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Voyage dans les tréfonds de Steam

lundi 5 juin 2017 à 12:00

Parfois les coïncidences vous amènent à faire des choses imprévues. Moi, j’avais besoin de cartes à échanger Steam. Alors je me suis inscrit à des giveaways Steam (des cadeaux de jeux en masse) et j’en ai gagné plein. Et ça m’a permis de faire des découvertes pour le moins intéressantes.

Jusqu’à aujourd’hui, jamais l’idée de tester les jeux qu’on m’avait donnés ne m’était venue à l’idée, et pour cause : c’était principalement des petits jeux, très mal notés sur le magasin Steam et qui donnaient pas trop envie. Mais tout à l’heure, j’avais dix minutes à tuer, alors je me suis demandé ce que je pourrais faire. La réponse est arrivée immédiatement : tester ces jeux.

Du coup, j’en ai pris un au hasard. Wyatt Derp. Un jeu créé par le studio Digital Homicide. Alors déjà c’est intéressant parce que, si vous ne connaissez pas Digital Homicide, ils sont notamment célèbres pour avoir poursuivi en justice des gens qui leur avaient mis des mauvaises évaluations sur Steam, et aussi un blogueur qui teste des jeux. Des gens qui sont donc bien sympa.

Alors qu’est ce que c’est que Wyatt Derp ? Dans Wyatt Derp, vous incarnez un sheriff qui doit défendre sa ville contre des… Méchants. Et des squelettes aussi des fois. Ça pourrait être rigolo, sauf que ne pouvez que vous déplacer sur les côtés et que vous ne pouvez pas avancer. Il y a une musique – une boucle de vingt secondes – les sons semblent sortis tout droit de… Bah je sais même pas. Les modèles sont moches, les animations pas adaptées, les effets d’un rare ridicule.

Petit détail en passant, j’ai la “chance” de posséder Wyatt Derp et Wyatt Derp 2: Peace Keeper (la suite tant attendue). Assez bizarrement, ils ont réussi à sortir les deux jeux le même jour… Je me demande comment c’est possible (après tout, ils n’ont rien à voir).

Non, vous ne rêvez pas : c’est bien le même jeu en vue du dessus. (Je mens : la musique aussi a changé. Mais c’est toujours nul.)

Mais je me suis dit “bon, j’ai pas eu de chance, on va tenter autre chose !” J’étais naïf. Encore au hasard, j’ai testé Devil’s Share, toujours du même studio.

C’est pas beaucoup mieux. C’est toujours aussi moche, les modèles n’ont aucune cohérence (sûrement des trucs gratuits trouvés à droite à gauche), on a aucune indication sur ce qu’on doit faire, c’est mal fait, y’a rien de bon. Rien. Je vous avais fait une petite vidéo, mais malheureusement j’ai eu un problème de micro et il était hors de question de jouer une minute de plus à ce jeu.

Mais je me disais encore que sur les trente-deux jeux que j’avais reçus (je précise qu’ils sont tous sortis à moins de deux ans d’intervalle, et je rappelle que le développeur bosse tout seul : ça en dit long sur la qualité), y’en avait forcément un de bon. Alors j’en ai pris un autre au hasard : Why so Evil. Et la je dois dire que je suis toujours plus époustouflé.

Dans Why so Evil, le but est simple. Vous avez un cube, et vous devez lui faire toucher un autre cube. Le tout en évitant des cubes rouges et des trucs qui veulent vous faire tomber d’une plate-forme sur laquelle vous vous déplacez. Alors oui, on remarque tout de suite que personne ne devrait accepter de payer pour jouer à ça, mais surtout ce qu’on remarque c’est que… J’aurais pu faire la même chose en deux heures. Et c’est même pas une figure de style.

Non, vous n’avez pas vomi sur votre écran, c’est juste Why so Evil.

