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Jamendo, les creative commons et l’hypocrisie de la « culture libre »

jeudi 14 juillet 2011 à 00:05

Ceci est (encore !) un journal/troll publié sur linuxfr :

J’avais promis de râl^Wparler de Jamendo et de culture libre sous peu : promesse tenue.

Bon, qui je dégomme en premier ? Jamendo ?

Allez, va pour Jamendo.

En ces temps sombres de la piraterie, à l’heure où le Roi de France mandate corsaires et mercenaires pour teindre les mers de rouge, il est de bon goût, compagnons pirates, amis moules et autres bestioles aquatiques tapies dans les profondeurs de DLFP, de ne voguer qu’en dehors des eaux connues des cartographes du Royaume, de ne plus faire usage que de submersibles afin d’exercer en eaux sombres, ou de nous élever vers les voies encore trop peu explorées d’un certain eldorado céleste, qui paraît-il, nous rendrait libres comme l’air…

Écartons pour une fois les deux premières options et concentrons-nous sur la troisième.

Jamendo : le business avant le partage

La plateforme numéro 1 pour la musique libre et user-friendly est, paraît-il, Jamendo. La seconde se nommerait Dogmazic. J’avais autrefois l’habitude de découvrir des artistes soit par le piratage (en piochant des trucs au pif sur les réseaux P2P ou H2H), soit par YouTube, dont il faut avouer que des fonctionnalités telles que la recherche de vidéos similaires ou la présence de vignettes qui accrochent plus ou moins l’œil du visiteur sont assez pratiques pour découvrir rapidement des artistes. Idem pour Wikipedia et ses liens vers des pages similaires ou en relation.

Les artistes « libres » étant pour la plupart peu connus, une telle user-friendliness est essentielle pour qui veut découvrir rapidement et facilement de la musique libre qui lui plaît.

Dogmazic me paraissant trop limité (tant en terme d’user-friendliness que de catalogue), je me suis tourné vers Jamendo (comme pour les logiciels, j’ai tendance à commencer par le plus user-friendly pour aller peu à peu vers le plus libre). Le site est très bon, on peut y écouter la musique en streaming, voir les commentaires des utilisateurs classés suivant leurs langues, chercher des musiques en fonction de leurs tags, du pays d’origine des artistes…

Cependant Jamendo a de gros défauts. Cette plateforme est très critiquée par les libristes pour son utilisation d’APIs Facebook, sa mise en avant du terme « musique libre de droits » au lieu de « musique de libre diffusion » ou sa candidature au label PUR.

Tout ceci ne me dérange pas : j’exécute le javascript que je veux dans mon navigateur (merci Adblock et Noscript), et, comme pour Framasoft, je n’ai rien contre ceux qui utilisent Facebook ou Twitter pour toucher le plus grand nombre. « Musique libre de droits » est dommage, mais après tout j’attache bien plus d’importance aux faits qu’aux mots : vais-je bouder mon Thinkpad parce que Lenovo prétend que Windows = Life Without Walls™ ? Quant au label PUR, si Jamendo peut piquer un peu d’argent à l’HADOPI, et accessoirement donner quelques cheveux blancs aux lobbies qui sont derrière, ça fera toujours ça de gagné.

(Note : je viens de remarquer dans les CGU que dans le site Jamendo, tout ce qui n’est pas publié par les artistes (design, logo, etc…) est complètement proprio)

En revanche, deux choses chez Jamendo sont alarmantes :

Ce n’est pas tellement étonnant que Jamendo ne réagisse pas quand on lui signale ce problème : la plateforme serait en pourparlers avec la SACEM, et tiendrait à faire bonne figure. Or, pour la SACEM, un tel comportement est très bénéfique : soit les deux acteurs arrivent à s’entendre, et dans ce cas la SACEM sera très contente que Jamendo ait commencé à promouvoir certains de ses artistes avant d’avoir eu l’autorisation officielle de le faire, soit les négociations se terminent mal, et dans ce cas la SACEM sera très contente de pouvoir attaquer certains tipiaks qui s’ignorent…

Cependant : On me signale dans l’oreillette que tout n’est pas perdu : sur le site web, le fichier streamé dans le lecteur en javascript est un fichier ogg ! Logique, puisque Jamendo n’a je suppose pas le droit d’insérer un lecteur mp3 dans ses pages web.
Il est donc possible de récupérer le fichier ogg grâce à un addon comme FlashGot (je n’ai pas trouvé comment faire en fouillant dans le code source). Mais peut-on considérer que le fichier est lisible si on doit recourir à un « hack » pour le télécharger ? D’une manière générale, quand on doit fouiller dans des bouts de code javascript (ou même HTML/CSS) imbriqués les uns dans les autres pour récupérer un contenu, s’agit-il là d’un format fermé ? Ou bien est-ce la faute du navigateur, qui devrait faire ça tout seul, sans qu’on ait besoin d’un addon ?

