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Privatisation, expropriation, concession, commercialisation du domaine public : les mots ont un sens

vendredi 25 janvier 2013 à 13:58

A mesure que la polémique autour des accords de numérisation de la BnF prend de l’ampleur et rebondit dans la presse générale, on voit apparaître un faisceau de positions révélant des différentes notables d’approches. Si la condamnation de ces partenariats public-privé est large, elle n’est pas non plus unanime. Cette gradation des points de vues est saine et légitime, mais il paraît important de bien cerner la nature exacte de ces nuances pour comprendre ce qu’elles signifient.

Les mots de la déclaration "Non à la privatisation du domaine public en France !"

Les mots de la déclaration « Non à la privatisation du domaine public en France ! »

Quand on examine attentivement les positions, on se rend compte par exemple que certains s’opposent à ces accords, mais ne considèrent pas que le terme « privatisation » du domaine public soit approprié. D’autres rejoignent l’opposition, mais sans condamner la forme même de ces partenariats, qu’ils rapprochent d’une concession de service public. Certains semblent prêts à admettre une exclusivité sur le domaine public, dans la mesure où elle serait temporaire. D’autres encore estiment ces accords légitimes, justement parce que par nature, on doit pouvoir commercialiser le domaine public.

Il est incontestable également que la BnF et le Ministère de la Culture essaieront de défendre ces projets en jouant sur les mots. Bruno Racine, le président de la BnF a commencé à le faire dans Livres Hebdo, en affirmant qu’il est plus juste de parler «d’exclusivité pour le partenaire qui fournit la prestation, et non de privatisation.»

Il est donc très important de bien cerner ce que signifient les termes expropriation, privatisation, concession, commercialisation, appliqués à la problématique du domaine public, envisagé comme bien commun de la connaissance.

Privatisation du domaine public = expropriation d’un bien commun

C’est Philippe Aigrain sur son blog qui a employé le premier les termes « privatisation » et même « expropriation », à propos de ces accords. Ces qualifications me semblent appropriées pour décrire ce qui est en cours et je les ai reprises à mon compte. Ces mots figurent aussi dans une tribune publiée dans Libération aujourd’hui, signée par Philippe Aigrain, Mélanie Dulong de Rosnay, Daniel Bourrion et moi-même. Elles ont notamment permis de beaucoup mieux cerner le problème par rapport à la dénonciation d’une « commercialisation » du domaine public, employé par certains au début de la mobilisation, qui n’est pas (du tout) approprié.  Philippe Aigrain dit ceci :

Ces accords se caractérisent par une privatisation (droits d’exploitation commerciale exclusive pour 10 ans) d’un patrimoine appartenant pour tout (les livres anciens) ou partie (les enregistrements sonores 78 et 33 tours) au domaine public.

[...] voilà la BNF qui privatise le domaine public pour dix ans, et qui se vante que ce soit à son propre profit aussi (donc qu’elle sera durablement intéressée à développer cette privatisation du bien commun) et qu’elle réinvestira les sommes en résultant dans d’autres projets de numérisation (dont il reste à voir s’ils ne conduiront pas à de nouvelles privatisations).

[...] Il serait donc normal sous prétexte que l’Etat est fauché et qu’il y aura des bénéfices d’accessibilité à terme (dix ans sauf pour quelques « bonus » et au fur et à mesure de la numérisation dans les seuls locaux de la BNF) d’exproprier chacun d’entre nous des droits qu’il a à l’égard du domaine public pour en attribuer le privilège d’exploitation exclusive à des acteurs économiques.

Ces propos cernent à mon sens exactement les contours du problème, avec des mots renvoyant à des choses précises : ce qui est inacceptable, ce n’est pas le fait d’avoir conclu un partenariat avec une firme privée ; ce n’est pas non plus que cet accord implique une forme de commercialisation du domaine public ; c’est l’exclusivité accordée à ce partenaire qui porte atteinte au domaine public en tant que bien commun de la connaissance. Cette exclusivité, si on veut en analyser la nature exacte, comporte deux dimensions : une exclusivité commerciale réservant l’exploitation des contenus à un seul acteur et une exclusivité d’accès, qui empêche la mise en ligne et oblige à passer par les bases de données des prestataires pour accéder aux œuvres numérisées.

Il y a bien ici en outre expropriation, car le domaine public présente une nature particulière. Il ne s’agit pas d’un simple bien public, dont l’Etat pourrait disposer comme bon lui semble. Les ouvrages physiques sont certes des biens publics, tout comme le sont les murs des tours de la BnF. Mais les oeuvres incorporées par ces livres ou ces enregistrements, une fois les droits patrimoniaux éteints après la fin des droits d’auteur, ne  sont pas des biens publics. L’Etat n’a aucun titre de propriété sur elles : il s’agit véritablement d’un bien commun de l’Humanité, sur lequel nul ne peut revendiquer un titre exclusif de propriété.

Il existe certes un certain flou en jurisprudence sur ce point, le Conseil d’Etat ayant tendance parfois à assimiler le domaine public au sens de la propriété littéraire et artistique à un bien public, sans prendre en compte les oeuvres en elles-même. Mais il n’a pour l’instant jamais été formellement établi que le régime de propriété publique que les institutions peuvent revendiquer sur les ouvrages physiques puisse être étendu aux versions numériques. Et c’est très bien ainsi.

Ces accords ne peuvent s’analyser comme une concession de service public.

Dans le montage des partenariats BnF, un droit exclusif d’exploitation est conféré aux acteurs privés, mais s’agissant du domaine public, il n’existe pas de fondement juridique valable qui permette de justifier une telle restriction. La BnF n’est pas propriétaire des oeuvres du domaine public : elle ne pouvait pas délivrer une telle exclusivité. On est ici typiquement dans la prolongation des pratiques de copyfraud que l’on peut souvent constater au sein des institutions publiques  dépositaires du patrimoine culturel. Le régime de propriété publique applicable aux oeuvres physiques ne donne pas de prérogatives sur les « oeuvres immatérielles » au sens de la propriété intellectuelle. Beaucoup des confusions rencontrées dans cette affaire résultent de cette confusion entre le matériel et l’immatériel.

Le principal risque lorsqu’on s’abandonne à ce genre d’amalgames consiste à raisonner sur de fausses analogies, notamment celle de la concession de service public. C’est la base du raisonnement du blogueur Authueil, par ailleurs favorable à ces accords :

Certains hurlent à l’atteinte intolérable au domaine public, parlant même de privatisation. Personnellement, je ne vois pas où est le problème. Les documents sont toujours consultables, dans les conditions actuelles, et à terme, tout sera en ligne gratuitement. Les sociétés privées ont juste le droit, pendant 10 ans, de développer un service qui n’existe pas actuellement. Mais en aucun cas, la propriété de quoi que ce soit du domaine public leur est transféré [...] Il n’y a pas privatisation, il y a concession, et sans restriction des accès existants.

On retrouve cette même assimilation dans la déclaration de l’ADBU (Association des Directeurs de Bibliothèques Universitaires), qui repousse fermement ces accords, mais sans remettre en question la forme même de ces partenariats, au motif qu’on pourrait les assimiler à une concession de service public :

Sur le plan commercial, le partenariat conclu avec Proquest apparaît équilibré : financement public-privé pour une exploitation privée de 10 ans (mais semble-t-il exclusive) puis un accès public. Il s’agit en somme d’une concession de service public, auquel se voit contrainte la BnF qui, après 5 ans de RGPP, continue de subir d’importantes restrictions budgétaires cette année encore.

