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Jean-Luc Mélenchon, YouTube et la police privée des plateformes

samedi 14 janvier 2017 à 21:43

Jean-Luc Mélenchon a longtemps tenu un des blogs les plus lus en France et pour cette campagne présidentielle, il a choisi d’investir YouTube en publiant des vidéos sur une chaîne « Place au peuple », qui rencontre un succès croissant. Accusant régulièrement les médias de ne pas lui accorder une place suffisante, Mélenchon a trouvé là un canal de diffusion puissant, lui permettant de toucher le public plus directement. Mais la plateforme possédée par Google a aussi ses désavantages, comme le montre la dernière vidéo postée hier par le candidat.

 Dans les premières minutes, Jean-Luc Mélenchon explique en effet que sa chaîne a failli disparaître, suite à des plaintes qui auraient été adressées à la plateforme par la radio France Inter pour violation du droit d’auteur. La chaîne de Jean-Luc Mélenchon comporte en effet une playlist « Émissions et passages médias » où sont repris des extraits d’interviews du candidat. On y trouve de nombreux passages d’émissions de radio et de télévision (dont France Inter, effectivement).

Mélenchon explique avoir reçu deux avertissements pour reprise de contenus produits par France Inter, sachant que sur YouTube, trois avertissements entraînent la fermeture de la chaîne. Il affirme que France Inter aurait intentionnellement cherché à provoquer cette sanction en « téléphonant directement à YouTube », alors qu’en général, un accord amiable est trouvé avec les titulaires de droits pour la reprise d’enregistrements. Mais sur Twitter, le journaliste Olivier Benis a posté une longue suite de messages dans lesquels il conteste ces accusations, au motif que ce serait le système automatique de filtrage de YouTube, Content ID, qui aurait effectué ces signalements, sans intervention directe de France Inter. Il accuse en substance Mélenchon d’instrumentaliser cet événement pour faire du buzz, se placer en position de victime et faire passer la radio pour un censeur.

Que doit-on en penser ? Il est difficile de le dire, car la gestion des réclamations sur Youtube est profondément opaque, comme j’ai souvent eu l’occasion de l’écrire sur ce blog. Il existe deux façons pour des contenus d’être signalés et retirés pour violation du droit d’auteur : soit les ayants droit font eux-mêmes manuellement une réclamation en utilisant la procédure de signalement mise en place par YouTube, soit c’est le robot Content ID qui repère automatiquement la correspondance entre une vidéo et une base d’empreintes fournies par les titulaires de droits.

On trouve plusieurs versions contradictoires de l’arrière-plan de cette histoire. 20 minutes et VSD ont consacré des articles à l’affaire et selon les versions, il est question à l’origine soit d’un signalement manuel de France Inter, soit d’un signalement automatique infligé par le « Robocopyright » de Youtube (voir ce post qui fait la synthèse). Mais visiblement, il y a eu ensuite des négociations entre l’équipe de campagne de Mélenchon et la radio, qui ont permis d’aboutir à un compromis, comme on peut le lire dans l’article de 20 minutes :

  • France Inter a-t-elle menacé, sans échanger un mot avec son équipe, l’avenir de Mélenchon sur YouTube ? Non

Au regard des échanges par SMS et par mails auxquels 20 Minutes a eu accès, ce n’est pas le cas. Le 7 janvier, constatant que les deux vidéos ont été supprimées à la demande de la radio, un membre de l’équipe de Mélenchon envoie un mail pour tenter de négocier : « Je vous propose deux solutions, en fonction des objectifs que voulez atteindre », peut-on lire. Or, contrairement à ce qu’a affirmé l’entourage de Mélenchon et Mélenchon lui-même, la radio a précisé dès le 11 décembre par texto la marche à suivre en matière d’utilisation de leur contenu.

La conversation se poursuit, une solution est finalement adoptée : France Inter autorise Mélenchon à diffuser son contenu (à condition de mentionner la source et de renvoyer vers le site) et accepte de lever ses réclamations auprès de YouTube. « Des conditions parfaites », conclu le militant chargé du numérique auprès du député européen.

Même si l’histoire a pour origine un signalement automatique, et non une intervention volontaire de France Inter, cela ne signifie pas pour autant que ce qui s’est passé n’est pas grave et ne se rapproche pas d’une forme de censure. Jean-Luc Mélenchon vient juste de faire connaissance avec la « police privée » du droit d’auteur qui sévit sur une plateforme comme YouTube et que des milliers de créateurs de contenus subissent chaque jour.

