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La nouvelle salle de rédaction

lundi 9 septembre 2013 à 16:50
davanac

En ce matin d’avril 2014, le soleil semble enfin daigner pointer ses rayons sur le parking de Louvain-la-Neuve où nous attendons les derniers retardataires de l’équipe de rédaction. L’hiver n’est pas encore derrière nous, j’ai prévu un pull dans mon sac à dos.
— Alors chef, c’est quoi le programme de la journée ?
— Journée élections, Lio, journée élections ! Cela se rapproche à grand pas.

La porte du Van s’ouvre.
— Salut, fait le nouvel arrivant.
— Salut Xav, tu es le dernier, on peut lancer le briefing, installe-toi !
— J’ai apporté des spéculoos, je les mets dans le coffre.

Tandis que Xav pousse son sac et s’insère tant bien que mal entre Laurent et moi, Damien lance le briefing :
— Donc, comme on a dit, journée élections. Aujourd’hui, on se concentre sur le Brabant-Wallon. Pendant la matinée, nous allons rencontrer plusieurs élus et candidats que je vais interroger. Pendant ce temps là, Lio et Xav, vous fact-checkez autant que possible en utilisant Data.be. Vous comparez avec ce que la personne ou son parti a dit et a fait. Le but est de clairement highlighter qui doit voter et qui ne doit pas voter pour cette personne et ce parti, tout en bypassant le bullshit marketing.
— Mais on avait dit qu’on allait interroger des gens ?
— Ça, c’est pour après. On va interroger les électeurs mais avec un objectif très clair : tenter de comprendre ce qui motive leur choix et dans quelle mesure ce choix est influencé par les sondages et par la presse. Je veux une focalisation sur les petits partis : est-ce que les règlements comme celui de TVCom qui ne les laissent pas participer aux débats télévisés ont une réelle influence ?

Je grogne :
— Sans compter la disparition pure et simple des petits partis de la presse locale si ce n’est pour se moquer d’eux.
— Ben quand un groupe comme Tecteo, dirigé par des politiques, rachète une industrie en train de péricliter et en déficit comme l’est la presse papier, il faut bien qu’ils trouvent une compensation.

Des rires jaunes fusent. Damien nous reprend :
— Tâchez de rester neutres, surtout toi Lio. Pas de mise en avant du Parti Pirate. Le flux vidéo de vos Google Glass est transmis en direct au Van à Jonathan, qui fera le montage en temps réel pour l’envoyer sur l’Hangout On Air. Si vous avez un truc important, un scoop ou autre, vous pressez le bouton en haut à droite de votre Pebble. Cela enverra une alerte et placera un marqueur dans l’archive vidéo. Laurent, pendant ce temps là, tu nous fais de beaux plans aériens avec le drone pour meubler les temps morts. Martin, t’es responsable de la photo.
— Ok chef !
— Bon, réglez vos montres, il est exactement … NTP.
— Mouarf, tu vas nous la refaire à chaque fois celle-là ?
— Moi je ne comprends rien à vos blagues de geeks.

La camionette démarre, l’excitation est palpable.
— T’as vu les dernières stats de la page Facebook et des vidéos Youtube ?
— Non, pourquoi ?
— Je pense qu’on a dépassé les journaux papiers en termes d’audience. Les récapitulatifs sur Facebook sont à chaque fois partagés des milliers de fois.
— Mouarf, c’est Lab Davanac que Tecteo aurait du racheter.
— C’est vrai que ça éviterait de devoir courir après les dons en bitcoins et les flattrs pour arriver à payer l’essence.
— Ce ne sont pas des dons, c’est un prix libre, dis-je avec un ton didactique qui a le mérite d’énerver tout le monde.
— Et puis, à part l’essence, la 3G et les sandwichs, on n’a pas de frais. Pas de local, pas d’impression. On n’a même pas de site web, on est uniquement sur les réseaux sociaux.
— C’est marrant, dans All the President’s Men, la salle de rédaction est l’élément central du journalisme d’investigation. Aujourd’hui, on ne pourrait même pas se payer le premier mètre de moquette.
— On est pauvre, mais on est libre. Et on se marre. C’est le futur du journalisme.
— Je suis pas sûr que les journalistes qui sont restés dans le circuit traditionnel soient moins pauvres. Et ils doivent se marrer nettement moins.
— Après tout, le meilleur tarif pour une information indépendante n’est-il pas un prix libre ?

 

Ce texte n’est pas tout à fait une fiction. Ce jeudi 5 septembre 2013 a eu lieu le voyage inaugural du da.van.ac, une camionnette entièrement équipée par Damien Van Achter pour effectuer le type de missions décrit dans cette histoire. Dirigée par Damien, l’équipe de pilotes d’essai, composée de Martin, Xavier, Laurent, Jonathan et votre serviteur, a testé la connectique, l’accès internet, l’échange de fichiers en interne, la disposition idéale des sièges, l’utilisation des laptops sur l’autoroute. Nous avons également exploré les possibilités offertes par des jouets comme un drone ou une Pebble. Nous nous sommes formés au Bitcoin et à PGP. Il ne manquait plus que les Google Glass.

