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Rapport Racine : le domaine public payant une nouvelle fois écarté

samedi 25 janvier 2020 à 15:37

Cette semaine a été rendu public le rapport « L’auteur et l’acte de création« , remis par Bruno Racine au Ministère de la Culture. C’est la fin d’un long suspens, puisque cette publication tardait à intervenir, alors qu’elle était vivement réclamée par les organisations représentant les auteurs professionnels. A l’approche du salon de la BD d’Angoulême, la tension devenait de plus en plus forte, après plusieurs années marquées par une précarisation croissante des conditions de vie des créateurs en France, les ayant conduit à se mobiliser pour demander une intervention des pouvoirs publics.

Ce rapport Racine marquera sans doute un tournant, dans la mesure où il s’écarte de la doxa dominante à travers laquelle la question des conditions de soutenabilité de la création est abordée généralement dans notre pays. Il propose en effet la mise en place d’un véritable « statut professionnel des auteurs » visant à ce que ces derniers puissent vivre de leur travail de création, et pas uniquement de l’exploitation de la propriété intellectuelle attachée à leurs œuvres. Défendre une telle approche revient à admettre ce que l’on sait en réalité depuis longtemps : si l’on excepte une toute petite minorité, le droit d’auteur n’est pas suffisant à lui seul pour faire vivre les créateurs. Leur subsistance repose plutôt sur une combinaison complexe et fragile de dispositifs : droits sociaux, financements mutualisés, subventions publiques, revenus complémentaires issus de la pluriactivité, etc. Tout en conservant une place au droit d’auteur, le rapport préconise de renforcer et de mieux articuler ces éléments entre eux, tout en rééquilibrant le rapport de force entre les auteurs et les intermédiaires de la création, type éditeurs, pointés du doigt comme un problème majeur.

Rien que pour cela, le rapport Racine est important et pour mieux comprendre les 23 mesures qu’il comporte, je vous recommande la lecture de cette analyse réalisée sur Twitter par l’autrice Samantha Bailly, engagée depuis longtemps sur ces sujets :

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L’éternel retour du domaine public payant

Je voudrais de mon côté revenir dans ce billet, non pas sur une des propositions du rapport, mais au contraire sur une des mesures qu’il déconseille d’adopter.

Ces derniers temps à la faveur de la crise que traversent les auteurs, on a vu en effet réapparaître en force dans le débat public l’idée d’instaurer ce que l’on appelle un « domaine public payant » pour améliorer la condition des créateurs. Cette proposition, dont on attribue (assez abusivement) la paternité à Victor Hugo, consisterait à établir une sorte de taxe sur l’usage commercial des œuvres appartenant au domaine public qui serait collectée par des sociétés de gestion collective pour être reversée à leurs membres. Aujourd’hui, l’auteur et ses ayant droits bénéficient de droits patrimoniaux durant 70 ans après la mort de l’auteur, mais à l’issue de cette période, les oeuvres deviennent librement réutilisables, sans autorisation à demander, ni redevance à payer.

J’ai déjà eu l’occasion maintes fois ces dernières années d’expliquer sur ce blog (voir ici ou ) à quel point la mise en place d’un domaine public payant constituerait une très mauvaise idée pour la création culturelle, sans apporter de réelle solution aux problèmes de subsistance des auteurs. Le fait que les droits d’auteur soient limités dans le temps permet en effet de constituer un vaste ensemble d’oeuvres dans lequel les auteurs peuvent aller puiser pour trouver de l’inspiration et créer à nouveau. Ce cycle de la création rendu possible par la liberté offerte par le domaine public profite donc en réalité d’abord aux auteurs eux-mêmes et les usages commerciaux des oeuvres anciennes constituent en outre une façon de diffuser et de réactualiser ce patrimoine commun dans la mémoire collective. Entraver par une taxe la faculté de rééditer des livres, de traduire des textes, d’adapter des histoires en films, de réenregistrer de nouvelles interprétations de morceaux, etc., cela revient à méconnaître la part du domaine public dans la dynamique même de la création.

Mais à chaque fois qu’une réforme du droit d’auteur se profile en France, on peut être certain que, telle les têtes de l’hydre de Lerne, l’idée du domaine public payant va refaire son apparition dans le débat. Quelques jours seulement avant la parution du rapport Racine, le nouveau président de la SGLD (Société des Gens de Lettres) – Mathieu Simonet – a d’ailleurs fait paraître dans L’Obs une tribune intitulée : « Victor Hugo avait une idée pour sortir les auteurs de la précarité. Il faut s’en inspirer« , vantant les vertus du domaine public payant.

J’avais quelques craintes concernant ce que l’on allait trouver dans le rapport final à ce sujet, sachant que Bruno Racine, du temps où il fut président de la BnF, a laissé de cuisants souvenirs aux défenseurs du domaine public. On lui doit notamment d’avoir mis en place des conditions d’utilisation restreignant l’usage du domaine public pour les images de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF et, pire encore, d’avoir conclu des partenariats public-privé de numérisation avec des entreprises ayant conduit à une véritable privatisation du domaine public.

Écarté en huit lignes…

C’est donc avec une certaine fébrilité que je me suis plongé dans le rapport Racine cette semaine en quête d’un passage qui traiterait de cette question du domaine public payant. On en trouve un à la page 68 dans la partie intitulée : « La création de nouvelles taxes n’est pas la piste la plus prometteuse » :

Il a été envisagé de mettre en place un mécanisme de solidarité entre les artistes-auteurs du domaine public et les auteurs vivants. L’idée, déjà avancée par Victor Hugo, apparaît séduisante à première vue. En effet, l’exploitation des œuvres du domaine public ne donne, par définition, pas lieu au paiement de droits d’auteur. Ce mécanisme de solidarité entre les artistes auteurs aurait du sens mais il nécessiterait une augmentation significative du prix des œuvres relevant du domaine public, si le but est de dégager une ressource notable. En outre, l’adjonction de préfaces ou de notes ferait de ces éditions des œuvres protégées sortant du champ d’une telle taxe.

Et c’est tout…

Exit l’idée du domaine public payant qui occupe donc huit lignes dans ce rapport de 140 pages. Bruno Racine ne se place – hélas – pas sur le plan des principes, mais il n’en avance pas moins un argument important à prendre en considération : une telle taxe sur l’usage des oeuvres du domaine public rapporterait des montants très faibles, sauf à la fixer à un niveau qui viendrait entraver la réutilisation des oeuvres et freinerait l’accès au patrimoine à travers ses rééditions et adaptations commerciales. C’est en réalité quelque chose que les défenseurs du domaine public se tuent à expliquer depuis longtemps…

Et si on parlait (enfin) d’autre chose ?

Mais le plus intéressant (ou le plus cocasse) est la partie qui vient dans le rapport juste après celle consacrée au domaine public payant. Elle est en effet intitulée : « Les aides aux auteurs pourraient en revanche bénéficier d’un soutien accru des organismes de gestion collective« . On y apprend que les sociétés de gestion collective (type SACEM, SACD, SOFIA, SCAM, et autres) pourraient soutenir davantage les auteurs par le biais d’aides directes à la création et le rapport va même jusqu’à préconiser de modifier le Code de Propriété Intellectuelle pour garantir un taux minimum de retour aux artistes sur ces sommes. Sont visés notamment les rentrées massives que les sociétés collectives collectent via la redevance pour copie privée et les fameux « irrépartissables », ces redevances qu’elles n’arrivent pas à reverser à leurs membres, mais qu’elles conservent comme un trésor de guerre pour financer leurs propres actions (de lobbying notamment…).

