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La fin de Grooveshark et le prix à payer pour la survie des plateformes

dimanche 3 mai 2015 à 22:20

La nouvelle est tombée brutalement vendredi dernier : le site de streaming musical Grooveshark a fermé ses portes, après plus de huit années d’existence et une longue bataille judiciaire contre les majors de la musique, qui s’était conclue en 2014 par une cinglante condamnation pour violation du droit d’auteur. Sous la pression des ayants droit, les fondateurs du site ont préféré saborder leur navire et mettre un point final à l’aventure, plutôt que de devoir payer les 700 millions de dollars d’amendes auxquels la justice les avaient condamnés.

Grooveshark

Le « message d’adieu » qui figure sur la page d’accueil de Grooveshark depuis vendredi dernier.

Il est extrêmement intéressant de revenir sur la trajectoire d’une plateforme comme Grooveshark, car sa destinée éphémère épouse les épisodes de la guerre au partage menée depuis des années par les industries culturelles. Et sa disparition nous renseigne aussi sur les conséquences de cette stratégie des ayants droit sur l’écosystème global de la musique sur Internet.

Un coup porté à la « Longue Traîne » de la musique

Grooveshark compte en effet parmi les successeurs de Napster, fermé par décision de justice en 2001. Apparu en même temps que Limewire par exemple, il prenait à l’origine la forme d’un réseau de P2P, Grooveshark fournissant un client pour effectuer du partage décentralisé. Son originalité était cependant de prévoir une rémunération pour les utilisateurs qui acceptaient de mettre en partage des fichiers (0,25$ le titre). Alors que l’on parle beaucoup aujourd’hui du Digital Labor et du « travail gratuit » que les plateformes font effectuer à leurs utilisateurs, Grooveshark avait sans doute quelque chose de visionnaire dans la manière dont il envisageait ses rapports avec les contributeurs. Mais ce modèle constituait aussi pour lui une stratégie, destinée à étoffer le plus rapidement possible son catalogue afin de surpasser celui des plateformes concurrentes.

Sur cet aspect de la profondeur de l’offre, Grooveshark avait en effet clairement une longueur d’avance sur ses concurrents et on le perçoit à travers les commentaires partagés sur Twitter par les internautes à l’annonce de sa fermeture. Nombreux sont ceux qui déplorent le fait de perdre avec leurs playlists des morceaux rares, qu’ils ne retrouveront pas sur « l’offre légale » de streaming musical, chez Deezer ou Spotify.

L’avantage de Grooveshark ne tenait d’ailleurs pas nécessairement au volume des titres disponibles, mais à leur diversité. Le catalogue de la plateforme avait donc cette vertu de matérialiser une forme de « longue traîne » en musique, dont l’existence ailleurs sur Internet est loin d’être évidente. Il en est ainsi parce que son contenu était directement « crowdsourcé » par ses utilisateurs à partir de la mise en commun de leurs bibliothèques personnelles. Mais alors que Grooveshark affichait clairement son intention de s’inscrire dans l’offre « légale », il n’a pas tardé à être attaqué par les titulaires de droits du secteur, l’accusant de favoriser la contrefaçon d’oeuvres protégées à grande échelle.

Une représentation de la « Longue traîne » de la musique.

Du P2P rémunéré au streaming musical centralisé

Les industriels de la musique ont rapidement agité la menace d’une action en justice et en réaction, Grooveshark s’est mis à muter, en s’éloignant de plus en plus du modèle décentralisé. Il est devenu une sorte de « Napster in the Cloud », en se transformant en une plateforme centralisée de streaming musical, très proche en un sens de ce que YouTube représente pour la vidéo ou SoundCloud pour le son. Le projet de rémunérer les utilisateurs pour la mise en mise partage des fichiers sentait trop le souffre et il a rapidement été mis au placard. A la place, Grooveshark a cherché un terrain d’entente avec les majors en mettant en place un système de rémunération, basée sur un partage des recettes publicitaires et des abonnements proposés à ses utilisateurs. La plateforme a d’ailleurs réussi à conclure des licences avec EMI et des labels indépendants, mais pas avec le reste de la profession.

Le DMCA et son système de notifications de retrait est au coeur de l’histoire de Grooveshark.

Car à leurs yeux, Grooveshark portait en lui une forme de « vice fondamental »: si les industriels de la musique toléraient l’existence d’un service fonctionnant sur le principe du partage des fichiers par les individus, ils acceptaient de revenir sur un des fondements du droit d’auteur, qui veut qu’une oeuvre ne peut être distribuée sous une forme donnée qu’avec l’accord des titulaires de droits. Ne parvenant pas à trouver d’issue légale pour son modèle, Grooveshark s’est alors abrité derrière la responsabilité allégée dont bénéficient les hébergeurs de contenu sur Internet au titre du DMCA (Digital Millenium Copyright Act) aux Etats-Unis. Une plateforme ne devient responsable pour un contenu mis en ligne par ses utilisateurs que si elle ne réagit pas rapidement pour le retirer une fois qu’il lui a été signalé. Or c’est ce point qui a causé la perte de Grooveshark : les ayants droit sont parvenus à prouver devant les juges que la société avait demandé à des employés de charger eux-mêmes de fichiers sur la plateforme, ce qui a eu pour conséquence de leur faire perdre le bénéfice du « safe harbour » (sphère de sécurité) prévu par le DMCA.

Après avoir commis une telle erreur, la fin de Grooveshark était inéluctable et l’occasion trop belle pour les titulaires de droits de faire un exemple en l’abattant devant la justice. Mais au-delà de ce motif de condamnation, on peut se demander qu’est-ce qui fait au juste la différence entre Grooveshark et des plateformes dite « légales » comme Deezer ou Spotify ? Qu’est-ce qui le différencie aussi fondamentalement de sites comme YouTube ou SoundCloud, toujours en ligne malgré la « zone grise » dans laquelle ils se situent également depuis des années ?

Quelle différence entre Grooveshark et « l’offre légale » ? 

La différence est en réalité extrêmement ténue. On peut même dire que Deezer n’est rien d’autre qu’un Grooveshark qui a réussi. En effet, il est bon de rappeler qu’à ses origines l’aujourd’hui respectable Deezer a également subi des accusations de violation de droit d’auteur. Le champion français du streaming avait en effet réussi à trouver un accord avec la SACEM en ce qui concerne les droits des auteurs, mais pas avec les producteurs de musique qui l’ont longtemps menacé de procès. Ce n’est qu’après coup qu’une entente a pu être entérinée, mais Deezer a bien été obligé lui-aussi à une époque de « passer en force », en mettant les titulaires devant le fait accompli de l’existence d’une offre.

Un site très proche de Grooveshark a d’ailleurs existé en France. En 2003, Radio.blog.club avait essayé de mettre en place un modèle d’écoute en streaming gratuit, financé par de la publicité. C’était d’ailleurs à l’époque le concurrent d’un certain BlogMusik, qui se se transformera ensuite en Deezer après avoir réglé ses problèmes juridiques. Mais la sanction a été lourde pour lui, puisque le site a été condamné en 2012 par la justice, avec un million d’euros d’amendes à verser pour ses fondateurs.

La page d’accueil de Radio.blog.club, un des pionniers malheureux du streaming musical en France.

