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Calais : un « État policier en situation de guerre »

lundi 17 décembre 2012 à 11:35

La tenue 4S des gendarmes mobilesEn 2009, je découvrais, effaré, que la France refoulait 12% des artistes africains au prétexte qu'ils pourraient en profiter pour demander l'asile, que le viol des réfugiées « relève de leur vie privée » et que dès lors, leurs viols ne pouvaient servir de motif de droit d'asile, que 80% des sans papiers arrêtés étaient relâchés et que paradoxalement, plus on en arrête (+90% en 5 ans), moins on en expulse....

L'an passé, un gendarme mobile, en poste à Calais, m'avait expliqué que 90% des "clandestins" qui étaient interpellés n'étaient pas expulsés, et que de plus en plus de ses collègues, blasés, se demandaient pourquoi ils devaient continuer à en interpeller puisque... "ça ne sert à rien" (voir son témoignage, édifiant : « Faites chier, vous avez encore ramené un mineur ! »).

Selon les calculs du Défenseur des droits, 95 % des 13 000 contrôles effectués en 2011 dans la région de Calais auraient ainsi abouti à une remise en liberté... Son rapport (.pdf), rédigé au terme d’une investigation de presque dix-huit mois, n'a reçu que très (trop) peu d'écho (une dépêche AFP évoquant "la police épinglée pour des atteintes aux droits"", et un article de Rue89 sur ces "moments de convivialité" consistant, pour les policiers, à venir réveiller harceler les sans-papiers à 7h du matin avec de... la musique africaine).

Le rapport du Défenseur des droits est tout aussi édifiant, et consternant, que le témoignage du gendarme mobile. A une différence près : le ministre de l’intérieur a trois mois pour réagir au rapport du Défenseur des droits... qui confirme in fine une bonne partie de ce que le gendarme mobile avait bien voulu, sous couvert d'anonymat, m'expliquer.

J'ai déjà eu l'occasion de raconter comment des réfugiés en arrivent, en mode "Minority Report", à se brûler les doigts pour ne pas être identifiés par leurs empreintes digitales, et donc expulsés (cf Calais : des réfugiés aux doigts brûlés).

J'ai également pu dresser la liste, et la carte, de cette "guerre aux migrants" qui a d'ores et déjà fait plus de 15 000 morts aux frontières de l'Europe (cf le Mémorial des morts aux frontières de l'Europe).

Je ne mesurais pas à quel point les forces de l'ordre chargées d'interpeller ces "sans papiers" en étaient réduites, de leur côté, à avoir le sentiment d'être payées pour vider la mer avec une petite cuiller... ce que confirme donc aujourd'hui le Défenseur des droits, qui "recommande qu'il soit mis fin à ces pratiques (et qui) se réserve la possibilité de procéder à des vérifications sur place afin de s'assurer du respect de la dignité humaine et des différents cadres juridiques relatifs à la situation et à la prise en charge des migrants sur le territoire français".

"Provoquer ou humilier les migrants"

Contrôles d'identité répétés "à proximité des lieux de repas et de soins, en violation de la circulaire sur l'aide humanitaire aux étrangers en situation irrégulière", groupes de personnes embarquées dans les véhicules de police "alors que certaines seraient en mesure de justifier de la régularité de leur séjour", le Défenseur des droits, "saisis d'une réclamation relative au harcèlement dont seraient victimes les migrants présents dans le Calaisis de la part des forces de l'ordre", a en effet constaté :

Les Nations Unies ont décidé que le 18 décembre serait la Journée internationale des migrants. Le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), qui faisait partie des ONG à l'origine de cette saisine du Défenseur des droits (avec la FIDH, la LDH, le Mrap, le SM...), et qui fait partie des ONG appelant à la manifestation organisée, à cette occasion, par le collectif Uni(e)s contre une immigration jetable (voir aussi la carte RESF des mobilisations), a résumé le rapport du Défenseur des droits, en évoquant des "violences institutionnelles, notamment policières, les pouvoirs publics (ayant) laissé un État policier se substituer à l’État de droit".

Le Gisti dénonce ainsi le pourrissement de la situation, au mépris de la loi, destiné à dégoûter les migrants de tenter, en restant à Calais, de franchir la Manche (voir Un « État policier » au cœur de la République pour une « guerre » aux migrants) :

« Il fallait à tout prix les dissuader de venir chercher une protection. A tout prix, c’est-à-dire en les entassant dans un camp où les conditions de vie étaient infra-humaines, en les informant aussi peu que possible de leur droit à solliciter l’asile, en usant et en abusant de règles européennes qui leur imposaient et leur imposent toujours aujourd’hui de demander cet asile à des États de l’Europe où, pour l’essentiel, ils sont traités de façon dégradante et ont le moins de chances d’obtenir la protection espérée. »

« Un moment de convivialité et d’échange entre migrants »

Dans le Calaisis, le Gisti souligne ainsi qu'"un effectif permanent de 580 agents des forces de l’ordre (connaît-on ailleurs une pareille mobilisation policière ?) peut tout se permettre contre les migrants" :

À cela s’ajoute l’inertie voire la complicité active du pouvoir judiciaire, au mépris de son rôle de garant des libertés individuelles. Le Défenseur des droits montre qu’il a renoncé au moindre contrôle du pouvoir policier pour lui laisser les mains libres. S’agissant du traitement des migrants, le Calaisis s’apparente ainsi à un « État policier » :

« Le ministre de l’intérieur dispose d’un trimestre pour réagir »

"Censé défendre les intérêts de la société, note le Gisti, le parquet sombre dans la léthargie dès lors qu’il s’agit de veiller au respect des droits fondamentaux des migrants" :

« Comme distributeur automatique de « réquisitions » qui couvrent les opérations des forces de police, son activité ne se dément pas. Mais quand il s’agit de contrôler que ces mêmes forces ne passent pas les bornes de la loi et, le cas échéant, de les sanctionner, le parquet s’inscrit aux abonnés absents avec une telle constance qu’il ne peut que se savoir approuvé par son ministre de tutelle. »

"Le ministre de l’intérieur dispose d’un trimestre pour y réagir", rappelle le Gisti. "Mais la gravité des dérives est telle qu’elle excède de beaucoup sa seule compétence. Car ce sont les libertés publiques et l’État de droit en général qui sont affectés par cette lutte contre l’immigration, au service de laquelle la République use des moyens expéditifs et violents que l’on connaît en situation de guerre".