On pourra donc se souvenir du rapport Racine comme celui qui aura écarté l’idée du domaine public payant, tout en montrant que le problème de la précarité des auteurs réside dans la fragilité de leur position, à la fois face à des intermédiaires comme des éditeurs, mais aussi face à ces sociétés de gestion collective qui se présentent pourtant comme leurs représentants légitimes. Plus largement, le rapport met en lumière les dysfonctionnements des institutions, et notamment du Ministère de la culture. Ses représentants aiment en effet à se présenter dans leur interventions publiques comme « le Ministère du droit d’auteur », mais le rapport montre qu’il devrait d’abord se préoccuper de devenir un « Ministère du droit des auteurs » – ce qui n’est pas la même chose – et le Service du Livre et de la Lecture est particulièrement pointé du doigt.

Il est également ironique de constater qu’aucune des 23 mesures préconisées par le rapport pour améliorer la condition des auteurs n’a seulement été discutée lors des débats ayant conduit à l’adoption de la dernière directive européenne sur le droit d’auteur. On a pourtant beaucoup entendu à cette occasion des acteurs comme le Ministère de la Culture, les sociétés de gestion collective ou les éditeurs, qui prétendaient représenter les intérêts des créateurs et porter leur voix. Pourtant à la lecture du rapport Racine, on se rend compte que l’essentiel de ses propositions visent à assurer une meilleure représentativité des créateurs en leur permettant de s’organiser en syndicats et à leur redonner du pouvoir dans leurs rapports avec le Ministère de la Culture, les éditeurs ou les sociétés de gestion collective.

Étonnant, n’est-il pas ?

Un soulagement, mais la vigilance reste de mise…

On peut donc être soulagé à la lecture du rapport Racine, mais il convient de ne pas baisser la garde trop vite. Il est possible – et ce serait même hautement souhaitable pour les auteurs – qu’un chantier législatif soit ouvert pour traduire dans la loi tout ou partie de ces 23 préconisations. Mais si le Code de Propriété Intellectuelle venait à être modifié – on sait que ce sera le cas bientôt pour transposer justement la fameuse directive européenne sur le droit d’auteur – on peut s’attendre à ce que l’idée du domaine public payant ressorte tout de même du bois.

Les députés de la France Insoumise ont par exemple déjà pris les devants en utilisant leur niche parlementaire pour proposer la mise en place d’un Fonds pour la Création qui serait alimenté par un domaine public payant. Depuis plusieurs années, la France Insoumise se fourvoie en effet dans l’idée que le domaine public payant constituerait une sorte de Deus Ex Machina pour sortir les auteurs de la précarité, au point que la proposition figurait même dans le programme du candidat Mélenchon. Il faut espérer que le rapport Racine leur fasse réaliser que le vrai combat à mener pour améliorer la condition des créateurs est ailleurs, notamment dans cette idée prometteuse de mettre en place un « statut professionnel des auteurs ».

Si l’on regarde lucidement les choses, le domaine public payant a toujours constitué une proposition hautement idéologique, habilement poussée par des maximalistes du droit d’auteur qui y voient l’occasion de revenir sur le principe de la durée limitée des droits patrimoniaux dans le temps. Le drame est qu’ils aient réussi à séduire une partie des auteurs avec cette idée, mais espérons que le rapport Racine nous aide à enterrer cette fausse solution.

La diffusion des thèses électroniques à l'heure de la Science Ouverte

samedi 11 janvier 2020 à 09:29

L’an dernier, j’ai eu l’occasion de participer comme membre du Jury au premier prix Open Thèse, créé par l’association Open Law, qui avait pour but de récompenser des thèses en droit diffusées en Libre Accès par leurs auteurs. La remise des prix a eu lieu en décembre dernier et trois lauréats ont vu couronnés leurs efforts pour faire progresser la Science Ouverte.

Les sciences juridiques ne constituent pas une discipline réputée particulièrement favorable au Libre Accès et l’initiative de ce prix Open Thèse constitue donc un moyen intéressant de changer progressivement le regard porté sur la diffusion en ligne des résultats de recherche. Il s’adresse en outre aux chercheurs en début de carrière, c’est-à-dire à ceux qui sont les plus à même de faire évoluer les pratiques dans l’avenir. Une telle démarche gagnerait sans doute à être répliquée dans d’autres disciplines, notamment celles où la Science Ouverte progresse le plus lentement.

73% de thèses en Libre Accès

La question pourrait d’ailleurs se poser de savoir où en sont les pratiques des doctorants concernant la diffusion de leur thèse. Il faut savoir qu’un arrêté du 25 mai 2016 réserve aux doctorants la faculté de décider s’ils souhaitent publier leur thèse en accès libre sur Internet ou la laisser en accès restreint. L’ABES (Agence Bibliographique de l’Enseignement Supérieur) a publié en février 2019 les résultats d’une enquête – à côté de laquelle j’étais passé – contenant des informations très intéressantes quant à la manière dont les doctorants font usage de cette faculté de choix.

On y apprend notamment ceci :

Au 1er janvier 2019, sur les 85000 thèses soutenues et traitées par les établissements, on dénombrait quelques 23000 thèses électroniques en accès restreint, soit 27% du corpus, avec un ratio de 26,6% pour les thèses soutenues en 2016 et de 22% pour les thèses soutenues en 2017 (sachant que 2 500 thèses sont en attente de traitement pour 2017).

Je dois dire que j’ai dû relire ces chiffres plusieurs fois pour vérifier si j’avais bien compris. Car si 27% du corpus global des thèses est encore en accès restreint, on peut en déduire que 73% sont diffusées en ligne en libre accès, ce qui constitue un chiffre somme toute assez considérable, si on considère que les doctorants sont libres de prendre cette décision. Et la proportion semble progresser dans le temps, puisqu’elle augmente jusqu’à 78% pour la dernière année considérée par l’enquête (2017).

On dit que les doctorants sont parfois dissuadés de mettre leur thèse en ligne à cause de la peur du plagiat ou parce que la diffusion en Libre Accès leur ferait perdre l’opportunité de publier leur thèse chez un éditeur. Il semblerait que ce type d’arguments perdent peu à peu de leur puissance, vu que près de quatre doctorants sur cinq font à présent le choix de la mise en ligne. Il serait néanmoins intéressant d’avoir des chiffres plus détaillés, notamment pour connaître l’état des pratiques par discipline, car il doit exister des contrastes selon les branches de la Science.

A titre de comparaison, le Baromètre de la Science Ouverte indique une moyenne de 41% d’Open Access pour les articles publiés par les chercheurs français. On ne peut toutefois comparer complètement les thèses et les articles, car pour les thèses ne sont pas des documents édités et le choix de la mise en ligne peut s’opérer de manière plus autonome.

Quelle diffusion pour les thèses en accès restreint ?

Un autre point intéressant dans l’enquête de l’ABES concerne les pratiques des bibliothèques universitaires à propos de la mise à disposition des thèses, lorsque le doctorant a opté pour un accès restreint. En effet, l’arrêté de 2016 permet aux auteurs de ne pas diffuser leur thèse en ligne, mais il prévoit que les thèses en accès restreint reste néanmoins communicables dans le périmètre suivant :

Sauf si la thèse présente un caractère de confidentialité avéré, sa diffusion est assurée dans l’établissement de soutenance et au sein de l’ensemble de la communauté universitaire. La diffusion en ligne de la thèse au-delà de ce périmètre est subordonnée à l’autorisation de son auteur, sous réserve de l’absence de clause de confidentialité.

Il faut savoir que cette nouvelle version de l’arrêté sur le doctorant a élargi ces conditions de diffusion (j’avais d’ailleurs écrit un billet à ce sujet en 2016). En effet auparavant, les bibliothèques universitaires ne pouvaient communiquer les thèses électroniques en accès restreint que dans le périmètre de l’établissement de soutenance. En ajoutant que la diffusion était possible « au sein de l’ensemble de la communauté universitaire« , le nouvel arrêté laissait présager la possibilité d’une communication à distance, à condition de l’effectuer de manière sécurisée. Mais le texte restait flou sur les modalités que pourraient prendre une telle diffusion élargie.