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Printeurs 3

vendredi 6 septembre 2013 à 15:24
empty_street
Ceci est le billet 3 sur 6 dans la série Printeurs

Galamment, j’ouvre la portière du taxi qui s’est automatiquement glissé le long du trottoir lorsque nous sommes sortis du restaurant. Eva me regarde et soupire.
— Marchons ! Mon appartement n’est qu’à une demi-heure.
— Mais c’est dangereux ! Il fait nuit !

Une adolescence passée à programmer et à démonter les appareils électroniques, au grand dam de mes parents, le remontage m’intéressant nettement moins, m’a affublé d’un gabarit qui est sans doute aussi éloigné du type lutteur greco-romain que vous pouvez l’imaginer. En conséquence, je ne marche jamais dans les grandes villes la nuit. D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité : dès que je dois me rendre quelque part, un taxi m’attend. Parfois, le système n’a pas détecté à temps que j’allais sortir de chez moi. Je dois battre le pavé quelques minutes mais c’est relativement rare. Je monte dans le taxi et, si je ne donne pas de contre-indication, il démarre automatiquement vers ma destination la plus probable. C’est pratique, confortable, bon marché et, surtout, j’utilise mon temps dans le taxi pour lire ou coder. Chose que je n’ai jamais réussi à faire en marchant.

Pour les déplacements trans-urbains, le taxi me dépose à proximité du train ou de l’avion. Je passe le contrôle de sécurité, tout est automatique, pas de temps perdu. Depuis plusieurs années, les ingénieurs discutent afin d’embarquer les taxis directement dans les trains ou les avions mais, pour le moment, cela reste du domaine de la science-fiction.

Quoi qu’il en soit, il ne me viendrait jamais à l’idée de marcher ! Poser un pied devant l’autre pendant des kilomètres de trottoir ? Et pourquoi pas la diligence ou le cheval ?
— Eva, une jeune femme belle comme toi ne devrait pas se promener la nuit.
— Alors qu’un homme oui ? Je te rappelle que, d’après ton profil, tu es pédé monsieur le « macho-qui-protège-les-faibles-femmes » !

Boum, headshot, comme on dit chez nous. Respawn.
— Second essai : des jeunes gens comme nous ne devraient pas se promener la nuit.
— Tu as peur ?
— Oui, il y a encore eu un viol le mois passé. C’était sur tous les sites de news.
— Je vais te poser une simple question : connais-tu le nombre d’accidents de taxis sur le mois écoulé ?
— Euh, non, mais je…
— Est-ce que la probabilité d’être tué ou violé par des délinquants est plus importante que la probabilité d’être tué dans un accident de taxis ?
— Je n’en ai fichtrement pas la moindre idée !
— Sur quel raisonnement te bases-tu alors pour affirmer que marcher est plus dangereux que prendre le taxi ?
— Et bien cela me semble évident, non ?
— L’évidence, cela se mesure, cela s’observe. Si tu ne peux pas observer ni mesurer, mais que tu es intérieurement convaincu, cela s’appelle la foi. C’est le contraire de la réflexion.
— Mais ma foi doit se baser sur des faits. Il y a bien une raison à cette intime conviction.
— Me dit l’homo qui est tombé amoureux d’une femme au premier regard après le visionnage inconscient de quelques pubs. Tu refermes la porte de ce taxi et on y va à pied ou tu comptes continuer à exposer publiquement la médiocrité de tes préjugés ?

Je constate que ma mâchoire et la porte du taxi sont stupidement béantes. Je referme les deux et tente de me reconstruire une contenance. Cette femme est réellement un être hors du commun. Au lieu de provoquer ma colère, sa répartie, sa rapidité de réflexion m’interpellent. J’aimerais avoir ce don… Une seconde ! Et si nous avions tous cette capacité ? Et si nous nous efforcions de la détruire là où Eva n’a fait que la cultiver ? Cette pensée me semble effrayante. Nous nous mettons en marche.
— Tu sais Nellio, si j’ai pris l’habitude de marcher, c’est avant tout parce que mes parents n’avaient pas de quoi payer le taxi.
— Pourtant, ce n’est vraiment pas cher.
— Non. À la minute, c’est plus ou moins le même tarif que se passer des pubs. C’est un choix à faire.

Je médite en silence sur cette dernière phrase. L’air est doux, la nuit est fraîche. Eva frissonne. Je retire ma veste et la pose sur ses épaules.
— Pas besoin, on est presque ar…

Fermement, je maintiens le vêtement. Elle lutte un peu, par principe mais cède assez rapidement. On peut militer pour l’égalité des sexes tout en appréciant le charme désuet de cette absurde galanterie.
— En plus, dans les taxis, il y a des publicités diffusées qui…
— Chut !

Je lui impose le silence d’un doigt sur la bouche. J’ai envie de lui montrer les quelques étoiles qui percent entre les gratte-ciels mais je résiste à tomber dans un cliché aussi éculé. Le coup de la veste est déjà bien suffisant pour être catalogué parmi les ringards. En silence, nous continuons à marcher tandis que mon esprit se peuple de pensées affreusement hétérosexuelles.