Le Gisti, qui a récemment publié un « dossier noir des naturalisations » pour dénoncer des pratiques inacceptables, et qui rappelait également que pour la seconde fois en 2012, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la France pour sa façon de maltraiter les migrants, fait par ailleurs partie des associations bénéficiant d’une déduction fiscale de 66 % en matière d'impôt sur le revenu (un don de 150 € coûte au final 50 €). Il vous reste donc encore deux semaines pour lui adresser vos dons...

RESF, de son côté, vient de lancer une campagne "Ecrire à Messieurs Hollande et Valls" afin de leur envoyer, à Noël, des paquets de lettres de sans papiers, et de citoyens choqués de découvrir que, bien que Nicolas Sarkozy ne préside plus la France, rien n'a changé (voir les lettres déjà recensées).

Enfin, et si vous voulez (vous) faire plaisir à Noël, achetez Xénophobie business - À quoi servent les contrôles migratoires ? (extraits), le livre-enquête de Claire Rodier, juriste au Gisti, sur la privatisation des contrôles aux frontières, et le florissant marché de la chasse aux sans-papier (cf son interview dans Libé : "Des frontières qui servent à générer des profits financiers et idéologiques", ou encore le podcast de son interview sur NovaPlanet ).

Voir aussi :
Calais: des réfugiés aux doigts brûlés
Peut-on obliger les policiers à violer la loi ?
80% des sans papiers arrêtés sont relâchés
La France refoule 12% des artistes africains
Le viol des réfugiées « relève de leur vie privée »
Au pays des droits de l'homme, il est possible de placer en centre de rétention des nourrissons

Facebook & Google, vecteurs de chienlit

lundi 26 novembre 2012 à 08:46

Si Facebook avait existé en mai 68, les étudiants s'en seraient servis pour s'exprimer et s'organiser, les gaullistes pour identifier les meneurs de la "chienlit", et les journalistes pour les interviewer. Le parti communiste, lui, aurait probablement dénoncé la collusion "crypto-capitaliste" de ces "petits cons" se répandant à l'envi sur un média impérialiste...

Je suis effaré du nombre de défenseurs des droits de l'homme & de "vieux cons" (expression témoignant paradoxalement de toute l'affection que je leur voue, cf "Les "petits cons" parlent aux "vieux cons"") qui ont "peur" de Facebook en particulier, et de l'Internet en "général" (& si j'ose dire).

Internet n'est pas tant une société de surveillance qu'un monde de transparence. Refuser d'y apparaître, d'y participer ou de s'y investir parce que cela ferait le lit de "Big Brother" est à peu près aussi subtil que de refuser la libération sexuelle au motif qu'elle ferait le lit des maladies vénériennes, des grossesses non désirées et donc des avortements... (voir aussi "Les RG l’ont rêvé, Facebook l’a fait… #oupas")

"Les internautes sont la nouvelle chienlit". Dans les années 90, ils créaient des pages perso, puis des blogs dans les années 2000, aujourd'hui, ils s'expriment (notamment) sur Facebook et Twitter. Je ne sais si Facebook existera encore dans 5 ans, ni si Google sera toujours la régie publicitaire, et le moteur de recherche, dominant tous les autres. Il y a par contre fort à parier que les gens continueront à utiliser l'Internet pour s'exprimer. Ceux qui ont peur de le faire, de peur d'être harcelés de publicités ciblées, surveillés voire fichés, ont grand tort d'être ainsi effrayés : on peut tout à faire être très actif sur le Net sans, pour autant, y mettre sa vie privée en danger, il suffit de faire attention, voire de se protéger (cf "Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur moi mais que vous aviez la flemme d’aller chercher sur l’internet…")

La Ligue des droits de l'homme (LDH) m'a proposé d'écrire un article à l'intention de tous ceux qui assimilent Internet à une "société de surveillance", au vu de la somme colossale, inédite et potentiellement dommageable de données personnelles qu'accumulent, agrègent, interconnectent voire partagent Google, Facebook et consorts (voir "Facebook sait si vous êtes gay, Google que vous êtes enceinte", et/ou « Facebook a dit à mon père que j’étais gay »). Mais de même que l'on peut, certes, attraper une MST, voire déboucher sur une grossesse non désirée, quant on fait l'amour, on ne peut décemment pas réduire la sexualité aux seuls dommages collatéraux qu'elle peut entraîner.

On en causera ce mercredi 28 novembre de 18h30 à 22h30 à l’Ageca (177 rue de Charonne 75011 Paris), dans le cadre d'une conférence-débat intitulée "Les nouvelles technologies au service du citoyen ?", retransmise en direct sur le site de l’Ageca et où je parlerai du fichage, mais où il sera aussi -et notamment- question de vidéosurveillance avec Noé Leblanc, des puces RFID avec Jean-Claude Vitran, et de la liberté d’expression et des réseaux sociaux avec Dominique Cardon.

Signe des temps, et de cette "peur" que peuvent engendrer les réseaux sociaux, j'avais proposé que ma contribution, compilation de deux interviews que j'avais accordées au blog du modérateur (sur l'"Identité numérique, entre liberté d'expression et vie privée", et les notions de "Vie privée et surveillance"), et que j'avais précédemment compilées dans un (long) billet intitulé "Le problème, ce n'est pas la transparence, mais la surveillance", soit ré-intitulée "Internet n'est pas une société de surveillance". Elle n'en a pas moins été retitrée "Un Internet Big Brother ?", dans le n° 157 de Hommes & Libertés, la revue de la LDH, qui l'a publiée cet été. La voici donc dans sa version originale :

Internet n'est pas une société de surveillance

Plusieurs faits, couplés à un traitement journalistique alarmiste, ont fait ressurgir le spectre de Big Brother sur le web. Les internautes ont-ils des raisons de se méfier de l'exploitation de leurs données personnelles ?

Oui et non. C’est tout le problème que je pose dans « La vie privée, un problème de vieux cons ». D’un côté, les internautes ont envie de s’exprimer. Un des points forts d’Internet est la concrétisation d’un droit, la liberté d’expression, que l’on a depuis 1789 mais qui a longtemps été réservé aux journalistes et aux gens de pouvoir. Aujourd’hui, tout le monde peut prendre la parole. C’est une avancée dans le bon sens. Le problème est que des gens ont comme métier d’agréger des données personnelles et peuvent s’en servir à des fins intéressées.

