intellectuelle et ne produisent pas de communs. Dans le nouveau modèle du coopérativisme ouvert, une fusion pourrait s’opérer entre la production ouverte de communs entre pairs et la production coopérative de valeur. Le nouveau modèle de coopérativisme ouvert intègre les externalités, pratique la démocratie économique, produit des ressources pour le bien commun et socialise ses connaissances. La circulation des communs est combinée avec le processus coopératif d’accumulation, au nom des communs et de leurs contributeurs. Au départ, le champ des communs immatériels, suivant la logique des contributions libres et de l’usage universel par tous ceux qui en ont besoin, co-existera avec un modèle coopératif pour la production physique, basée sur la réciprocité. Mais à mesure que le modèle coopératif deviendra de plus en plus hyper-productif et sera capable de produire une abondance soutenable de biens matériels, les deux logiques fusionneront.

 


Classé dans:A propos des biens communs, Modèles économiques/Modèles juridiques Tagged: économie sociale et solidaire, Biens Communs, licences libres, michel bauwens, modèles économiques, Peer Production Licence

Une victoire pour le domaine public : un cas de copyfraud reconnu par un juge français

dimanche 13 avril 2014 à 10:19

Le Tribunal de Grande Instance de Paris a rendu le 27 mars dernier un jugement intéressant, dans la mesure où il se prononce sur une pratique de copyfraud, c’est-à-dire une revendication abusive de droits sur le domaine public. Comme le dit très justement Pier-Carl Langlais, le copyfraud c’est "l’inverse du piratage", mais il n’existe que très peu de décisions en France ayant eu à connaître de ce genre de cas.

manuscripts

Illuminated Bible. Closeup. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

L’affaire ici porte sur l’édition de manuscrits médiévaux. La librairie Droz – maison d’édition en Suisse de livres d’érudition, spécialisée dans le Moyen-Age et la Renaissance – a fait transcrire par des paléographes un certain nombre de manuscrits médiévaux pour les ajouter à son catalogue. En 1996, un contrat a été conclu avec les éditions Classiques Garnier pour que ces textes soient inclus dans un CD Rom de poésie française. La librairie Droz met fin à ce contrat en 2004, mais elle constate en 2009 que ses textes figurent sur le site Internet des Classiques Garnier dans un "Grand Corpus des littératures françaises , francophone du Moyen-Age au XXème siècle". Ne parvenant pas à un accord avec Garnier, Droz décide de les attaquer en justice, estimant que ses droits de propriété intellectuelle sur ses textes ont été violés et que leur publication en ligne  sans son accord constituait une "contrefaçon".

Toute la question était de savoir si les transcriptions de ces manuscrits constituaient des oeuvres nouvelles ou si l’on devait considérer qu’elles appartenaient elles aussi au domaine public

(Pour télécharger le jugement, cliquez ici).

Quelle nature pour les transcriptions de manuscrits ? 

Or c’est là que les choses deviennent très intéressantes, car pour que sa demande soit valable, il fallait au préalable que la librairie Droz parvienne à établir qu’elle disposait bien d’un tel droit de propriété sur ces textes. Or comme elle soutenait qu’il y avait "contrefaçon", cela signifiait qu’elle estimait que ces transcriptions de manuscrits médiévaux constituaient de "nouvelles oeuvres" protégeables par le droit d’auteur, indépendantes des oeuvres originales appartenant au domaine public fixées sur les manuscrits. C’est l’un des arguments que Droz fait valoir devant le juge :

La société Librairie Droz soutient que ces textes sont originaux et protégés par le droit d’auteur, même s’ils sont publiés sans apparat critique ni index. Elle déclare que la paléographie repose sur des choix opérés par l’auteur et qui reflètent sa personnalité.