Le taxi qui nous a dépassés ressemblait à tous les autres. Mais Eva a sursauté. Ses ongles s’impriment dans mon bras, m’attirent contre le mur. Elle semble inquiète. Moi qui commençais à me détendre et à apprécier la balade.
— Il revient ! Vite !

J’essaie de tourner la tête dans la direction qu’elle indique mais, d’une main ferme, elle me saisit la nuque et m’embrasse rageusement, presque violemment, en une étreinte aussi brusque que fougueuse. Nos dents s’entrechoquent, nos nez s’écrasent. Mon cerveau étonné se dit brièvement qu’elle doit avoir une bonne raison pour agir aussi étrangement. Mais il n’est guère besoin de posséder une raison pour justifier un baiser. Je ferme les yeux en bénissant cet étrange taxi…

 

Photo par Dimitris Agelakis

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Regagnez votre vie, éteignez votre télé !

jeudi 5 septembre 2013 à 20:04
broken_tv

Il y a quelques années, alors que je passais des entretiens d’embauche, les recruteurs lisant mon CV me posaient invariablement la question : « Vous faites vraiment tout ça ? Comment trouvez-vous le temps ? ». La première fois, je m’y attendais pas et j’ai répondu sans réfléchir : « Je n’ai pas la télévision ! ». La réaction a été immédiate : « Oh ben alors, je comprends ».

Votre vie, c’est le temps

Une technique PNL souvent utilisée pour prendre conscience de l’importance du temps, c’est de le remplacer par le mot vie, utilisé comme un synonyme. Après tout, votre vie entière n’est qu’une période de temps. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de cela » devient « Je n’ai pas la vie pour m’occuper de cela ». Faites l’exercice, vous verrez à quel point cela permet de recentrer ses priorités.

Or, la télévision est, dans son principe même, un dévoreur de temps. Placé devant une télévision, vous n’avez plus aucun contrôle sur le temps et, par extension, sur votre vie.

Lorsque je vois des parents installer leurs jeunes enfants devant une télévision, je ressens une bouffée de rage. Je vois ces vies pleines d’énergie se faire happer, aspirer par l’ogre télévision.

Garder le contrôle au plus profond de la procrastination

Les opposants à la télévision sont nombreux à souligner l’ineptie des émissions. Les partisans répondent en parlant des programmes culturels que, soit dit en passant, personne ne regarde mais que tout le monde utilise comme argument pour justifier l’existence du téléviseur chez soi. Je suis certain que la moitié de l’audimat du Juste Prix affirme, en public, « qu’il y a souvent des documentaires intéressants sur ARTE ».

Mais, en toute honnêteté, je peux passer un temps fou à regarder des vidéos stupides sur Youtube. J’adore regarder un film le soir. La différence fondamentale, c’est que je garde toujours le contrôle de ce que je fais : je passe les vidéos qui ne m’intéressent pas (celles où il n’y a pas de chats), je mets sur pause quand je le désire. Avant de décider de regarder un film, je regarde la durée afin de me faire une idée de l’heure à laquelle j’irai dormir. Même lorsque je suis absorbé par la procrastination et que je ne vois pas le temps passer, mon cerveau reste aux commandes.

Le dictateur idéal

Votre horaire personnel s’adapte à la télévision. Votre feuilleton commence à telle heure ? Vous adapterez toute votre vie de famille pour vous y plier ou pour ne pas rater le sacro-saint journal. Vous irez jusqu’à refréner vos besoins naturels les plus basiques afin de n’aller au petit coin que pendant la page de publicités.

Si vous tombiez, au hasard de Youtube ou Dailymotion, sur la vidéo d’un Star Academy, d’un Question pour un champion ou d’un Secret Story, le regarderiez-vous plus de deux minutes ? Probablement pas. Pourtant, lorsque ce choix nous est retiré, nous sommes fascinés, hypnotisés. Et notre vie s’écoule dans un passif abrutissement que nous n’avons pas choisi.

Ce qu’aucun dictateur n’a réussi, ce qui nous paraissait absurde dans les pires dystopies, la télévision le fait quotidiennement. Le contrôle total de nos vies jusque dans ses aspects les plus intimes, à un degré qui renvoie PRISM au rang de boy scout bienveillant.

Le vecteur de désinformation

Outre son contrôle sur nos vies, la télévision est également un mensonge. Par définition, un journal télévisé est une des sources principales de désinformation.

Nul besoin de tomber dans la théorie du complot, c’est la structure même du journal qui vous contrôle et vous assène l’importance de chaque information. De nouveau, le maître mot est le contrôle du temps. Si trois minutes sont consacrées à la guerre au Machinkistan et cinq minutes sont consacrées à la fête des grand-mères, inconsciemment cela vous donnera l’impression d’être au courant tout en vous convainquant que la fête des grand-mères est plus importante.