Le rapprochement est pourtant trompeur, car on ne peut raisonner avec le domaine public et la Connaissance comme on le ferait avec des autoroutes ou des bâtiments publics. Lorsque l’Etat concède à un entrepreneur la construction et la gestion d’une autoroute  il possède un droit sous-jacent, sur les terrains où cette voie va être créée. Il achète ou exproprie même au besoin des propriétaires privés pour pouvoir constituer cette propriété publique. Il y a donc bien une propriété publique, qui est le fondement même de la concession. Mais avec le domaine public, sauf à s’appuyer sur divers maquillages juridiques relevant du copyfraud, l’Etat n’a pas ce titre de propriété qui lui serait indispensable pour concéder le service. On ne peut concéder ce dont on n’est pas propriétaire.

Il est faux de dire comme le fait Authueil que « rien de la propriété du domaine public » n’est transféré. L’octroi d’une exclusivité implique nécessairement un titre de propriété sous-jacent. Même si le transfert n’est pas définitif (la propriété n’est de toutes façons jamais définitive en matière littéraire et artistique), l’exclusivité sous-entend nécessairement la revendication d’un droit de propriété qui n’existe pas en l’occurrence  C’est pourquoi il serait fondamental d’ailleurs de pouvoir connaître quel fondement invoque la BnF dans les contrats pour justifier cette exclusivité. Je suis prêt à parier que l’équation aura été pour eux insoluble et qu’ils auront accordé cette exclusivité dans invoquer aucun fondement juridique réel, ce qui les exposera au risque d’une annulation en justice.

Voilà aussi pourquoi la réponse de Bruno Racine à Livres Hebdo est particulièrement poussive, lorsqu’il dit qu’il serait plus juste de parler « d’exclusivité pour le partenaire qui fournit la prestation, et non de privatisation ». C’est vraiment ce qu’on appelle se tirer une balle dans le pied…

Il y a bien ici privatisation, justement parce qu’une exclusivité a été concédée à un prestataire sur le domaine public. Entendons-nous bien, il existe des privatisations, dont on peut discuter le bien-fondé (transports, télécommunications), mais qui s’inscrivent dans un cadre légal. Ici, il serait plus juste de dénoncer une privatisation opérée sans base légale et sur un objet, le domaine public, qui par nature ne peut faire l’objet d’une tel traitement. C’est en ce sens qu’il y a expropriation, mais là encore le mot n’est pas exactement le bon. Il y a ici destruction d’un bien commun par un processus d’enclosure, au sens très fort que la théorie des biens communs donne à ce terme, qui implique la mise en oeuvre d’une violence illégitime et une logique de démantèlement.

Pourquoi l’opposition actuelle n’a rien à voir avec un refus de la commercialisation du domaine public, bien au contraire !

La déclaration « Non à la privatisation du domaine public à la BnF ! » que de nombreuses organisations ont signé a été jugée par certains comme marquée politiquement. Il s’agirait en gros d’un texte d’extrême-gauche, qui s’opposerait pour des raisons idéologiques à la privatisation, ou au principe même que l’on puisse faire un usage commercial du domaine public.

C’est un point de vue très clairement exprimé chez le blogueur Christophe Henner, se faisant l’écho de débats visiblement complexes au sein de Wikimedia France pour arrêter une position sur le sujet :

Ce contre quoi la lettre, qui je crois ne doit pas être signée par Wikimédia France, s’élève est spécifiquement l’exclusivité et l’exploitation commerciale des numérisations d’œuvres dans le domaine public.

Depuis que je me bats pour la promotion et le développement de la connaissance libre, et j’ose espérer que ça ne changera pas, je me bats, entre autres, pour que les gens puissent réutiliser les contenus de manière non-commerciale ET commerciale. Je ne reviendrais jamais sur ça.

Une oeuvre dans le domaine public doit pouvoir faire l’objet d’une exploitation commerciale. C’est capital, et je reviendrais sur ce point en fin d’explication.

Sur la forme, je trouve la lettre assez « effrayante » par le champ sémantique utilisé. Quand on parle de « firmes privés » et de « privatisation du domaine public », je suis coi. Je me bats, via Wikimédia France, pour la connaissance libre pas pour une vision politique. Pourtant ces termes sont porteurs d’une vision politique. Je me suis suffisamment débattu pour que Wikimédia France soit apolitque et j’espère bien qu’elle le restera bien longtemps

Il y a une confusion importante dans ce raisonnement, qui résulte du fait que l’auteur met sur le même plan exclusivité et exploitation commerciale. Cela le conduit d’ailleurs à entrer en contradiction avec les valeurs qu’il défend. Il n’a jamais été question dans la déclaration visée de s’opposer au principe même que l’on puisse faire un usage commercial du domaine public. Elle vise justement à ce que de nouvelles couches de restrictions ne soient pas appliquées sur le domaine public pour empêcher la réutilisation, aussi bien  commerciale que non-commerciale.

Dans un billet précédent, je rappelais également le point de vue exprimé par Hervé Le Crosnier sur la question, qui soutient cette déclaration :

Hervé Le Crosnier explique très bien dans son interview sur Actualitté que le domaine public a naturellement vocation à être exploité commercialement, sous forme de rééditions, traductions ou adaptations, notamment. Le problème n’est pas la commercialisation, mais la privatisation du domaine public, qui passe dans ces accords par le fait d’avoir octroyé des exclusivités de 10 ans aux partenaires privés.

Ce que ne voit pas Christophe Henner, c’est que l’exclusivité accordée aux prestataires privées dans ces partenariats est précisément une exclusivité commerciale, qui va empêcher des entreprises tierces de faire un usage commercial des contenus. Se battre contre cette exclusivité, c’est justement lutter pour que l’usage commercial reste ouvert, parce que qu’il fait intrinsèquement partie de la définition même du domaine public. On notera d’ailleurs que de nombreuses associations issues de la sphère du Libre ont signé cette déclaration, sans y voir cette charge contre la commercialisation que dénonce Christophe Henner.

Les termes « privatisation » ou « firmes privés » employés n’ont en fait ici pas de dimension politique. Ce n’est pas faire de la politique politicienne que de lutter pour préserver les biens communs de la connaissance (même si c’est un enjeu politique majeur pour le XXIème). Il aurait sans doute été plus juste de dénoncer ici l’enclosure d’un bien commun, plutôt que la privatisation du domaine public, mais ces termes, beaucoup plus exacts, ne sont certainement pas encore assez connus au-delà d’un cercle restreint pour mobiliser dans le cadre d’une telle action. C’est à nous d’ailleurs de faire en sorte qu’ils le deviennent, mais il s’agit d’un travail de fond.

Dans cette affaire d’ailleurs, je dénoncerai d’ailleurs beaucoup plus l’attitude de la personne publique, en l’occurence la BnF et l’Etat, que les firmes privées en cause. Mon engagement sur le thème des biens communs m’a d’ailleurs conduit graduellement à me rendre compte que les acteurs publics peuvent s’avérer tout aussi redoutables pour les biens communs que les acteurs privés. Dans un billet précédent consacré lui aussi à la numérisation et au domaine public, je disais ceci :

Il y a quatre ans, j’étais défavorable à ce partenariat avec Google, parce que je pensais qu’une solution publique pouvait être mise en place en France, qui préserverait le domaine public.

Depuis, j’ai constaté avec horreur que les personnes publiques et l’Etat sont tout aussi menaçants pour le domaine public que ne le sont les grandes firmes privées.

