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Gérard Courtois, Le Monde, 13/09/2014 – avec l’aimable autorisation du Monde

mardi 7 octobre 2014 à 11:06

Gérard Courtois, Le Monde, 13/09/2014 – avec l’aimable autorisation du Monde

Crise de régime

A ces jugements solennels, autant que tactiques, il faut ajouter les plaidoyers des avocats d’une VIe République, convaincus que la Ve est obsolète, mais aussi le sentiment insistant qu’un président aussi affaibli, un gouvernement aussi chahuté et une majorité aussi perturbée ne pourront continuer leur chemin jusqu’en 2017 sans accident majeur, et vous obtenez un de ces cocktails dont raffole le pays, entre dépression et défiance, entre fronde et désenchantement.

Cette dramatisation est-elle fondée ? A première vue, nullement. En dépit des fortes turbulences actuelles, le président préside, arbitre, engage la France. Le gouvernement met la dernière main au projet de budget. Le Parlement est réuni en session extraordinaire et travaille. Bref, la France de 2014 n’est pas celle de 1940, lorsque la IIIe République s’effondra sous le choc de la défaite. Pas davantage celle de 1958, lorsque la IVe République, paralysée par le conflit algérien, céda en quelques semaines le pouvoir au général de Gaulle.

C’est précisément pour faire face à de telles crises, existentielles pour le coup, que le fondateur de la Ve République a rebâti de fond en comble les institutions, imposé la prééminence du chef de l’Etat (plus encore après la réforme de 1962 instaurant son élection au suffrage universel), placé le gouvernement sous son autorité et étroitement encadré les pouvoirs du Parlement. A ses yeux, il fallait donner au pouvoir exécutif la durée et la stabilité pour gouverner le pays, à l’abri des soubresauts parlementaires. Et, par-dessus tout, protéger le président, élu de la nation : il est irresponsable devant l’Assemblée nationale et rien ne peut le contraindre à quitter ses fonctions, sauf son choix souverain comme de Gaulle en fit la démonstration en 1969, au lendemain d’un référendum perdu.

De fait, ce bouclier institutionnel a résisté à toutes les crises, et elles n’ont pas manqué : l’épreuve algérienne jusqu’en 1962 ; la tornade de Mai 68 ; la mort du président en exercice, Georges Pompidou, en 1974 ; le divorce brutal du couple exécutif Giscard-Chirac en 1976 ; le défi de l’alternance en 1981 ; le pari des cohabitations en 1986, 1993 et 1997, sans parler des soudaines éruptions de la jeunesse ou des profondes crispations sociales de 1984 sur l’école ou de 1995 sur la protection sociale. Dans tous les cas, la Ve République s’est montrée assez résistante et assez souple pour encaisser les chocs et s’adapter aux circonstances. François Hollande peut donc remercier le général de Gaulle. Les institutions le protègent contre les secousses les plus violentes et les mises en cause les plus virulentes. Elles lui permettent, en principe, d’exercer le mandat que les Français lui ont confié pour cinq ans. A ceux qui en douteraient, il a d’ailleurs répliqué, le 5 septembre : « J’agis et j’agirai jusqu’au bout. »

Pour l’heure, rien ne l’en empêche formellement. La crise gouvernementale provoquée par les critiques intempestives de l’ex-ministre de l’économie, Arnaud Montebourg, contre la politique du gouvernement ? Elle a été réglée en deux jours par le départ et le remplacement de l’intéressé et de deux collègues solidaires. D’autres gouvernements, de gauche comme de droite, ont connu semblable péripétie sans plus de dommage. De même, le départ du gouvernement, en avril, des ministres écologistes a réduit l’assise de la majorité, mais elle n’a pas ébranlé son socle puisque les socialistes et leurs alliés radicaux de gauche disposent encore d’une majorité de 307 députés sur 577.

Reste la fronde engagée depuis plusieurs mois par trente à quarante députés socialistes contre les choix économiques du gouvernement. Sans doute celui-ci a-t-il dû batailler, négocier, voire forcer la main des récalcitrants, mais, au total, tous les textes soumis au Parlement ont été adoptés sans difficulté majeure.