Un artiste est invité à parler de son dernier album ce qui lui donnera une importance hors du commun, près du triple du conflit Machinkistanais. L’information est donc de la promotion et du divertissement. Quand aux sujets qui ne sont pas abordés, il n’existent tout simplement plus. Regarder un journal télévisé, même réalisé par des journalistes honnêtes et compétents, est un formatage total, absurde et dangereux.

Internet offre toutes les informations dont vous pouvez rêver. Passez du temps sur ce qui vous intéresse, tâchez de trouver des sources divergentes. Ne vous inquiétez pas : si une information est vraiment importante, elle vous arrivera d’une manière ou d’une autre. Mais vous serez surpris de constater qu’en réclamant le contrôle de votre vie, des tas d’informations qui vous paraissaient primordiales deviennent une perte de temps. Lorsque je jette un œil sur la couverture d’un magazine people, je suis toujours surpris de constater que, souvent, je ne connais pas une seule des personnes dont la vie est étalée. Je n’ai aucune idée de qui ils sont. Et pourtant, je n’ai pas l’impression de rater quoi que ce soit de fondamental.

Redevenir citoyen

Lorsque je critique la société, nombreux sont ceux qui me demandent quelle solution j’ai à proposer. Aussi étonnant que ça puisse paraître, la première chose que je recommande est de se débarrasser de la télévision. Ne me faites pas le coup du « Mais moi je ne la regarde jamais », comme un fumeur qui prétend arrêter mais qui a un paquet dans sa poche. Si vous l’avez chez vous, alors vous l’utilisez.

Continuez à regarder tout ce que vous voulez, vos séries, vos documentaires mais faites-le par le web. Vous découvrirez à quel point il peut être difficile de retourner à une vie où vous devez prendre les décisions, choisir les moments à consacrer à vous divertir. Certains vont trouver des excuses, contrer mes arguments par tous les moyens. Mais, après tout, c’est votre temps, c’est votre vie…

Avant de changer la société, il faut avoir le courage de se changer soi-même. Nous sommes la société. Nous devons réclamer le contrôle de nos propres vies. Se passer complètement de télévision est l’un des premiers actes citoyens.

 

Image par Talkingplant

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Les oiseaux

samedi 31 août 2013 à 12:44
oiseaux

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La tuyère de la fusée n’était pas encore refroidie que la porte du sas s’ouvrit. Précautionneusement, une silhouette en scaphandre descendit les échelons avant de faire quelques pas parmi les petites touffes d’herbe jaunâtre.

Après quelques vérifications de cadrans, la main gantée ouvrit la visière, dévoilant un jeune mais sec visage de femme serti d’un profond regard d’airain. Elle prit une prudente inspiration et, comme par inattention, laissa échapper un sourire.
— Tout ce qu’il y a de plus respirable, vous aviez raison docteur Wellincher. L’odeur de ce monde est même particulièrement agréable.

Tout explorateur spatial vous le confirmera : chaque planète possède son odeur propre. Alors même que les détecteurs chimiques donneraient des compositions d’atmosphère parfaitement identiques, un explorateur entraîné pourra instantanément vous dire sur quelle planète il se trouve pour peu qu’il l’ait déjà visitée.
— Cela sent bon, la température est très agréable et ce soleil violacé, bas sur l’horizon, est splendide. Venez donc me rejoindre.

Tandis que cinq formes humaines s’extirpaient à leur tour de la fusée, foulant au passage l’herbe calcinée par l’atterrissage, le commandant Ny continua son observation. Ils s’étaient posés dans une zone de végétation de type savane. Au Sud, de grands arbres espacés étaient visibles à moins d’une centaine de mètres. Sur l’horizon, l’œil exercé devinait les premiers contreforts d’une jeune chaîne de montagne. À l’Est commençait une forêt de buissons touffus d’un vert bleuâtre. Le soleil brillait dans un ciel bleu argenté où moutonnaient paisiblement quelques nuages épars.

Un grand homme au visage noir se porta à la hauteur du commandant.
— Difficile de croire que nous sommes sur la terrible Vogeloo, la planète d’où personne n’est revenu, n’est-ce-pas commandant ?
— Tout semble si paisible. Ce soleil splendide, cette atmosphère douce, cette sérénité. Un véritable paradis.
— Écoutez ! On entend même le chant des oiseaux.
— Le chant des oiseaux ? Pourquoi pas les tamtams et les ukulélés tant que vous y êtes ?
— Je vous assure commandant. Cela provient de ce bosquet de buissons, par là.

La jeune femme s’interrompit, tendant l’oreille.
— Ma parole, Vous semblez bel et bien avoir raison. Vous avez l’ouïe fine, docteur.
D’un geste, elle rassembla le reste du groupe.
— Grouchey, Bluton, vous gardez la fusée. Le reste avec moi, nous allons jeter un œil.

Les pépiements se faisaient de plus en plus distincts à mesure que les quatre explorateurs progressaient sur le sol sablonneux parsemé de végétation roussie par le soleil. Les buissons étaient espacés, entrecoupés de dégagements et de clairières dans lesquelles trônait parfois un grand arbre aux rares feuilles argentées. Le docteur Wellincher buta sur une racine apparente et, étalant sa prodigieuse masse dans le sol meuble, poussa un terrifiant juron, suave et fleuri comme seuls les véritables explorateurs spatiaux savent les inventer. Réagissant au vacarme, les buissons se mirent à bruire de milliers de battements d’ailes. Le fracas se répandit de buisson en buisson tandis que des nuées de volatiles s’envolaient en pépiant.