La frontière entre l’offre « légale » et les sites pirates est donc bien plus floue que ce que l’on veut bien nous faire croire. Beaucoup des sites dits « légaux » ont commencé leur existence aux marges de la légalité. Par ailleurs, on remarquera qu’aussi bien Grooveshark que Radio.blog avaient clairement l’intention de rémunérer les artistes. Des plateformes »légales » comme Deezer et Spotify, toujours actives aujourd’hui, sont de leur côté régulièrement pointées du doigt pour les sommes dérisoires par écoute qu’elles reversent aux créateurs. Et peut-être est-il bon ici de rappeler que lorsque MegaUpload a été fermé en 2012 par une intervention manu militari du FBI, il était à la veille de lancer une offre MegaBox payante, dont 90% des revenus auraient été reversées aux artistes. Certains sont allés jusqu’à dire que c’est même sans doute une des raisons qui ont précipité sa perte, car les titulaires de droits auraient eu trop peur que leurs offres légales ne fassent soudain « pâles figures » à côté de cette nouvelle piste de financement pour les artistes.

La frontière entre le légal et l’illégal ne passe donc pas nécessairement par le fait de rémunérer ou non les créateurs…

Comment les plateformes « achètent » leur survie…

Pourquoi les ayants droit se sont-ils acharnés à ce point sur Grooveshark, alors qu’ils laissent subsister des plateformes proches dans leurs principes de fonctionnement, comme YouTube ou SoundCloud ? Certes, il y a bien sûr le fait que Grooveshark a commis l’énorme erreur de faire partager des fichiers à ses propres employés, ce qui le rendait beaucoup plus facile à abattre en justice. Mais au-delà de cela, YouTube et SoundCloud ont accepté de faire évoluer graduellement leur modèle pour trouver un terrain d’entente avec les titulaires de droits.

YouTube a par exemple des accords de redistribution de recettes publicitaires qu’il génère avec certains producteurs, ainsi qu’avec des sociétés d’auteur comme la SACEM en France. Par ailleurs, il a déployé un système de filtrage automatique des contenus chargés par ses utilisateurs, le fameux ContentID, dit aussi « Robocopyright ». Cet algorithme fonctionnant à partir d’empreintes des fichiers fournies à YouTube par les titulaires de droits assure une forme de « police privée du droit d’auteur », en distribuant des sanctions (les « strikes ») aux utilisateurs qui chargent des contenus sans respecter le droit d’auteur. Le système permet à la plateforme d’exercer une surveilance constante des contenus, sans perdre le bénéfice de sa responsabilité allégée.

Les sanctions infligées par ContentID peuvent aller jusqu’à la fermeture des comptes d’utilisateurs et il est difficile de contester, même dans les cas d’erreur manifeste du robot.

SoundCloud a connu exactement la même trajectoire. Un robocopyright a aussi été progressivement déployé pour filtrer les contenus et la plateforme a récemment noué un partenariat avec la société Zefr pour améliorer son efficacité. Cette évolution lui a permis de commencer à nouer des accords avec Warner Music, mais les négociations continuent toujours avec les autres majors. Au passage, l’implantation du robot a eu des conséquences non négligeables pour les utilisateurs. Car SoundCloud a longtemps été réputé comme un lieu privilégié sur la Toile pour le partage des mixes et des compilations de DJs. Or son algorithme repère automatiquement les empreintes des oeuvres qu’il est chargé de surveiller, sans distinguer s’il s’agit de morceaux entiers ou d’extraits réutilisés dans des créations dérivées. Depuis quelques temps, les DJ postant leurs mixes sur SoundCloud font donc l’objet de sanctions à répétition, et une grande vague de retraits a même commencé depuis le partenariat avec Zefr, à tel point que la communauté envisage à présent de migrer. SoundCloud en sera plus « propre », mais aussi bien plus pauvre…

SoundCloud, de plus en plus en guerre avec la communauté des DJs.

D’une certaine manière, on peut dire que deux plateformes comme YouTube et SoundCloud ont « acheté leur survie » en acceptant de déployer ces systèmes de police privée du droit d’auteur. Pour les utilisateurs, cela signifie aussi qu’il faudra dorénavant se soumettre à une forme de « robotisation » de l’application du droit, provoquant de plus en plus de dommages collatéraux.

Même s’il change profondément leur nature, ce « deal » peut s’avérer juteux pour les plateformes. YouTube par exemple a lancé depuis la fin de l’année une offre de musique en streaming sur abonnement à partir des contenus partagés sur sa plateforme. En termes de profondeur de catalogue, il est le seul qui puisse être comparé à Grooveshark, parce que son principe repose aussi sur une alimentation par la foule.

Son modèle passera par des abonnements proposés aux utilisateurs en échange d’une suppression de la publicité qui devient de plus en plus envahissante sur YouTube. Evidemment, YouTube – et Google derrière lui, propriétaire du site – a négocié le montage de cette offre avec les majors de la musique. Mais la plateforme n’a pas hésité au passage à utiliser sa puissance pour tordre le bras des producteurs indépendants, qui ont été sommés d’accepter des termes contractuels défavorables sous peine d’être éjectés de l’offre gratuite.

En attendant l’extra-judiciarisation de la censure… 

Le seul point « positif » – si l’on peut s’exprimer ainsi – dans la fermeture de Grooveshark, c’est qu’il aura quand même fallu un procès en bonne et due forme pour arriver à ce résultat. On reste encore dans le cadre d’une décision de justice, offrant un minimum de garanties pour les droits de la défense. L’étape suivante que visent à présent les titulaires de droits, c’est d’être en mesure de contourner la justice pour faire pression directement sur les plateformes avec l’appui de l’Etat.

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La justice est aveugle. Elle risque de le devenir au sens propre en matière de droit d’auteur, à mesure que s’étendent les stratégies de contournement mises en place par les titulaires de droits (Image par Nemo. Domaine Public. Pixabay)

C’est une tendance lourde que l’on voit actuellement monter à travers des concepts comme « l’auto-régulation des plateformes » ou la mise en place de moyens extra-judiciaires de lutte contre la « contrefaçon à échelle commerciale », telle la Charte récemment négociée en France sous l’égide du Ministère de la Culture à propos de la publicité en ligne. Le prochain Grooveshark ne sera pas condamné par un juge : il sera éjecté de l’écosystème par un système de censure privée organisé sur une base contractuelle entre les titulaires de droits et des intermédiaires. C’est d’ailleurs ce qui avait commencé avec Grooveshark, puisque Google avait accepté en 2013 de ne plus afficher le site dans ses suggestions de recherche, avant même que le jugement final ne soit rendu en 2014. Ce type de réactions des intermédiaires techniques risque de se généraliser.

L’évolution du streaming dans la musique montre d’ailleurs à quel point un concept comme celui de « contrefaçon commerciale » ou de « site massivement contrefaisant » est évanescent. La différence entre Deezer, YouTube et Grooveshark n’est qu’une différence de degrés et pas de nature. Ceux qui acceptent « d’acheter leur survie » pourront subsister, mais à condition d’évoluer vers des modèles de plus en plus problématiques pour le respect des libertés…

***

La fin de Grooveshark n’est qu’un épisode de plus dans la guerre globale au partage qui se livre aujourd’hui. Cette issue brutale doit aussi nous rappeler que le meilleur moyen de résister – et de rendre l’écosystème du partage sain et résilient – est de favoriser les formes de partage non-marchand les plus décentralisées, comme le P2P. C’est d’ailleurs là, et notamment au sein des communautés privées de partage, que subsiste encore dans toute sa richesse la « Longue Traîne de la musique ». Ces dispositifs s’appuyant sur une architecture distribuée ont en effet la vertu d’éviter la constitution de plateformes centralisés pouvant être abattues en justice, ou pire, transformées progressivement en monstruosités sous la pression des titulaires de droits.