L’enquête de l’ABES montre que ces incertitudes ont hélas plutôt joué en défaveur de la diffusion, puisque 2/3 des établissements n’autorisent pas le PEB (Prêt Entre Bibliothèques) pour les thèses électroniques en accès restreint. Les situations sont très variables en fonction des établissements : dans la plupart des cas, les thèses sont quand même accessibles via un intranet, mais uniquement aux membres de l’établissement et non à « l’ensemble de la communauté universitaire« .

État des pratiques concernant la diffusion sur Intranet des thèses en accès restreint d’après l’étude de lABES

Pour une « FAIRisation » de la diffusion des thèses

L’ABES recommande à la fin de son enquête la mise en place d’un dispositif au niveau national pour permettre l’accès aux thèses en accès restreint. Cette idée a son intérêt, mais il me semble que les enjeux vont graduellement se déplacer à l’avenir.

Si l’on en croît la dynamique des chiffres, cette question de la diffusion des thèses en accès restreint risque en effet de perdre peu à peu en importance dans le temps, puisque la plupart des thèses seront accessibles en ligne. Il restera néanmoins toujours une proportion de thèses pour lesquelles l’accès devra continuer à s’effectuer de manière sécurisée, indépendamment de la volonté du doctorant. Cela découle de motifs légitimes de confidentialité ou de la nécessité de protéger des secrets reconnus par la loi (protection de la vie privée, secret industriel et commercial, secrets administratifs, etc.).

Si on extrapole un peu à partir de la situation actuelle, on arrive à un schéma proche de celui qui prévaut actuellement en droit pour les données de la recherche, à savoir un principe d’ouverture par défaut, accompagné d’une série d’exceptions fixées par la loi. On pourrait donc à terme envisager une refonte de l’arrêté sur le doctorat pour acter cet état de fait et mettre complètement en phase les règles de diffusion des thèses avec les principes de la Science Ouverte. Cela conduirait quelque part à évoluer vers ce que j’appellerai une « FAIRisation » de la logique de diffusion des thèses.

Je fais référence par là aux principes FAIR, mis en place initialement par la Commission européenne pour les données de recherche, dont l’esprit général est résumé par la phrase : « Aussi ouvert que possible, aussi fermé que nécessaire« . Cet adage traduit l’idée que l’ouverture ne doit plus dépendre d’une décision d’opportunité ou d’un choix discrétionnaire, mais plutôt d’un diagnostic, devant s’attacher à vérifier si des obstacles juridiques à la mise en ligne existent ou non. Au cas où aucun de ces obstacles n’est identifié, alors c’est le principe général qui s’applique et la mise en ligne doit être opérée.

Il me semble qu’il serait important que les doctorants soient d’emblée familiarisés avec cette logique FAIR, car ils seront désormais amenés de plus en plus souvent dans la suite de leur carrière de chercheur à devoir appliquer ces principes d’ouverture par défaut. C’est en effet la volonté du Plan National pour la Science Ouverte, adopté en 2018, de promouvoir l’ouverture systématique des résultats de la recherche financée par des fonds publics. Il serait donc assez cohérent que les doctorants qui reçoivent un financement public pour réaliser leurs thèses doivent en contrepartie publier celle-ci en ligne, à moins qu’un obstacle juridique ne s’y oppose (ouverture par défaut). Une telle règle semble d’ailleurs se dessiner au Royaume-Uni pour les thèses financées par l’équivalent de leur ANR (voir ci-dessous).

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On pourrait même aller plus loin dans cette idée de « FAIRisation » de la diffusion des thèses en prenant en compte également les données de recherche associées. Il importe en effet de considérer les thèses comme des objets « hybrides », composés certes d’un texte, mais aussi des données sous-jacentes, qui en sont indissociables. La période du doctorat constitue d’ailleurs le premier moment où les chercheurs sont confrontés aux problématiques de production et de gestion de données de recherche et c’est donc un moment crucial pour l’acquisition des compétences de bonnes pratiques. Or de la même manière que les lauréats des projets ANR ou H2020 sont désormais tenus de réaliser des plans de gestion des données (DMP / Data Management Plan), on pourrait imaginer que les doctorants doivent faire de même.

Un tel plan de gestion de données, qui devrait idéalement comporter trois volets (en début de thèse, à mi-parcours, à la fin), permettrait justement d’anticiper la question de la diffusion et d’établir si des obstacles juridiques à l’ouverture existent ou non. Pour que la cohérence soit complète, de la même manière qu’un doctorant ne peut aujourd’hui soutenir sa thèse sans avoir déposé la version électronique du texte à la bibliothèques universitaire, on pourrait imaginer que les doctorants ne puissent se présenter à la soutenance sans avoir déposé les données associées, conformément à un Plan de Gestion de Données établi à l’avance. Et pour que ces principes aient une portée réelle, c’est l’arrêté sur le doctorat qui devrait être modifié pour établir de telles règles.

***

Le Plan National pour la Science Ouverte prévoyait déjà la création d’un « Label Science Ouverte » pour les écoles doctorales et lors des dernières Journées Nationales de la Science Ouverte qui se sont tenues à Paris en novembre dernier, il a été annoncé la production d’un « Vade-mecum de la Science Ouverte » à destination des écoles doctorales. Les propositions finales que j’ai fait figurer dans ce billet vont plus loin, mais si 73% des thèses sont déjà en Libre Accès, le pas à franchir pour établir un principe d’ouverture par défaut est assez ténu. Les principes mêmes de la Science Ouverte conduiront sans doute tôt ou tard à une généralisation de la logique du FAIR et il y aurait du sens à ce que les thèses soient diffusées dans cet esprit, aussi bien en ce qui concerne le texte que les données.

Un "RGPD californien" qui transforme les données personnelles en marchandises fictives…

mardi 7 janvier 2020 à 09:01

Depuis le 1er janvier, le CCPA (California Consumer Privacy Act) est entré en vigueur aux États-Unis. Ce texte adopté en 2018 par l’État de Californie en réaction au scandale Cambridge Analytica a fait l’objet d’une large couverture par la presse américaine, qui en souligne l’importance en le comparant à notre RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) dont il serait inspiré. Il est vrai que les deux textes présentent certaines similarités (voir ici par exemple pour une comparaison détaillée sous forme de tableau). Mais ils comportent aussi des différences notables, parce qu’ils ne relèvent pas de la même philosophie et n’ont pas la même façon de concevoir la nature des données personnelles.

Le CCPA va-t-il réellement permettre une meilleure protection des droits des citoyens californiens ou s’agit-il d’un texte en trompe-l’oeil ?

En effet, là où le RGPD protège les données personnelles comme un aspect de la personnalité des citoyens européens, le CCPA s’intègre au droit commercial et vise à encadrer la relation entre consommateurs et entreprises. Or ce rattachement à la logique mercantile va assez loin puisque, même si le texte va indéniablement apporter un surcroît de protection de la vie privée en Californie, il acte aussi que les données personnelles constituent par défaut des biens marchandisables, ce qui ne correspond pas à l’approche européenne en la matière.

Avant l’adoption du RGPD, le Parlement européen avait d’ailleurs adopté en 2017 une résolution dans laquelle il affirmait que :

les données personnelles ne peuvent être comparées à un prix et, ainsi, ne peuvent être considérées comme des marchandises.

Comme nous allons le voir, le CCPA traite cette question de la marchandisation des données personnelles d’une manière très paradoxale. En apparence, il donne aux individus des moyens de se protéger contre de telles transactions, mais dans les faits, il instaure cette protection comme une simple dérogation à un principe général de « commercialité des données ».

Plusieurs articles de presse insistent sur le fait que les grandes entreprises du numérique (Google, Facebook, Amazon, etc.), dont le siège est d’ailleurs souvent implanté en Californie, se sont opposées à l’adoption de ce texte en le dénonçant comme trop contraignant. Mais il me semble qu’en transformant les données personnelles en « marchandises fictives », le CCPA va fragiliser la position des individus face aux entreprises et, sans le dire explicitement, il pose les bases d’une consécration juridique de la « patrimonialisation » des données personnelles.