C’est précisément sur ce point que les Editions Garnier ont contre-attaqué en soutenant qu’une telle transcription ne pouvait accéder à la protection du droit d’auteur :

Les défendeurs font également valoir que la société Librairie Droz n’établit pas l’originalité des textes visés. Ils rappellent que le travail des éditeurs scientifiques ou paléographes consiste à retranscrire le texte ancien et à l’accompagner de l’apparat critique, de notes historiques, d’index, de glossaires. Ils expliquent que les textes du Moyen-Age étant tombés dans le domaine public, la protection revendiquée porte sur la transcription réalisée par les éditeurs scientifiques. Ils font valoir que cette protection ne peut être accordée que si l’oeuvre seconde est elle-même originale et que le travail de transcription qui consiste à restaurer un texte ancien en cherchant à lui être le plus fidèle possible ne peut donner lieu à une oeuvre originale. Ils relèvent que la société Librairie Droz n’effectue aucune comparaison entre le texte d’origine et sa retranscription de telle sorte qu’elle ne dégage aucun élément d’originalité et ils ajoutent que la comparaison entre plusieurs transcriptions d’un même texte ancien fait apparaître qu’elles aboutissent à des résultats à peu près identiques. Ils rappellent que le travail de la Librairie Droz ne consiste pas à traduire les textes anciens dans un Français moderne mais à les transcrire dans leur propre langage.

Le noeud gordien de l’affaire tourne donc autour de la question de l’originalité. Avec la mise en forme, il s’agit d’un des deux critères nécessaires pour qu’une création puisse être considérée comme une "oeuvre de l’esprit". La jurisprudence estime q’une oeuvre est originale si elle porte "l’empreinte de la personnalité de l’auteur", c’est-à-dire qu’elle exprime la sensibilité propre du créateur, par le biais des choix créatifs effectués lors de la réalisation de l’oeuvre. Ici, s’agissant de la transcription de textes médiévaux, il faut reconnaître que la question n’était pas si simple à trancher. L’établissement d’un texte à partir d’un ensemble de manuscrits n’est pas une opération mécanique. Elle implique parfois d’écarter certaines sources et d’en compléter d’autres, un peu comme c’est le cas également avec certaines "restaurations" de tableaux.

Mais au final, le juge a apporté une réponse limpide, considérant que ces transcriptions ne constituaient pas des "oeuvres dérivées" originales, protégeables par le droit d’auteur. Il procède pour cela en deux temps.

 Tous les choix ne mènent pas au droit d’auteur 

Le juge commence par admettre que la transcription peut en effet conduire à effectuer des choix au cours de l’établissement d’un texte (et plusieurs dépositions d’experts sont citées dans la décision, prouvant que le juge a pu se faire une idée assez claire du processus) :

Il ressort de ces éléments que le travail de transcription d’un texte médiéval dont le manuscrit original a disparu et qui est reconstitué à partir de différentes copies plus ou moins fidèles, supposent la mobilisation de nombreuses connaissances et le choix entre plusieurs méthodes. Il apparaît que la restitution du texte original se heurte à des incertitudes qui vont conduire le savant à émettre des hypothèses et à effectuer des choix dont les plus difficile donneront lieu de sa part à des explications et des commentaires dans le cadre d’un apparat critique.

Il apparaît également que l’éditeur afin de faciliter la compréhension du texte, va en modifier la présentation par une ponctuation ou une typographie particulière (espaces, majuscules, création de paragraphes).

Ce travail scientifique ne consiste donc pas en une simple transcription automatique et repose sur des choix propres à l’éditeur.

Cependant, la présence de choix au cours du processus de transcription et d’édition du texte n’est pas jugé suffisante par le tribunal, qui ajoute un critère "intentionnel" à la définition de l’originalité :

Néanmoins, il convient de rappeler que le droit de la propriété intellectuelle n’a pas vocation à appréhender tout travail intellectuel ou scientifique mais uniquement celui qui repose sur un apport créatif qui est le reflet de la personnalité de son auteur.

Or en l’espèce, le savant qui va transcrire un texte ancien dont le manuscrit original a disparu, à partir de copies plus ou moins nombreuses, ne cherche pas à faire oeuvre de création mais de restauration et de reconstitution et il tend à établir une transcription la plus fidèle possible du texte médiéval, en mobilisant ses connaissances dans des domaines divers.

Il va effecteur des choix, mais ceux-ci ne sont pas fondés sur la volonté d’exprimer sa propre personnalité mais au contraire sur le souci de restituer la pensée et l’expression d’un auteur ancien, en utilisant les moyens que lui fournissent les recherches scientifiques dans différents domaines [...]

Il apparaît donc que la société Librairie Droz n’apporte pas la preuve que les textes bruts exploités par la société Classiques GN sont protégés par le droit d’auteur. Ainsi ses demandes qui sont uniquement fondées sur la contrefaçon, doivent être rejetées.