Et au-delà, il reste essentiel de réclamer la légalisation du partage non-marchand et la mise en place de financements mutualisés pour la création, comme la contribution créative, qui sont les seuls moyens à la fois de sortir de cette spirale répressive et d’assurer une rémunération équitable des créateurs.


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Qui a adopté les œuvres orphelines au Royaume-Uni ?

vendredi 1 mai 2015 à 15:30

En novembre de l’année dernière, j’avais écrit un billet à propos du système ambitieux que le Royaume-Uni a mis en place pour régler le problème posé par les oeuvres orphelines (à savoir celles dont on ne peut identifier ou localiser les titulaires de droits afin de leur demander une autorisation préalable à l’usage). L’Angleterre s’est appuyée sur une directive européenne de 2012, qui a introduit une nouvelle exception au droit d’auteur pour traiter la question, mais la loi nationale est allée au-delà de ce que ce texte prévoyait, en mettant en place un dispositif à la portée plus large et plus simple d’utilisation.

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Image par opensource.com. CC-BY-SA. Source : Flickr

La solution anglaise s’appuie sur un Orphan Works Register, permettant de soumettre en ligne des demandes de licence de réutilisation d’oeuvres pour lesquelles des recherches de titulaires de droits sont restées infructueuses. Il fonctionne depuis 6 mois à présent et le site « The 1709 Blog », spécialisé dans les questions de droit d’auteur au pays d’Albion, s’est plongé dans ce registre pour établir un premier bilan de son fonctionnement.

Il faut savoir au préalable que le vote de cette loi sur les oeuvres orphelines ne s’est pas effectué sans un débat houleux, notamment à cause des protestations des photographes professionnels. Une grande campagne, intitulée « Stop43« , avait eu lieu une première fois en 2010 pour dénoncer une tentative de « confiscation de la propriété » par le gouvernement anglais et elle s’est ravivée l’an dernier lors de l’établissement du registre.

Le système anglais présente plusieurs particularités, notamment par rapport à la manière dont la France a transposé de son côté en février dernier la directive européenne sur les oeuvres orphelines à la fin de l’année dernière. Tout d’abord, il est certes ouvert aux bibliothèques, archives et musées, comme la directive le prévoit, mais aussi à tous les autres types d’acteurs, y compris les sociétés pour des usages commerciaux des oeuvres. Par ailleurs, il prévoit un système simple de déclaration en ligne des recherches préalables, avec une redevance modeste pour les usages non-commerciaux (20 livres de frais d’ouverture de dossier et 0,10 livres sterling par oeuvre). Enfin, et c’est sans doute la différence essentielle, la solution anglaise est applicable à tous les types d’oeuvres, y compris les photographies et autres images fixes, contrairement à la directive européenne qui les exclut explicitement.

Il est donc intéressant de se demander 6 mois après son entrée en vigueur si ce système a fonctionné et si les craintes que les photographes professionnels exprimaient à son encontre étaient justifiées. Voici ce qu’en dit « The 1709 Blog » (je traduis) :

A ce jour, un total de 263 oeuvres ont fait l’objet d’une demande de licence et 220 licences ont été accordées. La grande majorité des demandes (215) ont porté sur des images fixes, parmi lesquelles on compte 202 photographies et le reste concernant des peintures. La seconde catégorie d’oeuvres les plus demandées sont des oeuvres écrites, avec 34 demandes et 19 licences accordées. 14 enregistrement sonores ont fait l’objet de demandes, mais aucune licence n’a été encore accordée pour cette catégorie. Loin derrière, on trouve les pièces de théâtres et chorégraphies (une demande actuellement sans réponse), les partitions musicales (une licence accordée) et les images animées (pas de demande).

Ces chiffres sont très instructifs. Ils montrent, comme on pouvait s’y attendre, que c’est bien dans le domaine de l’image et en particulier de la photo qu’un mécanisme de résolution du problème des oeuvres orphelines s’avère le plus utile. Mais contrairement à ce que redoutait Stop43, ce registre n’aboutit pas non plus à un « pillage » de masse de la propriété des créateurs. 263 demandes en l’espace de 6 mois représentent seulement une quarantaine de dossiers par mois, ce qui demeure modeste à l’échelle d’un pays comme l’Angleterre. On voit donc bien que la nouvelle exception au droit d’auteur reste bien utilisée comme une solution ponctuelle pour lever des blocages à l’usage et pas comme un moyen détourné de renverser les principes du droit d’auteur.

Par ailleurs, The 1709 Blog remarque que l’institution qui a déposé le plus grand nombre de demandes est le Musée de l’Ordre de Saint-Jean, en lien la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale, pour laquelle une exposition de photographies anciennes avait été organisée. Les demandes de réutilisation commerciale sont beaucoup plus rares, sans doute parce que les redevances exigées par le registre sont assez élevées.

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On relève aussi qu’aucune demande n’a été déposée en ce qui concerne les films (ce qui peut paraître à première vue assez surprenant) et qu’en ce qui concerne la musique, les licences ont l’air plus difficile à attribuer pour le registre, qui n’a pour l’instant octroyé aucune licence (pour quelle raison ?).

Ces premiers résultats sont intéressants à rapprocher des choix du législateur français. Tout d’abord, il est évident que la décision de suivre strictement la directive et d’exclure les photographies et images fixes constitue une importante erreur, puisque que c’est dans ce domaine que le problème des oeuvres orphelines se pose avec le plus d’acuité. C’est une lacune que SavoirsCom1 avait pointée lors de la discussion du texte de loi, sans obtenir toutefois hélas gain de cause.

Par ailleurs, on voit que même avec un système simple comme celui mis en place en Angleterre, les demandes de réutilisation restent relativement peu nombreuses. Cela tient sans doute au fait que même si les redevances exigées pour les usages non commerciaux sont faibles, il reste à la charge des demandeurs d’effectuer des « recherches diligentes » approfondies pour essayer d’identifier et de retrouver les titulaires de droits. Or la loi française ajoute de son côté une difficulté supplémentaire, dans la mesure où elle laisse planer une incertitude pour les réutilisateurs, puisqu’en cas de réapparition des titulaires de droits, elle réserve à ces derniers la possibilité d’exiger le versement d’une redevance, y compris pour les usages non-commerciaux, sans fixer de tarif préétabli. Il y a donc fort à parier que le dispositif français sera moins utilisé encore que le registre anglais.

***

D’ailleurs, alors que la loi transposant la directive sur les oeuvres orphelines a bien été promulguée en février dernier, ce n’est pas le cas des décrets d’application du texte, qui sont indispensables pour que le dispositif puisse fonctionner, puisqu’ils mentionnent la liste des sources à consulter lors des recherches diligentes. Tant que ces décrets ne seront pas parus, les oeuvres orphelines resteront « gelées » en France, alors que le dégel a d’ores et déjà commencé de l’autre côté de la Manche…


Classé dans:Regards d'ailleurs, regards ailleurs (droit comparé et actualités internationales), Uncategorized Tagged: Angleterre, droit d'auteur, exception, oeuvres orphelines, photographies, Royaume Uni

Les jeux vidéo en bibliothèque sont illégaux. Oui, et alors ?

lundi 27 avril 2015 à 07:48

En février dernier est paru un rapport de l’Inspection Générale des Bibliothèques (IGB) écrit par Françoise Legendre relatif à la place des jeux dans ces établissements, et plus particulièrement des jeux vidéo. C’est une lecture intéressante, et je dirais même encourageante, parce que l’IGB incite clairement les bibliothèques à accompagner l’essor des pratiques culturelles en matière de jeux vidéo en développant des collections et des activités autour de ces types de média. Le rapport cite aussi un grand nombre d’initiatives en cours, montrant que les bibliothèques en France sont déjà engagées, parfois avec beaucoup d’inventivité, dans cette démarche de valorisation des jeux vidéo auprès de leur public.