Des ressemblances superficielles avec le RGPD

Le CCPA confère aux consommateurs californiens une série de droits nouveaux :

Ces prérogatives (droit à l’information, droit d’accès, droit d’opposition droit à l’effacement, etc.) ressemblent à ce que l’on appelle les « droits des personnes » qui figurent dans le RGPD (voir ci-dessous).

Néanmoins, il existe aussi des différences importantes dans le périmètre d’application de ces droits. Par exemple, comme le CCPA est un texte de droit de la consommation, il s’applique uniquement vis-à-vis des entreprises, mais pas dans les relations avec les administrations publiques, alors que le RGPD embrasse l’ensemble des rapports entre les individus et les responsables de traitement de données personnelles.

Mais la divergence la plus significative entre le RGPD et le CCPA réside à mon sens dans la place qu’ils accordent respectivement au consentement des individus.

Un rôle résiduel dévolu au consentement

Depuis le 1er janvier 2020, beaucoup de sites commerciaux américains ont ajouté sur leur page d’accueil un bouton « Do Not Sell My Data » (Ne vendez pas mes données) pour permettre aux internautes californiens de faire jouer le droit d’opposition que le texte leur reconnaît. Ils doivent pour cela activement faire savoir à l’entreprise qu’ils ne souhaitent pas que leurs données soient revendues en remplissant un formulaire. C’est à la fois la conséquence la plus visible de l’entrée en vigueur du texte et celle que je trouve la plus ambigüe.

Une page « Do Not Sell My Data » sur le site de l’entreprise ShareThis.

Cela constitue à première vue un mécanisme de protection intéressant contre la marchandisation de données, mais il faut bien voir qu’il s’agit uniquement d’un « opt-out » (une option de retrait) et que, par défaut, si l’internaute ne fait rien, ses données pourront d’office être revendues. Et c’est là où je trouve que le CCPA est problématique, car sous couvert de protéger la vie privée, il acte surtout que les données personnelles constituent structurellement des marchandises, à moins que l’individu ne se manifeste, entreprise par entreprise, pour s’y opposer.

Imaginons un instant une loi qui prétendrait « protéger les malades » en instaurant cette règle : si vous ne voulez pas que les hôpitaux prélèvent votre sang quand vous allez vous faire soigner et le commercialisent ensuite, il vous suffit de leur indiquer en remplissant un formulaire « Ne vendez pas mon sang ». Par défaut, si vous ne le faites pas, vous serez saigné d’office et votre sang sera vendu. Tout le monde hurlerait au scandale et dénoncerait cette soit-disante « protection », mais c’est pourtant exactement ce que fait le CCPA avec les données…

Par ailleurs, dans cet article, on apprend qu’une société ayant mis en place le bouton « Do Not Sell My Data » au mois de décembre pour procéder à un test anticipé a constaté que 4% seulement des internautes avaient fait jouer leur droit d’opposition, ce qui signifie donc a contrario que 96% d’entre eux a tacitement accepté la marchandisation de leurs données, peut-être même sans s’en rendre compte…

La logique est inverse dans le RGPD, car les traitements de données personnelles doivent s’appuyer sur une des six bases légales prévues par le texte pour être licites. Dans un grand nombre d’hypothèses, les entreprises ont l’obligation de recueillir le « consentement libre et éclairé » des personnes pour collecter, traiter et transmettre des données à des tiers. Or dans le RGPD, ce consentement doit être explicite et prendre la forme d’un « opt-in », c’est-à-dire qu’à défaut d’une manifestation de volonté prenant la forme d’un acte positif, les individus sont réputés ne pas acquiescer aux traitements. C’est l’inverse dans le CCPA où l’opt-out est la règle et l’opt-in uniquement l’exception, le texte prévoyant notamment un consentement explicite pour le partage des données des enfants de moins de 15 ans.

L’ambiguïté de la notion de « vente de données »

Une autre question qui se pose avec le CCPA est de savoir à quoi renvoie exactement la notion de « vente de données ». Lorsqu’on parle de revente de données personnelles, on pense rapidement aux Data Brokers, ces véritables « courtiers de données personnelles », qui se sont faits une spécialité de rassembler de vastes ensembles d’informations – souvent dans des conditions assez douteuses – pour les revendre. Mais ce modèle est assez spécifique et il ne correspond pas exactement à ce que font des entreprises spécialisées dans la publicité ciblée, comme Facebook ou Google. Ces derniers ne « vendent » pas directement les données, au sens où ils les transfèreraient à des tiers, mais ils permettent à des annonceurs d’envoyer des publicités à des catégories déterminées d’usagers, à partir de profils constitués par la plateforme. Dans ces cas-là, peut-on parler de « vente » au sens propre du terme ?

Face à ces questions, le CCPA a choisi de retenir une définition large de l’acte de vente :

 “Sell,” “selling,” “sale,” or “sold,” means selling, renting, releasing, disclosing, disseminating, making available, transferring, or otherwise communicating orally, in writing, or by electronic or other means, a consumer’s personal information by the business to another business or a third party for monetary or other valuable consideration.

« Vendre », « vente », « vendu » signifie vendre, louer, communiquer, divulguer, diffuser, transférer ou toute autre forme de communication orale, écrite, électronique ou autre des informations d’un consommateur par l’entreprise à une autre entreprise ou à un tiers en échange d’une contrepartie monétaire ou d’une autre forme d’avantage.

On voit donc que la définition est plus large que ce que le terme « vente » sous-entend couramment et elle englobe plutôt toutes les formes d’exploitation commerciale de données impliquant deux entités économiques. Mais cela n’empêche pas Facebook par exemple d’annoncer qu’il ne mettra pas en place le bouton « Do Not Sell My Data », car pour eux, leur modèle ne repose pas techniquement sur une vente de données. On peut s’attendre sur ce point à des recours en justice qui donneront lieu à des interprétations du texte par les juges.

Mais sur le fond, je trouve que c’est une erreur pour le CCPA d’accorder autant de place à la notion de « vente des données ». Car le recours à un tel terme a aussi une portée symbolique et si la loi se met à parler de « vente de données personnelles », alors elle sous-entend aussi que celles-ci sont des biens susceptibles de faire l’objet d’une propriété (même si les termes « propriety » ou « ownership » n’apparaissent pas explicitement dans le texte). Le terme de « vente » attire nécessairement le texte vers le terrain de la patrimonialité des données et c’est à mon sens une pente dangereuse.

Une porte ouverte à l’auto-marchandisation des données personnelles

En parlant de « vente de données personnelles », le RGPD admet donc que des entreprises puissent s’échanger des données comme des marchandises. Mais d’autres passages du texte vont même plus loin, en autorisant des transactions entre les plateformes et les individus eux-mêmes au sujet de leurs données. On glisse alors vers ce que certains appellent la « patrimonialisation des données personnelles« , c’est-à-dire le fait de reconnaître aux individus un droit de propriété sur leurs données personnelles pour leur permettre de les vendre aux sites Internet en échange d’une rémunération. C’est notamment une thèse défendue en France par certains cercles ultralibéraux, qui en ont fait un de leurs sujets de prédilection.

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Pour protéger les consommateurs, le CCPA indiquent que les entreprises n’ont pas le droit de « discriminer » les client qui font valoir vis-à-vis d’elles les droits que le texte leur reconnaît, notamment le droit d’opposition à la vente des données. Il est précisé que l’entreprise ne peut pas dans ce cas appliquer un prix différent pour les individus qui feraient jouer l’opt-out ou leur fournir une qualité de service dégradée. Ce sont des dispositions importantes, car on sait que Facebook, par exemple, a déjà envisagé de mettre en place une version payante de son service pour les utilisateurs ne souhaitant pas recevoir de publicités ciblées. Cela rejoint aussi pour le coup le RGPD, puisque les entreprises ne peuvent prétendre en Europe recueillir le consentement « libre » des personnes si elles les exposent à des conséquences négatives en cas de refus.