Les bibliothèques protègent le patrimoine, mais qui protège celui-ci des errances de l’action publique ?

Le combat pour les biens publics a d’ailleurs ce mérite de sortir de l’opposition entre privé et public, entre le marché et l’Etat, pour faire entrevoir de nouveaux positionnements.

Les mots sont importants, parce qu’ils nous permettent d’entrevoir une solution au problème.

Cette réflexion sur les mots et les concepts est à mon sens tout à fait essentielle, car elle dessine ce que pourrait être une sortie de cette crise.

Wikimedia France a publié une déclaration dans laquelle elle propose en conclusion des pistes de solution que j’ai bien du mal à partager :

Dans une période de moindre financement, nous pouvons entendre qu’il vaut mieux mettre à disposition les scans de ces ouvrages dans dix ans que ne pas les numériser du tout.

Nous accueillerions donc avec joie un effort de transparence de la part de la BnF afin que soient présentées les pistes suivies afin de démontrer que le partenariat public/privé a été choisi en dernière instance car seule solution réellement implémentable.

Nous pensons également que le partenariat peut être amendé. En particulier, si nous nous réjouissons que les scans soient disponibles dans les murs de la BnF (où se trouvent déjà l’exemplaire originel), il nous semble important que des points d’accès existent dans les autres régions afin de promouvoir le principe d’égalité d’accès des citoyens aux services publics et à la connaissance.

A titre personnel (et j’insiste bien là dessus, c’est mon avis personnel), je ne suis pas disposé à accepter l’exclusivité commerciale et l’enclosure d’accès que sous-tendent ces partenariats, pour les raisons que j’ai évoquées ci-dessus. Une issue, comme celle proposée par Wikimedia France, qui consisterait simplement à étendre l’accès dans quelques bibliothèques en France ne lèverait à mes yeux aucunement le problème majeur dans cette affaire, qui réside dans le fait que l’exclusivité accrédite un droit sous-jacent pour l’Etat sur le domaine public, qui ne peut conduire qu’à l’étiolement et à l’affaissement progressif de sa substance.

L’argument consistant à dire qu’il faut se ranger au réalisme économique et qu’en temps de crise de telles solutions doivent être acceptées ne me paraît pas non plus recevable. Il a d’ailleurs été très bien démonté par l’économiste de la culture, Mathieu Perona :

On le sait et le répète, l’État français refuse assez obstinément de se doter des instruments d’évaluation des politiques publiques. On peut même aller plus loin : à gérer les institutions de manière indépendante, il abdique son rôle de coordinateur de l’action publique. Les accords de la BnF sont un cas d’espèce : ils reposent sur la monétisation auprès d’un client public (les établissements d’enseignement et de recherche) d’un contenu détenu par une institution publique, monétisation qui sert à rembourser une avance réalisée par un prestataire privé.

Il y a là une profonde erreur de gestion publique, puisqu’il ne s’agit pas d’une valorisation des collections de la BnF, mais d’un simple transfert de ressources d’une partie de l’administration publique à une autre. Les taux d’emprunt actuels font en outre que le financement direct de la numérisation par ce biais coûterait moins cher que la marge prise par le prestataire.

On nous dit que les caisses sont vides et que l’Etat n’a plus de crédits à consacrer à la numérisation patrimoniale. Pourtant, on a appris récemment que les magazines de la marque Télé-Z recevaient du Ministère de la Culture 23,5 millions par an de subventions. C’est davantage que ce que la BnF perçoit du Centre National du Livre pour conduire ces programmes de numérisation de masse. C’est un exemple, mais combien doit-il y avoir de niches semblables ? Dans ce sujet comme dans d’autres l’argument de la crise est bien pratique, quand il permet de faire l’économie de véritables arbitrages politiques dans les priorités à défendre !

Si le problème réside bien dans l’exclusivité accordée, la solution pour sortir de cette crise consiste à agir sur ce levier. A vrai dire, ces montages traduisent surtout un problème de perception dans la valeur de la numérisation. Ce n’est pas l’accès en lui-même aux contenus qui fait la valeur, mais les services associés qui permettent le traitement de l’information. Pour prendre une exemple, l’existence de Légifrance n’empêche pas des éditeurs juridiques de construire des bases de données et de les vendre, parce qu’ils offrent une valeur ajoutée sur les contenus. L’accès à la loi et à la jurisprudence (autre composante fondamentale du domaine public) reste bien libre et gratuit, sans empêcher la mise en place d’un écosystème  économique (qui pourrait d’ailleurs être encore plus riche si Légifrance passait vraiment en Open Data, mais c’est une autre question).

Il pourrait en être de même en matière de numérisation du patrimoine. Un acteur comme ProQuest par exemple est reconnu pour développer des bases de données de qualité, qui offrent un véritable service aux chercheurs. C’est une erreur à mon sens de croire que ProQuest n’aurait pas vendu sa base si les scans avaient été rendus par ailleurs accessibles par ailleurs dans Gallica. Il existe un marché pour ce type de produits à valeur ajoutée, en France et à l’étranger, tout comme les universités ne renoncent pas à acquérir des bases de données juridique  sous prétexte qu’existe un Légifrance !

Par ailleurs, l’accès libre en ligne des fichiers n’empêche de développer des services payants à valeur ajoutée. C’est le cas par exemple de la numérisation à la demande, que la BnF a déjà mis en place avec plusieurs partenaires commerciaux, sans accorder à aucun d’exclusivité.

Cette affaire révèle en définitive surtout un problème dans la conception de la valeur à l’ère du numérique, comme le dit d’ailleurs très bien à nouveau Mathieu Perona :

Est sans doute également entrée en ligne de compte l’opinion répandue dans les milieux culturels français que la gratuité dévalorise l’objet, argument déjà entendu lors du débat sur la gratuité des musées. Faire du payant, c’est dans cette perspective affirmer la valeur du corpus, et tant pis pour ceux qui se retrouvent exclus de l’accès aux contenus.

Ces exclusivités peuvent être levées, l’intégrité du domaine public sera préservée et l’intérêt économique même des parties en cause dans cette affaire n’en souffrirait pas. Mais après une telle alerte, nous ne pourrons faire l’économie d’une réflexion générale en France sur le financement de la numérisation, la préservation du domaine public et les liens à tisser avec les acteurs économiques. Ce serait d’ailleurs le meilleur moyen de transformer cette crise en quelque chose de positif.


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La privatisation du domaine public à la BnF, symptôme d’un désarroi stratégique

samedi 19 janvier 2013 à 17:43

Vendredi, une déclaration commune a été publiée par La Quadrature du Net, SavoirsCom1, Creative Commons France, L’Open Knowledge Foundation France et Communia pour s’opposer aux partenariats de numérisation envisagés par la Bibliothèque nationale de France et validés par le Ministère de la Culture en début de semaine.

Depuis, plusieurs organisations ont souhaité se rallier à ce texte : Framasoft ; Regards Citoyens ; Veni, Vivi, Libri ; Libre Accès, le Parti Pirate Français et Vecam.

La déclaration sur le site de SavoirsCom1

La déclaration sur le site de SavoirsCom1

Un large front se dessine pour refuser cette dérive vers une privatisation du domaine public en France, comme l’a dénoncée Philippe Aigrain sur son blog. Il explique également sa position dans cet article sur Actualitté, de même qu’Hervé Le Crosnier le fait sous un angle différent d’après son expérience d’éditeur. Je tiens au passage à saluer le boulot remarquable accompli sur cette affaire par Actualitté depuis maintenant des mois.