Médusé, le petit groupe les regarda voleter et tourner au dessus des arbres avant de se poser dans les buissons à quelque distance des intrus. Le tout n’avait pas duré plus d’une poignée de secondes.
— Des oiseaux ! Des milliers d’oiseaux ! On dirait presque des oiseaux terrestres, murmura le commandant Ny.
Crachant du sable, pestant, le docteur Wellincher se relevait.
— Merci pour l’aide ! Pouah ! Ce sable est aussi infect que le sable terrestre !
Un petit homme rond l’interpella. Ses cheveux rares se battaient en duel avec des petites lunettes d’écaille qui tressautaient à chaque reniflement de l’individu, ce qui arrivait à peu près toutes les inspirations.
— Docteur, vous qui êtes biologiste, sont-ce là des oiseaux de type terrestre ?
— Des oiseaux ? Je n’ai absolument rien vu.
— Bon sang, faites un peu attention. Nous sommes en « première », ouvrez l’œil.
— Désolé, monsieur le ministre. À chaque fois que je pose le pied sur une planète, je ne peux me retenir d’enfourner une pleine bouchée de sable. Que voulez-vous, j’aime ça. Vogeloo crisse particulièrement sous la langue. Je vous la recommande. Je vais même vous faire le plaisir de vous offrir…
— Cela suffit Wellincher ! Silence !
Bien qu’il la dépassa de près d’une tête, Wellincher n’aurait jamais discuté l’autorité du commandant Ny. Il se tut instantanément. Le petit bonhomme rond se contenta de grommeler dans son double menton. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que ce personnage n’était pas un véritable « explo ». Sa présence avait été imposée par le gouvernement central, commanditaire de la mission d’exploration de Vogeloo. Ny s’y était fermement opposée mais le gouvernement avait clairement fait comprendre qu’ils n’étaient pas les seuls explorateurs disponibles sur le marché.

Les pratiques de la confrérie des explorateurs spatiaux étaient bien connues. Vogeloo étant en dehors de tout couloir commercial et de toute sphère d’influence, nulle fédération ne pouvait en revendiquer la souveraineté. Aussi, la planète appartiendrait au premier qui s’y poserait. Et qui en reviendrait. Cette seconde condition paraissant, dans le cas de Vogeloo, bien plus difficile à remplir que la première.

Ne voulant point être aux prises avec un énième paradis fiscal se proclamant indépendant du gouvernement central, ce dernier avait résolu d’envoyer un de ses représentants sur place. Le fonctionnaire de seconde classe Napoge était un homme d’intérieur, passionné de sigillographie et de musique préhistorique. Sa présence dans la fusée était autant une corvée pour lui que pour le reste de l’équipe et une planète inexplorée le passionnait à peu près tout autant que l’étude du bourdonnement d’un moustique dans sa chambre au milieu de la nuit. Pour couronner le tout, les explorateurs s’ingéniaient à l’affubler du titre de ministre, ce qui était une violation flagrante du protocole de mission selon l’article quarante-deux, alinéa quatorze.
— Commandant ! Venez voir !
Navigatrice spatiale de talent, Van Oranleon était une jeune femme pleine de vitalité mais sans réelle expérience ni conscience du danger. Insouciante, elle avait poussé sa luxuriante chevelure rousse en exploration quelques bosquets plus loin.

La rejoignant, l’équipe s’arrêta, stupéfaite.

Devant eux, presqu’enfoui sous une mousse turquoise et sous les plantes grimpantes, un assemblage corrodé de sphères de plusieurs mètres de diamètre se dressait. Reliées entre elles par des tubes de la taille d’un homme, elles dégageaient un profond sentiment d’abandon que venaient atténuer les pépiements d’oiseaux. Le sang de Ny se glaça. Un instant, elle se sentit misérable, minuscule face à l’immensité temporelle qu’elle percevait dans les remugles de cet imposant vestige inhumain.
— Un vaisseau spatial ! proclama Wellincher.
— Sans aucun doute, répondit van Oranleon, mais un vaisseau non terrien. Il ne peut s’agir d’un vaisseau humain catalogué. Ancien ou actuel.
— Vous en êtes sûre ? s’enquit Ny. C’est pour le moins étonnant.
Examinant ce qui paraissait être une ouverture, le grand biologiste noir se permit de répondre :
— Commandant, je pense que vous pouvez vous fier au jugement de notre jeune recrue. Ce sas, car c’en est bien un, est dessiné pour une morphologie sensiblement différente de la morphologie humaine.
— Mais… mais… Jamais l’homme n’a rencontré d’intelligence dans l’univers ! Par toutes les galaxies, est-ce possible ?
— Possible, je ne le sais guère. Factuel, sans aucun doute. D’après la corrosion des alliages de titane et malgré son apparente conservation, j’estime l’âge de ce vaisseau à plusieurs millénaires. Cela doit être une nouvelle considérable pour votre gouvernement, n’est-ce pas monsieur le ministre ?