Mais si le CCPA interdit aussi les conséquences négatives, il admet les conséquences « positives », en prévoyant que les entreprises pourront prévoir des « incitations financières » pour encourager les individus à les autoriser à leur céder leurs données personnelles :

A business may offer financial incentives, including payments to consumers as compensation, for the collection of personal information, the sale of personal information, or the deletion of personal information.

Une entreprise peut offrir des incitations financières, y compris des paiements, aux consommateurs à titre d’indemnisation, pour la collecte d’informations personnelles, la vente de données personnelles ou la suppression de données personnelles.

De telles pratiques ont déjà cours aux États-Unis, puisque Facebook a déjà proposé de payer des utilisateurs 20 dollars par mois à condition d’installer un VPN (Facebook Research) qui constituait en réalité un mouchard et Google avait fait de même avec une application appelée Screenwise Meter. Le CCPA va donner une base légale à telles pratiques et les légitimer, en incitant d’autres entreprises à proposer des transactions à des utilisateurs pour récupérer leurs données contre paiement.

Là encore, la philosophie du RGPD est très différente, car comme j’avais eu l’occasion de le montrer dans un billet publié en 2018, il est difficile d’organiser sur la base du RGPD une vente par les individus de leurs données contre rémunération. Cela tient notamment au fait que les individus ne perdent jamais le droit à contrôler les finalités pour lesquelles les données ont été collectées et qu’ils peuvent toujours retirer leur consentement une fois qu’ils l’ont donné. Dans ce contexte, une « vente » restera toujours forcément très fragile et il est sans doute plus juste de dire que le RGPD ne permet pas de faire comme si les données personnelles étaient des biens pouvant être marchandisés.

En route vers les données comme « marchandises fictives »

Vous l’aurez compris, je reste assez dubitatif vis-à-vis de ce California Consumer Privacy Act. Il est sans doute intéressant de voir un État aussi important que la Californie adopter un texte pour mieux protéger les données personnelles et cela peut contribuer à ce qu’une législation soit un jour votée au niveau fédéral. Mais la Californie n’est précisément pas n’importe quel État : c’est là qu’on trouve le siège de la plupart des grandes entreprises géantes du numérique et où s’est forgé l’esprit de « l’utopie numérique » dont a si bien parlé Fred Turner. L’ambiance intellectuelle de la Silicon Valley est imprégnée de « cyber-libertarianisme« , une idéologie formant un terreau tout à fait compatible avec la patrimonialité des données personnelles. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si Jaron Lanier – un des principaux défenseurs de cette thèse – est une figure éminente de ce paysage californien.

On me répondra peut-être que la différence entre le CCPA et le RGPD est en pratique assez ténue. En Californie, il faudra désormais que les internautes cliquent sur le bouton « Do Not Sell My Data » pour s’opposer à la commercialisation de leurs données. Chez nous – où règne en principe l’opt-in et pas l’opt-out -,nous passons désormais notre temps à cliquer sur les bandeaux « J’accepte » que les sites internet utilisant des cookies publicitaires ont mis en place pour gérer cette question du consentement préalable (la plupart ayant d’ailleurs recours aux services de l’entreprise américaine QuantCast dont le siège est à… San Francisco !). Est-on bien certain que plus de 4% des citoyens européens n’acceptent pas activement les cookies publicitaires ? Il serait intéressant (mais sans doute aussi déprimant…) d’avoir des chiffres à ce sujet.

Une de ces fameuses bannières Quantcast qui ont fleuri partout sur Internet après l’entrée en vigueur du RGPD.

L’opt-out est même d’ailleurs parfois carrément bafoué par certains sites Internet, qui ne laissent pas le choix aux internautes que d’accepter les cookies publicitaires (voir un exemple ci-dessous), avec la complaisance de la CNIL qui a décidé de reporter d’un an les règles prévues par le RGPD en matière d’acceptation des cookies

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***

Mais pour moi, la différence essentielle est ailleurs. Que les données personnelles – en Europe comme aux États-Unis – fassent l’objet d’une exploitation économique débridée, dans des conditions souvent choquantes, c’est une réalité indéniable. Mais le RGPD constitue encore une sorte de « digue symbolique », qui continue à reconnaître la protection des données comme un droit fondamental de la personne. Le CCPA, au contraire, fait sauter cette digue, en admettant pleinement le paradigme des données comme marchandises. En cela, il institue les données personnelles comme « marchandises fictives » et c’est tout sauf anodin.

Cette expression de « marchandises fictives » nous vient de l’historien Karl Polanyi qui, dans son ouvrage « La Grande Transformation » explique comment l’avènement du capitalisme industriel a eu lieu au début du 19ème siècle lorsque trois facteurs de production ont été instaurés par le droit comme des « marchandises fictives » : la Terre, le Travail et la Monnaie. Cette étape fut décisive pour constituer l’économie de marché en une sphère autonome, à même de se « désencastrer » des normes sociales qui la contenaient. Depuis, le capitalisme industriel s’est transformé en capitalisme cognitif et ce dernier a dégénéré en un capitalisme de surveillance, dont les grandes entreprises numériques sont les instruments avec la complicité des États. Assez logiquement, la nouvelle frontière que ce système cherche à atteindre consiste en la transformation des données personnelles en « marchandises fictives », ce qui ne peut s’opérer que si le droit organise cette fiction.

De ce point de vue, alors que le RGPD – malgré ses lourdes imperfections – constitue au moins encore une forme de résistance au développement du capitalisme de surveillance, ce n’est pas le cas du CCPA, qui s’apparente plutôt à une simple mesure d’accompagnement et à une résignation face à sa logique.

L'affaire Jamendo et les Creative Commons : où est (exactement) le problème ?

mercredi 1 janvier 2020 à 22:38

En début de semaine, une décision de justice rendue par la Cour de Cassation le 11 décembre dernier a suscité un certain émoi en ligne, après que des sites d’information comme Next INpact ou ZDNet s’en soient faits l’écho. Ce jugement était d’importance, car il portait sur les licences Creative Commons et, plus précisément, sur leur articulation avec les mécanismes de gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins. Depuis leur création en 2001, les licences Creative Commons n’avaient jamais fait encore l’objet d’une décision de justice en France et on comprend donc que cet arrêt de la Cour de Cassation était très attendu.

Sans entrer dans les détails, les faits portaient sur un conflit entre l’enseigne des magasins Saint Maclou et deux sociétés de gestion collective (SACEM et SPRE) à propos du versement d’une redevance prévue par la loi pour la diffusion publique de musique enregistrée. Le Code de Propriété Intellectuelle prévoit en effet que les lieux publics souhaitant sonoriser leurs espaces avec des « phonogrammes publiés à des fins de commerce » doivent verser une redevance – dite rémunération équitable – destinée aux titulaires de droits voisins sur la musique, c’est-à-dire les artistes-interprètes et les producteurs. Cette rémunération est collectée d’abord par la SACEM qui la reverse à la SPRE, à charge pour elle de la répartir in fine aux-dits ayants droit. Cette redevance ne concerne que les droits voisins, la rémunération au titre du droit d’auteur étant gérée directement par la SACEM via l’application de ses forfaits.

Dans cette affaire, l’enseigne Saint Maclou a préféré pour sonoriser ses magasins utiliser l’offre fournie par la plateforme Jamendo, qui propose à des artistes indépendants de diffuser leurs musiques sous licence Creative Commons. Ces créateurs peuvent choisir d’activer une option pour rentrer dans le programme Jamendo Licensing, autorisant ensuite la société à proposer des bouquets de titres pour des réutilisation commerciales moyennant des royalties à payer. Il peut s’agir par exemple de l’utilisation de musiques de fond pour agrémenter une vidéo ou de la sonorisation d’espaces commerciaux. Jamendo établit alors des tarifs calculés selon un barème et il se charge ensuite de reverser 65% des recettes aux artistes participant au programme. Il s’agissait donc d’un service, s’appuyant sur les licences Creative Commons, pour proposer une alternative au catalogue de la SACEM.