La question n’est pas seulement celle des données personnelles mais aussi celle de la liberté d’expression. Est-ce parce que des gens se servent de façon inappropriée de nos données personnelles que nous devrions nous taire ? Va-t-il falloir brider la liberté d’expression de peur de se voir espionner ? Un parallèle peut se faire avec la libération sexuelle. Pendant très longtemps, il était très mal vu qu’une femme se promène toute seule, se maquille ou porte des minijupes. Des féministes sont arrivées, ont fait la libération sexuelle, et les mœurs ont évolué. C’est désormais acquis et naturel, c’est devenu un droit fondamental dans notre société. Donc oui, il faut avoir peur de l’utilisation qui peut être faite de notre liberté d’expression et donc de nos données personnelles, mais le problème ne vient pas de nous, internautes. Il vient de ceux qui veulent les utiliser à des fins néfastes. Il faut donc faire évoluer notre société de l’information pour qu’il soit considéré comme naturel et normal d’exprimer ses idées sans que cela puisse pour autant se retourner contre nous.

Ce changement doit-il passer par la législation ou par l’évolution des usages et des mentalités ?

Les deux ! Les gens doivent apprendre à gérer leur réputation et à se construire une identité en ligne. Il ne faut pas hésiter à avoir plusieurs profils, à prendre des pseudonymes pour protéger certaines informations qui peuvent nuire. Une évolution de la société de l’information est également nécessaire. Faut-il passer par une évolution législative ? Je ne sais pas exactement comment cela peut se passer. Un groupe de travail au sein de la FING dénommé Identités actives a actuellement une réflexion sur la loi informatique et libertés 2.0. Ils se demandent notamment s’il ne faut pas introduire le droit au mensonge et le droit d’utiliser des outils pour bloquer les logiciels espions et les outils d’agrégation de données personnelles mis en place par certaines sociétés, "services" ou administrations dont le métier est de s'intéresser à nos données personnelles. Cela permettrait de se protéger et de décriminaliser le fait de se défendre.

Quels sont les principaux risques pour les prochaines années en matière d’identité numérique et de vie privée ?

L’absence de conscience politique et de maîtrise de l’Internet de ceux qui décident. Dès le lendemain du 11 septembre, on a commencé à mettre en cause Internet car les terroristes avaient utilisé le réseau pour préparer les attentats. On s’est aperçu depuis que c’était complètement faux. Pourtant, Internet a été placé sous surveillance dans les mois qui ont suivi. On assiste à une diabolisation du web depuis des années. On le voit encore aujourd’hui avec Hadopi. Il y a des atteintes répétées aux libertés qui modélisent une société de surveillance. La société de l’information est pour moi un espace de liberté, pas un espace de surveillance. En démocratie, on parle de présomption d'innocence, pas de présomption de culpabilité, or, sur l'internet, nous sommes surveillés, et présumés suspects. Un autre problème est la prise de conscience des internautes sur ces questions de libertés. Ils doivent exercer une pression face aux entreprises privées qui soit telle que ces dernières ne puissent que respecter leurs clients. Le problème se pose avec Facebook ou Google. Il est nécessaire d’avoir un contre-pouvoir pour qu’ils ne deviennent pas des « littles brothers ».

Par quels moyens cette prise de conscience peut-elle se faire ?

Il faut que l’information circule, que cela devienne quelque chose de normal. On peut comparer cela à l’exemple de la ceinture de sécurité. Pendant des années, ce n’était pas du tout un réflexe de la mettre. Quand la loi l’a imposé, les gens ont protesté. Quelques années après, c’est devenu un réflexe. Cela doit également le devenir pour les internautes. Cela va aussi passer par des accidents. Certains vont être malheureusement humiliés sur la place publique et voir leur vie privée exposée au grand public. Ce seront des exemples à ne pas suivre. Tant que les gens ne prennent pas les précautions pour se protéger eux-mêmes, il y aura des sorties de route. Je n’ai bien sûr pas envie de provoquer ces accidents. Je constate juste qu’il y en aura et qu’ils vont peut-être aider les gens à prendre conscience des risques. Cette nouvelle technologie fait que la liberté d’expression et de circulation est plus forte que jamais. Cela a été tellement rapide que les mentalités n’ont pas suivi. Nos sociétés doivent donc évoluer pour digérer et encadrer toutes ces libertés offertes. Mais la situation est assez paradoxale. Je m’intéresse aux technologies de surveillance et de vie privée depuis de nombreuses années. Je suis assez défiant envers les gens qui disent « Faites-moi confiance ». Non, on ne peut pas avoir confiance aussi simplement. En même temps, j’ai l’impression que c’est ce que je viens de dire à propos d’Internet… Pour avoir confiance, il faut avoir de la défiance. C’est assez complexe, on ne sait pas comment cela va évoluer. Il y a encore beaucoup de choses à comprendre et à faire. C’est extrêmement important de s’y mettre dès maintenant.

Quelles différences d’usage de l’Internet peut-on observer chez ceux que vous nommez « petits cons », à savoir la génération des "digital natives", par rapport aux générations précédentes ?

Dans mon article "La vie privée, un problème de vieux cons", je partais du constat qu’un certain nombre de gens, nés depuis les années 80, ont été habitués à la vidéosurveillance, à la traçabilité des communications, et considèrent que ceux qui ont un problème avec cette inflation de technologies de surveillance et de contrôles sont des "vieux cons". Dans un second article, "Vie privée, le point de vue des petits cons", j’essayais d’expliquer que cette génération de natifs du numérique, les "digital natives", qui sont nés avec Internet, a un rapport à la vie privée et à la vie publique qui est très différent de ceux qui ont grandi avant, et sans. En résumé, leur vie privée est sur Facebook, parce que c'est là qu'ils retrouvent leurs potes. La vie privée, pour ceux qui ont grandi sans connaître Internet, c’était quand ils voyaient leurs copains, pour aller au terrain de foot, au centre commercial, ou en bas de l’immeuble. Les mêmes, aujourd'hui, s’indignent de voir que Facebook regorge de données personnelles. Sauf que c’est là où les jeunes se retrouvent entre-eux, c’est leur vie sociale ! Et il faut bien comprendre que cette socialisation relève tout autant de la vie privée que de la vie publique. Il faut bien voir, par ailleurs, que ceux que j’ai appelé les "petits cons" (ceux qui ont un usage intense de l’Internet, qu’ils soient nés depuis les années 80-90 ou comme moi dans les années 70, voire avant) sont des gens qui ont compris que sur Internet, la question n’est pas tant celle de la vie privée que de la vie publique, y compris sur Facebook. On peut en effet tout à fait avoir une vie privée dans des espaces publics : quand vous rencontrez quelqu’un dans la rue ou dans un café, c’est un espace public. Quand vous commencez à raconter votre vie à votre meilleur ami dans ce café, vous parlez de votre vie privée : vous avez donc une vie privée dans un espace public. Il ne faut pas opposer vie privée et vie publique. Et c'est ce qui se passe sur le Net en général, et Facebook en particulier. Les utilisateurs sont conscients qu'ils y mènent aussi une vie publique, et ils en jouent, se mettent en scène et en avant.