Plusieurs manifestations de rejet émanant de bibliothécaires ou de professionnels de l’infodoc ont déjà été publiées : chez Olivier Ertzscheid sur affordance.info,qui incite le nouveau CNNum à se saisir de la question ; sur le blog Numeribib dans un hommage à Aaron Swartz et chez Daniel Bourrion sur RJ45, avec un appel très clair à la désobéissance bibliothéconomique si ces projets venaient à se concrétiser.

Au-delà de cette sphère professionnelle, j’ai été particulièrement sensible aux témoignages postés par des professeurs et des enseignants, pour rappeler l’importance que revêt l’accès libre et gratuit en ligne aux oeuvres du domaine public pour leur métier. Vous pouvez par exemple aller lire ce billet chez Yann Houry :

Sans Wikipédia, sans Gallica, sans tous ces sites qui donnent accès librement à la littérature, aux illustrations, aux manuscrits, etc., je retourne à ce qui est, pour moi, l’âge de pierre de ma profession : les années 90 où il fallait recopier à la main des textes, des contes entiers, les scanner, utiliser un logiciel de reconnaissance de caractères puis les corriger.

Ou encore cette Déclaration d’amour au domaine public, rédigée par l’enseignante de Lettres C. Guerreri :

En tant qu’enseignante de Lettres qui utilise les TICE, le domaine public est mon pain béni.
En effet, projeter le texte sur lequel on travaille est bien joli, mais taper « Les Animaux malades de la Peste », l’incipit de Bel-Ami, voire, pire, l’œuvre entière qu’on étudie… Il faut avoir du temps, temps après lequel, en bonne prof de lycée qui se respecte, je cours toujours.

Si vous êtes professeur ou enseignant et que vous partagez ce point de vue, le réseau Lyclic a mis en place le site contributif « Les profs disent le domaine public« , pour leur permettre de dire ce que l’accès en ligne représente pour eux. Merci à Lyclic pour cette excellente idée !

Les profs disent le domaine public.

Les profs disent le domaine public.

J’ai déjà beaucoup écrit sur cette question, en amont de la révélation de ces accords, mais je voudrais rajouter quelques éléments, à la lumière notamment de la manière dont le Ministère de la Culture défend ces projets. Contactée par PCInpact, la Rue de Valois s’est visiblement contentée de répondre : « le but de la filiale n’est pas de faire des bénéfices mais d’investir ses revenus dans les programmes de numérisation annoncés ou futurs« .

Cette réponse est sidérante, car ce n’est pas le fait de procéder à une exploitation commerciale du domaine public qui pose problème ici. Hervé Le Crosnier explique très bien dans son interview sur Actualitté que le domaine public a naturellement vocation à être exploité, sous forme de rééditions, traductions ou adaptations, notamment. Le problème n’est pas la commercialisation, mais la privatisation du domaine public, qui passe dans ces accords par le fait d’avoir octroyé des exclusivités de 10 ans aux partenaires privés. C’est aussi le fait d’avoir opté pour un modèle économique incompatible avec la mise en ligne des corpus qui constitue une grave régression.

Le Ministère ou la BnF se défendront en invoquant les coûts de numérisation et le fait que ces partenariats public-privé permettent de numériser les collections sans alourdir le déficit de l’Etat, à l’heure où le budget de la Culture subit d’importantes réductions.

Mais c’est peut-être dans leur modèle économique que ces partenariats sont justement les plus critiquables. Financés par le biais des Investissements d’avenir, ces programmes mobilisent de l’argent issu de l’Emprunt national lancé sous l’ère Sarkozy, qui impliquent un remboursement et donc des formes de commercialisation. Or ici, l’exclusivité accordée à Proquest en ce qui concerne les livres va lui permettre de revendre l’accès aux ouvrages à d’autres bibliothèques ou à des universités, étrangères, mais aussi françaises, les corpus concernés présentant un grand intérêt pour la recherche. On aboutira donc à ce paradoxe que l’argent public de l’emprunt sera remboursé par de l’argent public, versé par des collectivités ou des établissements publics. Pire encore, on peut penser que l’accès à la base de données de Proquest pourra se faire par le biais d’une licence nationale, négociée par l’ABES dans le cadre du projet ISTEX. C’est probable, car deux licences nationales ont déjà été conclues pour des produits similaires de bases de données de documents numérisés du domaine public, développés par Gale Cengage et Chadwick. Mais l’absurdité économique serait encore plus forte ici, car le projet ISTEX est lui aussi financé en partie par les Investissements d’avenir. L’argent de l’emprunt national servira à rembourser… l’emprunt national ! Avec au passage des firmes privées qui sauront faire leur beurre au sein de ce grand capharnaüm financier…  Est-ce cela le principe de « l’investisseur avisé » qui devait servir de guide à l’emploi des Investissements d’avenir ?

Sans doute, la création d’une filiale pour gérer ces partenariats doit-elle apparaître aux yeux de certains comme le summum de la « branchitude managériale », mais économiquement, ces partenariats ne tiennent absolument pas la route et ils se révèleront à l’usage autant un piège pour les finances publiques que pour l’intérêt général.

Par ailleurs, il faut savoir que la BnF est très mal placée pour pleurer sur les moyens dont elle est dotée en matière de numérisation. C’est même sans doute un des établissements les mieux lotis dans le monde. Car en effet, les fonds qu’elle utilise pour la numérisation de ses collections ne proviennent pas de son budget propre ou de dotations du Ministère de la Culture. Ils lui proviennent essentiellement du Centre national du Livre, qui alloue à la BnF chaque année une part substantielle de la redevance pour copie privée qu’il collecte et redistribue pour le secteur de l’édition. Cette manne a permis à la BnF de conduire depuis 2007 deux marchés de numérisation de masse successifs, qui ont porté Gallica à plus de 2 millions de documents numérisés, soit l’une des plus grandes bibliothèques numériques en Europe et dans le monde.

Par ailleurs, malgré la crise budgétaire, la direction de la BnF semble encore capable de se payer un certain nombre de coquetteries pharaoniques. Elle l’a fait dans le passé comme avec ce Labo BnF, fort dispendieux et dont l’utilité ne paraît toujours pas évidente. Elle continue à le faire avec un projet de nouvelle « entrée monumentale » prévue pour cette année ou l’installation d’oeuvres d’art contemporain géantes en haut des tours de Tolbiac. Pour un établissement pris à la gorge financièrement, on avouera que c’est assez surprenant… à moins que cela ne trahisse une cruelle incapacité à distinguer l’essentiel du superflu.

Au-delà des aspects financiers, ces partenariats sont surtout révélateurs d’un profond désarroi stratégique dans lequel l’établissement paraît plongé sur les aspects numériques. En effet, la validation par le Ministère de ces accords survient alors que la BnF a annoncé il y a deux semaines que la fréquentation de Gallica a augmenté de 15% en 2012, avec 11 millions de visite. C’est justement la preuve que l’accroissement des collections numérisées et l’accès libre et gratuit au domaine public sur Internet répondent à une attente et constituent un facteur de succès. En se repliant vers une diffusion dans ses salles seulement, la BnF va se couper de cette dynamique.