Néanmoins, la SACEM et la SPRE ont considéré que Saint Maclou, bien qu’ayant décidé de recourir aux services de Jamendo, devait tout de même s’acquitter du paiement de la rémunération équitable pour une somme équivalent à 120 000 euros. Pour ces sociétés, le mécanisme de licence légale s’applique quelle que soit l’origine des morceaux utilisés pour sonoriser des lieux publics et la loi leur confère une forme de monopole que Jamendo ne saurait contourner.

Par trois fois – en première instance, appel et cassation -, les tribunaux ont choisi de faire droit aux prétentions de la SACEM et de la SPRE, ce qui signifie que Saint Maclou sera bien contraint de payer ces 120 000 euros, en pouvant se retourner pour cela contre Jamendo qui sera obligé de verser cette somme à son client.

C’est assurément un coup dur porté aux licences Creative Commons et une limite sévère à la possibilité de construire des alternatives en s’appuyant sur ces instruments. Néanmoins, je voudrais apporter quelques précisions pour essayer de cerner exactement où se situe le problème avec cette décision de la Cour de Cassation. Next INpact titre en effet son commentaire du jugement de la manière suivante : « La Cour de Cassation confirme la redevance sur la musique libre diffusée en magasin« . ZDNet va dans le même sens :

Vous écrivez et jouez une musique et la mettez sous licence libre pour qu’elle soit librement écoutée, reprise, diffusée? Eh bien, son usage dans un lieu commercial comme un magasin sera quand même assujetti à redevance.

C’est aussi sur ce mode que plusieurs organisations de la Culture Libre ont réagi, en faisant le lien entre cette décision et les licences libres, comme par exemple Wikimédia France ci-dessous :

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En réalité, et c’est ce que je voudrais montrer dans ce billet, les choses sont plus nuancées, car cet arrêt de la Cour de Cassation ne concerne pas des morceaux sous licence libre, à proprement parler. Ce n’est certes pas une bonne nouvelle pour les Creative Commons, mais l’effet néfaste sera limité à un périmètre précis qu’il convient de bien appréhender.

Le modèle de Jamendo Licensing et l’ambiguïté du « Libre de droits »

En réalité, c’est d’abord l’ambiguïté de Jamendo dans sa manière de présenter son service qui ne facilite pas l’interprétation de la décision de la Cour de Cassation. La société présente en effet son offre de sonorisation comme constituée par « 220 000 titres libres de droits« . Or cette expression est toujours très délicate à manier et même souvent trompeuse. Par « libre de droits », Jamendo entend « libre de rémunération équitable à payer » et c’était ce qui faisait tout l’intérêt du service offert aux magasins. Mais cela ne voulait pas dire pour autant que cette offre était gratuite, par Jamendo pratiquait bien un tarif, sans doute inférieur à celui de la SACEM pour que son offre soit attractive. Il ne s’agissait donc pas de musique « sous licence libre » à proprement parler et encore moins de musique « libre de droits », si l’on entend par là des oeuvres appartenant au domaine public.

Quel est alors le statut juridique exact des enregistrements musicaux figurant dans le catalogue de Jamendo Licensing ? En réalité, la plateforme propose aux artistes recourant à ses services pour se diffuser de choisir par les six licences Creatives Commons possibles qui, comme on le sait, sont plus ou moins ouvertes par le biais d’un système d’options. Or parmi ces licences, seules certaine sont des licences « libres » au sens propre du terme (CC-BY, CC BY-SA, CC0), mais toutes les autres licences – celles comportant des clauses NC (pas d’usage commercial) ou ND (pas de modification) – ne sont pas des licences libres au sens de la définition établie par la Free Software Foundation. Il s’agit de licences dites « de libre diffusion« , qui permettent certes des usages plus étendus que l’application par défaut du droit d’auteur, mais tout en maintenant certaines restrictions (c’est d’ailleurs tout le sens du slogan des Creative Commons « Some Rights Reserved » par rapport au classique « All Rights Reserved »).

Seules les licences CC dans la zone verte peuvent être dites « libres » au sens propre du terme.

Or par définition, pour pouvoir participer au service Jamendo Licensing, les artistes doivent nécessairement choisir une licence avec une clause NC (Pas d’usage commercial). Cela leur permet de continuer à réserver le droit patrimonial d’exploitation commerciale sur leur musique et de l’utiliser pour conclure un contrat avec Jamendo en vue de conférer à cet intermédiaire la faculté de proposer des tarifs pour la sonorisation des espaces de magasins.

C’est un principe majeur du droit que les juges ne peuvent statuer au-delà du cas qui leur est soumis (Non ultra petita). Donc à proprement parler, la décision de la Cour de Cassation n’affecte pas – et n’affectera pas à l’avenir – l’usage des oeuvres sous licence libre. Un magasin pourra très bien continuer à utiliser des morceaux sous CC0, CC-BY ou CC-BY-SA pour sonoriser des espaces sans avoir à payer la fameuse rémunération équitable, qu’il le fasse à partir de morceaux diffusés par Jamendo ou un autre site où de tels contenus figurent (par exemple Dogmazic, Internet Archive, Soundcloud, etc.). La Cour de Cassation (et les juges antérieurs qui ont été saisis par cette affaire) prennent en effet bien le soin de vérifier que les « phonogrammes » ont été publiés « à des fins de commerce » et ils déduisent cette qualité du fait justement que les artistes sont entrés dans ce mode de relation particulier avec Jamendo pour faire exploiter leur musique contre rémunération. Mais a contrario, on peut en déduire que les autres artistes qui ont fait le choix de licences libres au sens propre du terme ne sont pas concernés par cette décision.

Cette précision est à mon sens importante, car il aurait été gravissime que la diffusion de musique libre dans les espaces publics soit assujettie au paiement d’une redevance perçue par des sociétés de gestion collective classiques. Cela aurait conduit à bafouer la volonté même des auteurs choisissant les licences libres pour diffuser leur création, en les forçant quelque part à être rémunérés alors même qu’ils avaient autorisé l’usage gratuit de leurs oeuvres.

Où est alors le problème exactement ?

Attention, je ne suis pas en train de dire que cette décision de la Cour de Cassation n’est pas problématique, mais il me paraît essentiel de ne pas lui donner une portée qu’elle n’a pas et d’indiquer qu’elle laisse intacte la possibilité de réutiliser les œuvres musicales sous licence libre, sans être soumis à un paiement.

Néanmoins, le fait est que ce jugement va tout de même concerner des oeuvres sous Creative Commons avec une clause NC et cela va suffire à provoquer tout un ensemble de conséquences négatives. La première est que le modèle économique de Jamendo est gravement compromis. Si les magasins sont assujettis au paiement de la rémunération équitable à la SACEM, l’offre de Jamedo Licensing perd quasiment tout intérêt. Sachant que Jamendo se finançait principalement grâce à ces royalties, on peut considérer que cela compromet l’avenir de la plateforme (à moins qu’elle n’arrive à maintenir son chiffre d’affaire en dehors de la France ?).

Mais le plus aberrant va être les conséquences pour les artistes et les producteurs qui étaient en affaire jusqu’à présent avec Jamendo Licensing et qui touchaient 65% des recettes générées. A présent, ils vont devoir se tourner vers la SPRE pour toucher la part de la rémunération équitable versée par les magasins en affaire avec Jamendo et qui devrait logiquement leur revenir. Or ces artistes ne sont pas membres des sociétés de gestion collective classiques et on en est certain, car Jamendo exige que les artistes lui certifie ne pas appartenir à de telles sociétés pour pouvoir entrer dans son programme Jamendo Licensing. La Cour de Cassation estime que ces artistes peuvent néanmoins se tourner à présent vers ces sociétés de gestion collective pour réclamer leur part de rémunération équitable, mais il est hautement improbable que tous le fassent et pas certain non plus que ces sociétés ne leur imposent pas de devenir membres pour pouvoir prétendre toucher leur rémunérations…

Au final, l’effet le plus probable de l’arrêt de la Cour est que les artistes qui passaient par Jamendo ne verront jamais la couleur de cet argent qui leur est pourtant légitimement dû et ces sommes finiront dans ce que les sociétés de gestion collective appellent leurs « irrépartissables » pour aller gonfler les budgets qu’elles consacrent à leurs actions propres (y compris d’ailleurs le lobbying assidu qu’elles exercent pour inciter constamment le législateur à renforcer le droit d’auteur…).