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Invaders. Public Domain. Source : Pixabay.

Mais cette étude contient aussi une partie consacrée aux aspects juridiques de la question, qui s’avère beaucoup plus dérangeante. Elle aboutit en effet au constat que les bibliothèques qui acquièrent et mettent à disposition des jeux vidéo aujourd’hui sont obligées de le faire dans la très grande majorité des cas dans la plus totale illégalité. C’est aussi la conclusion à laquelle Thomas Fourmeux et moi étions arrivés, lorsque nous avions préparé l’année dernière cette présentation, à l’occasion d’une journée d’étude consacrée à la question :

Le mythe du « vide juridique »

Dans la profession, l’opinion est pourtant largement répandue qu’il existerait un « flou juridique », voire même un « vide juridique » en ce qui concerne le jeu vidéo en bibliothèque. J’en veux pour preuve par exemple cette interview dans laquelle une des responsables de la Petite Bibliothèque Ronde de Clamart déclarait :

 Il y a un vide juridique, ce qui explique que ce genre d’offre se répand de plus en plus en bibliothèque.

Le rapport de l’IGB prend le soin de démentir cette idée reçue en détaillant précisément l’argumentation :

De nombreux bibliothécaires évoquent un «flou» au sujet des règles juridiques concernant la consultation ou le prêt de jeux vidéo, [mais] la question de la diffusion des jeux vidéo en bibliothèques est nettement résolue : reconnus en tant qu’œuvres de l’esprit par le code de la propriété intellectuelle, les jeux vidéo et toutes leurs composantes se voient appliquer les limites et contraintes précisées dans ce code. L’article L122-6 modifié par la loi n°94-361 du 10 mai 1994 –art.4 stipule très clairement :

«Le droit d’exploitation appartenant à l’auteur d’un logiciel comprend le droit d’effectuer et d’autoriser : […] : 3° La mise sur le marché à titre onéreux ou gratuit, y compris la location, du ou des exemplaires d’un logiciel par tout procédé».

«La mise sur le marché à titre gratuit» (donc le prêt en bibliothèque), implique en conséquence une demande d’autorisation aux auteurs ou ayants droit, à l’éditeur si c’est à lui que les auteurs ont cédé leurs droits.

Il faut rappeler que seuls les livres sont visés par la loi n°2003-517 du 18 juin 2003 relative à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs, qui stipule que «l’auteur ne peut s’opposer au prêt d’exemplaires […] par une bibliothèque accueillant du public».

De même, la consultation sur place, qui correspond à la «représentation» pour le code de la propriété intellectuelle :

«Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou des ayants droits ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque».

Dans ce contexte, il apparaît clairement que les bibliothèques proposant des jeux vidéo à leurs usagers, à jouer sur place ou en prêt, ne respectent pas le cadre juridique.
                                                                                                                .

Dura Lex, Sed Lex… depuis l’intervention en 1992 de la directive européenne sur le droit de prêt, la condition juridique des bibliothèques s’est en effet considérablement fragilisée. Les actes de mise à disposition publique d’oeuvres se sont subitement retrouvés soumis aux limitations du droit d’auteur, alors que l’activité des bibliothèques n’était pas réellement comprise dans son champ d’application auparavant. En 2003, la loi française est intervenue pour transposer cette directive en organisant le système du droit de prêt public des livres, mais comme le souligne le rapport, elle ne l’a fait pour aucun autre support.

Les jeux vidéo sont illégaux en bibliothèque. Alors, game over ? Heureusement, les choses ne sont pas si simples…

Peu de perspectives pour le développement d’une offre légale

Les jeux vidéo se trouvent donc actuellement dans la même situation que les acquisitions de CD musicaux depuis des années : ils ne peuvent être mis en prêt que sur la base d’une simple tolérance de fait, les titulaires de droits type SACEM n’ayant jamais réagi pour faire cesser cette activité ou demander qu’elle soit compensée par une rémunération. Mais le fait que le prêt de CD soit toléré ne le rend pas légal pour autant et les ayants droit conservent théoriquement leur faculté d’agir à tout moment.

Le rapport essaie d’envisager des pistes qui permettraient, comme c’est le cas pour les DVD par exemple, de construire une offre légale de jeux vidéo sur base contractuelle en négociant directement ou indirectement avec les titulaires de droits :

Pour respecter ce cadre, il faudrait donc que les bibliothèques acquièrent les jeux auprès de fournisseurs ayant négocié les droits (de consultation et/ou de prêt) ou qu’elles les négocient elles-mêmes. Or :

– Les quelques fournisseurs de jeux vidéo affichant la négociation préalable de droits présentent un choix extrêmement restreint et, de plus, ne donnent pas accès à la production indépendante en ligne, réduisant drastiquement le rôle de découvreur et de proposition d’une offre riche que doivent jouer les bibliothèques.

– Les bibliothèques n’ont pas le temps, les moyens ni les compétences pour négocier avec des interlocuteurs qui, selon tous les témoignages, ne semblent pas s’intéresser à la sphère des bibliothèques françaises. Seuls certains contacts fructueux et liens avec des entreprises installées en France ont parfois pu être noués. Un désintérêt et une absence de réponse caractérisent la situation la plus courante lorsque des bibliothèques tentent de s’adresser à des éditeurs.

Il y a donc peu de perspectives pour légaliser les pratiques sur une base contractuelle. Cela peut même être à mon sens particulièrement dangereux, comme le montre ce qui est en train de se passer autour du livre numérique dans le cadre de PNB. Le terrain contractuel n’est pas du tout favorable aux bibliothèques et cette approche tend à durcir les revendications des titulaires de droits, qui ont alors toute latitude pour imposer des restrictions aux usages.

Au final, le rapport de l’IGB finit par appeler de ses souhaits une « clarification juridique au niveau national« , qui à défaut de passer par le contrat, devrait sans doute prendre la forme d’une intervention du législateur :

Il serait donc très souhaitable d’engager une clarification juridique au niveau national afin que la réalité des pratiques soit prise en compte et que le droit des auteurs de jeux vidéo puisse être respecté par les bibliothèques qui jouent un rôle culturel important dans le domaine.

Quels espoirs de légalisation ? 

A vrai dire, je crois très peu à la probabilité que le législateur français agisse pour donner une base légale aux pratiques autour du jeu vidéo en bibliothèque. On a pu voir par exemple combien le gouvernement s’est opposé à la proposition figurant dans le rapport de l’eurodéputée Julia Reda de créer au niveau européen un droit de prêt du livre numérique sur la base d’une nouvelle exception au droit d’auteur. Il n’y a donc aucune chance qu’il propose cela de lui-même au niveau français pour le jeu vidéo.

Cela ne signifie pas cependant qu’il n’y ait aucune autre piste crédible de légalisation. On peut citer par exemple le traité TLIB actuellement en cours de négociation au niveau de l’OMPI et qui est spécialement consacré aux bibliothèques. Parmi les mesures que ce texte envisage figure la création d’un « droit de prêt universel » qui confèrerait automatiquement aux bibliothèques la faculté de mettre temporairement à disposition de leur public une oeuvre, aussi bien sous forme analogique que numérique, du moment qu’elle a été publiée :

Droit au Prêt de Bibliothèque et à l’Accès Temporaire

1) Il devra être permis à une bibliothèque de prêter des œuvres déposées et protégées intégrées sur des supports tangibles, ou des matériaux protégés par les droits voisins, à un usager, ou à une autre bibliothèque.