J’aurais vraiment pu faire la même chose en deux heures puisqu’on reconnaît très rapidement l’un des tutoriels de base de Unity : Roll a ball. Le but de ce tutoriel niveau débutant est de se familiariser avec les différents concepts et primitives du moteur de jeu. A la fin, vous avez une boule capable de se déplacer sur un plan dans le but d’attraper des petits cubes verts. Et c’est tout. Ça tombe bien, c’est à peu près l’intégralité de Why so evil. D’ailleurs petite digression : on se demande pourquoi le jeu s’appelle comme ça, hein, à part que dans le menu y’a du feu (du feu moche, je précise) bah… Ça a aucun rapport. Ils auraient très bien pu appeler leur jeu Pigeon Simulator 2017 ou même Nazi Simulator 2017 redux que ça aurait eu autant de sens.

De même, on a eu le droit à un deuxième Why so Evil qui s’appelle Why so Evil: Dystopia, et dont le but est de déplacer son cube à travers une map tout en changeant de couleur au bon moment pour passer d’une plate-forme à une autre. Un peu comme Color Switch (sur smartphone) sauf que Color Switch c’est assez beau à regarder. Là, c’est juste un jeu moche fait sur Unity.

Le problème de tout ça, mise à part que omg des gens ont vraiment payé pour jouer à ces jeux c’est qu’ils nuisent au jeu vidéo indépendant.

Je pense qu’on est tous d’accord pour dire que – notamment Why so evil – est simplement un énorme fuck envers le client. “Tu veux payer pour te divertir ? Bah tant pis pour toi, va niquer ta mère.” (heureusement que les remboursements Steam existent). Ils n’ont ete conçus que dans le but de gagner de l’argent, peut être peu, mais en quantité, et tout ça avec la connivence non intentionnelle du joueur.

Mais Kowal, comment on fait pour gagner de l’argent en faisant de la merde comme ça ? Surtout si tout le monde se fait rembourser !

Ah. C’est beau la naïveté. C’est là qu’il faut se pencher un peu plus sur la façon de fonctionner du marché de la communauté Steam. Que se passe t-il lorsque vous achetez une carte à échanger ?

Là est l’entourloupe. Bien évidemment, personne va acheter son jeu de merde. Bien évidemment, personne ne va y jouer. Mais s’il propose de le donner gratuitement ? Les gens seront contents, ils auront des jeux gratuits, des cartes à échanger gratuites, et le développeur, lui, pourra continuer de se faire de l’argent sur le dos de Steam d’une part (bon, je pense que niveau comptable ils sont pas à plaindre) mais également sur le dos de la plupart des utilisateurs qui voudront compléter leur collection de cartes. Et là vous pourriez dire

Oui, mais quand même, vendre des cartes ça rapport pas tant que ça !

Think again. En en vendant 100 par jour (un exemple ici) à trois centimes (donc un centime pour le développeur, puisqu’il est hors de question que Steam et le développeur ne gagnent rien) pour chaque carte, bah ça fait déjà un euro par carte, soit une dizaine d’euros si on a dix cartes par jeu (Why so Evil en a huit), soit cent euros par mois. Multipliez ça par le nombre de jeu que vous avez publiés… Même si vous n’en avez qu’un ou deux, ça fait quand même deux cent euros par moi. Deux cents euros par moi, sans rien faire. Vous imaginez que moi je pourrais gagner deux cent euros par mois pour avoir reproduit et légèrement amélioré un tutoriel pour Unity (ce qui prend une bonne journée à tout casser, pour faire différents niveaux) ?
Maintenant imaginez la même chose, sauf que vous n’êtes pas les développeurs de Why so Evil, mais Robert et James Romine (de chez Digital Homicide) et que vous avez développé 21 JEUX. Ça fait une sacrée paye pour ne rien foutre de la journée. Mieux. Je crois que vous comprendrez rapidement pourquoi Steam a voulu couper tous liens avec eux – et encore plus après leur procès envers les joueurs mécontents – et a retiré leurs cartes à échanger du marché de la communauté.

Notez que la plupart des cartes à échanger des jeux Digital Homicide sont composées de Stock Photos et d’images trouvées au hasard sur Internet. On va pas s’emmerder à designer des trucs nous-mêmes, quand même, si ?

Attention, je dis pas que c’est pas normal. Si les gens sont cons et qu’ils achètent et les paient en même temps, c’est leur problème pas le mien. Là où ça me dérange plus, c’est à quoi ce genre de comportements amène.

Je sais pas ce que je déteste le plus : leurs pratiques ou leur logo.