D’ailleurs, comme le rappelle Jean-Claude Casanova, président de la Fondation des sciences politiques, « Raymond Barre a bien gouverné pendant cinq ans, entre 1976 et 1981, sans véritable majorité parlementaire, en butte à une guérilla incessante des gaullistes. Et Michel Rocard a fait de même entre 1988 et 1991, sans majorité absolue à l’Assemblée. » L’on sait que le pouvoir exécutif dispose de sérieux moyens pour faire rentrer dans le rang une majorité rétive : vote bloqué, ordonnances, article 49-3 de la Constitution même si, contrairement à MM. Barre ou Rocard, Manuel Valls ne peut plus faire un usage incessant de cette arme de dissuasion massive depuis la réforme constitutionnelle de 2008, qui en a limité le recours au vote du budget, de la loi de financement de la Sécurité sociale et d’un texte par session.

Jusqu’à présent, quelles que soient les supputations avant le vote de confiance demandé par le premier ministre le 16 septembre à l’Assemblée nationale, rien ne permet donc de penser que les « frondeurs » socialistes sont prêts à pousser l’indiscipline jusqu’à la rupture de la discipline majoritaire : cela supposerait soit qu’ils soient beaucoup plus nombreux à s’abstenir (de l’ordre de 80 au moins), soit, pire encore, qu’ils joignent leurs voix à celles de l’opposition.

Ce scénario catastrophe ne s’est produit qu’une seule fois, contre le premier gouvernement Pompidou en octobre 1962. Nul doute qu’il ouvrirait, aujourd’hui comme hier, une crise politique majeure : le gouvernement serait obligé de démissionner et, même s’il n’y est pas contraint, le président de la République n’aurait guère d’autre solution que de dissoudre l’Assemblée et convoquer des législatives. L’on imagine aisément que la majorité socialiste sortirait laminée d’une telle confrontation électorale. François Hollande n’aurait plus, alors, que deux solutions. Il pourrait, comme Jacques Chirac en 1997 après sa dissolution ratée, tenter de cohabiter avec un premier ministre du camp adverse (d’ailleurs bien incertain, compte tenu de l’état de désorganisation actuelle de l’UMP…). Mais, après le désaveu de sa majorité et l’échec de son camp, le chef de l’Etat serait en position d’extrême faiblesse et il pourrait être conduit à démissionner.

Bref, comme le résume Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po Paris, « pour qu’il y ait crise de régime, il faudrait une rupture entre la majorité parlementaire et le président ». Nous n’en sommes pas là mais attention, prévient-il : « L’affaiblissement du pouvoir exécutif est impressionnant. On assiste, en direct, à un phénomène de déconstruction dont il est difficile d’imaginer ce qui peut en sortir. »« Sauf explosion populaire, estime pour sa part l’historien Jean-Noël Jeanneney, on ne voit pas la solidité des institutions menacée. » Mais il ajoute prudemment : « Pour l’instant, ça tient encore. » La formule résume bien les interrogations du moment : jusqu’à quel point le crédit et l’autorité des principaux acteurs publics peuvent-ils s’affaisser sans ébranler le système politique lui-même ? Jusqu’où la défiance ou l’exaspération du pays peuvent-elles enfler sans provoquer une crispation majeure, imprévisible ?

Professeur à Paris-I Panthéon-Sorbonne, Dominique Rousseau est beaucoup plus tranché. « On invoque toujours le bouclier institutionnel. Mais il risque de ne plus fonctionner, menacé par plusieurs crises – économique, sociale, morale et politique – qui se cumulent et ont creusé une fracture profonde entre gouvernants et gouvernés. La panne de l’ordre institutionnel, la décomposition du système politique sont les symptômes de cette crise générale de l’ordre social. » De fait, la vertu première de la Constitution de 1958 était de donner au pouvoir exécutif les moyens de gouverner efficacement le pays et d’affronter courageusement les défis de l’époque. Or chacun constate l’impuissance du pouvoir face à la crise économique, la plus grave depuis un siècle, qui mine la France.

La croissance a à peine retrouvé son niveau de 2008, avant la crise financière mondiale ; le cancer du chômage de masse ne cesse de progresser ; la dette nationale se creuse dangereusement ; et ni la droite jusqu’en 2012 ni la gauche depuis n’ont été capables de proposer aux Français des remèdes pertinents et convaincants. « Cette impuissance radicale du politique est aussi corrosive que celle de l’Etat face à la guerre, mondiale en 1940, coloniale en 1958 », juge Pascal Perrineau. Et Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques, poursuit la comparaison : « L’événement traumatique pour la Ve République, ce n’est plus la guerre, mais la crise économique et l’ »étrange défaite » qu’elle inflige au pouvoir. »