La banalisation de l'exposition de soi date des années 70-80, pas de l'internet : Andy Warhol avait déclaré en 1968 que "Dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale", et tous ceux qui sont nés depuis les années 70 ont été filmés avant même d'être nés, avec l’échographie, puis filmés au caméscope VHS dans les années 80, avant que les années 90 ne banalisent les reality show, les appareils photos numériques et les téléphones portables équipés de caméras. De plus, le rapport aux enfants a complètement changé depuis les années 60 et 70, depuis la libération sexuelle. Avant, il y avait l’autorité du père, et l’enfant devait attendre l'adolescence, voire l'âge adulte, pour être reconnu comme personne à part entière ayant le droit de s’exprimer. Avec la libération des femmes, la révolution sexuelle, et la redéfinition du rôle du père, tout cela a complètement changé : les enfants sont au centre de la famille, au centre de toutes les attentions – médicale, sociale, parentale - et donc sont constamment surveillés, exposés et mis en scène, exposés par leur entourage. Le fait d’être mis en avant, mis sur un piédestal, et d’être photographié, filmé en permanence, c’est quelque chose que tous ceux qui sont nés depuis les années 80 connaissent. Ceux que j’ai surnommés les "petits cons", les natifs du numérique, ce sont ceux qui ont effectivement compris l’intérêt de l’exposition de soi sur Internet ; ils s’en servent pour se mettre en scène, pour donner une bonne image d’eux. Par exemple, comme cette adolescente qui disait "Moi ça ne me pose pas particulièrement de problème de poser à moitié nue, voire nue en photo et d’être montrée sur Internet, si la photo est belle". C’est aussi simple que ça. Parce que l’important, c’est de se faire un nom, d’être beau, et de se faire respecter comme on est.

Ces jeunes ont-ils conscience que plus tard, cela pourrait leur nuire ?

Ceux qui débarquent sur les réseaux sociaux ne sont pas complètement conscients de tout cela. En même temps, et au vu du nombre d'articles et de reportages consacrés à la question de la vie privée sur Facebook, difficile de croire qu'il puisse encore être possible de ne jamais en avoir entendu parler même si, depuis un an et demi que cette histoire de "droit à l’oubli" tient le haut du pavé, il m’arrive fréquemment, quand je suis interviewé, d’être pris à partie par le journaliste ou un employé, qui vient me voir en aparté, horrifié, car son enfant est sur Internet et qu’il a peur des pédophiles. Internet n’est pas le royaume de la pédophilie et des cyber-terroristes, il faut arrêter avec cette diabolisation de l’Internet, qui passe aussi par cette thématique du "droit à l’oubli".

J’ai commencé à faire cette enquête sur les "petits cons" et les "vieux cons" suite à la polémique suscitée par Edvige. L’argument soulevé par les défenseurs de ce fichier policier, à destination des services de renseignements, était de dire qu'ils ne comprenaient pas où était le problème puisque de plus en plus de monde publie des données personnelles sur Facebook. C’est de la novlangue, comme dirait George Orwell ! Un fichier policier censé identifier les suspects n’a strictement rien à voir avec le fait je m’exprime sur Facebook pour partager un lien, une vidéo ou raconter ce que je viens de manger. Il y a d’un côté quelque chose qui relève de la liberté d’expression et de l’exposition de soi, et de l’autre un fichier de suspects.

Les fichiers policiers, administratifs ou sociaux, mis en place par des politiques ou des administrations afin de surveiller les gens, c’est de la société la surveillance, alors que quand je décide de m’exprimer sur un blog ou un réseau social, c’est moi qui décide de m’exprimer, c'est de la transparence, de la liberté d'expression. C’est comme la différence entre le fait d’être vidéosurveillé à son insu et le fait de choisir d’apparaître dans un film. La société de surveillance, c’est le modèle de Big Brother, c’est quelqu’un qui décide de surveiller d’autres personnes. Internet n’est pas la société de surveillance, puisqu’il s’agit de gens qui décident de s’exprimer. C’est antinomique. Le Net est de l’ordre de la transparence, pas de la surveillance. A force de se focaliser sur Internet qui serait de la société de surveillance et sur le faux débat du droit à l’oubli, ça permet de faire passer plus simplement la vidéosurveillance, la biométrie, les fichiers policiers, le croisement des fichiers sociaux, toutes ces choses que je dénonce. Et il n'est pas anodin de remarquer que c'est précisément suite au scandale Edvige que le débat sur le "droit à l'oubli" a été initié. Or, paradoxalement, on trouve très peu de gens victimes de ce que l'Internet reflète d'eux, alors que, et pour prendre ce seul exemple, un rapport de la CNIL a révélé l'an passé que plus d'un million de gens, blanchis par la Justice, sont toujours fichés comme "suspects" dans le fichier STIC de la police. Les véritables victimes de cette absence de "droit à l'oubli" ne sont pas sur le Net.

Concrètement, y a t-il des moyens d’échapper à cette société de surveillance ?

Sur Internet, oui. Le gouvernement français s’est enfin décidé à expliquer aux chefs d’entreprises ou aux universitaires qui travaillent sur des données sensibles comment sécuriser leur ordinateur pour éviter de faire l’objet d’actions d’espionnage de la part de sociétés ou de services de renseignements étrangers. L’espionnage économique et industriel est une réalité. C’est ce qu’on appelle l’intelligence économique, la guerre de l’information. Maintenant, quand vous allez aux Etats-Unis par exemple, la douane est tout à fait habilitée à saisir votre ordinateur et faire un duplicata de votre disque dur, et elle le fait couramment. C’est de l’espionnage industriel. Le gouvernement s’est enfin saisi de la question et a publié deux modes d’emploi il y a quelques mois. Il y a donc des moyens : il faut sécuriser son ordinateur, chiffrer une partie voire l’intégralité de son disque dur, chiffrer ses communications si l’on veut vraiment qu’elles restent confidentielles. Il y a des outils qui permettent de le faire, des outils de cryptographie notamment, et ce n’est pas si compliqué à utiliser, il faut juste décider de s’y mettre (cf mon "petit manuel de contre-espionnage informatique"). Le problème c’est que jusqu’à présent les pouvoirs publics comme les prestataires de services ne se sont pas pressés pour en faciliter ou en promouvoir l'utilisation.