Napoge se curait le nez avec attention. Il leva la tête, émit un petit regard interrogateur puis se replongea avec ardeur dans son ouvrage, insensible au regard froid du biologiste.

Ny attrapa Wellincher par le coude.
— J’ai les coordonnées de tous les atterrissages officiels sur Vogeloo. Le plus proche de nous est à deux kilomètres. Celui-ci n’en fait certainement pas partie.
Van Oranleon s’extirpa avec difficulté de la sphère dans laquelle elle s’était glissée.
— En tout cas, il ne reste aucune trace des occupants. Pas même un fossile. Tout est propre à l’intérieur. Excepté une fine couche de sable, on ne trouve ni poussière ni insecte.

Sur le sommet de cette sphère, quatre oiseaux de couleurs différentes pépiaient à tue-tête en direction des explorateurs. Wellincher leur répondit en souriant.
— C’est gentil les gars, mais je ne comprends pas ce que vous voulez me dire.

Le ciel commençait à se parer de teintes plus sombres. Une brume bleutée se levait. Ny laissa échapper un soupir.
— Fini de rigoler, il est grand temps de rentrer à la fusée.
Wellincher l’interrompit.
— Dites commandant, vous ne trouvez pas qu’on est bien ici ? Elle n’est pas si mal cette planète après tout, non ?

*

Le feu de bois vogelien crépitait, jetant un éclairage mouvant sur les six visages de l’expédition. Emportées par l’air chaud, les escarbilles s’envolaient vers les rares mais brillantes étoiles du ciel de Vogeloo. Bluton réprima un sourire.
— Une fois rentré, nous devrons broder un peu sur la myriade de dangers rencontrés, sur les périls mortels que nous avons affrontés.
— Oui. Les oiseaux qui chantent, c’est un peu léger pour une planète réputée dangereuse, n’est-ce pas, Joe le monstre ? fit van Oranleon en s’adressant au timide oiseau bleu perché sur son épaule.
— Tchip ! répondit laconiquement celui-ci.
— Les oiseaux et la sérénité ! Une semaine à peine que nous sommes ici et j’ai l’impression d’y avoir vécu toute ma vie. Je ne me suis jamais senti aussi bien. Pour la première fois de mon existence, j’ai l’impression d’être enfin à ma place. Ny fixa Wellincher et lui répondit :
— Finalement, n’est-ce pas pour cela que nous sommes explorateurs spatiaux ? À la recherche éternelle d’un bonheur chimérique ?
La jeune van Oranleon ajouta :
— Cela est propre à l’humanité elle-même. Toujours plus loin. Toujours ailleurs. Toujours insatisfaite. Une tare qui nous a forcés au progrès, à l’innovation, à l’exploration. Aurions-nous essaimé la galaxie si nous nous étions contentés d’une vie tranquille consistant à élever des enfants entre deux repas avec des amis ?
— Et vous, ministre ? s’enquit Wellincher.
Le petit homme offrit son plus beau sourire béat.
— J’ai toujours eu le secret désir d’être envoyé en vacances aux frais du gouvernement. Me voilà exaucé. Il ne me manque plus que ma collection de sceaux pour faire de moi un homme comblé.
— Moi, fit Grouchey, j’envie ces oiseaux. Voler à l’infini dans le ciel, profiter du soleil. Pas de soucis, pas de pollution, pas de prédateurs. La liberté à l’état pur.
— C’est vrai, poursuivit Napoge en reniflant. Cela me plairait également de savoir voler.
— Je crois que nous sommes tous d’accord à ce sujet, fit Wellincher avec un clin d’œil. Je m’étais justement fait cette réflexion lorsque nous avons découvert le vaisseau de l’expédition EXPLO-1410. Tous ces oiseaux qui tournoyaient autour, cela me donnait fichtrement envie de les imiter.
— C’est tout de même bizarre que l’on n’ait pas retrouvé la moindre trace des occupants. Exactement comme pour le vaisseau de la mission EXPLO-1815. Ces missions sont récentes. Ils ne se sont pourtant pas volatilisés.
Ny l’interrompit.
— Ce mystère concernera les missions suivantes. Nous avons rempli notre contrat et nous repartons demain.
Un cri de désapprobation parcourut la petite assemblée.
— Oh non ! Pas déjà demain !
— Commandant, profitons-en encore un peu !
— Oh oui, encore une journée.
Ny se mordit la lèvre.
— Les gars, vous m’avez déjà dit ça hier. Ça commence à bien faire.
— Encore une journée, commandant. Juste une.
— C’est la troisième fois que j’entends ça.
— D’accord, on repart après-demain.
— D’accord, après demain. Allez, rentrons dans la fusée pour dormir.
— Dites commandant, on pourrait se faire un abri plus confortable, non ? On se sentirait un peu plus chez soi. Pourquoi ne pas construire une petite hutte ?