Pire encore, on sait très bien qu’il est difficile de valoriser des bases de données coupées du web, tout simplement parce qu’il n’est pas possible de mettre en oeuvre des stratégies de médiation numérique des contenus. Or la médiation numérique est justement un des points forts de Gallica, dont le blog, le fil Twitter, la page Facebook, le profil Pinterest rencontrent un véritable succès. Mais cette réussite n’est rendue possible que parce que les documents peuvent être montrés en ligne et cette liberté, c’est le domaine public qui la donne à la BnF. En « encapsulant » les oeuvres du domaine public dans des bases de données commerciales coupées du web, la BnF scie littéralement la branche sur laquelle elle est assise.

Gallica

La page Facebook de Gallica

A vrai dire, une telle dérive n’est pas réellement surprenante. L’année dernière, dans un article paru au BBF qui présentait pour la première fois publiquement ces partenariats, des responsables de la bibliothèque nous expliquaient qu’il ne fallait pas voir la restriction d’accès sur place comme un désavantage :

Globalement, les modèles économiques sont des compromis entre exigence de rentabilité et mission de service public. La protection des investissements et les perspectives de recettes se font essentiellement par l’adoption d’une exclusivité au profit du partenaire, le temps que celui-ci amortisse ses coûts. La BnF a fait en sorte dans ses négociations d’en limiter la durée et la portée. Ainsi, par principe pour tous les projets, un accès intégral dans les salles de lecture a été préservé. Alors qu’on assimile souvent numérique et accès distant, il sera très intéressant d’observer le développement d’une offre numérique exclusive sur place. On peut espérer qu’elle soit un facteur d’attraction pour les salles de lecture.

Ce texte, signé par le directeur des collections de la BnF en personne, est sidérant. « On assimile souvent numérique et accès distant« . C’est certain ! L’accès distant est le principal atout de la révolution numérique pour l’accès à la connaissance. Mais ici, par une inversion des priorités, la restriction à l’accès sur place découlant des exclusivités accordées à la firme privée finit par être vue comme un avantage. Et oui comprenez-vous, cela permettra sans doute d’attirer plus de visiteurs dans les salles feutrées de l’établissement, et tant pis si des milliers et des milliers de personnes, comme les enseignants cités ci-dessus ne font pas partie des privilégiés qui peuvent se payer le luxe de la visite à Tolbiac !

Au vu de ceci, on comprend que qualifier de désarroi stratégique la pensée qui a présidé au montage de ces partenariats n’est certainement pas excessif… Cela revient à dire « On assimile souvent les avions et le vol, mais il sera très intéressant de voir ce qui se passe quand on les fait rouler » !

Indépendamment du fait que le domaine public subit ici une grave atteinte à son intégrité, qui créera un précédent dommageable dans le secteur culturel, on peut aussi penser que cela conduira la BnF à se marginaliser par rapport aux évolutions de son environnement. Nous sommes en effet à l’heure du développement des Humanités numériques (Digital Humanities), mouvement par lequel les chercheurs dans le monde renouent et réinventent grâce au numérique les valeurs de diffusion du savoir qui étaient celles de la Renaissance. Or quel est le corpus que la BnF a choisi pour finir dans ces bases de données à consommer sur place uniquement ? Précisément celui des ouvrages de la Renaissance… Les incunables et les livres anciens imprimés des 15ème et 16ème siècle, ceux par lesquels l’esprit des premiers humanistes a brillé partout en Europe. Mais avec les Humanités numériques « BnF Style » , ces mêmes livres qui auraient pu retrouver une nouvelle vie en ligne « rayonneront » seulement dans un petit coin du 13ème arrondissement de Paris, sous une esplanade dangereusement glissante, battue par les vents. Vive la révolution numérique !

Pour terminer, il faut relever que l’arrogance (et/ou la maladresse) a conduit à ce que ces partenariats soient annoncés officiellement quelques jours seulement après que l’on ait appris le suicide de l’activiste américain Aaron Swartz, qui avait justement choisi de s’en prendre à la base de données JSTOR pour libérer des articles scientifiques et des textes du domaine public. Le produit qui sera développé par Proquest à partir du coeur patrimonial de la BnF est très largement similaire à la base JSTOR.

Sans doute, les dirigeants de la BnF et du Ministère ne voient-ils même pas le lien entre la mort d’Aaron Swartz et les partenariats qu’ils ont annoncé.

Mais qu’ils se rassurent, beaucoup le voient très bien et ils ne laisseront pas faire cela.


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En marge du décès d’Aaron Swartz, le site de Gale Cengage hacké à son tour pour libérer le domaine public !

lundi 14 janvier 2013 à 12:17

Aaron Swartz est mort, mais ses idées vivent encore !

Les hommages se succèdent, partout sur la Toile, avec notamment l’opération #PDFTribute par laquelle des chercheurs mettent en ligne leurs articles scientifiques ou l’ouverture d’une Aaron Swartz Collection par Internet Archive.

Mais d’autres ont visiblement choisi d’aller plus loin et de mettre en application les préceptes de désobéissance civile énoncés dans l’Open Access Guerilla Manifesto écrit par Swartz.

Gale

Pour avoir hacké la base de données JSTOR au MIT, dans le but de libérer des articles scientifiques et des textes du domaine public, Aaron Swartz risquait 35 ans de prison et 1 million de dollars d’amende.

Cette menace n’a pas empêché d’autres activistes de hacker à leur tour la semaine dernière les bases de données de la firme Gale Cengage et d’en exposer les contenus en téléchargement sur un faux site, intitulé ironiquement « Gale Digital Collections, Where The Public Domain Lives Online« .

Gale Cengage est une entreprise qui numérise les collections de grandes bibliothèques patrimoniales dans le monde, pour mettre en place des bases de données commerciales, dont le contenu n’est ensuite accessible que via les abonnements payants que souscrivent des universités. Cette démarche est plus que contestable, car elle détourne le domaine public de sa finalité naturelle d’être mis en ligne et elle instrumentalise le droit des bases de données afin de mettre en place de nouvelles enclosures sur le domaine public.

Les personnes qui s’en sont pris aux bases de Gale ont choisi de dénoncer ces pratiques avec un humour mordant, plaçant à la fois Gale et ses bibliothèques partenaires face à leurs contradictions. Un faux communiqué de presse a été envoyé sur la liste de diffusion Domaine public de l’Open Knowledge Foundation, comme l’organisation l’explique dans un billet sur son blog. Un certain « Marmaduke Robida », « Director for Public Domain Content » chez Gale Cengage UK, y explique que la firme a décidé de changer de politique et de s’engager dans la libre diffusion du domaine public :

Gale, membre de Cangage Laerning est ravi d’annoncer que tous ses contenus du domaine public seront diffusés gratuitement sur Internet. En ce Jour du Domaine Public, nous sommes fiers d’avoir pris une décision aussi avant-guardiste. En tant que bien commun, le domaine public que nous avons numérisé sera accessible à tous.

La stratégie globale de Gale s’inspire des recommandations du groupe de réflexion européen « Comités des sages » et du Manifeste du Domaine Public. En ce qui concerne les contenus du domaine public, Gale a décidé d’adopter un modèle économique de Freemium : tous les contenus seront accessibles gratuitement à travers des outils de base (Public Domain Downloader, listes d’URL, etc), mais les services additionnels seront payants. Nous restons confiants dans l’existence d’un marché pour ces produits [...]

Une campagne spécifique sera lancée en 2013 en direction des bibliothèques nationales et universitaires pour promouvoir l’usage de la Public Domain Mark. Nous sommes prêts à aider les bibliothèques engagées dans un programme de numérisation à remplir leur but naturel : rendre le savoir accessible à tous. Le domaine public ne doit pas être enfermé derrière des murs payants ou soumis à des conditions d’utilisation douteuses.