2) Il devra être permis à une bibliothèque de fournir un accès temporaire à des œuvres protégées sous support numérique ou autre support intangible, auquel elle a accès légal, à un usager, ou à une autre bibliothèque, à usage de consommation.

Une autre piste consisterait à faire valoir le mécanisme de « l’épuisement des droits », sur la base duquel s’effectue aujourd’hui le prêt privé ou la revente en occasion des biens culturels. C’est ce que sont en train de faire courageusement les bibliothécaires néerlandais devant la Cour de Justice de l’Union Européenne à propos du livre numérique. Une issue favorable dans cette affaire aurait sans doute également des répercussions positives en ce qui concerne les jeux vidéo.

Quoi qu’il en soit, ces deux pistes, même si elles pourraient s’avérer très intéressantes, restent incertaines et surtout lointaines…

La persistance d’un « droit de glanage culturel » ?

Mais au fond, on pourrait se demander s’il est si problématique que cela que l’activité des bibliothèques autour des jeux vidéo s’exerce dans l’illégalité. Il y a toujours quelque chose de dérangeant à voir des administrations publiques effectuer des actes illégaux, mais il faut à mon sens y voir aussi une signification supérieure.

Pour moi, cet état de « hiatus juridique » dans lequel les bibliothèques sont souvent obligées de vivre témoigne de la persistance d’une forme de « droit de glanage culturel », rattachable à la notion de biens communs.

Pour le comprendre, on peut raisonner par analogie avec le statut particulier des terres communales sous l’Ancien Régime. Durant des siècles, un système s’est perpétué dans lequel certaines terres (des champs, des pâturages, des forêts, des cours d’eau, etc.) ont fait l’objet d’un droit d’usage coutumier, permettant aux populations d’aller prélever de quoi subvenir à leurs besoins. Ces terres communales pouvaient faire l’objet d’une propriété collective, mais les droits d’usage (droit de glanage, droit de cueillette) pouvaient aussi parfois concerner des terres soumises à un droit de propriété privée. Il faudra attendre le mouvement progressif des enclosures pour que ces droits soient démantelés et que la propriété devienne alors réellement un « droit exclusif », permettant au titulaire de s’opposer aux usages.

Les glaneuses. Jean-François Millet. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

La trajectoire historique des bibliothèques présente de fortes analogies avec ce récit. Durant des siècles, l’idée même d’une propriété sur les oeuvres de l’esprit était inconnue et l’activité des bibliothèques (qui rappelons-le, ont existé bien longtemps avant qu’il y ait des éditeurs, des libraires… et même des auteurs !) était en quelque sorte naturelle. Lorsqu’à la Révolution, le droit d’auteur a été introduit en France, il n’a d’abord pas interféré avec le champ des bibliothèques. Pourtant, un droit de propriété sur les oeuvres avait été créé, mais sans remettre en question les droits positifs d’usage culturel dont bénéficiait le public à travers les bibliothèques.

La remise en question n’est arrivée que dans les années 90, avec l’intervention de la directive européenne sur le droit de prêt. Mais même après cela, les droits d’usage positif, bien que devenus contra legem, ont continué à persister, notamment en ce qui concerne les CD musicaux. Aujourd’hui, il existe des secteurs, comme celui du livre numérique par exemple, où les titulaires de droits perçoivent l’existence des activités des bibliothèques comme une véritable menace pour leur marché et où la tolérance n’est plus de mise. Mais il y en a d’autres, comme le souligne le rapport de l’IGB à propos du jeu vidéo, où l’indifférence des titulaires de droits traduit aussi en réalité l’acceptation tacite de l’existence d’une sphère d’usages collectifs à côté de la sphère marchande.

Ce qui se passe actuellement pour le déploiement du jeu vidéo en bibliothèque correspond donc à mon sens à la survivance d’un très ancien « droit de glanage culturel », témoignant d’une acceptation sociale de la culture comme bien commun.

***

Les jeux vidéo en bibliothèques sont illégaux. Oui, et alors ?

La situation est paradoxale, mais à tout prendre, elle est infiniment préférable aux tentatives de compromis contractuel, type PNB pour le livre numérique, qui risquent d’uniformiser les pratiques et de brider toute forme d’innovation.

Il est même important que les bibliothèques cultivent encore ces quelques parcelles d’autonomie qui subsistent, car elles maintiennent vivaces une ancienne conception du « contrat social culturel » qu’il est plus que jamais important de préserver.

[Mise à jour du 27/04/2015] On me signale sur Facebook que les choses sont visiblement différentes en Belgique « Le 19 mai 2014, la Cour d’Appel de Gand a décidé, dans un procès entre (e.a.) BEA et (e.a.) BIBNET, que les jeux vidéo sont bien des oeuvres audiovisuelles et qu’ils relèvent donc du régime du droit de prêt public ». Comme il est possible de donner une assise juridique à ces usages collectifs, mais uniquement à condition que la loi en amont soit formulée de manière suffisamment large pour englober d’autres types de médi que le livre, ce qui n’est pas le cas en France.


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Les mèmes, grains de sable dans la machine propriétaire (#OuPas)

jeudi 23 avril 2015 à 23:43

Cette semaine, Rémi Sussan propose un article passionnant sur Internet Actu, intitulé « Splendeur et misère des mèmes« . Il y souligne la nature ambivalente de ce concept née dans le champ de la biologie et qui sert aujourd’hui à décrire les phénomènes de propagation virale de motifs culturels, particulièrement sur Internet. Une des facettes des mèmes qui, à mon sens, n’a pas encore retenu suffisamment l’attention est leur rapport complexe avec la notion de propriété.

Résultant de processus de circulation et d’appropriation collective à une échelle massive, les mèmes paraissent à première vue aux antipodes de l’idée de propriété, qui implique la possibilité d’imposer un contrôle par le biais d’un droit exclusif. Pourtant, l’actualité récente montre que certains mèmes, parmi les plus fameux, font l’objet de tentatives de réappropriation par leurs « créateurs », notamment au moyen du droit d’auteur ou du droit des marques. La justice commence même à être saisie d’affaires portant sur des mèmes, avec des enjeux financiers parfois non négligeables.

Mais malgré ce retour de la logique propriétaire, il y a quelque chose dans la nature des mèmes qui les rend difficiles à appréhender à travers les notions de la propriété intellectuelle. Le bouillon collectif de création collective dans lequel baignent ces « virus culturels » leur donne une capacité de résistance étonnante, qui se manifeste aussi en droit et peut faire échec à certaines tentatives de réappropriation.

La nature juridique des mèmes ressemble un peu à un chat de Schrödinger : même lorsque qu’ils sont « appropriés », ils paraissent rester inappropriables, et c’est ce qui les rend fascinants !

Le troll ultime ? Trollface est sous copyright !

La semaine dernière, le site Kotaku nous apprenait par exemple que l’un des mèmes Internet les plus célèbres, le fameux « Trollface », avait en réalité fait l’objet d’un enregistrement de copyright et de marque par son « créateur » Carlos Ramirez, pour s’opposer notamment à sa reprise dans le jeu « Mème Run » de Nintendo.