Ah, on me signale à nouveau dans l’oreillette que le fichier ogg streamé est en qualité 112 kbps (q3). De plus, il arrive que le player javascript ne fonctionne pas sur certaines pages.
Du coup je ne sais pas trop si on peut considérer que Jamendo propose les fichiers dans un format ouvert, mais je pense qu’on peut considérer sans se tromper que Jamendo se paie notre tronche.

Edit: Il existait un serveur de partage des fichiers OGG, dont la maintenance a été paraît-il transférée à la communauté. Les ogg sont donc toujours accessibles, un lien de téléchargement peut être fourni via une extension Greasemonkey. Mais Jamendo cache toujours ce dépôt à ses utilisateurs.

Maintenant que j’ai bien tapé sur Jamendo, voyons les licences.

Les Creative Commons, l’illusion de la liberté

Beaucoup trop de gens ou d’organismes (à commencer par la plupart des membres du réseau Jamendo) présentent les œuvres culturelles sous Creative Commons comme de la culture libre (voire de la culture « libre de droits », chez ceux qui préfèrent jouer avec les mots qu’éduquer les utilisateurs…). Cependant, comme le souligne Nina Paley, deux clauses Creative Commons sont non-libres : la clause NC (non-commercial) et la clause ND (non-derivative). Des sept licences CC existantes, trois sont des licences libres, quatre sont des licences de libre diffusion.
D’après Bohwaz, les trois quarts des œuvres présentes sur Jamendo sont sous une licence non-libre, un quart seulement est sous licence libre. En faisant une recherche rapide, j’ai trouvé 12 233 œuvres libres pour un catalogue de 49 781 œuvres (soit environ 25% d’œuvres libres), ce qui laisse penser que ces proportions sont assez stables.

Bizarrement ces proportions correspondent à peu près à l’idée que je me fais, à vue de nez, de la proportion de pirates qui créent et de pirates qui partagent. Je ne prétends pas être devin, mais d’après l’expérience que j’ai de la piraterie, je dirais que les pirates qui créent (ceux qui font des détournements et des créations illégales sur la base de culture propriétaire et les publient via 4chan ou YouTube par exemple) représentent moins d’un tiers de l’ensemble des pirates qui partagent illégalement de la culture propriétaire.
De plus, voyant promouvoir Jamendo et les Creative Commons essentiellement sur la plupart des blogs d’auto-proclamés pirates, qui la plupart du temps se moquent bien des quatre libertés et pour qui le principal avantage des Creative Commons est de pouvoir faire tourner la mule sans rien risquer, on est en droit de se poser la question : les Creative Commons n’ont-elles pas plutôt été conçues pour les pirates que pour les libristes ?

La culture « libre » : une simple extension de la piraterie ?

Il y a quelques années, j’ai vu une vidéo qui a radicalement changé ma façon de voir le monde, et dans laquelle un vieux geek barbu expliquait que le logiciel libre c’était quatre libertés autorisant l’utilisation, l’étude, le partage et la modification sans restriction non-permissive, et que ces quatre libertés étaient garanties par deux choses : la licence (qui assure l’accès aux libertés sur le plan juridique) et la disponibilité du code source (qui assure l’accès aux libertés sur le plan technique). Ces deux choses sont essentielles pour garantir qu’un logiciel est libre : sans le code source, le logiciel est privateur, sans la licence, il est au mieux strictement open-source [1].

À partir de cette définition on peut étendre le concept de « libre » à d’autres choses. Par exemple, un met est libre si on en connaît la recette, si on peut la partager et la modifier sans restriction non-permissive : le code source, c’est la recette, le compilateur, c’est le cuisinier et ses instruments (en gros, hein).
De la même manière on peut considérer que le code source d’un morceau de musique, c’est la partition, et que le compilateur, c’est le musicien avec son instrument (comparaison très grossière, là aussi).
On considérera alors qu’une œuvre est libre si son « code source » est disponible et si sa licence autorise les quatre libertés. Les licences libres sont clairement définies : des licences comme CC-BY, CC-BY-SA, CC0, LAL, WTFPL sont libres. Le « code source », un peu moins, car il est plus délicat à définir (quel est le « code source » d’un dessin ?). Cependant, il est à peu près admis par tout le monde que pour qu’une musique soit « open-source », il faut au moins que soient disponibles :

Les œuvres prétendues « libres » qui respectent ces trois conditions sont extrêmement rares. Dans le domaine de la musique, je n’en connais aucune. Il y a bien cet opéra dont je tairai le nom du créateur, sans quoi on m’accuserait encore d’encenser un vilain pirate, mais il s’agit d’une œuvre textuelle (elle est plus comparable à une pièce de théâtre qu’à une œuvre audio ou vidéo enregistrée).