Il est clair qu’il faut d’abord être sensibilisé à la question et ensuite décider de s’y mettre et apprendre à utiliser ces outils. Mais on l’a vu avec le débat sur l’Hadopi : énormément de gens ont commencé à se demander comment sécuriser leur ordinateur pour éviter d’être espionné. Et ça fait peur aux services de renseignement. En Grande-Bretagne, avec le projet similaire à Hadopi, les services de renseignements ont expliqué que de plus en plus de citoyens vont chiffrer toutes leurs communications donc qu’il va être de plus en plus difficile pour eux d’arriver à savoir qui sont les terroristes, à identifier les criminels, et à pouvoir écouter les gens dans le cadre d'enquêtes de police judiciaire.

A partir du moment où on souhaite pouvoir surveiller tout le monde, à considérer tout le monde comme suspect et mettre en place toute une usine à gaz (ce qu’est l’Hadopi), on va créer des erreurs. Le paradoxe de l’Hadopi, c’est qu’il nous appartient de démontrer notre innocence. Dans un Etat de droit, on est présumé innocent, et c’est à l’accusation de prouver notre culpabilité. Avec l’Hadopi, c’est l’inverse. La réaction d’un grand nombre d’internautes va donc être de prendre leurs dispositions pour se protéger.

Comment voyez-vous le futur de cette surveillance ? Est ce que les internautes vont trouver les moyens de combattre, ou va-t-on assister à une surenchère de dispositifs?

J’ai tendance à considérer qu’Internet est moins une partie du problème qu’une partie de la solution, au sens où c’est un contre-pouvoir du fait de la liberté d’expression, car ce ne sont pas seulement les personnes autorisées qui sont amenées à s’exprimer : les gens peuvent apprendre à se protéger et peuvent dénoncer cette société de surveillance. Les gens sur Internet sont de plus en plus conscients.

L’Internet est un très bon contre-pouvoir face à cette société de surveillance. Maintenant, concernant la société de surveillance hors Internet, on est dans une mécanique infernale où plus ça va, plus il y a de technologies, plus il y a de lois qui placent les gens sous surveillance et qui en font des suspects potentiels. Je ne sais pas du tout quand la machine va s’enrayer, quand l’on va remettre l’accent sur la liberté et non sur le sécuritaire. Si mon hypothèse, à savoir le parallèle entre la libération de l’expression et la libération sexuelle, entre cette révolution de l’information et les bouleversements entraînés notamment par les féministes et homosexuels dans les années 70 est vraie, j’ai tendance à penser qu’à terme, les internautes vont gagner. Voire qu'on a déjà gagné...

Voir aussi :
Hadopi s’enfonce dans le ridicule
Et si on vidéosurveillait les policiers ?
Facebook et le « paradoxe de la vie privée »
Tout le monde à droit à son 1/4h d’anonymat
« Un peu de parano ne fait pas de mal », dixit le FBI
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur moi mais que vous aviez la flemme d’aller chercher sur l’internet…

« Un peu de parano ne fait pas de mal », dixit le FBI

mardi 20 novembre 2012 à 07:17

Michael Clancy est "l'un des plus hauts responsables du FBI" selon l'AFP. Récemment auditionné par le Sénat américain, ce "Deputy Assistant Director of the Counterterrorism Division" vient de déclarer à l'AFP que maintenir "un peu de paranoïa ne fait pas de mal" pour mobiliser les Américains et "faire trébucher" les terroristes.

"Nous ne sommes pas la police de la pensée, nous n'avons pas de raison de surveiller un concert de militants de la suprématie blanche, c'est une assemblée légale", a-t-il expliqué : "nous n'enquêtons pas sur les idéologies mais seulement sur les gens qui passent à l'étape supérieure" :

"Dans un grand pays comme le nôtre, qui compte plus de 300 millions d'habitants, et où coexistent des idéologies et des croyances différentes, il est presque impossible de deviner à quel moment quelqu'un va tout à coup commettre un acte épouvantable".

Ce pour quoi le FBI n'hésite pas à infiltrer des cellules potentiellement terroristes, et même à pousser certains de ses membres à passer à l'action, quitte à leur fournir les explosifs, et les cibles, de leurs attentats.

Cette "opération Tripwire" -"opération croche-pied", en VF- réserve aussi quelques surprises, à l'image de ce quatuor arrêté pour avoir acheté les stocks d'acétone, un produit très recherché par les apprentis terroristes, dans trois magasins collaborant avec le FBI :

En fait, "ils ne cherchaient pas à fabriquer une bombe, ils faisaient de la marijuana synthétique", se souvient M. Clancy, "c'est une grande 'success story', même si cela n'a pas été l'affaire terroriste du siècle".

En septembre 2011, une enquête très fouillée des journalistes américains de Mother Jones, "Terrorists for the FBI", révélait ainsi que la majeure partie des projets d'attentats initiés aux USA depuis 2001 avaient été organisés avec l'appui du FBI, via l'un de leurs 15 000 informateurs, payés pour infiltrer les communautés musulmanes aux USA (voir "Pourquoi le FBI aide-t-il les terroristes?").

L'enquête de Mother Jones a depuis reçu le prix du data journalisme 2012, décerné par le Global Editors Network (GEN, qui réunit plus de 900 rédacteurs en chef de 80 pays) et l'European Journalism Centre (EJC).

Le "scoop" de l'AFP permet de mieux comprendre ce pour quoi, et comment, le FBI cherche ainsi à pousser les "loups solitaires" à commettre des attentats :

"Au commencement, il y a quelqu'un qui nous dit "je connais quelqu'un qui connaît quelqu'un qui peut-être veut faire exploser quelque chose". Il y a ensuite un agent infiltré qui surveille le suspect, jusqu'à lui fournir les ultimes composants d'une bombe."

En réponse à ceux qui accusent le FBI de "piéger des amateurs qui ne seraient peut-être pas allés jusqu'au bout sans son aide", Michael Clancy répond que le FBI a "toujours respecté la loi", afin de garantir les "droits et libertés" garanties par la Constitution américaine :

"La personne qui finalement appuie sur le déclencheur d'une bombe inerte nous a dit clairement, sans l'ombre d'un doute, qu'elle veut faire exploser quelque chose. L'aurait-elle fait avec ou sans nous? Ce n'est pas un risque que nous voulons prendre".

Étrangement, le "scoop" de l'AFP omet toute référence au terrorisme islamiste, se bornant à évoquer la propension du FBI à ne pas s'inquiéter outre-mesure de la menace posée par les "militants de la suprématie blanche", au motif qu'il s'agirait d'une "assemblée légale" (aux USA, on a le droit de se proclamer raciste, ou bien nazi).