Donc oui, sur ce point, la décision de la Cour de Cassation est proprement scandaleuse et c’est un épisode de plus dans la dégénérescence des droits de propriété intellectuelle qui devraient toujours rester des droits ouverts aux artistes pour assurer leur subsistance et non venir engraisser des intermédiaires.

Des menaces supplémentaires à venir ?

D’autres conséquences néfastes pourraient également découler de cette décision, si on réfléchit à plus long terme. La Cour de Cassation nous dit en effet que des mécanismes légaux, type licence légale ou gestion collective obligatoire, peuvent prévaloir sur des licences type Creative Commons. A vrai dire, cela a toujours constitué une faille de ces instruments juridiques, qui ne sont que des contrats et restent donc soumis aux normes supérieures, parmi lesquelles figurent la loi. Le texte des licences Creative Commons consacre d’ailleurs explicitement un point à la question de l’articulation avec les mécanismes de gestion collective :

Dans la mesure du possible, le Donneur de licence renonce au droit de collecter des redevances auprès de Vous pour l’exercice des Droits accordés par la licence, directement ou indirectement dans le cadre d’un régime de gestion collective facultative ou obligatoire assorti de possibilités de renonciation quel que soit le type d’accord ou de licence. Dans tous les autres cas, le Donneur de licence se réserve expressément le droit de collecter de telles redevances.

Or tout le problème réside dans ce morceau de phrase : « Dans la mesure du possible« . Pour ce qui est de la rémunération équitable, on a vu qu’il était en réalité impossible à un artiste publiant un phonogramme à des fins de commerce de renoncer à cette redevance : elle sera mécaniquement perçue par la SACEM et la SPRE, qu’il le veuille ou non et qu’il vienne ensuite la réclamer ou non, peu importe même qu’elle finisse en bout de course dans les poches de quelqu’un d’autre…

Mais le plus dangereux serait qu’un mécanisme de gestion collective vienne s’imposer, non pas seulement à des oeuvres sous Creative Commons avec une clause NC, mais aussi à des oeuvres sous licence libre au sens propre du terme. Car cela viendrait alors interdire les usages gratuits que ces licences ont précisément pour but de favoriser, sachant qu’interdire la gratuité est un vieux fantasme de certains ayants droit français… Et une telle menace n’est pas uniquement théorique.

On a vu par exemple en 2016 une « taxe Google Images » instaurée par le législateur français pour faire payer aux moteurs de recherche la possibilité d’indexer les images en ligne. Ce mécanisme avait l’énorme désavantage d’englober toutes les images diffusées sur Internet, sans faire d’exception pour les images sous licence libre, avec un paiement à verser à une société de gestion collective qui aurait alors empoché ces sommes sans être en mesure de les reverser aux auteurs effectifs de ces oeuvres.

Cette gestion collective obligatoire – qui s’apparente à une sorte d’expropriation « à l’envers » – n’a cependant jamais vu le jour, car le gouvernement a fini par se rendre compte, une fois la loi votée, que de gros risques d’incompatibilité avec le droit européen pouvaient survenir. Mais avec l’adoption de la directive Copyright l’an dernier, le contexte a changé et il est quasiment certain que cette taxe Google Images fera son retour à l’occasion de la transposition de la directive, annoncée pour le début d’année. De ce point de vue, la décision de la Cour de Cassation n’est pas encourageante, car elle entérine le principe d’une prédominance des mécanismes légaux de gestion collective sur les licences.

Si les licences libres sont pour l’instant préservées suite à cette décision Jamendo, il n’est donc pas certain qu’elles le restent encore longtemps si le législateur ne prend pas soin de les exclure explicitement du champ des mécanismes de gestion collective qu’il mettra en place à l’avenir.

Et S.I.Lex devint un livre…

mardi 31 décembre 2019 à 16:54

L’information a déjà un peu tourné sur les réseaux sociaux, il y a quelques jours, mais je tenais à la diffuser également sur ce blog, in extremis avant que l’année ne s’achève. En février 2018, j’avais écrit un billet pour relayer un appel à contributions lancé par les Presses de l’ENSSIB (Ecole Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques). Le projet, initié par Muriel Amar, directrice de la collection La Numérique, consistait à réaliser un livre à l’occasion des 10 ans de ce blog, mais en faisant appel non pas à son auteur, mais à ses lecteurs. La démarche m’avait paru excellente, notamment parce qu’elle utilisait pleinement la liberté de réutilisation que j’offre en publiant les contenus de ce site sous licence libre (CC0). Un certain nombre de personnes ont manifesté leur intérêt pour cette entreprise et une équipe s’est rassemblée pour réaliser l’ouvrage, sous la direction de Mélanie Leroy-Terquem et Sarah Clément. Un an et demi plus tard, le pari a été tenu et le livre « S.I.Lex, le blog revisité. Parcours de lectures dans le carnet d’un juriste et bibliothécaire » est paru au mois de décembre dernier.

Le principe de la collection La Numérique étant de proposer des ouvrages au format électronique uniquement et en Libre Accès, vous pouvez accéder gratuitement au livre à la fois sur le site de l’ENSSIB et sur la plateforme OpenEdition. Je vous recommande aussi d’aller lire cet article « Comment refaire collectif à partir d’un Commun ? » publié par Muriel Amar dans la revue Sens Public, qui explique la démarche ayant conduit à ce projet (et qui aurait d’ailleurs pu figurer dans le livre).

Il est extrêmement difficile pour moi d’écrire à propos de cet ouvrage, car c’est une expérience vraiment très étrange de lire un livre dont on est soi-même le sujet, qui plus est à travers le regard de lecteurs dont je connais personnellement une bonne moitié pour les avoir croisés au cours de ces dix dernières années, à la faveur de rencontres souvent déclenchées par ce blog… Je me retrouve dans une situation un peu vertigineuse de mise en abîme qui ne me place pas dans la meilleure des positions pour émettre un jugement et je préfère confier cet exercice à d’autres lecteurs qui auront la curiosité d’aller voir cet ouvrage.

Je saluerai simplement le choix d’avoir réalisé un ouvrage « hybride » qui n’est pas une simple compilation de billets tirés de ce blog, mais des regroupements opérés par une quinzaine de lecteurs qui commentent leur choix en l’expliquant par le biais d’un texte original. Cela aboutit à créer autant de « chemins de traverses » à l’intérieur des contenus de ce blog, en respectant la logique hypertextuelle du matériau d’origine. On aurait pu aller plus loin encore et ne faire figurer les billets que sous la forme de liens renvoyant vers les textes sur S.I.Lex. Mais l’équipe a choisi de les inclure dans le corps même de l’ouvrage et cette option me paraît intéressante, car outre que les billets sont ainsi « redocumentarisés » sous une nouvelle forme, les éditeurs ont décidé de garder in extenso les commentaires qui les accompagnaient. Je trouve que c’est un choix très cohérent pour un projet qui met finalement autant en avant l’auteur que ses lecteurs, sachant que la discussion sous les billets a toujours été un des aspects importants de la vie de ce blog.