De larges pans des collections numérisées par Gale (ouvrages et journaux anciens) peuvent être téléchargées sur le faux site qui a été ouvert par le biais d’un Public Domain Downloader. Même si la diffusion du communiqué de presse est antérieure au décès de Swartz, il est clair que cette action partage la même inspiration que celle entreprise contre JSTOR : hacker le domaine public, lorsque la diffusion de celui-ci est entravée au profit de sa marchandisation.

Contacté par l’Open Knowledge Foundation, Gale a déjà réagi en démentant tout changement de politique et en annonçant qu’il allait engager des poursuites contre ce site, sur la base de la violation du droit des marques et des conditions d’utilisation de ses bases. La firme s’engage aussi dans une démarche de censure, en demandant à l’OKF de retirer son billet pour ne pas donner de retentissement à cette affaire (ce qui pourrait aussi arriver au présent billet, nous verrons…).

Par Caroline Léna Becker. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Cette action s’inscrit dans une série de gestes similaires visant à hacker le domaine public lorsqu’il est menacé. Outre le geste accompli par Aaron Swartz contre JSTOR, on peut citer en 2009 l’opération par laquelle le wikipédien Derrick Coetzee avait téléchargé 3000 images du site de la National Portrait Gallery de Londres, afin de les « libérer » sur Wikimedia Commons (où elles sont toujours). D’autres actions sont moins spectaculaires, mais tout aussi efficaces, comme le transfert massif de fichiers de Google Books vers Internet Archive ou la manière dont certains Wikipédiens « exfiltrent » des fichiers de la bibliothèque numérique Gallica de la BnF pour les poster sur Wikimedia Commons.

L’affaire Aaron Swartz marque sans doute un tournant majeur dans les consciences, pour rappeler l’importance de sauvegarder le domaine public et d’empêcher que des atteintes soient infligées à son intégrité. L’attaque subie par Gale est aussi un signal envoyé à toutes les firmes du même genre, pour leur indiquer que certains n’acceptent plus leurs pratiques et sont prêts à agir à leur encontre, même s’il faut pour cela franchir la ligne rouge du droit.

Les institutions culturelles devraient aussi méditer sur cet exemple, car dans leur immense majorité, les musées, bibliothèques et archives appliquent des restrictions sur le domaine public, quand elles ne s’engagent pas dans des partenariats public-privé qui ont pour effet de marchandiser le patrimoine et de nuire à sa diffusion.

A cet égard, l’exemple français le plus préoccupant est actuellement celui de la BnF, qui est en train de conclure dans la plus grande opacité des partenariats de numérisation, non pas avec Gale, mais avec une autre firme similaire, Proquest, développant le même type de produits payants à partir de contenus du domaine public.

A l’été 2012, plusieurs groupes militant pour l’accès ouvert au domaine public et aux contenus culturels (Wikimedia France, Creative Commons France, l’OKF, Veni Vedi Libri) ont adressé au Ministère de la Culture une série de recommandations Open Glam, afin d’alerter les pouvoirs publics sur la situation. Aucune réponse n’a été faite à ce jour.

Il est urgent que cette politique de l’autruche cesse et qu’une réelle discussion s’engage à propos du statut du domaine public en France.

In Memoriam Aaron Swartz.


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Aaron Swartz, qui avait défié JSTOR en libérant des articles du domaine public, s’est suicidé

samedi 12 janvier 2013 à 15:56

C’est une très triste nouvelle que l’on a appris aujourd’hui, par le biais d’une publication sur le site du MIT : l’activiste Aaron Swartz, connu pour être le co-auteur à 14 ans des flux RSS et le co-fondateur du site de partage d’informations Reddit s’est suicidé. Il avait seulement 26 ans.

Mourning. CC-BY-. Par tauntingpanda. Source : Flickr

Mourning. CC-BY-. Par tauntingpanda. Source : Flickr

Aaron Swartz comptait parmi les défenseurs les plus fervents des libertés numériques. Malgré son jeune âge, il était un compagnon de la première heure de Creative Commons et il a joué un rôle important dans la bataille victorieuse contre la loi SOPA, à travers le collectif Demand Progress qu’il avait fondé.

Les combats d’Aaron Swartz étaient une source d’inspiration pour beaucoup et une large part de mon propre engagement en faveur de la défense du domaine public découle de
l’exemple qu’il nous avait donné.

Aaron Swartz avait en effet décidé en 2011 de hacker la base JSTOR à partir d’une connexion du MIT afin de libérer plus de 4 millions d’articles scientifiques, dont une part notable appartenait au domaine public. Un peu plus tard, un autre activiste du nom de Greg Maxwell avait récupéré 18 952 articles appartenant au domaine public pour les diffuser en torrent sur The Pirate Bay, accompagnés d’un texte traduit en français par Marlène Delhaye sur son son blog :

Le droit d’auteur est une fiction juridique qui représente un compromis étroit : nous abandonnons une partie de notre droit naturel à échanger de l’information contre la création d’une incitation économique pour les auteurs, afin que nous puissions tous bénéficier de plus de contenus. Lorsque les éditeurs abusent du système pour justifier leur propre existence, lorsqu’ils déforment les limites de la zone de validité du droit d’auteur, lorsqu’ils usent de menaces de contentieux sans fondement pour supprimer la diffusion de travaux appartenant au domaine public, c’est toute la communauté qu’ils dépossèdent.

Certains pourront dire que commettre des actes illégaux n’est jamais une bonne manière de défendre une cause. Mais Aaron Swartz avait mis en oeuvre par cette action les préceptes qu’il défendait dans son Guerilla Open Access Manifesto, paru en 2008 :

There is no justice in following unjust laws. It’s time to come into the light and, in the grand tradition of civil disobedience, declare our opposition to this private theft of public culture.

We need to take information, wherever it is stored, make our copies and share them with the world. We need to take stuff that’s out of copyright and add it to the archive. We need to buy secret databases and put them on the Web. We need to download scientific journals and upload them to file sharing networks. We need to fight for Guerilla Open Access.

La tournure prise par les faits lui a d’ailleurs plutôt donné raison : le MIT et JSTOR ont finalement décidé d’abandonner les poursuites contre Aaron Swartz et JSTOR a même choisi de changer de politique, en donnant accès librement et gratuitement plus de 500 000 articles du domaine public, ce qui constitue une avancée majeure pour l’accès à la connaissance :

Rendre librement accessible les contenus de la base Early Journal est une chose que nous avions prévue de faire depuis un moment. Il ne s’agit pas d’une réaction à la situation créée par Swartz et Maxwell, mais ces récents évènements ont pu avoir une incidence sur notre calendrier. Nous faisons attention à ne pas accélérer ou retarder nos projets, simplement parce que des gens interprètent mal nos motivations. Nous tenons aussi compte du fait que de nombreuses personnes sont préoccupés par ces questions. Finalement, nous avons décidé d’accélérer notre projet de rendre accessible le contenu du Early Journal, parce que nous pensons que c’est dans l’intérêt des personnes auxquelles nous essayons de rendre service, ainsi qu’aux bibliothèques et à nos partenaires.