Or, si le témoignage (vidéo, à la 41e minute) de Michael Clancy sur la menace terroriste intérieure ("domestic extremism") devant le Sénat américain, le 19 septembre 2012, ne fait lui non plus aucune référence à la menace islamiste, il n'en pointe pas moins du doigt l’extrêmisme anarchiste, les suprémacistes blancs, les milices paramilitaires, les "éco-terroristes" ainsi que les "criminels en col blanc" qui, membres du "Sovereign citizen movement" qui, refusant de reconnaître les lois locales, fédérales et étatiques, "exploitent la crise de l'immobilier".

Le FBI a de quoi rendre parano les suprémacistes, les racistes, les anarchistes, les "éco-terroristes", sans oublier les islamistes, potentiellement infiltrables, voire infiltrés. Normal, c'est son boulot. Mais de là à armer les apprentis terroristes, et à les pousser à passer à l'acte, il y a un pas, qui ne grandit pas les USA.

Le funeste Patriot Act, texte liberticide de 132 pages préparé bien avant le 11 septembre 2001, mais opportunément adopté juste après les attentats, est une autre illustration des dérives que permettent la lutte anti-terroriste aux Etats-Unis.

Entre 2006 et 2009, le NYMag, auteur du graphique ci-contre, a ainsi récensé 1618 perquisitions "coup d'oeil" ("sneek and peek", en l'absence des personnes perquisitionnées) dans des affaires de drogue, 122 pour fraudes, et seulement 15 pour terrorisme, soit 0,92%... (voir "10 ans après, à quoi ont servi les lois antiterroristes ? ").

Le 26 mai 2011, quelques heures avant l'expiration du Patriot Act, le Congrès américain décida sa reconduction, jusqu'en juin 2015, comme le rapportait alors l'AFP :

"Trois mesures sont considérées comme cruciales par l'administration et les services antiterroristes dans le Patriot Act: la "surveillance mobile" des communications de suspects utilisant plusieurs lignes téléphoniques, le principe du "loup solitaire" qui permet d'enquêter sur une personne paraissant mener des activités terroristes pour son propre compte, la possibilité pour les autorités d'accéder à "toute donnée tangible" concernant un suspect, comme des courriers électroniques."

Pierre Desproges s'amusait à répéter que « Ce n’est pas parce que je suis paranoïaque qu’ils ne sont pas tous après moi ». Page 291 de "Tarnac, magasin général", le journaliste David Dufresne relevait de son côté cette blague qui circule à la SDAT (Sous-direction anti-terroriste) :

« Le terrorisme, il y a plus de gens qui en vivent que de gens qui en meurent. »

L'antiterrorisme a bon dos.

Voir aussi :
Soudain, un espion vous offre une fleur
L'espion qui aurait pu empêcher le 911
Facebookés à leur insu par le Big Brother US
Et si on vidéosurveillait les policiers ?
INDECT et le « rideau de fer » sécuritaire européen

« L’Internet est libre »… mais pas notre pays. Lettre ouverte au président de l’Azerbaïdjan

vendredi 9 novembre 2012 à 20:59

Emin Milli (Facebook / Twitter) a décidé de devenir écrivain en prison, après avoir découvert, dans un livre de Vaclav Havel, la notion de "dissident involontaire". En 2009, un ami avec qui il organisait régulièrement des débats publics pour parler de politique lui proposa d'enfiler un déguisement d'âne, et de jouer du violon. Les autorités avaient en effet acheté (fort cher) une ribambelle d'ânes, et les deux compères, plutôt que de comptabiliser tout ce à quoi aurait probablement pu servir bien plus utilement cet argent en Azerbaïdjan, décidèrent de s'en moquer de façon potache.

Quelques jours plus tard, ils étaient violemment agressés dans un restaurant. Au commissariat où ils vinrent porter plainte, les policiers décidèrent de laisser partir leurs agresseurs, et d'incarcérer les agressés, accusés d'"hooliganisme". Au terme d'une parodie de procès, ils furent condamnés à 2 ans 1/2 de prison. Du fait de la pression internationale, ils furent finalement libérés 16 mois plus tard, mais restent toujours coupables de ce pour quoi ils ont été condamnés.

A l'occasion du Forum sur la gouvernance de l'Internet, qui se déroulait du 6 au 9 novembre 2012 à Bakou et où je m'étais rendu pour tourner un documentaire pour Arte sur l'histoire de l'Internet, du point de vue des défenseurs des droits de l'homme et des libertés (voir mon reportage, Derrière les palissades azerbaïdjanaises - Fuck you ! This is my culture !), Emin Milli a publié une lettre ouverte dans The Independent, que je lui avais proposé de traduire en français, et de la publier sur ce blog.

Mais au lendemain de notre rencontre, un agent du gouvernement nous attendait dans le hall de notre hôtel. Puis, un policier en civil a menacé de saisir notre matériel de tournage. L'Internet est peut-être libre en Azerbaïdjan, et on peut certes s'y exprimer, mais les barbouzeries dont ont été victimes nombre de journalistes, blogueurs et défenseurs des droits de l'homme m'ont poussé à m'auto-censurer, momentanément, et à attendre d'être de retour en France pour pouvoir en parler, et publier sa lettre en français. Il était hors de question que je risque de voir saisies les nombreuses interviews j'ai pu faire à Bakou.


Cher Président,

en tant que citoyen et ancien prisonnier de conscience, je suis ravi de voir que l'Azerbaïdjan accueille le Forum de la gouvernance de l'Internet ces jours-ci. La liberté d'expression étant l'un des enjeux majeurs de ce forum, je me permets de profiter de cette opportunité pour m'adresser à vous.

Vous avez un jour déclaré dans un discours que l'Internet est libre en Azerbaïdjan. Je suis sûr que vous le répéterez lors de ce forum sur la gouvernance de l'Internet. Les gens peuvent, de fait, librement se connecter à l'Internet en Azerbaïdjan, mais ils peuvent également être sévèrement punis pour l'avoir fait. Plusieurs rapports indiquent que le gouvernement surveille en effet toutes nos communications Internet, sans mandat judiciaire, et sans que les citoyens, non plus que leurs fournisseurs d'accès, n'en soient tenus informés. Ce pour quoi nombreux sont les citoyens qui n'osent pas s'exprimer, en ligne ou hors ligne. Vous avez réussi à faire qu'ils se taisent.

