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J-25

samedi 8 juin 2013 à 11:42

Faire la grasse matinée ou se lever au chant du coq ? Cruel dilemme quand il ne reste que vingt-cinq jours à vivre. 
 
J’aime dormir. J’aime mon lit. J’aime paresser. Mais ce serait vraiment dommage de consacrer mes derniers jours à ce hobby bien peu gratifiant.
 
Samedi, le week-end ! Pour moi, cela ne change rien si ce n’est que nous recevons la famille. Enfin, si, il y a un changement : les institutions, les banques, les assurances sont fermées. Du coup, je ne peux plus me réfugier dans l’administratif.
 
Organiser mon décès n’a-t-il pas été une fuite ? Une manière d’oublier, à travers l’action, l’inéluctabilité de mon sort ? J’avais décidé de consacrer la première de mes dernières journées à l’administratif. Je réalise que, sur une semaine, il ne s’est pas écoulé une journée sans que je plonge dans les paperasses ou les coups de téléphone.
 
En attendant que mes enfants et mes frères arrivent, mon épouse s’affaire. Prétendant être occupé, j’erre sur Facebook.
 
Facebook, l’outil de procrastination ultime. Avachi, le regard vitreux, je vois défiler une suite de photos de bonheurs : vacances au soleil, nouveaux nés, mariages, fêtes extraordinaires. Je sais qu’il ne s’agit que d’un extrait, un fragment solitaire.  La majorité de mes amis trime 360 jours par an dans la grisaille pour s’offrir 5 jours qui « feront bien sur Facebook ». Pourtant, je n’arrive pas à ne pas les envier. Surtout ceux que je connais à peine et dont Facebook estime qu’ils sont mes meilleurs amis, ceux dont je dois tout savoir, jusqu’aux plus infimes atomes de vie.
 
Il s’est écoulé quarante minutes que je n’ai pas vues, pas vécues. Quarante de mes dernières précieuses minutes dont je n’ai rien retiré si ce n’est de l’aigreur et de l’ennui.
 
Qu’est-ce que je fous sur Facebook ? 
 
Un coup d’œil à mon email : il déborde. Pas mal de collègues qui, sous prétexte de me souhaiter un bon rétablissement, cherchent en fait à soutirer une information qui fera d’eux les rois de la machine à café. Des pubs déguisées en lettres d’information. Plein de notifications Twitter. Ça m’ennuie Twitter. Au début, mon fils m’a demandé qui je voulais suivre. C’est obligatoire de suivre des gens quand on crée un compte. Des grands quotidiens et leurs journalistes m’ont été automatiquement suggérés, j’ai trouvé ça rigolo, moi qui suis un aficionado de l’actualité. 
 
Du moins je l’étais. Les nouvelles ne sont-elles pas essentiellement un bruit de fond pour occuper la vacuité de nos existences ? Nous regardons la météo afin d’avoir un sujet de conversation. Nous plaignons, par politesse plutôt que par respect, ceux qui se font tuer en agitant un drapeau. Mais nous ne leur accordons pas la moindre pensée réelle.
 
Si l’actualité est du bruit, Twitter est un bourdonnement. Pour la première fois, je viens de prendre la peine de regarder ce que disent ceux qui répondent à mes tweets. Des gens dont je n’ai jamais entendu parler me suivent et exigent avec véhémence que je prouve la véracité de mon existence. Comme si cela avait la moindre importance. Comme si la vérité leur était due, que j’étais leur débiteur. Comme si les lettres allaient s’agencer dans un nouveau et terrible message suivant que j’existe ou non. Et eux, sont-ils tellement sûrs de leur propre existence ? Ah, si seulement je pouvais ne pas exister ! Être un dieu: immortel et inexistant. 
 
D’autres pleurent mon sort sans me connaître. Sont-ils aussi attentifs à leurs amis, à leurs parents qui vivent peut-être des situations difficiles mais ne sont pas sur Twitter ? Enfin, il y ceux qui n’ont que faire de mon identité. Ils ne me jugent pas car il n’en ont pas besoin. Ils apprennent et grandissent. Ils ont arrêté de faire la guerre avec le monde pour faire la paix avec eux-mêmes.
 
Heureusement, mon anonymat préserve ma boîte mail de toutes sortes d’offres de charlatans, de superstitieuses invitations à me convertir. Mais en quoi le mail est-il préférable ? J’ai toujours mis un point d’honneur à répondre à chaque email, à le classer consciencieusement dans le répertoire approprié. À vingt-cinq jours de la mort, quel intérêt ? Et que penser de ces mails qui arriveront encore pendant des semaines après mon décès, notamment pour me proposer d’améliorer ma fonction érectile ? Je serai mort mais je banderai encore ! 
 
J’arrête le mail, j’arrête Twitter, j’arrête Facebook. Mais en quoi le fait de penser vivre dix mille jours rendait-il la tâche plus intéressante ? Quel était mon objectif en triant mes mails toutes ces années ? N’était-ce qu’un réflexe ? Une manière de tromper l’ennui ?
 
Un cri en provenance du jardin m’informe que je dois allumer les charbons. Il est temps de lâcher ce clavier et de passer aux choses sérieuses. De toutes façons, je ne fait que râler aujourd’hui. Bon barbecue à tous !
 
À demain…