Les choses hélas ne se sont pas arrêtées là, car la justice et le FBI ont maintenu de leurs côtés leurs plaintes contre Aaron Swartz, sur la base d’incriminations très graves de vol de données et de fraude informatique. La loi américaine ne plaisante pas avec ce genre d’atteintes à la sécurité et Swartz risquait 35 ans de prison et plus d’un million de dollars d’amende, pour avoir téléchargé « trop » d’articles scientifiques depuis une base de données. Il avait d’ailleurs été entendu en septembre 2012 par la justice américaine et avait plaidé non coupable à l’audience. Nombreux étaient ceux qui avaient tenu à souligner la démesure et l’absurdité des charges pesant contre lui, relevant que c’était comme si l’on reprochait à une personne d’avoir emprunté trop de livres à la bibliothèque…

On ne sait pas s’il existe un lien direct entre son suicide et les poursuites dont il faisait l’objet. Cory Doctorow dans le superbe hommage qu’il vient d’écrire sur Boing Boing laisse entendre qu’un lourd passif existait entre Swartz et la justice américaine, notamment parce qu’en 2009, il s’en était déjà pris à une base de jurisprudence payante (PACER) pour « libérer » les décisions de justices, elles aussi pourtant théoriquement dans le domaine public aux Etats-Unis. Il avait alors réussi à échapper aux poursuites, mais les agents fédéraux semblaient bien décidés cette fois à faire du cas JSTOR un exemple. Les peines de prisons encourues pour avoir voulu libérer le domaine public n’étaient donc pas hypothétiques…

Boston Wiki Meetup. Par Ragessos. CC-BY-SA. Source : Flickr

Doctorow rappelle aussi que Swartz souffrait de dépression chronique et de plusieurs problèmes de santé. Il est certain que la menace de passer sa vie en prison, pour avoir accompli un acte que l’on estime absolument légitime, ne peut conduire qu’à fragiliser la situation d’une personne à la nature inquiète :

This morning, a lot of people are speculating that Aaron killed himself because he was worried about doing time. That might be so. Imprisonment is one of my most visceral terrors, and it’s at least credible that fear of losing his liberty, of being subjected to violence (and perhaps sexual violence) in prison, was what drove Aaron to take this step.

But Aaron was also a person who’d had problems with depression for many years. He’d written about the subject publicly, and talked about it with his friends.

Au-delà de ce geste personnel, il importe à mon sens que l’exemple d’Aaron Swartz soit sérieusement pris en considération par tous ceux qui luttent pour préserver et promouvoir les biens communs de la connaissance. Il est absolument inconcevable que l’on puisse en arriver à de telles extrémités, simplement parce que le domaine public n’a pas reçu la protection juridique suffisante contre toutes les manoeuvres, plus ou moins frauduleuses, visant à refaire naître des droits pour le contrôler et le monétiser.

C’est en pensant très fort à Aaron Swartz que j’avais inclus dans les propositions de la Loi pour le Domaine Public en France des dispositions qui permettraient de « neutraliser » le droit des bases de données lorsqu’il recouvre des objets correspondants à des oeuvres du domaine public :

Pour que le droit des bases de données ne puisse être utilisé pour neutraliser le domaine public, on peut agir sur l’article L.342-1 :

Article L342-1

Le producteur de bases de données a le droit d’interdire :

1° L’extraction, par transfert permanent ou temporaire de la totalité ou d’une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu d’une base de données sur un autre support, par tout moyen et sous toute forme que ce soit ;

2° La réutilisation, par la mise à la disposition du public de la totalité ou d’une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de la base, quelle qu’en soit la forme.

Ces droits peuvent être transmis ou cédés ou faire l’objet d’une licence.

Le prêt public n’est pas un acte d’extraction ou de réutilisation.

Ajouter un alinéa précisant :

Lorsqu’une base de données contient des oeuvres appartenant au domaine public, le producteur de la base ne peut interdire, ni s’opposer à leur extraction et leur réutilisation.

L’ajout de ces quelques lignes dans la loi française suffirait à rendre l’acte d’Aaron Swartz légal et empêcherait des poursuites. Il empêcherait également que le droit des bases de données soit détourné de son but légitime pour faire naître de nouvelles enclosures sur le domaine public.

Par Caroline Léna Becker. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Il y a deux ans, j’avais écrit en réaction à l’affaire JSTOR un article « Hacker le domaine public ?« , en expliquant qu’en dernière extrémité, il ne fallait sans doute pas reculer devant  des moyens illégaux pour protéger le domaine public :

Devant de tels actes d’agression contre le domaine public et les libertés, c’est hélas encore le piratage, ou plutôt la mise en partage des fichiers, qui s’avère le moyen de résistance le plus efficace.

Entendons-nous bien : je suis juriste – jusqu’à l’os – ce qui implique que je crois profondément que le droit reste le moyen le plus juste d’organiser les rapports dans la société. Mais quand la loi bascule d’une manière aussi scandaleuse dans la défense d’intérêts privés, je pense que c’est un devoir de lutter, y compris par des moyens en marge du droit.

Si le domaine public n’est plus protégé par le droit, mais si celui-ci au contraire le menace et le détruit morceau par morceau, alors pour qu’il subsiste, il faudra le hacker et continuer à le faire subsister clandestinement au sein des réseaux de partage, en attendant la fin de l’interminable hiver juridique de la propriété intellectuelle.

Depuis, il me semble qu’un mouvement est en train de se lever en France pour mettre fin à cet « interminable hiver juridique ». Le scandale du copyfraud commence à percer dans les médias et la question du domaine public revient plus régulièrement. Il existe peut-être cette année une opportunité politique de traduire l’impératif de protection de l’intégrité du domaine public dans la loi française. Tous les groupes intéressés par cette question devraient s’allier et se fédérer, pour que le rêve d’une grande Loi sur le Domaine public en France devienne une réalité !

Je ne peux terminer sans faire un autre parallèle entre l’affaire JSTOR et la situation en France. Swartz a agi contre JSTOR parce que des oeuvres du domaine public étaient commercialisées sous la forme d’une base de données, dont l’accès était restreint à la poignée de privilégiés pouvant disposer d’un accès via une université. C’est exactement ce qui va se passer lorsque la BnF aura mis en oeuvre les appels à partenariats lancés l’année dernière pour la numérisation de plusieurs corpus du domaine public. Un important ensemble d’ouvrages anciens notamment sera numérisé et vendu par la firme Proquest, qui développera un produit commercial proche de la base JSTOR.

Ce projet avance dans l’opacité la plus totale et le Ministère de la Culture ne daigne même pas répondre à ce sujet aux questions que des parlementaires peuvent lui poser. Laissera-t-on vraiment ce scandale se poursuivre sans que personne ne réagisse ? Je ne peux y croire.

J’engage aussi par ailleurs tous mes collègues, bibliothécaires, conservateurs de musées et archivistes, à méditer sur le message envoyé par Aaron Swartz et à se demander si les quelques sous qu’ils retirent de la commercialisation des oeuvres du domaine public qu’ils diffusent justifient que l’on porte atteinte à son intégrité.

Au Japon, lorsque l’on a un voeu très cher, il est d’usage de peindre un oeil sur une figurine représentant le moine Daruma. Quand le projet a été accompli, on peint alors l’autre oeil. Lorsque la Loi sur le domaine public en France sera votée, je peindrai l’autre oeil sur la mienne en pensant à Aaron Swartz. J’en fais le serment.

Par calimaq. CC-BY.


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La Lex Google selon Aurélie Filippetti ou le droit d’auteur bientôt dégénéré en un droit d’éditeur

vendredi 11 janvier 2013 à 17:59

La Ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a lancé ce matin sur BFMTV un ultimatum au moteur de recherche Google, en menaçant de déposer un projet de loi dès la fin du mois de janvier, si aucun accord n’était trouvé avec les éditeurs de presse pour les rétribuer en cas d’indexation de leurs contenus.