Les gens vivent dans la peur en Azerbaïdjan. Nous avons peur pour nos vies, pour nos emplois, nous avons également peur pour la vie et le travail de nos pères et mères, frères et soeurs, nous avons peur pour nos amis. Nous avons peur chaque fois que quelqu'un dont nous sommes proches ose exprimer un désaccord avec vous. Nous payons cher, également, quand nous osons ne pas avoir peur. Avant 2009, je vous avais surtout critiqué sur Internet. Et puis j'ai été attaqué dans le centre de Bakou. J'ai été arrêté puis, plus tard, condamné dans un procès spectacle basé sur de fausses accusations de hooliganisme. Mon père est mort pendant que j'étais en prison, sa santé se détériorait depuis le jour de mon arrestation et je n'ai pas pu être à ses côtés lorsqu'il a été conduit à l'hopital, ni quand il est mort. Plusieurs de mes proches et amis ont perdu leurs emplois. On leur expliqua qu'ils étaient trop proches d'un "ennemi de l'Etat". Aujourd'hui, nombreux sont ceux que je connais et qui ont peur de communiquer avec moi, en ligne ou hors ligne, et je les comprends.

Dans notre monde interconnecté, la société civile, les Etats et les entreprises du monde entier doivent travailler ensemble pour que prospère notre société de l'information. Et c'est tout le sens et l'esprit de ce Forum sur la gouvernance de l'Internet. La gouvernance de l'Internet ne peut pas servir correctement son objectif de développement économique, social et durable sans la liberté d'expression, le respect de la loi et une réelle gouvernance démocratique.

Aujourd'hui, un rapport du Conseil de l'Europe a dénombré plus de 80 prisonniers politiques en Azerbaïdjan. Le meurtre, en 2005, du journaliste Elmar Huseynow, n'a jamais fait l'objet d'une véritable enquête. Le Tax Justice Network a estimé que plus de 48 milliards de dollars ont été transférés d'Azerbaïdjan vers des comptes off-shore. Notre économie dépend quasi-exclusivement du pétrole et du gaz, et n'est donc pas durable, sauf à ce que nous parvenions à développer d'autres industries. Les taux actuels de corruption et de monopolisation, ainsi que le gaspillage des fonds publics, nous pousse vers un désastre économique et social. Mais plutôt que de changer la donne, vous avez dépensé 5 millions de dollars pour rénover un parc dans la capitale du Mexique afin d'y installer une statue de votre père, l'ancien général-président -et agent du KGB- Heydar Aliyev, aux côtés des statues de Martin Luther King et de Gandhi. Votre gouvernement a dépensé des centaines de millions de dollars pour accueillir l'Eurovision à Bakou. Dans le même temps, de nombreux Azeris n'ont toujours pas accès à l'eau, au gaz ni à l'électricité. Et récemment, nous avons découvert -sur Internet- que l'un des membres éminents de votre parti avait tenté de vendre un siège au parlement pour un million de dollars. Et personne n'a été puni pour cela.

L'Azerbaïdjan a besoin de réformes réelles, profondes et urgentes. Nous devons changer, passer d'une société de la peur à une société d'opportunités. Ayant été incarcéré pour avoir utiliser Internet pour vous critiquer, ainsi que votre politique, j'ai pu expérimenté une vérité dérangeante : Internet n'est pas libre en Azerbaïdjan, puisque nous y avons peur. Aujourd'hui, notre peur est l'une des principales sources de votre pouvoir, et cette peur est envahissante. Ses conséquences sont dramatiques. La peur mine le développement économique, et décourage la créativité et la curiosité, mais sa principale victime, c'est notre dignité humaine. Nos concitoyens ne peuvent pas réfléchir au-delà de la survie physique, ce qui ne peut que les cantonner dans la pauvreté. Ils méritent mieux que de vivre dans la peur. Ce pays fut le premier à instaurer une république parlementaire démocratique dans le monde musulman de 1918. Depuis 2001, il fait partie du plus vieux club des démocraties en Europe, le Conseil de l'Europe.

Vous avez été le président de l'Azerbaïdjan depuis 2003 et la Constitution vous interdit de vous postuler pour un troisième mandant l'an prochain. Un référendum sur la Constitution a été organisé en mars 2009, après que vous ayez prêté serment sur l'ancienne Constitution. La loi n'est pas rétroactive et cet amendement ne pourra s'appliquer qu'au prochain président. Vous êtes donc limité à deux mandats au terme de l'ancienne Constitution. Il est temps de penser à préparer une transition légitime du pouvoir dans ce pays.

Je n'ai rien contre vous à titre personnel, malgré mon injuste détention. Ceci n'est qu'une humble tentative de vous rappeler, simplement, vos responsabilités, de sorte d'éviter tout changement violent ou imprévisible, comme cela arrive dans les pays où les voix critiques sont ignorées pendant trop longtemps. Contrôler l'Internet, et semer la peur, n'a jamais aidé les autocrates du monde entier à rester au pouvoir, ni transformer de façon responsable leurs sociétés.

Vous pourrez ignorer cette lettre. Vous avez derrière vous une armée importante, et une police puissante. Je n'ai que mes mots, et l'Internet. Mais je persisterai, cela dit, à me rappeler à vous et à notre société au sujet de la vie en Azerbaïdjan, parce que c'est mon devoir civique. Je crois que ce pays sera encore plus agréable à vivre si nous acceptons la vérité sur notre situation, et que nous agirons ensemble pour le faire changer. Alors, nous pourrons enfin espérer pouvoir disposer d'un Internet réellement libre, et annoncer un pays vraiment libre.

Emin Milli, écrivain
Le 5 novembre 21012, à Bakou.


Tout le monde a droit à son 1/4h d’anonymat

vendredi 2 novembre 2012 à 09:10

« Dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale », avait prophétisé Andy Warhol, en 1968. En 2010, 42 (!) ans plus tard, je m'étais permis de rétorqué que, et a contrario, « dans le futur, chacun aura droit à son quart d’heure d’anonymat ».

Clemence Mercy m'avait croisé à Londres, il y a près d'un an, lors de la conférence de lancement des Spy Files de WikiLeaks, du nom donné à la publication des plaquettes de promotion publicitaire des marchands d'armes de surveillance à laquelle j'avais contribué (voir Internet massivement surveillé, Réfugiés sur écoute, & l'intégralité de la saga des SpyFiles).

Pour mieux comprendre ce dont il est question, Clémence avait proposé de m'interviewer, pour faire le point sur ces questions, savoir jusqu'où l'on pouvait être espionné, et comment s'en protéger. Verbatim augmenté de quelques liens.

- Les Spy Files de Wikileaks évoquaient notamment le cas de compagnies occidentales (comme Amesys) vendant des logiciels à des dictatures arabes à des fins de surveillance. Peut-on craindre une telle surveillance en Europe (en France et au Royaume-Uni, par exemple)?