En 2008, alors qu’il n’avait pas encore 18 ans, Ramirez poste sur DeviantArt une petite BD humoristique dessinée rapidement avec MS Paint, dans laquelle il fait figurer le personnage ci-dessous. Il ne s’en préoccupe plus, mais constate quelques mois plus tard que cette figure a envahi le site 4chan, où elle est devenue une sorte d’émoticone universelle pour dénoncer les comportements de trolls. 4chan étant la plus grande fabrique de mèmes des Internets, le motif se répand comme une traînée de poudre et finit par faire l’objet d’un merchandising intensif, en étant reproduit sur des Tshirts, des casquettes et toutes sortes de choses plus improbables les unes que les autres…

Le trollface original…

trollface

… et un aperçu de la myriade hallucinante d’usages dérivés qu’il a engendrés.

A l’origine, Ramirez n’avait pas réellement l’intention de revendiquer des droits sur son dessin, mais il y fut poussé par sa mère, terriblement fière du succès de son rejeton au point de faire peindre le trollface sur la façade de la maison familiale (sic). Ramirez enregistra donc un copyright à la Library of Congress et il déposa également une marque. Depuis, il a rapidement compris qu’il pouvait être très lucratif de menacer de procès des réutilisateurs du trollface, en choisissant de préférence ceux qui sont solvables. En réclamant ainsi des royalties, il est en mesure de générer plus de 10 000 dollars de revenus par mois et c’est devenu son activité principale.

On arrive donc à ce paradoxe que le créateur du Trollface, l’un des mèmes qui a connu la propagation la plus explosive de l’histoire, est lui-même devenu… un Copyright Troll !

La malédiction du Nyan Cat a encore frappé…

Ce retour de la logique propriétaire qui a frappé le trollface n’est à vrai dire pas un phénomène isolé. Il a également affecté par exemple en 2013 deux autres mèmes célébrissimes : le Nyan Cat et le Keyboard Cat. Les créateurs de ces vidéos cultes ont déposé un copyright et une marque pour attaquer en justice Warner Bros qui avait réutilisé ces personnages dans le jeu vidéo « Scribblenauts ».

Aucun jugement n’a été rendu à cette occasion, car Warner Bros a préféré accepter en septembre 2013 une transaction financière pour éteindre la plainte, comme c’est souvent le cas aux Etats-Unis. Dans une certaine mesure, c’est presque dommage que l’affaire se soit terminée ainsi, car certains avaient soulevé de sérieux doutes quant à la validité de ces titres de propriété intellectuelle revendiqués.

Voilà par exemple ce qu’en disait Mike Masnick dans un article du site Techdirt :

La signification culturelle du Nyan Cat et du Keybopard Cat ne vient pas de Schmidt ou de Torres [les créateurs respectifs de ces deux mèmes]. Il y a des milliers et des milliers de vidéos semblables sur Internet. Mais comme tous les bons mèmes, ces deux là ont acquis une signification culturelle particulière parce que des masses de personnes se sont appropriées ces idées pour créer à partir d’elles. Que Schmidt et Torres surgissent à présent pour réclamer une « propriété » sur la qualité mimétique de ces oeuvres est juste insultant. C’est un affront infligé à la communauté des personnes qui ont rendu ces deux mèmes populaires.

[…] Les deux créateurs de ces mèmes ont grandement bénéficié, non pas de leurs propres efforts, mais de ceux de ces millions de personnes qui se sont transmis des oeuvres à la base assez navrantes pour les rendre célèbres. Les voir apparaître dans un jeu vidéo n’a fait qu’accroître encore l’attention et la popularité dont bénéficient ces mèmes.

Ce commentaire est extrêmement intéressant, car il sous-entend que ces deux mèmes ont connu une appropriation collective à une échelle tellement large, qu’ils ne devraient plus pouvoir faire l’objet d’un droit de propriété privée, même par les personnes à l’origine des motifs de base.

Or on va voir que justement, sans aller jusqu’à consacrer une telle « propriété collective » (ou mieux « commune ») sur les mèmes, plusieurs décisions rendues récemment à la fois aux Etats-Unis et en France tendent à considérer qu’ils ne sont pas appropriables par les mécanismes classiques de la propriété intellectuelle.

L’aventure du Left Shark finit dans le domaine public

Cette semaine par exemple, l’Office américain des marques a considéré que la chanteuse -Katy Perry ne pourrait pas valablement déposer de marque sur le « Left Shark ». Ce « Requin de gauche » renvoie au costume d’un danseur qui accompagnait Katy Perry en janvier dernier lors du show qu’elle a donnée pour la mi-temps du Super Bowl. Pour des raisons qu’on ignore, celui-ci a complètement raté sa chorégraphie, déclenchant l’hilarité des internautes, au point que le personnage du Left Shark – dit aussi « Drunk Shark » – est rapidement devenu un phénomène viral, repris à toutes les sauces dans les semaines suivantes et qui est même devenu un personnage de World of Warcraft !

Le problème, c’est que Katy Perry n’a pas du tout apprécié cette propagation incontrôlée d’un des éléments de son spectacle, et notamment le fait que quelqu’un se mette à proposer à la vente des statuettes du Left Shark réalisées en impression 3D. La chanteuse a alors demandé à ses avocats d’exiger le retrait du personnage sur Internet, mais ceux-ci sont alors tombés sur un épineux problème juridique. Car il existe en effet une règle quelque peu étrange en droit américain qui veut que les costumes sont en général considérés comme des « articles utiles » et non des oeuvres de l’esprit pouvant faire l’objet d’un droit d’auteur. Pour appuyer leurs revendications, les avocats de Katy Perry ont donc plutôt cherché à déposer une marque sur le Left Shark, mais beaucoup doutaient de la possibilité de le faire valablement et c’est ce qu’a répondu effectivement cette semaine l’office américain sur la base de ces arguments :

Le design du ‘Left Shark’ identifie uniquement un personnage particulier, il ne remplit en rien la fonction d’identification et de distinction d’un produit de Katy Perry par rapport à un autre, il n’indique pas la source du produit commercial.

En effet, à la différence du droit d’auteur, le droit des marques ne protège pas une oeuvre de l’esprit en tant que telle, mais un signe dans la mesure où il remplit la fonction d’identifier un produit dans l’esprit du public (c’est le critère de la « distinctivité »). Or ici, ce que dit l’office américain, c’est que l’usage massif par le public du Left Shark l’empêche dorénavant de désigner efficacement un produit. Dans l’esprit du public, le Left Shark renverra toujours à ce grand moment de LOL du spectacle du Super Bowl et plus à des produits que Katy Perry pourrait proposer, comme sa musique, des places de concert ou du merchandising.

Sans le dire explicitement, l’office des marques admet donc que c’est bien le public qui a « fait » le Left Shark à partir du motif original créé pour le spectacle de Katy Perry. Cette appropriation collective a rompu le lien de propriété qu’elle aurait pu sans doute revendiquer si un tel phénomène viral ne s’était pas produit.

Quand les mèmes deviennent des biens communs

On pourrait croire que cette décision est liée aux spécificités du droit américain, mais nous avons connu en France un résultat similaire à propos des tentatives d’enregistrement comme marque du slogan et de l’image « Je suis Charlie ». Souvenez-vous : plus d’une centaine de dépôts de marques ont été effectués dans la foulée des attentats du mois de janvier par des rapaces souhaitant surfant sur la vague d’émotion pour tenter de s’approprier à titre exclusif le signe de ralliement qui a spontanément émergé à ce moment.

Je suis Charlie… mais pas une marque, merci.