Comme je l’avais expliqué dans le billet relayant l’appel à contributions de l’ENSSIB, il a toujours existé une forme de « malédiction » à propos du lien entre ce blog et le livre comme support. Au cours de ces 10 dernières années, on a bien dû me proposer quatre ou cinq fois de réaliser un livre à partir des contenus de ce site, soit sous forme de compilation, soit avec une autre formule. Mais aucun de ces projets n’a pu aboutir, d’abord parce que je n’ai jamais réussi à dégager le temps nécessaire pour les réaliser et ensuite, parce qu’il y avait chez moi une vraie réticence à opérer ce changement de format, sans doute liée à une méfiance viscérale vis-à-vis du processus éditorial lui-même. C’est donc avec une forme de soulagement que je vois à présent ce projet de livre se concrétiser en me disant que le « signe indien » a été conjuré et, finalement, confier la réalisation de ce livre à ses lecteurs était la bonne solution, car la plus en phase avec les valeurs que j’ai essayées de défendre sur ce blog durant ces dix dernières années. Pour parodier le titre d’un (excellent) film sorti récemment, ce livre n’est pas une « oeuvre sans auteur », mais une « oeuvre sans l’auteur » et c’est très bien ainsi !

Par ailleurs, je tiens à saluer Muriel Amar, Mélanie Leroy-Terquem et Sarah Clément pour avoir respecté le souhait que j’avais émis de ne pas être directement associé à la réalisation de ce livre. C’était pour moi extrêmement important, étant donné que j’ai choisi pour mes textes la licence CC0 (Creative Commons Zero) qui implique une liberté totale de réutilisation et un renoncement de l’auteur à exercer ses droits, y compris le droit moral. Je voulais que ce blog appartienne dès l’origine au Domaine Public Vivant et c’est bien à partir du Domaine Public Vivant que ce livre est né. J’ai certes eu des échanges avec les initiateu-rices du projet ou certain-e-s des contributeu-rices lors des derniers mois, mais tout le monde a joué le jeu et j’ai eu le plaisir de découvrir les contenus comme tout le monde lors de la publication en ligne du livre.

Je vais terminer en disant quelques mots de l’avenir de ce blog, puisque que les lecteu-rices attentif-ves n’auront pas manqué de remarquer que l’année 2019, qui était donc celle des dix ans de S.I.Lex, aura été un peu particulière. Je n’ai écrit en effet que 14 billets cette année sur ce blog, chiffre le plus bas depuis sa création, avec une parution complètement irrégulière, qui s’est même interrompue complètement depuis 6 mois. Plusieurs personnes m’ont d’ailleurs écrit pour prendre des nouvelles et me demander si j’allais bien, ce que j’ai trouvé assez touchant.

Il s’avère en réalité que l’année 2019 aura été pour moi assez complexe pour plusieurs raisons. La principale est que depuis maintenant plus d’un an, j’ai quitté le monde des bibliothèques où je travaillais auparavant pour devenir directeur adjoint scientifique de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS. Cette nouvelle fonction – passionnante, mais particulièrement exigeante – a bouleversé l’équilibre fragile qui permettait à S.I.Lex d’exister jusqu’alors, sans que je trouve jusqu’à présent le moyen de me redonner la marge nécessaire pour poursuivre l’alimentation de ce blog. La grande différence entre ce poste et les précédents que j’ai pu occuper est qu’il a provoqué chez moi une forme de « réalignement des planètes » puisque j’ai eu la chance de rejoindre le CNRS au moment où se déploie en France depuis plus d’un an une politique de Science Ouverte qui rejoint par de nombreux aspects des combats antérieurs que j’ai pu mener en faveur des Communs de la Connaissance. C’est en réalité la première fois que j’ai l’occasion de travailler au sein d’une institution et dans un contexte qui me permettent la mise en cohérence de ces différentes facettes qui restaient jusqu’à présent dissociées.

L’autre raison qui a rendu plus difficile l’alimentation de ce blog, c’est que l’année 2019 aura constitué une période de questionnements et de remises en question assez radicales. J’avais déjà commencé en 2017 et 2018 à élargir les sujets que je traitais sur S.I.Lex, notamment en abordant des thématiques comme celle de la protection des données personnelles, des droits culturels ou du droit social. En 2019, j’ai commencé pour la première fois à aborder des questions écologiques, avec une série de billets consacrée en début d’année aux relations entre les Communs et les Non-Humains (que je n’ai hélas pas pu terminer en tant que telle, mais à laquelle j’ai pu apporter des compléments en conférence notamment. Voir ici). Ces premiers essais m’ont fait prendre conscience que j’avais besoin de réexaminer en profondeur la manière dont je concevais la question des Communs, qui constitue en réalité le fil conducteur unissant toutes les thématiques que je traite sur S.I.Lex.

Il est difficile de continuer à écrire lorsque l’on sent que les bases sur lesquelles on s’appuie sont devenues plus fragiles ou que l’on éprouve le besoin d’en changer. C’est d’autant plus vrai que l’écriture à flux tendu n’est pas réellement compatible avec l’étude et j’ai eu besoin en 2019 de faire des lectures qui manquaient dans mon parcours et qui m’ont aidé à y voir plus clair dans les questions que je me posais. Je ne dirais pas que je suis venu à bout de cette démarche de renouvellement de la conception des Communs, mais disons que je pense avoir pu poser quelques repères pour retrouver un sol plus stable (et je n’emploie pas cette métaphore complètement au hasard ;-).

Qu’en sera-t-il pour S.I.Lex l’année prochaine ? Je ne veux pas me lancer dans des promesses ou me mettre à énoncer de bonnes résolutions de saison que je ne pourrai pas tenir ensuite. J’ai néanmoins parfois comparé l’écriture sur un blog à la pratique d’un sport intensif. S’interrompre six mois n’est pas quelque chose d’anodin et la difficulté de la reprise est toujours proportionnelle à la longueur de l’arrêt. Mais ma volonté est bien de reprendre l’an prochain une publication régulière sur ce blog, car je reste persuadé que cette forme d’expression est importante et qu’elle mérite d’être perpétuée. C’est surtout vrai dans ce moment assez sombre que traverse Internet, travaillé par des processus de recentralisation et de plateformisation qui l’amènent aujourd’hui à un point critique (et peut-être de non-retour ?). « To Blog Or Not To Blog ? » n’est donc pas uniquement une question de convenance personnelle, mais aussi une affaire de principe.

D’une certaine manière, le fait qu’un livre tiré de S.I.Lex soit paru en cette fin d’année me donne l’impression d’un cycle qui se ferme, mais aussi l’envie d’en ouvrir un autre. Reprendre l’écriture ici me demandera une grande réorganisation et une sacrée discipline, mais même en 2019, je ne vois rien qui puisse se substituer à ce qu’un blog apporte, à la fois pour l’auteur et pour les lecteurs. Cela nécessitera peut-être que j’apprenne à revenir aux formats des origines et que j’arrive à nouveau à « bloguer léger », ce qui m’a toujours été difficile. Mais un blog ne peut sans doute pas être une revue académique unipersonnelle ou – du moins -, il ne peut pas le rester éternellement. J’espère donc arriver à renouer avec les formes plus courtes que j’arrivais à produire durant les premières années de ce blog, mais dont je me suis sans doute trop écarté par la suite. Less is more, adage profond, qu’il va falloir me répéter comme un mantra en 2020 !

Je voudrais terminer en remerciant sincèrement l’ensemble des contributeu-rices qui ont participé à ce livre publié aux Presses de l’ENSSIB. Pour ceux que je connais déjà, j’espère que l’année 2020 sera l’occasion de nous recroiser et de prolonger nos échanges et nos actions communes. Pour ceux que je ne connais pas encore, j’espère pouvoir vous rencontrer pour échanger de vive voix, car vos contributions m’ont surtout donné envie de discuter avec vous.

A noter que l’ENSSIB organise le 13 janvier prochain une rencontre-débat autour de la publication de l’ouvrage, à laquelle je participerai et qui me donnera le grand plaisir de vous croiser si vous avez un intérêt pour ce projet.