Mais c'est déjà le cas : le Royaume-Uni fait partie d'Echelon, ce programme anglo-saxon des télécommunications, que Margaret Tatcher aurait utilisé pour espionner deux de ses ministres, et que les Etats-Unis ont également utilisé, à de nombreuses reprises, pour espionner des citoyens américains considérés comme dissidents ou subversifs, parce que pacifistes, opposés à la guerre du Vietnam, considérés comme "agitateurs publics", "extrêmistes", ou encore en matière d'espionnage économique (voir aussi La NSA a accès à toutes les communications des Américains (et surtout celles des journalistes)).

On n'a pas de preuve que Frenchelon, le système équivalent français (en plus petit, cela dit, cf Frenchelon: la carte des stations espion du renseignement français et Frenchelon: la DGSE est en « 1ère division »), a été utilisé pour ce genre d'espionnage politique, mais la France a connu nombre de cas d'espionnage politique des communications téléphoniques, notamment de journalistes (sous Mitterrand, comme sous Sarkozy).

Par ailleurs, le RIP Act britannique, tout comme la Loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) en France, adoptés dans la foulées du 11 septembre 2001, obligent les FAI à garder les traces de ce que font les internautes... au cas où, une traçabilité généralisée confirmée par une directive européenne de 2006 sur la "conservation des données de connexion" qualifiée, par le Contrôleur européen à la protection des données, qui appelle à son abrogation, d'"atteinte massive à la vie privée" (voir La France, championne d'Europe de la surveillance des télécommunications & La conservation des données, ça c’est vraiment CEPD).

La différence avec les systèmes vendus aux dictatures arabes (et pas seulement, voir Barbouzeries au Pays de « Candy »), c'est que les systèmes utilisés dans nos démocraties sont bien plus puissants que ceux, conçus dans ces mêmes démocraties, et vendus à des pays moins (voire pas du tout) regardants en matière de protection des droits de l'homme et de la vie privée. Conséquemment, on peut tout autant être espionné dans nos contrées, par contre, on a beaucoup moins de chance d'être torturé.

- Que font les gouvernements des informations ainsi recueillies?

Officiellement, ce genre de système de surveillance de l'Internet a été conçu pour lutter contre les terroristes, les trafiquants de drogue, et les pédophiles (sic, voir Amesys accuse l’ambassadeur de Libye de pédophilie); dans les faits, on sait qu'ils servent aussi (voire avant tout) à faire de l'espionnage (et de la répression) politique.

En France, aucune affaire n'indique que la rétention des données de connexions (logs) ait été utilisée en la matière; mais on ne sait pas, par contre, à quoi a pu servir, ou sert, Echelon ni Frenchelon, dont l'existence n'a jamais officiellement été reconnu. Légalement, les USA interdisent à leur services de renseignement d'espionner des Américains; on a découvert, néanmoins, qu'Echelon avait bel et bien été utilisé pour espionner des Américains. Légalement, je ne sais pas s'il est également interdit aux services de renseignement français d'espionner leurs concitoyens. Mais dans les faits, ils le font (cf mon Racaillotrou, générateur automatique de non-appels à l’émeute).

- Y a-t-il un moyen, des indices, qui permettent de se rendre compte qu'un appareil a été piraté ou qu'une adresse email est surveillée?

Non. D'une part parce que toutes nos télécommunications laissent des traces, traces qui doivent être conservées par les prestataires de services (tel ou net). D'autre part parce qu'il faut partir du principe que tout est piratable, et espionnable. A défaut d'être en état d'arrestation (en mode "Tout ce que vous direz pourra et sera utilisé contre vous"), nous sommes donc bel et bien "en état d'interception", parce que toutes nos télécommunications, qui laissent des traces, pourront être et seront utilisées contre nous.

La question n'est plus, aujourd'hui, et comme le prophétisait Andy Warhol, d'avoir son quart d'heure de célébrité, mais de savoir comment pouvoir obtenir un quart d'heure d'anonymat (voir aussi Facebook sait si vous êtes gay, Google que vous êtes enceinte).

- Y a-t-il une règle d'or pour protéger sa vie privée sur Internet?

Oui : partir du principe que ce que l'on partage sur le Net relève, non pas de la "vie privée", mais de la "vie publique". Il est tout à fait illusoire de penser que ce que l'on partage et donc publie, y compris sous pseudo (& même et y compris en commentaire d'un blog, sur un forum, ou a fortiori sur un réseau social) puisse relever de la "vie privée". La principale faille de sécurité se situe en effet entre la chaise et le clavier, et les internautes, parce qu'ils utilisent souvent les mêmes identifiants ou pseudonymes, sont souvent relativement facilement traçables (voir « Facebook a dit à mon père que j’étais gay », Facebook et le « paradoxe de la vie privée », & Pour en finir avec la « vie privée » sur Facebook).

A contrario, ceux qui, à l'instar de ce que préconisent les services de renseignement, parviennent à cloisonner leurs activités, en utilisant un autre navigateur (vierge de tout cookie & historique), voire un autre système d'exploitation (via une distribution Linux bootable, ou un autre ordinateur), ou en ayant recours aux multiples logiciels & services web d'anonymisation, et/ou de chiffrement, peuvent espérer pouvoir, sinon protéger leur vie privée, tout du moins espérer pouvoir disposer de quarts d'heure d'anonymat (voir Les RG l’ont rêvé, Facebook l’a fait… #oupas).

En l'état, la compréhension, et la maîtrise, de ces techniques et technologies de protection de la vie privée ne sont pas forcément accessibles au plus grand nombre. Mais on y travaille. Cf ces quelques articles et modes d'emploi que j'ai eu l'heur de consacrer à ce sujet :
Gorge profonde : le mode d'emploi
Journalistes : protégez vos sources !
Comment contourner la cybersurveillance ?
Petit manuel de contre-espionnage informatique

A toutes fins utiles, et parce que je n'aimerais pas pour autant laisser entendre que l'Internet serait un "Big Brother" auquel on ne pourrait pas échapper, permettez-moi de rajouter ces quelques liens, vers des articles tentant de montrer ce pour quoi l'Internet me semble plus être du côté de la solution que des problèmes posés par cette "société de surveillance", et que je n'avais pu évoquer dans cette interview :
Les internautes, ce « douloureux probleme »
Les « petits cons » parlent aux « vieux cons »
Le vrai danger, ce n’est pas Orwell, c’est Kafka
"La valeur de la vie privée, c’est de nous permettre d’avoir une vie publique !"
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur moi mais que vous aviez la flemme d’aller chercher sur l’internet…

Et pour ceux qui avaient raté la conférence de presse de lancement des SpyFiles, à l'origine de cette interview, la voici donc en intégralité :