Or l’INPI (Institut National de la Propriété Intellectuelle) a pris à cette occasion la décision rarissime de rejeter en bloc toutes ces demandes de marques, en faisant allusion cette fois explicitement à la notion d’usage collectif :

L’INPI a pris la décision de ne pas enregistrer ces demandes de marques, car elles ne répondent pas au critère de caractère distinctif. En effet, ce slogan ne peut être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité.

Bien que critiquée par un certain nombre de juristes, cette décision paraît bien consacrer le fait qu’un motif ne peut plus faire l’objet d’une appropriation privative dès lors qu’il s’est répandu de manière massive, au point de s’imposer dans l’esprit du public avec un caractère « iconique ».

On notera que cette décision a aussi pour effet d’empêcher Joachim Roncin, le graphiste à l’origine du slogan « Je suis Charlie » et de l’image associée, de déposer lui-même une marque sur sa propre création. La question reste cependant posée de savoir s’il ne pourrait pas revendiquer un droit d’auteur, mais c’est assez improbable dans la mesure où le critère d’originalité doit être satisfait et les juges français en ont une conception relativement exigeante.

On en arrive donc à la conclusion que « Je suis Charlie » est sans doute « inappropriable » et ce caractère le rapprocherait dès lors d’un bien commun parfait. Un raisonnement similaire  a d’ailleurs été suivi en 2014 par l’office des marques aux Etats-Unis lorsque certains commerces avaient essayé, suite aux attentats de Boston, de déposer des marques sur le slogan « Boston Strong » qui avait émergé comme cri de ralliement dans le public :

L’usage de ce slogan est si répandu en lien avec l’attentat qui a frappé le marathon ainsi que pour d’autres usages qu’il est devenu « ubiquitaire » […] Déterminer si un terme ou un slogan fonctionne comme une marque de commerce dépend de la manière dont il est perçu par le public. Les termes ici revendiqués comme marque véhiculent essentiellement un message social, politique, religieux et d’autres formes de messages. Ils ne fonctionnent pas comme une marque indiquant la source des biens ou services proposés par les déposant , en permettant de les distinguer d’autres biens ou services.

***

Si l’on revient pour conclure après ce détour à la question initiale du statut juridique des mèmes, on s’aperçoit qu’il existe dans le régime des marques des mécanismes très intéressants, car capables de saisir la dimension collective de l’usage pour l’opposer à des tentatives d’appropriation.

Tel n’est cependant pas le cas pour le droit d’auteur, profondément ancré dans un paradigme individualiste, qui reste de son côté relativement hermétique aux phénomènes collectifs. Ce n’est pas parce qu’une oeuvre devenue un mème fait l’objet d’une propagation massive et d’une multitudes d’adaptations par la foule que le lien de propriété avec le créateur originel se rompt. L’exemple des fameuses parodies du film « La chute », dont le producteur avait obtenu le retrait en bloc sur Youtube en 2010, le montre assez bien. Parfois une certaine forme de tolérance à l’usage finit par s’installer, mais le droit reste inflexible…

Le droit d’auteur a une autre manière d’appréhender la transformation des oeuvres, par le biais notamment d’exceptions comme la parodie, qui admet que l’on reprenne et modifie une oeuvre à condition d’y ajouter quelque chose d’original avec l’intention de faire rire. Une partie des mèmes est sans doute couverte par cette notion de parodie, mais cette approche a quelque chose de profondément réducteur, car à la différence du droit des marques qui appréhende le rôle du « public » en tant que tel, le droit d’auteur ne saisit les propagations virales que comme des chaînes de créations individuelles.

Pourtant en 1791, lorsque le droit d’auteur a été pour la première fois institué légalement en France, la conception d’une propriété du public sur les oeuvres était bien présente, comme en atteste les propos du rapporteur de la loi Le Chapelier :

Lorsqu’un auteur fait imprimer un ouvrage ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s’en empare quand ils sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s’en pénètre et qui en fait sa propriété.

Ces termes font immanquablement penser aujourd’hui au phénomène des mèmes, qui incarnent au plus haut point cette capacité du public à s’emparer des oeuvres pour les faire siennes. Reste à savoir s’il serait possible, comme on le constate en droit des marques, d’introduire un mécanisme au sein du droit d’auteur pour consacrer effectivement cette dimension collective….


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Quelle est la valeur économique du domaine public ?

dimanche 19 avril 2015 à 22:22

Comment estimer la valeur économique du domaine public ? La question est assurément complexe, mais elle revêt pourtant une grande importance. Car jusqu’à présent, les titulaires de droits ont toujours fait valoir que les allongements de la durée du droit d’auteur ou des droits voisins auraient des retombées économiques positives. Ils arrivent à ces occasions à fournir des estimations chiffrées – parfois contestées – mais qui font mouche auprès des responsables politiques toujours enclins à suivre ce genre d’arguments. Une des dernières études en date estimait par exemple que les industries créatives pèseraient 6,8% du PIB européen, soit l’équivalent de 860 milliards d’euros.

Il est difficile d’opposer à ces études des chiffres concernant la valeur des oeuvres du domaine public, car par définition la fin des droits exclusifs signifie qu’elles sont extraites des mécanismes du marché leur attribuant un prix. Le domaine public est typiquement un mécanisme par lequel la loi organise ce que l’on appelle en économie une « externalité positive » : pour engendrer un bénéfice social, l’usage d’une ressource n’est plus soumis à l’espace de calcul que constitue le marché. C’est l’une des caractéristiques qui font l’intérêt du domaine public, mais c’est aussi pour lui un facteur de fragilité, car cette « invisibilité économique » permet aux titulaires de droits de soutenir qu’il est « inutile » ou qu’il « nuit aux oeuvres », sans qu’il soit aisé d’apporter une preuve contraire.

Évolution_de_la_durée_du_droit_d'auteur_en_France_depuis_1791

Par Psychoslave. Licence Art Libre. Source : Wikimedia Commons.

Une méthode pour calculer la valeur du domaine public

C’est dans ce contexte que trois chercheurs ont publié en février dernier un article, proposant une méthode pour estimer la valeur des oeuvres du domaine public. Co-écrite par Paul J. Head (université de l’Illinois), Kris Erickson et Martin Kretschmer (Université de Glasgow), cette étude disponible en libre accès s’intitule : « The Valuation of Unprotected Works : A Case Study of Public Domain Photographs on Wikipedia« .

Après avoir constaté les difficultés méthodologiques d’une telle entreprise, ces chercheurs ont choisi de se limiter à un sous-ensemble restreint du domaine public, correspondant aux photographies ayant ce statut sur Wkipedia. L’encyclopédie libre abrite en effet sur Wikimedia Commons, sa bibliothèque de médias, plusieurs millions d’images appartenant au domaine public, sans couche de droits sur-ajoutés et donc réutilisables librement.

domaine public

Le bandeau « Domaine public », signalant qu’une oeuvre a ce statut sur Wikimedia Commons.

Voici comment les chercheurs résument la méthode qu’ils ont suivi (je traduis) :

Nous développons une méthodologie pour estimer la valeur ajoutée par les images du domaine public aux pages de l’encyclopédie Wikipedia sur lesquelles elles figurent à partir des coûts économisés par les créateurs de ces pages, ainsi que de l’augmentation de trafic généré. Notre étude se concentre sur deux larges échantillons de 300 pages : l’un correspondant à des auteurs, l’autre à des compositeurs et à des paroliers. Nous collectons, parmi d’autres données, la date de naissance et de décès de chacun de ces sujets, la date à laquelle une image a été ajoutée à l’article (s’il en comporte), le statut juridique de l’image et l’évolution du trafic de la page entre 2009 et 2014. Nous recueillons également les prix pratiqués par des agences photographiques comme Corbis ou Getty Images qui facturent l’usage en ligne de reproductions d’oeuvres du domaine public. Ensuite, en partant de cet échantillon de pages sélectionnées au hasard, nous extrapolons nos résultats à l’ensemble du site tout entier.