En juillet dernier, le vidéaste Mister JDay m’avait invité à participer à une vidéo dans laquelle il explique le fonctionnement de Content ID et montre parfaitement les abus de ce système automatisé d’application du droit d’auteur, notamment l’asymétrie flagrante entre les utilisateurs de la plateforme et les ayants droit. Il est possible de contester une réclamation automatique infligée par le robot, mais au final, ce sont les ayants droit qui gardent la faculté de maintenir ou de retirer leur plainte. Or dans de nombreuses hypothèses, la réutilisation de contenus peut être légitime, notamment pour la réalisation de parodies ou pour la citation d’extraits à des fins d’illustration ou de commentaire. Des milliers de créateurs subissent chaque jour cette forme de « privatisation » de la police et de la justice, qui établit un régime de censure larvée sur YouTube.

Ce qui arrive à Jean-Luc Mélenchon n’est donc sans doute pas la conséquence d’une persécution exercée par les médias, mais plutôt la conséquence d’une dérive très banale, reflétant le triste état de la liberté de création et d’expression sur les grandes plateformes centralisées. Mélenchon explique cependant que sa chaîne ne sera pas supprimée, parce que son équipe est en contact direct avec YouTube et qu’ils sont parvenus à faire en sorte que les signalements n’aboutissent pas à la suppression de la chaîne.

Cette issue peut paraître raisonnable, mais en réalité elle n’est pas particulièrement réjouissante et on peut difficilement y voir une victoire pour la liberté d’expression face à la censure.  En effet, si Mélenchon a pu obtenir le maintien de sa chaîne, c’est en raison de sa notoriété et parce que YouTube (et France Inter…) auraient eu beaucoup à perdre en termes d’image si la procédure avait été poussée à son terme. Mais pour les internautes qui ne sont pas dans une telle position de force, ces largesses n’existent pas et ce sont de très nombreuses vidéos qui disparaissent chaque jour silencieusement, sans que les créateurs ne puissent rien faire, y compris quand ils sont dans leur bon droit. Cette affaire jette au final une lumière crue sur le régime de justice privée mis en oeuvre par YouTube, qui s’arroge le droit de gracier discrétionnairement les uns et de punir les autres.

France Inter n’est cependant pas innocente dans cette affaire et je n’écris pas ce billet pour prendre leur défense. En effet, ce n’est pas YouTube qui décide d’infliger des sanctions automatisées de son propre chef, il ne fait que répercuter les paramétrages indiqués par les ayants droits sur Content ID. En cas de repérage d’une correspondance, chaque titulaire peut en effet choisir entre 3 options : faire retirer la vidéo par le robot et infliger une sanction ; laisser la vidéo en ligne, mais lui appliquer une monétisation publicitaire ou s’approprier celle mise en place par l’utilisateur ; ne rien faire et laisser passer le contenu. Car derrière chaque algorithme, il faut avoir conscience qu’il y a toujours la décision d’une personne …

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Les médias en France sont d’ailleurs particulièrement restrictifs en matière de reprise d’extraits de leurs émissions. Mister JDay avait fait une autre vidéo en juillet 2015 pour montrer que les chaînes de télé, publiques ou privées, infligent des sanctions quasi systématiquement contre les créateurs sur YouTube qui veulent reprendre des images, même à des fins de critique et d’analyse. Par contre, les télés ne se gênent pas généralement de leur côté pour reprendre des extraits de vidéos de YouTubeurs, le plus souvent sans leur demander leur autorisation.

La mésaventure arrivée à Jean-Luc Mélenchon n’est qu’une illustration d’un problème beaucoup plus général de collusion entre les ayants droits et des plateformes centralisées comme YouTube, avec de lourdes répercussions sur l’exercice de la liberté d’expression et de création. Je vais prendre un autre exemple pour mieux le faire comprendre : le Youtubeur Mozinor, suivi par plus de 100 000 abonnés, est réputé pour les parodies et les détournements qu’il réalise à partir de contenus protégés. Mais il a régulièrement affaire au Robocopyright de YouTube qu’il ne craint pas de défier en le tournant en ridicule.

Il y a quelques jours, Mozinor a reposté une ancienne vidéo intitulée « Titanic Park », dans laquelle il détourne de manière hilarante des passages du film Titanic de James Cameron. La première fois qu’il a publié cette vidéo, c’était en 2007 et cela lui avait valu de voir sa chaîne supprimée suite à une plainte des ayants droit. Dix ans plus tard, il a décidé de tenter à nouveau sa chance, en espérant que sa vidéo passerait. Or hélas, le robot s’est montré une nouvelle fois sans pitié et la vidéo a été supprimée. Impossible de la lire et elle porte la mention : « This vidéo contains content from FOX, who has blocked it in your country on copyright grounds ».