Beaucoup ont tendance à diviser les gens par leur rapport à l’art en deux catégories : les libristes, pour qui l’intérêt est de pouvoir partager, étudier et modifier l’œuvre, et les pirates, pour qui l’intérêt est simplement de pouvoir partager l’œuvre (la plupart du temps). Or, les plateformes comme Jamendo axées sur la « culture libre » façon Creative Commons non seulement proposent en grande majorité des œuvres qui ne répondent pas à l’intérêt des libristes, mais en plus les quelques œuvres sous licence libre qui y sont présentes ne répondent pas aux critères techniques permettant de qualifier une œuvre de « libre ». Or, la totalité des œuvres (ou presque) présentes sur de telles plateformes ont le point commun suivant : elles sont librement partageables.

À un internaute qui demanderait de lui expliquer, rapidement mais exhaustivement, quels sont les avantages de Jamendo sur la culture propriétaire, il serait hypocrite de répondre quelque chose du genre « Ça véhicule certaines valeurs, une certaine liberté… ». Regardons la vérité en face : Jamendo et les Creative Commons, ça n’a d’autre avantage par rapport à la culture propriétaire que de donner la possibilité de télécharger de la musique gratos sans se faire choper.
C’est un truc de pirates, pas un truc de libristes.

Et encore.

Même en admettant que la culture de libre diffusion est supposée intéresser les pirates, on a du mal à voir en quoi Jamendo apporte plus de liberté aux tipiaks qu’un bon VPN.

Quand je décide d’écouter « Reise, Reise », de Rammstein, je vais sur un meta-moteur, et je trouve le fichier dans un format dégueulasse (mp3), dans un format ouvert (ogg vorbis), et dans un format lossless (flac). En cherchant bien je peux aussi trouver la version instrumentale/karaoké voire même la version orchestrale. En allant sur des sites pirates d’échange de partitions musicales, j’ai les partitions et tablatures du morceau à portée de clic. Et quand je lis le morceau dans ncmpcpp, je tape « l » et j’ai les paroles, récupérées via une liste de sites web au fonctionnement plus ou moins collaboratif, dont certains proposent même des traductions en anglais et en français.

Quand je télécharge « The Curse and the Serpent » (CC-BY-SA), de Pandemonium (SWE), je trouve le fichier au format mp3 sur le site officiel et sur Jamendo, et au format ogg vorbis sur Jamendo (les plus grands groupes sont en général seedés correctement). Pas de flac, pas de version instrumentale, pas de partitions. Edit: En fait, les fichiers flac sont disponibles au téléchargement si on achète l’album. Mais je ne sais pas si du coup les fichiers flac sont également sous BY-SA ou non. Et que dire des albums indisponibles à la vente ? On notera que ce groupe est l’un des rares de Jamendo à proposer les paroles de ses chansons. Mais celles-ci sont disponibles sur le site officiel, au format jpeg. Pas terrible pour afficher ça dans ncmpcpp.

Autrement dit les libertés demandées par le libriste ou le pirate sont plus facilement disponibles pour des œuvres propriétaires que pour des œuvres qui se veulent libres. Paradoxal, non ?

On critique souvent le fait que l’offre légale n’est pas à la hauteur de l’offre illégale. Il n’y a rien de plus vrai, et ça ne concerne pas que l’offre des majors.

Pour terminer, je sais qu’il existe d’autres sites de musique partageable que Jamendo, bien entendu. Il y a notamment Bandcamp, qui visiblement propose les morceaux à télécharger aux formats mp3, mp3 vbr, aac, ogg vorbis, alac et flac. La plupart du temps les chansons sont également accompagnées de leurs paroles au format texte. Le problème à l’heure actuelle c’est que le site est très lent et inutilisable sans javascript.
Si vous connaissez d’autres sites du genre qui respectent assez bien le concept de « musique libre », n’hésitez pas à les partager. ;-) Edit: il serait injuste de ne pas évoquer ici l’initiative de Dogmazic de proposer aux musiciens le partages de leurs « sources » via le logiciel SourceML.

[1] On passera sur le fait que le même geek barbu pense que les œuvres culturelles ne devraient pas être soumises aux mêmes règles que le logiciel (notamment en ce qui concerne la modification). C’est une position critiquable, mais ça n’est pas ce qui nous occupe.

[2] Il y a également d’autres points sujets à débat :
- la disponibilité des pistes séparées des différents instruments/voix
- l’utilisation d’un format qui soit libre (en plus d’être ouvert)
- la disponibilité des fichiers de travail, dans la cas de musique faite par ordinateur

Licence de ce journal : WTFPL, comme d’hab’.