Il faut savoir que le “marché du jeu-vidéo gratuit”, avec ses nombreux giveaways et ses clés-CD par milliers, est assez bien établi et, en fait, presque mafieux. On en connaît quelques uns qui reviennent souvent : Loot Toot, Grab the Games, et REX Network (je sais pas si je déteste le plus leurs pratiques ou leur logo…). Pourquoi presque mafieux ? On sait notamment que certains des administrateurs de REX Network on menacé des développeurs de jeux indépendants (je parle pas de studios comme Mojang ou Klei Entertainement, mais de vrais petits développeurs). Le marché est simple : vous acceptez de faire un giveaway, et en échange… bah en échange on ne vous bombarde pas d’avis négatifs. Dans les deux cas, le développeur est coincé : d’un côté il risque de faire baisser ses ventes à zéro (un petit jeu c’est difficile à vendre, un petit jeu avec des avis négatifs, c’est invendable), de l’autre il va tout simplement perdre des centaines d’euros en distribuant ses jeux gratuitement. Qu’est ce que REX Network y gagne ? Déjà, de la notoriété, et une communauté énorme. En outre, ils peuvent faire payer – ou “sponsoriser” d’autres développeurs de jeux. Par exemple, en ajoutant comme condition d’obtention d’une clé-CD de voter pour un jeu sur Greenlight (service qu’ils peuvent faire payer à un développeur qui peine à se faire remarquer) ils se font éventuellement de l’argent, et dans tous les cas grandissent leur empire.

Notez la “popularité” du groupe.

Mais on pourrait presque dire que tout ça, on s’en fout. Ce serait inacceptable, mais finalement on a bien fait avec jusqu’à présent. Le vrai problème se trouve ailleurs.

Depuis mi-2012, tout développeur indépendant – de jeu-vidéo ou de logiciels – pouvait ajouter ses créations à Greenlight. En gros, c’était une sorte de liste de jeux qui pourraient éventuellement sortir sur Steam. Pour ça, il suffisait qu’assez de gens votent pour. Ça permettait aux petits développeurs de passer outre l’absence d’éditeurs, et à n’importe qui – en théorie – de devenir développeur professionnel (donc de gagner sa vie en faisant des jeux). Plus maintenant. Suite à de nombreux abus – notamment des faux votes enregistrés à cause des groupes précédemment cités – Steam a décidé d’arrêter Greenlight, en le remplaçant par Steam Direct. C’est la même chose, sauf qu’il faut payer 100$ pour être dessus. Par exemple, si moi je faisais un jeu vidéo, je ne pourrais désormais plus accéder à la plateforme de Steam pour le vendre, parce que j’aurais pas les moyens de placer 100$ là-dedans. C’est une énorme régression pour le jeu-vidéo indépendant. Là où Steam se présentait comme son sauveur et son ambassadeur, cette nouvelle barrière anti-fraude se présente avant tout comme un filtre à relativement grosses productions. Exit les petits jeux comme Thomas Was Alone, comme 140, ou comme tant d’autres petits jeux qui ont pourtant une grande place dans mon coeur. Et pour autant ça ne va pas forcément empêcher les forceurs de forcer.

Les gens responsables de tout ça, qu’ils soient développeurs, “lobbyistes”, ou mêmes joueurs, ne se rendent sans doute pas compte de leur influence dans ce qui s’est passé. Et c’est bien triste. Bien triste de se rendre compte que ceux qui devrait aider le jeu-vidéo, et même l’aimer plus que n’importe qui, ne sont au fond qu’attirés par la soif du profit. Je ne dis pas qu’il ne faut pas espérer faire du bénéfice quand on fait un jeu – je ne suis pas inconscient, et surtout pas aveugle : développer un jeu prend du temps et de la passion – simplement que ce serait bien de ne pas être un connard.

Je rajoute une petite note : il faut savoir que le site de Digital Homicide est devenu LootTootGames.com, que les développeurs de Why So Evil sont tout simplement hébergés chez GrabTheGames et que REX Network a pas mal de liens avec beaucoup de jeux (que je ne trouve plus). Il n’y a même pas à chercher pour trouver la complicité extrême entre développeurs et lobbyistes.