Ce projet dit Lex Google, reprenant une loi à l’étude en Allemagne, passe par la création d’un nouveau droit voisin, au bénéfice des éditeurs de presse. J’avais déjà eu l’occasion dans un billet précédent de dire à quel point il était dangereux d’utiliser ce procédé pour faire pression sur Google et Guillaume Champeau sur Numerama avait lui aussi dénoncé les risques de dérives, estimant qu’il s’agirait de la « pire des lois pour Internet« .

La manière dont Aurélie Filippetti a présenté cette Lex Google est vraiment préoccupante, dans la mesure où elle assimile et confond ce nouveau droit voisin à un droit d’auteur.


La solution , c’est la création d’un droit voisin, une sorte de droit d’auteur en quelque sorte, pour les éditeurs de presse [...] Monsieur Schwartz (le négociateur en charge d’une médiation entre Google et les éditeurs) est chargé de trouver une solution pour que, enfin, Google paye le droit d’auteur qu’il doit aux éditeurs de presse. Ceux qui créent de la valeur ajoutée, ce sont bien les journalistes, et donc les éditeurs de presse, qui est utilisée ensuite par Google et les moteurs de recherche pour actualiser sans cesse leurs pages. C’est normal qu’on rétribue au titre d’un droit voisin ou d’un droit d’auteur.

On pourra dire qu’évoquer une question aussi complexe chez Bourdin en quelques minutes nécessite de simplifier le propos. Mais je pense que cette assimilation du droit voisin à un droit d’auteur n’est au contraire pas du tout innocente.

N’oublions pas qu’Aurélie Filippetti s’est signalée dès le début de son entrée en fonction au Ministère par une sortie devant le SNE (Syndicat National de L’Édition), dans laquelle elle avait déclaré : « c’est l’éditeur qui fait la littérature« . Ce jugement lui avait valu une réplique cinglante de l’auteur Yal Ayerdhal, porte parole du Droit du Serf, qui avait tout de suite vu le danger :

je vous demande en vous paraphrasant, Madame la Ministre, puisque les auteurs sont « balayés, pas insultés, non, simplement omis » par les Wendel de l’industrie littéraire, où est passée votre « saine haine de cette bourgeoisie bleu-blanc-rouge » qui détricote le Code de la propriété intellectuelle pour faire valoir un droit d’éditeur en lieu et place du droit d’auteur.

Cette même logique de dégénérescence du droit d’auteur en un droit d’éditeur se retrouve dans la loi sur les livres Indisponibles du XXème, votée sous le gouvernement précédent, mais défendue bec et ongles par Aurélie Filippetti, qui va permettre aux éditeurs de récupérer des droits sur un immense corpus d’oeuvres, là où ils auraient légitimement dû retourner aux auteurs. Le juriste Franck Macrez disait à son propos :

Les auteurs se voient, par la force de la loi, obligés de partager les fruits de l’exploitation de leur création avec un exploitant dont la titularité des droits d’exploitation numérique est fortement sujette à caution [...] Que reste-t-il du droit d’auteur ?

La création d’un droit voisin au profit des éditeurs de presse est une étape supplémentaire dans cette dégradation du droit d’auteur en un droit d’éditeur. Les droits voisins étaient pour l’instant cantonnés aux secteurs de la musique et de l’audiovisuel, où les producteurs, en tant qu’ « auxiliaires de la création », se sont vus reconnaître à partir de 1985 en France, un droit de propriété spécifique.

Mais dans le domaine de l’écrit, la logique n’a jamais été celle-ci : les éditeurs n’ont pas de droits propres et ils n’en obtiennent que par cession des auteurs, par le biais des contrats d’édition.

Depuis la Loi Hadopi, les droits des journalistes ont déjà été fortement amoindris, « confisqués » même a-t-on pu écrire, dans la mesure où ils sont réputés céder automatiquement leurs droits aux éditeurs de presse pour les usages numériques en même temps que les usages papier.

La création de ce nouveau droit voisin sera sans doute à peu près nulle d’effet sur Google, qui n’aura qu’à déréférencer les journaux français pour les mettre à genoux en quelques semaines. Par contre, elle aura pour effet de déséquilibrer encore un peu plus dans ce pays les rapports entre éditeurs et auteurs, au bénéfice des premiers et au mépris de l’esprit de notre Code de propriété intellectuelle.

Qui peut en effet penser qu’une fois introduit dans le secteur de la presse, ce nouveau droit voisin ne fera pas furieusement envie aux éditeurs de livres ? N’oublions pas que des négociations très tendues ont lieu actuellement, sous l’égide du professeur Pierre Sirinelli, à propos de l’adaptation du contrat d’édition à l’heure du numérique. On commence d’ailleurs à lire des articles où l’idée de créer un droit voisin pour les éditeurs de livres fait son chemin :

L’écriture, la littérature ont pris plus de temps à mettre un pied dans le monde numérique que d’autres créations de l’esprit comme la musique par exemple, d’où les carences législatives et les tâtonnements constatés [...] L’exemple du conflit avec Google illustre bien cette idée : il y a encore des efforts à faire. La demande de la mise en place d’un droit voisin, comme le modèle déjà appliqué à la musique est compréhensible.

Lors du dernier forum SGDL, son président Jean-Claude Bologne avait rappelé qu’il voyait d’un assez mauvais oeil l’introduction de la logique des droits voisins dans le secteur de l’écrit et qu’elle était contraire à la tradition française. D’autres représentants d’auteurs, comme le SNJ ou la SCAM, ont déjà fait entendre leurs voix pour critiquer la Lex Google et l’idée de créer un droit voisin pour les éditeurs de presse, déconnecté d’un droit d’auteur sous-jacent, ce qui serait une première.

C’est un aveuglement énorme de croire que l’entassement d’une nouvelle couche de droits sur les contenus permettra de rééquilibrer les rapports entre Google et la presse. J’ai déjà dit ailleurs que je n’étais pas contre l’idée de taxer Google, mais à condition de le faire pour de bonnes raisons : pour remédier aux stratégies d’évasion fiscale par exemple ou pour agir sur la place de la publicité en ligne. La proposition de la mission Colin et Collin d’instaurer une taxe sur l’exploitation des données personnelles me paraît également un moyen d’agir dans le bon sens sur un acteur comme Google.

Ce sont les auteurs qui devraient en premier lieu se méfier comme de la peste de ce nouveau droit voisin, qui ne fera que renforcer encore un peu plus des intermédiaires à leur détriment. L’information constitue par ailleurs un bien commun de la connaissance et tous ceux qui partagent ces valeurs devraient s’alarmer au plus haut point que l’on veuille ainsi l’encapsuler dans une nouvelle couche de droits. Les éditeurs irlandais en viennent à demander des tarifs délirants de 300 euros pour un seul lien hypertexte établi vers leurs contenus ! Arrêtons cette folie avant qu’il ne soit trop tard !

Toucher aux liens hypertexte et à la liberté de référencement, c’est porter atteinte à des éléments constitutifs d’Internet. En cédant aux pressions des éditeurs de presse, Aurélie Filippetti est en train de semer un vent qui pourrait bientôt déclencher une tempête. Le faire alors qu’en 2013 il lui faudra aussi présenter une réforme importante suite aux travaux de la mission Lescure me paraît complètement suicidaire.

Au final, c’est le droit d’auteur tout entier qui subira les conséquences de ces errements, si on le laisse encore un peu plus dégénérer en un droit d’éditeur.


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