On aboutit donc à ce que les textes issus du processus de transcription sont dans le domaine public, tout comme l’est l’oeuvre originale fixée sur les différentes copies du manuscrit. Pour parler comme un bibliothécaire, la manifestation de l’oeuvre produite au terme du travail de transcription et d’édition reste bien dans le domaine public, tout comme l’oeuvre elle-même.

Sale temps pour le copyfraud… 

Une telle décision n’est pas anodine, car elle concerne en réalité les pratiques de copyfraud, c’est-à-dire de revendications abusives de droits sur le domaine public. Sur la base d’un tel jugement, qui est formulé de manière relativement générale et comporte une analyse détaillée du travail d’édition de textes anciens, on voit bien qu’il ne doit plus être possible dorénavant de revendiquer de droits d’auteur sur une transcription scientifique.

Cela ne sera possible que sur les ajouts spécifiques produits par l’éditeur, manifestant une réelle valeur ajoutée originale (exemples donnés par le juge : introduction, notes de bas de pages, notes critiques, glossaires, index). La notion d’originalité joue ici un rôle décisif : c’est elle qui fait que des choix effectués dans le cadre de la mise en oeuvre de compétences techniques ou de connaissances n’ouvrent pas droit à la protection du droit d’auteur. Le droit français marque ici sa spécificité par rapport au droit anglais notamment. Il existe au Royaume-uni une théorie dite du "sweat of the brow" (huile de coude), selon laquelle le simple produit d’un "effort, travail ou compétences" peut être protégé par le copyright.

Si on élargit la focale, on se rend compte en raisonnant par analogie que d’autres pratiques qui ont cours largement en France sont sans doute dénuées de toute base légale. C’est le cas par exemple de la revendication de droits d’auteur sur des photos fidèles d’oeuvres en deux dimensions appartenant au domaine public, comme des tableaux. Beaucoup d’institutions culturelles appliquent un copyright sur de telles reproductions, reconnaissant un droit d’auteur au photographe. Mais si on suit bien cette décision, on se rend compte que cette approche ne tient pas et qu’elle relève bien d’une forme de copyfraud. Les restaurations de tableaux, d’édifices ou de films auront de la même façon bien du mal à pouvoir se prévaloir du droit d’auteur.

Mais le domaine public reste toujours invisible… 

Si cette décision peut apparaître comme une victoire pour le domaine public, il ne s’agit cependant pas d’une consécration de la notion par la jurisprudence. Effet, alors que la société Garnier se réfère au domaine public dans sa défense, le juge n’utilise pas une seule fois cette expression par la suite. Au lieu de se demander si une atteinte a été portée à l’intégrité du domaine public, il cherche au contraire la présence d’une oeuvre protégée par le droit d’auteur. Le domaine public encore une fois n’apparaît "qu’en creux" dans cette décision. Il n’est pas au centre du raisonnement du juge et ce n’est pas ce qu’il cherche à protéger. Même une décision positive comme celle-ci montre que le domaine public reste l’homme invisible de la jurisprudence française !

A noter également que pour la librairie Droz, cela a des conséquences pratiques non négligeables. Cette société perd son procès et voit mis à sa charge le règlement des dépens (paiement des frais de justice). Mais cela ne va pas plus loin. Garnier ne peut pas contre-attaquer en faisant valoir qu’on a porté atteinte à une faculté qu’il aurait dû pouvoir légitimement exercer grâce au domaine public. Le copyfraud ici est reconnu et neutralisé, mais il n’est pas sanctionné par le juge.

Ce cas nous montre l’intérêt qu’il y aurait à faire entrer une définition positive du domaine public dans le Code de Propriété Intellectuelle, tel que je l’avais proposé dans un billet en 2012 et tel qu’une proposition de loi déposée l’an dernier par la députée Isabelle Attard le suggère. Avec une telle disposition, le raisonnement du juge pourrait changer : c’est bien la protection du domaine public que l’on pourrait invoquer en justice et au-delà de se défendre en faisant admettre  l’absence de droit d’auteur. Par ailleurs, il serait encore plus efficace que la revendication abusive de droits sur le domaine public devienne un délit et puisse être sanctionnée par le juge pénal, tout comme la contrefaçon. Ici Garnier pourrait se retourner contre Droz et obtenir sa condamnation. Un tel mécanisme serait sans doute de nature à dissuader les copyfraudeurs en puissance qui sont légion en France…

Cette décision constitue donc un pas en avant pour le domaine public en France, mais pas la victoire décisive qui aboutirait à sa consécration.