S’y ajoute une crise morale qui menace, tout autant, le contrat de confiance entre gouvernés et gouvernants. Ainsi, selon des enquêtes constantes, les deux tiers des Français considèrent que « la plupart » des responsables politiques sont « corrompus ». Comment pourrait-il en être autrement, si l’on se rappelle l’incessante litanie des scandales politico-financiers qui, depuis plus de vingt ans, n’ont cessé d’éclabousser droite et gauche ? En dépit de plusieurs lois dites de moralisation de la vie publique, rien n’y fait. En 2013, c’était la terrible affaire Cahuzac, ce ministre du budget qui fraudait le fisc. Aujourd’hui, c’est la lamentable affaire de l’éphémère secrétaire d’Etat Thevenoud, qui évitait de payer impôts et loyers. L’UMP n’est pas en reste, avec le scandale Bygmalion et le financement aussi extravagant qu’illégal de la campagne présidentielle de M. Sarkozy en 2012. De telles malhonnêtetés, une telle irresponsabilité, individuelle ou collective, ne peuvent que saper les valeurs républicaines élémentaires, discréditer l’ensemble de la classe politique – élus et partis politiques – et nourrir la vieille antienne de l’extrême droite « Tous pourris ! ».

Depuis deux ans dans les sondages, depuis six mois dans les urnes, François Hollande paye ces échecs et ces turpitudes au prix fort : impopularité présidentielle sans précédent et déroute des socialistes aux municipales de mars et aux européennes de mai. Sauf de Gaulle en Mai 68, jamais un président de la Ve République ne s’était retrouvé dans une telle position de faiblesse. Parce que le chef de l’Etat est doté de pouvoirs considérables, il est tenu pour responsable de tout, sans être constitutionnellement responsable devant l’Assemblée (c’est le premier ministre qui l’est), ni même devant le peuple durant son mandat, sauf à recourir au référendum comme l’a fait régulièrement le général de Gaulle.

Destiné à le protéger, ce dispositif devient un piège périlleux lorsque le président est affaibli comme aujourd’hui. Pour peu qu’il donne en plus le sentiment aux Français, comme c’est le cas depuis deux ans, de ne pas habiter pleinement la fonction et de ne pas en incarner clairement la gravité, il devient la cible d’un rejet redoutable. Et quand, de surcroît, il voit comme aujourd’hui sa vie privée étalée de façon indécente sur la place publique par son ancienne compagne, ce n’est plus seulement son autorité mais la dignité même de la fonction qui est atteinte : le roi est nu. Comme le note cruellement Laurent Bouvet, « les institutions peuvent protéger la fonction présidentielle, mais pas un homme qui l’exerce sans en avoir les qualités ».

On le voit, les institutions elles-mêmes ont leur part dans l’impasse actuelle. Pour Marie-Anne Cohendet, professeur de droit constitutionnel à Paris-I Panthéon-Sorbonne et partisane d’une VIe République, « ce qui est en crise, aujourd’hui, c’est la pratique présidentialiste à l’oeuvre depuis 1958, fondée sur la soumission du Parlement et qui rompt l’équilibre nécessaire entre pouvoir, légitimité et responsabilité ». A ses yeux, rien n’interdit de sortir de cette « crise d’adolescence » de la Ve République, en revenant à la lettre même de la Constitution : un président élu au suffrage universel, mais un gouvernement qui, effectivement, « détermine et conduit la politique de la nation ». Et elle note que cela n’a pas mal fonctionné durant les périodes de cohabitation et que c’est la norme dans la moitié des vingt-huit pays de l’Union européenne.

Dominique Rousseau confirme : « Il n’y a pas d’incompatibilité entre un président élu et un système parlementaire, dès lors que le président ne gouverne pas. En revanche, il y a incompatibilité si le président gouverne ; c’est cette contradiction qu’il faut aujourd’hui dépasser. » Et il ajoute : « La Ve République était la solution en 1958. Elle est aujourd’hui devenue un problème. » Avant de jouer à se faire peur ou à faire peur en invoquant une crise de régime, les principaux responsables politiques seraient donc bien inspirés de réfléchir et débattre, sans tabou, des défauts de fabrication d’un régime en crise. Avant que la situation actuelle n’empire et ne bascule, pour le coup, dans une crise de régime.

 

« Droit constitutionnel » de Marie-Anne Cohendet(LGDJ, 2013).

« Les Grandes Crises politiques françaises 1958-2014 » « Le Monde », sous la direction de Gérard Courtois (Perrin, 1 064 p., 14,90 €).

« Le Choix de Marianne » de Pascal Perrineau (Fayard, 2012). professeur à Sciences Po Paris