Une angoisse sourde bourdonnait dans les tempes de Ny. Étouffée par la béatitude et le bien-être, son instinct tentait désespérément de lui hurler quelque chose. Une hutte ? Alors que l’expédition devait déjà être repartie depuis trois jours ?
— Bonne idée Grouchey. Bonne idée. On s’occupera de ça demain.
Van Oranleon se porta à leur hauteur.
— Allez Joe le monstre, dit bonne nuit au commandant !
— Tchip, fit le volatile toujours perché sur l’épaule de sa nouvelle amie.

Alors qu’elle allait fermer le sas de la fusée, une silhouette ronde s’approcha de Ny.
— Fermez bien le sas, commandant !
— Bien sûr Napoge. Voilà qui est fait. Ne vous inquiétez… Napoge, vous allez bien ?
Le petit homme transpirait abondamment. Sa respiration était sifflante.
— Le… le gouvernement avait prévu cette éventualité.
— Quelle éventualité ?
— La situation présente. La fusée est programmée pour décoller automatiquement après une semaine. Cette nuit. Il n’y a aucun moyen de l’empêcher.
Ny hurla presque.
— Quoi ?
— J’ai essayé de trouver une parade. Je me sens si bien sur cette Vogeloo. Mais peut-être est-ce mieux ainsi. Sans doute s’agit-il d’un bonheur auquel nous n’avons pas droit.
Ny avait la lèvre qui tremblait. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Sa mission, son bien-être, son instinct. Était-il possible que le bonheur soit à ce point dangereux ? Dans un dernier sursaut, elle se rua sur le sas.
— Ne vous inquiétez pas commandant. Le sas est bloqué. Nous décollerons bientôt. Ne prévenons pas les autres, ce serait pour eux une souffrance inutile.
Ny s’effondra. Au loin, très distinctement, elle entendit le chant des oiseaux.

*

Dans un silence religieux, la fusée gisait sur l’aire d’atterrissage terrestre. L’équipe de secours se tenait prête à intervenir.
— Toujours rien ?
— Non, toujours aucun contact radio. La fusée semble s’être posée en mode entièrement automatique. Allez-y, découpez le sas.

On ne retrouva nulle trace de l’équipage. Vogeloo confirma, une fois de plus, sa tristement célèbre réputation. Les secouristes signalèrent que, au moment de l’ouverture du sas, six oiseaux multicolores s’envolèrent en pépiant à travers le ciel terrestre.

Dans le poste de pilotage, ils trouvèrent un septième volatile qui semblait les attendre.
— Salut toi, lui fit un secouriste.
— Tchip, lui répondit l’oiseau bleu.
Lillois, le 27 juin 2010

Photo de Mike Baird.

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Printeurs 2

vendredi 30 août 2013 à 13:17
beijing
Ceci est le billet 2 sur 5 dans la série Printeurs

Mon dieu qu’elle est belle. Sans sourciller, elle étudie le menu. Bégayant, j’essaie tant bien que mal de lancer la conversation :
— Quel merveilleux hasard que nous nous soyons croisé.

Elle baisse le papier électronique qu’elle a dans les mains et me regarde :
— Il n’y a aucun hasard, j’avais besoin de toi.

Je m’interromps, la bouche pendante, les yeux grands ouverts. En une seule phrase, cette soirée vient de prendre un tour mystérieux et absolument imprévu.
— Comment ça « besoin de moi » ?
— Oui, de ton expérience avec l’impression 3D.
— Tu ne pouvais pourtant pas deviner que je t’inviterais au restaurant. Pourquoi ne pas m’aborder directement ?
— Il y avait trop de gens. Cela aurait paru suspect. Alors qu’un geek qui drague à une conf, quoi de plus normal ? J’ai donc programmé notre rencontre.

Je bondis et, d’un geste brusque, j’arrache mon neurex que je jette sur la table.
— Je le savais ! On peut donc les utiliser pour influencer les gens ! C’est criminel !

J’ai les mains qui tremblent, je suis sur le point de hurler. Dans le restaurant, un grand silence s’est fait et tout le monde a la tête tournée vers nous. Je remarque que les porteurs de lunettes, ceux qui ne sont pas encore passé aux lentilles, portent la main à une des branches pour activer l’enregistrement vidéo, au cas où il se passerait quelque chose de croustillant et susceptible d’attirer les spectateurs sur leur compte Youtube.

Eva a l’air étonnée. Elle pose une main apaisante sur mon épaule et m’encourage à me rasseoir.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Le neurex est un bête capteur électromagnétique. Il ne peut reconnaître qu’une dizaine d’instructions basiques et quelques pulsions ou états d’esprits, mais c’est tout. On n’a même pas encore réussi à dicter un texte ou une suite de chiffres avec. Comment veux-tu qu’il soit utilisable en écriture ? Ce serait comme vouloir graver un vieux DVD avec une lampe de poche.

Je prends une profonde inspiration.
— Écoute Eva, ce que j’ai ressenti en te voyant ce matin, je ne l’avais jamais vécu auparavant, pour aucun homme ou aucune femme. Pour tout te dire, tu n’es pas mon genre. Et pourtant je tuerais pour toi. Je suis follement amoureux de toi. Mon cœur s’emballe à chacun de tes messages, j’ai les mains moites à l’idée que tu sois en face de moi. Je te connais à peine et je pense que je t’aime.