PS : Grand merci à Mathieu Perona de m’avoir signalé ce jugement !

Mise à jour du 14/04/2014 : je vous recommande d’aller lire ce billet sur le blog Hypothèses "Apocryphes", écrit par un doctorant réalisant une édition critique de texte ancien qui donne son sentiment sur cette décision.


Classé dans:Domaine public, patrimoine commun Tagged: édition, copyfraud, Domaine public, droit d'auteur, Droz, Garnier, manuscrits, originalité, paléographies, transcription

Littérature et Culture libre : une rencontre à réinventer ?

mercredi 9 avril 2014 à 08:06

L’an dernier, j’avais eu la chance d’être invité à la médiathèque de Rezé pour donner une conférence et participer à une Copy Party couplée à un atelier d’écriture, dans le cadre du cycle [lire+écrire]numérique, organisé par Guénaël Boutouillet et Catherine Lenoble pour le CRL Pays de la Loire. Pour conclure la première édition de ce cycle, Catherine a coordonné l’édition d’un ouvrage collectif, diffusé par Publie.net sous licence Creative Commons (CC-BY-NC-SA) et accessible en ligne gratuitement.

lireécrire

L’ouvrage s’intitule "[lire+écrire] Un livre numérique sur l’édition, la lecture et l’écriture en réseau". Vous pourrez y retrouver les contributions suivantes :

Dans ce cadre, j’ai produit une contribution sur les rapports entre la Culture libre et la littérature que vous pouvez retrouver ci-dessous. Merci à Catherine Lenoble pour ses apports à ce texte, qui m’ont permis de découvrir plusieurs exemples d’usages des licences libres dans le champ littéraire.  

***

Littérature et Culture libre : une rencontre à réinventer ?

En 2013, dans le cadre du cycle [lire+écrire]numérique, l’organisation d’une Copy Party à la médiathèque de Rezé avait permis d’interroger les droits d’usage dont nous disposons sur les objets culturels que sont les livres. Ceux-ci sont limités en aval parce que la très grande majorité des textes est soumise au droit d’auteur. Mais il est possible en amont aux auteurs d’ouvrir ces droits en choisissant de placer leurs écrits sous licence libre ou de libre diffusion.

Lorsque l’on regarde les pratiques, on constate que le champ de la littérature n’est peut-être pas celui où cette démarche d’ouverture est la plus développée. On trouve beaucoup d’œuvres libres en matière de photographie ou de musique, et même le cinéma commence à produire des exemples intéressants. Du côté de l’écrit, des manuels pédagogiques s’écrivent déjà de manière collaborative sous licence libre et gagnent peu à peu une place significative dans la production du secteur. On pense notamment aux belles réussites du projet Sésamath ou des liberathons de Flossmanuals. Mais dans le champ de la littérature, les réalisations libres sont plus difficiles à trouver.

Pour être plus exact, sans doute faut-il faire une distinction entre l’écriture en ligne et l’édition de livres numériques. Au sein de la blogosphère littéraire, une part importante des auteurs placent leur écrits sous licence Creative Commons et développent des pratiques de partage ou de circulation des textes (voir par exemple les Vases communicants ou la Web-association des auteurs). Mais du côté de la production de livres numériques, les exemples sont beaucoup plus rares. Comment expliquer ce hiatus ?

Peut-être peut-on trouver une explication dans l’évolution des formats employés dans l’édition numérique. Il y a quelques années encore, avant la diffusion du format EPUB, on trouvait un certain nombre d’auteurs déployant une stratégie de double diffusion : les livres étaient publiés gratuitement en ligne sous licence Creative Commons, tandis que les livres papier étaient vendus de manière classique. Un auteur comme Cory Doctorow par exemple, récompensé par le prix Hugo de Science-Fiction et édité dans les circuits classiques, a longtemps incarné la réussite de cette approche, suivi par d’autres comme James Patrick Kelly ou Robin Sloan.