246 à 270 millions de dollars par an

Ne pouvant se baser directement sur un prix fixé par le marché, les trois chercheurs ont utilisé deux indicateurs permettant d’estimer indirectement la valeur des images sur Wikipédia. Tout d’abord, ils ont calculé combien les utilisateurs auraient dû payer s’ils avaient dû passer par des agences photos comme Corbis ou Getty Images pour se procurer les photographies illustrant les articles. Ensuite, ils ont constaté que les articles comportant une ou des illustrations voyaient leur trafic augmenter (en moyenne de 19%). Or des travaux ont déjà été conduits par d’autres chercheurs pour estimer la valeur économique moyenne d’une vue sur Wikipédia. Les chercheurs ont d’abord effectué ces calculs pour un échantillon de 300 pages correspondant à des auteurs, compositeurs et paroliers, et ils ont ensuite étendus les résultats à l’ensemble de l’encyclopédie Wikipédia.

Au final, l’étude estime que les coûts de transaction économisés par les rédacteurs de Wikipédia par la réutilisation d’images du domaine public s’élèvent de 208 à 232 millions de dollars par an, tandis que la valeur du surcroît de visibilité découlant de la présence d’illustrations sur les pages s’élève à plus de 37 millions de dollars par an. Les trois chercheurs arrivent donc à la conclusion que la valeur des photos du domaine public figurant sur Wikipedia est au moins de 246 à 270 millions de dollars par an.

Les photographies sur Wikimedia Commons valent de l’or et c’est leur caractère librement réutilisable qui génère cette valeur. (Native gold form Venezuela. Par Didier Descouens. CC-BY-SA. Source : WIkimedia Commons).

La méthode employée est intéressante, parce qu’elle permet d’objectiver la valeur de ces oeuvres du domaine public. Mais il faut immédiatement ajouter que ces chercheurs n’ont calculé en réalité qu’une partie de cette valeur, car ils ne prennent en compte que l’usage des images par les Wikipédiens pour illustrer ces pages. Or ces photos appartenant au domaine public sont réutilisables beaucoup plus largement, y compris en dehors de Wikipédia, par n’importe qui sans restriction, y compris pour un usage commercial. Il y a donc une grande masse d’usages de ces photographies pour lesquels les chercheurs n’avaient pas de chiffres permettant de les mesurer, mais qui ont incontestablement une valeur. Il peut s’agir aussi bien d’usages commerciaux, comme par exemple un éditeur qui va utiliser une des images pour illustrer un livre, ou d’usages non-commerciaux lorsqu’un enseignant va par exemple utiliser une photographie dans le cadre de son enseignement.

Le chiffre de 270 millions de dollars est donc déjà en lui-même assez impressionnant, mais il faut donc sans doute considérer qu’il ne s’agit que d’une mesure indirecte d’une partie de la valeur générée par la libre diffusion du domaine public. Il est difficile de surcroît d’extrapoler à partir de cette étude pour établir quelle est la valeur, non pas des seules photographies sur Wikipédia, mais de l’ensemble des oeuvres du domaine public. La seule chose dont on peut être certain, c’est que celle-ci doit être assez colossale et se chiffrer en milliards par an.

Si le domaine public a une valeur, quelles implications politiques ?

Les trois chercheurs ne se contentent pas d’avancer des chiffres. Ils terminent aussi leur article en esquissant les implications politiques des résultats obtenus :

Notre étude suggère qu’un dommage social considérable a été causé avec l’allongement de la durée du droit d’auteur qui a empêché des millions d’oeuvres d’entrer dans le domaine public depuis 1998 (NDT : date de l’entrée en vigueur du Mickey Mouse Act, qui a allongé la durée des droits aux Etats-Unis et « gelé » de manière rétroactive le domaine public). Le domaine public a une valeur monétaire quantifiable qui peut être utilisée pour estimer le surplus pour l’utilisateur. Etant donné qu’il est démontré par ailleurs que l’accession au domaine public n’a pas d’incidence négative sur la disponibilité des oeuvres pour le public, nous ne trouvons dès lors aucune raison économique qui justifie de nouveaux allongements de la durée du droit d’auteur sur les oeuvres existantes.

Restreindre le domaine public provoque une destruction de valeur économique et une perte en terme de bénéfice social. Cette conclusion que les trois chercheurs appliquent aux allongements législatifs de la durée des droits vaut aussi à mon sens pour les pratiques de copyfraud ou pour des propositions comme celle de l’instauration d’un domaine public payant.

Au mois de janvier dernier par exemple, le Ministère de la Culture a répondu à une question parlementaire posée par Isabelle Attard, qui souhaitait savoir quelle était la rentabilité économique sur 10 ans de l’agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux (RMN). Cet établissement public pratique à très large échelle le copyfraud, en ajoutant des restrictions à la réutilisation des oeuvres du domaine public qu’il numérise pour le compte des musées. Le Ministère a répondu en publiant des chiffres trahissant un déficit croissant au fil du temps, atteignant pour l’année 2014 3,5 millions d’euros environ. Ce chiffre à lui seul jette une ombre sur le modèle économique de la RMN, mais ces 3,5 millions d’euros ne reflètent pas l’intégralité du « passif » de l’établissement. Car si l’on en croit l’étude ci-dessus, il faut aussi y ajouter le dommage social causé par le fait que les images produites par l’agence ne sont pas librement réutilisables et ne peuvent donc pas produire les externalités positives mesurées par les chercheurs. Sachant que les institutions culturelles sont très nombreuses en France à pratiquer le copyfraud, il en résulte sans doute un dommage social se chiffrant en millions d’euros chaque année et ne figurant hélas dans aucun document budgétaire…

lautrec

A combien s’élève le dommage économique causé par le copyfraud, comme ici à Albi au Musée Toulouse-Lautrec ?

Par ailleurs, on trouve actuellement de plus en plus de sociétés de gestion collective ou de représentants des titulaires de droits qui se prononcent en faveur de l’instauration d’un système de « domaine public payant », c’est-à-dire la mise en place d’une sorte de taxe sur l’usage des oeuvres du patrimoine destiné à financer la création. La dernière en date étant par exemple la SACEM, qui estime qu’une réduction de la durée du droit d’auteur pourrait être envisagée, à la condition de créer un domaine public payant.

Beaucoup d’arguments ont déjà été avancés pour critiquer une telle proposition, mais l’étude des trois chercheurs montre indirectement qu’un domaine public payant provoquerait à l’échelle de la société une perte importante de valeur économique. Car les résultats font bien apparaître que l’essentiel de la valeur du domaine public réside dans l’économie des coûts de transaction pour l’usage des oeuvres. Un système de domaine public payant, même avec une redevance légère, aurait l’effet d’impliquer des démarches administratives complexes, là où aujourd’hui les oeuvres sont librement réutilisables. Là encore, à combien de millions d’euros par an se chiffrerait le dommage social causé par une telle solution ?

***

Il faut espérer que ce type d’études économiques sur la valeur des oeuvres du domaine public se multiplient, car c’est au final un argument de poids pour réclamer sa consécration et sa protection par la loi. Mais comme tous les biens communs, le domaine public apporte aussi bien plus qu’une valeur économique mesurable. La liberté d’aller puiser dans les oeuvres du passé pour créer à son tour n’a tout simplement pas de prix…


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