Voilà, je l’ai dit. D’une traite, sans respirer. La bombe est lâchée. Elle va s’offusquer. Ou condescendante, m’expliquer qu’il faut apprendre à mieux se connaître. Au lieu de cela, elle éclate de rire. Un rire franc, cristallin.

— Cela fonctionne encore mieux que prévu, me sourit-elle.
— Mais quoi ? Comment ?
— La pub, tout simplement.
— Quelle pub ?
— Celle qui est projetée continuellement dans tes lentilles. Celle qui borde chacun des sites que tu visites. Celles qui te souffle une phrase entre deux chansons de ta playlist.
— Mais j’ignore la pub. Je n’y fais jamais attention. Je n’achète pas les produits que je vois, protestai-je avec véhémence !
— C’est justement parce que tu crois qu’elle ne fonctionne pas qu’elle est si puissante. Elle ne s’adresse pas à ton esprit analytique mais à ton inconscient. Ce n’est pas au Nellio intelligent, ingénieur et philosophe que la pub s’adresse. C’est au Nellio qui a peur du noir, qui ne peut s’empêcher de penser qu’il y a un dieu qui surveille nos actions. C’est au Nellio qui ressent un fourmillement dans l’entrejambe à la simple vision d’une paire de fesses que s’adresse la pub. Tu crois vraiment que tous les services que tu utilises pourraient être largement financés par quelque chose qui ne fonctionne pas ?

Je reste ébahi, sans voix. Trop d’idées se bousculent en ce moment dans mon cerveau pour pouvoir les analyser ou les comprendre. Péniblement, je tente d’articuler :
— Mais comment as-tu fait ?
— Ce n’est pas difficile. Les réseaux sociaux se battent pour te vendre de l’affichage. Afin de réduire les coûts, j’ai ciblé autant que possible ta tranche démographique, géographique et tout ce que tu veux avec le suffixe -ique. J’ai envoyé des dizaines d’annonces pour des services bidons mais qui, à chaque fois, mettaient en valeur, selon tes critères, une femme de mon genre. Il y a suffisamment d’études sur le sujet, ce fut assez facile.
— Mais d’autres ont du voir ces publicités !
— Peut-être qu’à l’heure actuelle, un jeune geek de ton genre se prend soudainement à fantasmer sur les femmes à la peau matte, répond-elle en rigolant.

Je repense à ces pubs pornographiques qui m’assaillaient. Dire que je pensais que les pubs lisaient mes pensées alors, qu’en vérité, elles se contentaient de les influencer. J’oscille entre la rage et l’incrédulité. Me mordant le poing, je sanglote d’une fureur à peine contenue :
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Eva tourne la tête et regarde autour d’elle. Passant une main devant ses yeux, elle fait le signe traditionnel pour me demander confirmation du fait que je ne suis pas en train d’enregistrer. J’acquiesce, elle prend une profonde inspiration.
— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi on pouvait payer pour ne pas avoir de publicité ?
— Et bien c’est juste une question de confort…
— Non Nellio. Les riches vivent dans un monde différent. Ils décident et nous imposent exactement leur volonté, comme je l’ai fait pour toi. La démocratie n’est plus qu’un leurre. Certaines publicités sont conçues pour nous donner une impression de libre arbitre. Et cela, depuis la plus tendre enfance. Remettre en question l’ordre établi n’est plus une pensée possible.
— Tu racontes n’importe quoi. Ça se saurait. Et puis, c’est un peu facile les méchants riches contre les gentils pauvres.
— Oui, en effet, il y a toute une gradation. Mais ceux qui vivent entièrement sans pub forment une caste à part. Ils ont leurs règles et sont très rares.

Rapidement, je fais le calcul dans ma tête. C’est vrai que vivre sans pub 24h sur 24 est un budget assez impressionnant. Mon salaire n’y suffirait pas. Étrangement, je me sens plus calme. Comme si elle venait de confirmer une idée que j’avais déjà au fond de moi.
— Tu ne devrais pas avoir trop de mal à accepter l’idée, me dit-elle. Je t’ai également préparé à ça.
— Mais… Mais comment sais tu tout ça ?
— Parce que mes parents ont tout sacrifié pour que j’aie une enfance sans la moindre pub. Pour faire des économies, je ne pouvais porter les lunettes que durant les périodes où ils achetaient la non publicité. Mes deux parents, eux, s’étaient configuré un affichage maximal. Ils ont sacrifié leur libre arbitre et leur santé mentale pour moi.

Peut-être est-ce le conditionnement ? Instinctivement, je pose ma main sur la sienne. Elle ne la retire pas et me regarde au plus profond des yeux. Comme une âme damnée, je plonge dans le ténébreux gouffre de son regard. Un murmure glacial s’échappe de ses lèvres :
— Je suis pauvre mais je sais penser comme une riche. Je vais changer le système

 

Photo par Trey Ratcliff.

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