Dans cette approche, la libre diffusion des livres, le plus souvent en format PDF, permettaient aux auteurs de se faire connaître, mais la version numérique ne « cannibalisait » pas la vente des versions papier, qui restait le support de lecture le plus confortable. Avec la généralisation du EPUB et de la lecture sur des appareils dédiés (liseuses, tablettes), cette stratégie de double diffusion devient moins évidente et c’est peut-être ce qui explique la raréfaction des exemples à citer.

Néanmoins, le paysage commence à se reconfigurer autour du développement de nouvelles relations entre le public et les auteurs. Le crowdfunding (financement participatif) offre par exemple des possibilités de synergie très intéressantes avec la Culture libre. L’auteur peut faire appel au public en amont pour participer au financement de son livre, en s’engageant en retour à libérer son œuvre sous licence ouverte, dans le souci d’entretenir une relation équitable avec les lecteurs. Un auteur comme Pouhiou par exemple a recours au crowdfunding pour se financer, tout en libérant complètement ses livres dans le Domaine Public Vivant (ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de se faire éditer par l’éditeur associatif Framabook). La formule peut aussi se décliner sous la forme d’une souscription à un abonnement. L’auteur de nouvelles Neil Jomunsi, engagé dans le Projet Bradbury (écrire une nouvelle chaque semaine pendant un an) a choisi de mettre en partage ses écrits par le biais d’une licence Creative Commons, en considérant que cette dimension était au cœur de sa démarche sans renoncer à un modèle économique.

Que manque-t-il pour que la rencontre entre la littérature et la Culture libre se fasse plus étroite ? Faut-il par exemple que des éditeurs classiques osent franchir le pas d’éditer des livres sous Creative Commons (chose toujours difficile aujourd’hui, comme le constate Thierry Crouzet avec son projet L’homme qui lave les mains) ? Manque-t-il une plate-forme dédiée à la littérature qui facilite la rencontre entre le public et les auteurs, un peu à l’image de Bandcamp pour la musique ? Le projet espagnol Leebre, dont le lancement a été assuré par crowdfunding, a l’ambition de jouer un tel rôle dans l’écosystème de la publication. Faut-il explorer d’autres dimensions de l’écriture pour exprimer le potentiel de l’ouverture, comme par exemple le champ de la traduction littéraire où des initiatives intéressantes émergent (la traduction du Journal de Kafka par Laurent Margantin, Ulysse par jour de Guillaume Vissac) ? Peut-être est-il également nécessaire d’utiliser l’ouverture des licences autrement que pour faire seulement circuler les textes, mais pour favoriser les pratiques transformatives ? L’auteur Robin Sloan a par exemple incité ses lecteurs à produire des remix à partir de l’univers de son roman Anabel Scheme. En Australie, la plate-forme Remix My Lit a essayé d’expérimenter l’écriture collaborative de nouvelles sous Creative Commons.

C’est peut-être d’ailleurs cette dimension expérimentale qui exprime le mieux le potentiel d’une alliance entre la littérature et la Culture libre. L’auteure belge An Mertens, qui a publié son premier roman sous Licence Art Libre, entreprend à présent de revisiter 1984 de Georges Orwell en utilisant la plate-forme Git, destinée à la production de logiciels. Le collectif Constant met à profit de son côté l’ouverture du domaine public pour produire des romans génératifs à partir de textes d’auteurs anciens. Et au-delà de l’écriture, le libre peut aussi se manifester à d’autres niveaux du processus d’édition, comme l’illustre le « label » Hoplite qui inscrit dans sa démarche éditoriale une réflexion sur les formats ouverts, les logiciels de graphisme et la typographie libre.

Un autre phénomène intéressant à relever est le fait que certaines dimensions de l’ouverture se diffusent dans le champ de l’écrit, au-delà de la sphère de la Culture libre stricto sensu. Quand J. K. Rowling autorise son public à réaliser des fanfictions dans le monde d’Harry Potter, ne s’inscrit-elle pas dans une forme de démarche ouverte, même si son œuvre n’est bien sûr pas libérée juridiquement ? C’est déjà de cette manière que H.P. Lovecraft, bien avant le numérique et l’invention des licences libres, avait amené volontairement d’autres auteurs à écrire dans son univers, ce qui l’a très certainement sauvé de l’oubli.

L’écriture numérique est un continent mouvant en constante recomposition et sa rencontre avec la Culture libre sera à réinventer constamment.


Classé dans:Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged: écriture, Creative Commons, eBooks, licences libres, littérature, livres numériques