On peut heureusement encore voir cette vidéo sur DailyMotion – plateforme où un robot sévit également, mais de manière plus relâchée, ce qui en fait un refuge pour beaucoup de vidéastes. Prenez le temps de la visionner et vous verrez que ce montage constitue à l’évidence une parodie, ce qui signifie que sa réalisation était parfaitement légale en vertu d’une exception au droit d’auteur figurant dans la loi française. On aboutit donc à une situation proprement ubuesque, mais ô combien symptomatique : Jean-Luc Mélenchon ne subira pas de sanction, alors que la reprise des extraits sur sa chaîne constituait bien une infraction au droit d’auteur, tandis que Mozinor, qui était dans son bon droit, va endurer à nouveau un retrait injuste, avec sans doute des conséquences négatives pour sa chaîne.

Comment sortir d’une telle situation d’injustice ? De plus en plus de vidéastes sur YouTube revendiquent que la loi soit modifiée pour reconnaître incontestablement un droit à la citation audiovisuelle, aussi fermement pour les images que ce qui existe pour l’écrit. Par ailleurs, cela fait des années qu’une association comme la Quadrature du Net dénonce la transformation des plateformes en agents de police privée, qui au nom de la protection du droit d’auteur, obtiennent des pouvoirs de censure démesurés, prenant le pas sur les juges et la loi.

Il se trouve que ces derniers jours, La France Insoumise, le mouvement qui soutient la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle a publié un livret intitulé « Pour de nouveaux droits et libertés numériques » synthétisant leurs propositions en la matière. On y trouve beaucoup de mesures progressistes intéressantes, comme la priorité pour le logiciel libre, la défense de la neutralité du net, la reconnaissance du domaine public, et jusqu’à la suppression de la Hadopi et la légalisation du partage non-marchand. Une section dénonce aussi l’emprise des grandes plateformes sur Internet et insiste sur l’importance de renforcer les droits des utilisateurs. Ce que nous apprend toute cette histoire, c’est que cela passe aussi par la reconnaissance du droit à la citation audiovisuelle et à la parodie, indispensables pour la liberté d’expression et de création, avec des mesures fortes pour faire cesser les abus des systèmes de filtrage automatisés.

Il est urgent de prendre conscience de ces problèmes, car la situation pourrait encore se dégrader, notamment à cause de la réforme en cours du droit d’auteur au niveau de l’Union européenne. Le projet de nouvelle directive élaboré par la Commission européenne contient en effet une disposition qui imposerait de manière générale aux plateformes de mettre en place des systèmes de filtrage automatisés, à l’image de celui qui sévit sur YouTube. Il existe aujourd’hui encore quelques espaces qui ne sont pas soumis à l’emprise des robocopyrights (Twitter, Flickr, GitHub, Wikipédia, etc.). Mais si cette directive passe en l’état, il n’y aura plus moyen d’y échapper. Un groupe d’eurodéputés, parmi lesquels la représentante  du parti Pirate Julia Reda, a lancé cette semaine une campagne pour inciter les citoyens à écrire aux députés pour faire barrage à cette mesure. La Quadrature du Net soutient cette initiative et il est important de se manifester maintenant pour espérer bloquer cette nouvelle dérive répressive.

A défaut, on voit bien quelles seraient les conséquences : une liberté d’expression et de création réservée à ceux qui auraient le moyen d’en obtenir le privilège auprès des plateformes et des ayants droit, tandis que la masse des créateurs seraient soumis à l’arbitraire du filtrage automatisé. La censure a changé de visage en ce début de 21ème siècle : elle n’est plus uniquement le fait de médias qui chercheraient à museler des hommes politiques. Elle s’exerce sourdement à grands coups d’algorithmes et elle vise à ce que le plus grand nombre n’accède pas à l’exercice concret de la liberté d’expression, alors que c’était une des promesses originelles d’internet.

PS : je ne résiste pas à la tentation de terminer en postant ci-dessous ce remix d’un discours de Jean-Luc Mélenchon passé avec brio à l’auto-tune sur la chaîne YouTube Khaled Freak. Il semblerait qu’il ait échappé aux réclamations des ayants droit et à la surveillance du Robocopyright (mais pour combien de temps ?).

PPS : Le vidéaste Dany Caligula rebondit sur cette affaire pour interpeller le candidat Mélenchon sur les questions de censure sur les plateformes et la réforme du droit d’auteur. Il l’invite notamment à rencontrer des YouTubeurs pour évoquer avec eux ces questions et intégrer des propositions à son programme.


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